Réponse au discours de réception de Émile Gebhart

Le 23 février 1905

Paul HERVIEU

Monsieur,

Lorsque l’Académie Française vous désigna comme successeur de M. Gréard, il y eut peut-être des esprits assez superficiels, — au dehors et de loin, — pour s’en tenir à l’idée que la plus normale des transmissions s’accomplissait dans la famille de l’Université.

Nous invitions, en effet, un maître éminent de la Sorbonne à venir prononcer l’éloge et occuper la place du grand vice-recteur disparu. Mais si c’est l’Alma mater, — puisque votre pudeur filiale m’a remis de l’appeler par son touchant surnom, — si c’est bien celle-là qui, pour M. Gréard et pour vous, a été la mère commune, elle ne vous a point marqués d’une ressemblance fraternelle que l’on puisse déclarer frappante.

Nous envisageons, au contraire, que deux pères différents ont modelé vos physionomies intellectuelles, quand nous nous rappelons l’auteur dont chacun de vous a choisi l’œuvre pour y attacher respectivement son nom.

Dans son Introduction à la Morale de Plutarque, M. Gréard cite un portrait tracé par Marc-Aurèle ; et il nous le recommande comme pouvant être celui de Plutarque lui-même. En voici les termes :

« ... La gravité sans prétention ; la sollicitude qui devine les besoins de nos amis ; la patience à supporter les fâcheux et leurs propos irréfléchis ; l’habileté à saisir, à trouver, chemin faisant, et à classer les préceptes nécessaires à la pratique de la vie ; le soin de ne jamais montrer d’emportement ni aucune autre passion excessive ; le talent d’être à la fois le plus impassible et le plus affectueux des hommes ; le plaisir à dire du bien des gens mais sans bruit ; enfin une instruction immense, sans ostentation. »

Il suffit d’avoir été en rapport avec M. Gréard pour reconnaître que son propre portrait aussi passe, et repasse, dans ces lignes sur la perfection d’une âme.

Vous, Monsieur, vous avez élevé un remarquable monument à la renommée d’un penseur magnifique ; et, en exposant une de vos esquisses sur lui, on fera distinguer aussitôt ceux de ses traits qu’il vous aurait exactement transmis.

« ... Rabelais, énoncez-vous, est bien un esprit de la Renaissance, par ses amitiés, ses voyages, son humeur railleuse, par la diversité de ses connaissances, l’infinie curiosité de sa recherche savante... Le point de départ de ses travaux fut l’étude des auteurs anciens, surtout des Grecs... S’il y eut en lui une foi vive, c’est sa croyance, qui jamais ne fléchit, à l’efficacité de la raison. Il était assuré qu’elle serait, un jour (quelque tardivement que celui-ci dût paraître), la maîtresse dans la science et l’éducation, et qu’elle réglerait souverainement les rapports des hommes entre eux. C’est pourquoi, libre de toute angoisse, il put rire à son aise, mais sans méchanceté, des folies passagères de l’humanité... »

Supprimons le rire qui, trop gros, n’est pas un des moyens de votre littérature. Remplaçons-le par un sourire très fin ; et nous n’apercevons pas de retouche qui s’imposerait immédiatement. Profitons, cependant, de l’occasion pour ajouter que, dans vos histoires et dans vos contes. Si vous avez parlé des moines d’autrefois avec une délicatesse ou une justice, avec une admiration ou une retenue, qui ne furent pas le ton de Rabelais, vous vous êtes plu, du moins, comme lui, à en parler copieusement.

 

Nous vous avons attribué, en vertu de la comparaison, l’amour des voyages. N’est-il pas vrai que vous ayez franchi une cinquantaine de fois les Alpes pour descendre en Italie ? Vous avez habité l’Attique, parcouru le Péloponèse, les rives du Bosphore, la Bithynie, l’Égypte, l’Espagne. Vous étiez à Athènes, quand un gouvernement provisoire proclamait traître à la patrie grecque le roi Othon ler ; et, dans un pittoresque récit, vous avez raconté que, ce jour-là, au carrefour des rues d’Éole et d’Hermès, votre fiacre fut arrêté par les étudiants hellènes qui chantaient la Marseillaise. Vous étiez à Rome, quand Garibaldi marcha vers elle à la tête de vingt mille compagnons portant la chemise rouge. Sans vouloir insinuer que la Révolution naisse sous vos pas, ne cachons point que vous vous rendiez l’automne dernier, à Venise, quand la grève générale y entraîna une obscurité des nuits, plus sinistre encore qu’au temps du Conseil des Dix... Bref, d’année en année, lorsque votre adresse n’était pas à Memphis, on la trouvait à Constantinople. De telle sorte qu’en vous protestant aujourd’hui de mon respect envers vos beaux titres de docteur ès lettres, de professeur en la chaire des littératures de l’Europe méridionale, je vous prie d’admettre une alliance de mots inattendue avec de tels parchemins ; et, du moment que c’est pour exprimer ce que votre cas comporte d’aimable affranchissement, de fantaisie studieuse, de travail émancipé ou d’aventureuses vacances, je ne crains plus d’articuler que l’Académie Française vous aura regardé venir à elle par le chemin des écoliers.

 

Dès votre première jeunesse, vos lectures de Chateaubriand, vos maîtres à Nancy : Émile Burnouf et M. Alfred Mézières, dont les cours vous entretenaient merveilleusement d’Homère et de Dante, enfin votre élan instinctif, tout vous emportait vers les régions anoblies par les millénaires de gloire ou l’antiquité des crimes.

Vous aviez choisi le personnage d’Ulysse pour votre thèse latine ; et il est intéressant de mentionner que, le même sujet, vous deviez le reprendre quarante-trois ans plus tard, en ce brillant volume d’affabulations que vous avez intitulé D’Ulysse à Panurge. Ceci n’est-il pas encore le fait d’un tempérament qui, sur les parterres de l’imagination, dans le labyrinthe cérébral, suivit volontiers le chemin des papillons, ou bien les tour, détour et retour de l’abeille ?

Un nouveau règlement de l’École française d’Athènes vous en ayant ouvert les portes, dans l’année 1861, vos rêves d’adolescent étaient soudain exaucés.

Quittant votre siège de professeur de logique au Lycée de Nice, vous vous embarquez pour la terre fameuse dont on peut dire que l’histoire l’a refaite après la nature, la recouvrant de la couleur des événements dont elle a été le théâtre, y dominant le bruit des ondes et des vents par les rumeurs inextinguibles des choses accomplies ou alléguées.

Vous voici installé dans l’habitation austère et ensoleillée que notre budget s’honore d’allouer à l’hellénisme. Vous courez à la fenêtre de votre chambre : vous découvrez, de là, l’Hymette, les oliviers de Platon, la Voie Sacrée d’Éleusis, l’Acropole, le golfe de Salamine, et un grand ravin dont vous n’inscrivez pas s’il est rougeâtre, jaune d’ocre ou gris-terreux, mais (nuance suprême à votre regard ébloui !) qu’il est « celui par où passa Thrasybule ».

Vous êtes immédiatement en excursion vers les pins du Parnasse, sur lesquels ce n’est pas la brise qui chante comme sur toutes les autres forêts du monde, mais l’harmonie des Muses immortelles. Vous visitez nombre de sites que la création fit parfois monotones ou insignifiants, mais que les exploits ou les forfaits ont rendus grandioses. Tel rocher a pris rang au-dessus des masses de la matière et reçu son blason, du jour où s’y appuya quelque sanglante main d’un Atrides ; et parmi les cailloux de ce rivage, les tempêtes parfois en ramènent peut-être qui ont roulé, avant les Philippiques, sur la langue de Démosthène.

Nous aurions été heureux de faire connaître en quel langage s’épanchait votre juvénile enthousiasme. Mais vous n’avez rédigé vos impressions qu’il y a une dizaine d’années, alors que s’étaient affirmées vos méthodes de narrateur, vos formules concises, votre habitude de modérer en vous le retentissement des spectacles et d’y amortir les tumultes de l’histoire. Ainsi, par exemple, à propos du sentier de Phocide auquel votre discours a fait allusion, fut-ce jadis toute votre sensation de jeune homme, ou n’est-ce pas le critique expérimenté qui mit la mesure, quand vous écrivîtes, dans la relation tardive de votre voyage, cette note plutôt laconique : « ...Ici même, il y a environ trois mille ans, Œdipe a tué, à coups de bâton, son père Laïus, un vieillard d’humeur difficile... » On ne saurait, avec le minimum de mots, faire mieux entendre, ni plus discrètement, les torts de chacun dans une cause célèbre ; et cette dextérité philosophique, cette apparente et redoutable bonhomie de style, nous les tenons pour un des signes originaux de votre talent.

En tout cas, n’avez-vous pas été constamment curieux du paysage historique, plutôt que du paysage en soi-même ? ...Vous avez bien voulu m’informer que, malgré votre disposition aux déplacements, vous n’aviez pu vous résigner, une seule fois, à devenir touriste de la Suisse. Jamais vous n’avez été tenté d’apercevoir, en granit et en neige, le toit inhumain de l’Europe Mais il est une autre Europe que Jupiter enleva sur son échine de taureau ; et l’endroit que la légende assigne à ce rapt a du être fait davantage pour solliciter vos yeux de lettré, pour chuchoter plus de songes à vos oreilles d’érudit.

Je signale, tout de suite, le penchant esthétique qui, un peu, vous ferait goûter la nature à l’instar d’un de vos compatriotes de Lorraine, l’illustre peintre Claude Gelée. Ceci expliquera, plus tard, comment, après la Grèce, vous donnerez à l’Italie une part si considérable de votre carrière, et si féconde. Vous utiliserez ainsi votre coup d’œil artiste à dépeindre le pays prestigieux qui, dans son Moyen Age et sa Renaissance, offre à la pensée un premier plan de ruines romaines ou d’architectures dominatrices, de palais pontificaux ou princiers, de seigneuries dont les façades accaparent toutes les dorures du soleil, et puis, aux arrière-plans, l’air respirable, et, pour ce qui reste de place : du ciel...

Les quatre années de votre résidence à l’École française d’Athènes avaient été employées par vous, avec un zèle exemplaire. Outre les heureuses explorations que vous vous étiez promises, vous composiez notamment un Essai sur l’art et le génie grecs. La science et la conscience, avec lesquelles vous avez approfondi la statuaire chez Phidias et Praxitèle, auront certainement préparé votre maîtrise d’écrivain. La pureté de forme, la simplicité, la vigueur contenue, et même la grâce froide qui caractériseront vos ouvrages futurs, vous vous en êtes légitimement approprié le secret, tandis que vous traduisiez et commentiez les expressions de la sublimité sculpturale et toute une épopée en marbre.

Un mémoire que vous avez alors rédigé à destination de l’Institut avait pour thème l’Olympe homérique. Vous y proposiez d’admettre que les anciens dieux ne furent point logés sur le mont Olympe de Thessalie, et que l’autre mont Olympe, en Asie Mineure, leur aurait été plus vraisemblablement affecté. Aviez-vous méconnu, Monsieur, que vous encouriez la foudre ? Elle se manifesta par les remontrances de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres. On blâma ce jeu de muscade entre les cimes que vous aviez prises pour gobelets. N’appréhendez pas que nous ranimions ce vieux grief, à votre entrée parmi nous. L’un des nôtres, à tous très cher, nous a fait agréer, par les enchantements de son esprit, des vues conciliantes qui placent, vaguement, le paradis païen sur l’itinéraire d’Orphée aux Enfers.

 

En revenant de Grèce, vous réintégrez votre ville natale. Pendant quatorze ans, vous allez professer le cours de littératures étrangères à la Faculté des Lettres de Nancy ; et l’enseignement que vous aviez reçu d’elle, vous l’aurez généreusement reporté sur vos concitoyens, enrichi comme il l’était de vos acquisitions personnelles.

De cette période, date votre Rabelais, qui, au concours académique de 1876, remporta le Prix d’Éloquence. Ce travail, dans la suite, a été remanié par vous. L’avant-propos, qui le présente désormais au public, affirme spirituellement que vous en avez retiré « une forte dose d’éloquence » ; et nous en devons donc apprécier d’autant plus toute la quantité qu’on y trouve encore.

L’édition modifiée s’augmentait de certaines citations, et, pour d’autres, était expurgée ; votre intention étant surtout que la jeunesse y eût un manuel. Vous vous êtes astreint, par conséquent, à choisir, dans l’œuvre colossale, les substances qui semblent bien avoir fait sa valeur posthume et le plus incontestable de notre admiration actuelle. Vous avez mis en valeur l’opulence du vocabulaire et l’accumulation des connaissances encyclopédiques, la signification des symboles, l’appel au bon vouloir entre les hommes et les exhortations à un amour renaissant parmi eux du naturel. En revanche, vous avez exclu ce qui fit, sans doute, la popularité immédiate, l’immense succès de Gargantua-Pantagruel, c’est-à-dire l’exhilarante trivialité, l’acharnement obscène, la profusion des anecdotes facétieuses ou abracadabrantes.

Quand un ouvrage, — ainsi que Rabelais le proclama, — se vend à plus d’exemplaires en deux mois qu’il n’est acheté de Bibles en neuf ans, doit-on présumer que la clientèle des libraires savait se ruer sur un livre de sagesse et de philanthropie ? ou plutôt sur des pages de licence, de bouffonnerie et d’invectives ?... Mon interrogation ne vise, bien entendu, la foule des lecteurs que pour ce qu’elle a pu être au XVIe siècle, à cette distance du progrès qu’il y a dans les mœurs d’à présent.

Les contemporains de la Chronique Gargantuine se crurent-ils en face du pamphlet formidable, de l’œuvre de témérité qu’on professe y reconnaître aujourd’hui ?... Observons que le comique étant l’antonyme de la gravité, les gens, comme Rabelais, de tempérament jovial, ont ce privilège, — et cette disgrâce, — de pouvoir proférer des choses graves sans qu’on leur reproche aussitôt qu’elles le soient, — ni peut-être qu’on le leur accorde. D’ailleurs, le rire sur les lèvres rétracte déjà, par avance, les paroles d’amertume que sont encore à mâcher les dents.

L’époque qui jetait au feu Louis de Berquin, Étienne Dolet, Michel Servet, — qui faisait mourir Clément Marot d’exil et de misère, — qui achevait les jours de Bonaventure Desperriers par le suicide, et ceux de Ramus par l’assassinat, — cette époque, dont l’organisme était si bien doué pour flairer l’hérésie, l’irréligion, la libre pensée, installa Rabelais dans la protection d’un cardinal, dans l’hospitalité de deux papes, dans la prébende de l’abbaye de Saint-Maur et dans la cure de Meudon. Vous avez, Monsieur, de même que l’esprit du temps, parfaitement démêlé que le célèbre Tourangeau, parmi ses brusques manières, eut pourtant la façon aussi de ne point froisser l’orthodoxie.

Avec une verve admirable, il taquina la Sorbonne ; mais, mieux que personne, vous soutiendriez qu’il n’y a point un manque de piété envers elle, lorsqu’on se récrie contre la surcharge de ses programmes d’examen... Il s’en prit vigoureusement aux moines ; mais il avait, vis-à-vis d’eux, un consentement d’idées qui se manifestaient, sur ces entrefaites, au Concile de Trente... Contre le personnel judiciaire, chats fourrés et chicanous, n’est-on pas, dans tous les siècles, soutenu par la clameur des justiciables, puisque la vraie justice pour chacun n’est que celle qu’il s’adjugerait lui-même ?... El l’on a des légions avec soi pour s’attaquer aux médecins, dont il n’y a guère que les morts qui ne disent point de mal, quoique étant les seuls à s’en passer, et les plus fondés probablement à s’en plaindre.

Enfin, Monsieur, votre appréciation, que Rabelais ne fut pas en politique un révolutionnaire, peut chiffonner une légende ; mais vous vous rencontrez avec François Ier, avec Henri II, qui, de leur contre-seing, approuvèrent les volumes de Pantagruel. Vous vous rencontrez même avec Diane de Poitiers, qui fut une toute gracieuse protectrice pour l’auteur de Panurge, et dont le témoignage vaut double quand elle le produit sur une question de fidélité à l’ordre royal des choses.

 

Par l’inventaire infini des idées auquel vous aviez procédé dans un trésor si énorme, par l’exercice de votre perspicacité sur un pareil ensemble de faits et gestes à travers l’éloignement et les ombres, vous aviez préludé à ce que l’on considérera, supposons-nous, comme la part la plus hautement significative de votre œuvre à vous. Nous voulons désigner votre évocation de la Renaissance italienne, ainsi que vous l’avez réalisée, au triple point de vue religieux, historique et littéraire.

Vos Origines de la Renaissance en Italie, votre Italie Mystique, vos Moines et Papes, vos Conteurs Florentins du Moyen Age, l’état de Rome sous Grégoire VII dans Autour d’une tiare, divers contes, situés par vous dans la campagne, les monts ou les cités d’Italie, et placés sous ce titre et patronage : Au son des Cloches, telle est la spécialité depuis vingt-cinq ans, sur laquelle vous avez professé, publié, et si bien fortifié votre réputation.

Vous vous êtes résolument engagé dans l’âme de la péninsule, par le sombre couloir de l’an mil. On y tombe sur le diable, à chaque pas. Jusque dans les églises, il apparaît sous la forme d’un chien sauvage, et, suspendu à la corde avec ses crocs, c’est lui que l’on croit voir sonner les vêpres... Dans les éclipses de soleil ou les éclipses de lune, les populations aperçoivent un disque de sang noir ; car, pour lors, il n’y a pas de bon présage : tous sont funestes. Au fait, les personnes, qui de nos jours s’adonnent encore à la révélation de l’avenir, conservent ce procédé de ne prédire que des catastrophes, des violences entre les nations et les particuliers, l’éruption et la grêle des malheurs divers ; c’est d’un commerce moins exposé aux contradictions du lendemain que les annonces de bonheur intangible ou de la paix universelle.

Mais, en étudiant des âges extraordinairement dramatiques et ténébreux, vous avez eu le rare mérite de voir clair, d’entendre juste, de résumer avec pondération.

Lorsque la vénérable terre d’Italie et sa culture antique sont ravagées par une faune que Dante appelle la panthère de Florence, la louve de Rome, la lionne de France, — sans compter l’ours de Germanie, — lorsqu’une flore atroce y pousse ses branches en échafauds, gibets et fagots de bûchers, — lorsque la fumée des villes qui flambent, la famine, la peste, les râles, les blasphèmes, la rumeur des cavaleries et des excommunications rougissent l’atmosphère de tous les attentats, l’assourdissent de tous les deuils, cependant votre subtile perception, votre analyse méticuleuse savent déterminer l’importance de chaque cause, la valeur de chaque signe. Et, au fond de tant de fracas, vous avez à merveille distingué les douces objurgations de sainte Catherine de Sienne, les sages colloques de l’école de Salerne, les roucoulements du Décaméron, le chœur des oiseaux sur le cercueil de saint François d’Assise.

À ce propos, on vous ferait tort en ne plaçant pas, comme à la cimaise, une petite peinture de vous, une reproduction de primitif, pour laquelle on jurerait que vous n’avez pas employé l’encre, mais le plus joli bariolage d’une palette... « Les vieux tableaux de sainteté, retracez-vous, montrent parfois, au fond d’une plaine bleuâtre où serpentent de claires rivières, une ville tout aérienne, perchée sur la crête d’une montagne d’azur, bien serrée dans sa ceinture de murailles crénelées, couronnée d’une forêt de tours, de campaniles et de flèches. La montagne est si fort escarpée que l’accès de la ville parait impossible : il faudrait, pour y pénétrer, descendre droit du ciel, à la façon des anges. Mais la Sainte Famille, assise dans la lumière blonde du premier plan, parmi les fleurs d’or et de pourpre, les bergers prosternés autour du jeune dieu, les bons pèlerins qui cheminent à travers la prairie, les nobles évêques qui se promènent pontificalement en chapes de velours vermeil et la crosse à la main, dans ce riant désert, sont très tranquilles à l’égard de la cité perdue sur les hauteurs ; ils semblent dire... — Nous connaissons bien le chemin qui y mène ; nous le reprenons chaque soir, à l’heure où la cloche se réveille en chaque clocher, où la chanson s’endort au fond de chaque nid... » Voilà un morceau dont l’écrivain doit être fier, Monsieur ; et si l’on peut se montrer coloriste plus accompli encore, ce n’est certainement qu’avec les ressources de nos confrères de l’Académie des Beaux-Arts.

Pour les parties noires de votre tache et pour leurs horreurs, votre exécution a été servie par un empire sur vous-même dont nous avons essayé déjà de souligner quelque trait, et que vous n’abdiquez jamais en face de l’écritoire. Vous adressiez cette louange, à M. Gréard, qu’il eût excellemment présidé la Cour des Comptes. À l’avenant, si l’on considère votre impassibilité d’historien, votre ferme propos d’établir la vérité d’abord et d’épargner ensuite les semonces à tous et à vous-même, on songe que vous fûtes jadis étudiant en droit, vous destinant à la magistrature, et que vous auriez eu l’étoffe, l’hermine d’un irréprochable président d’assises.

Précisément, au début de votre chapitre sur Alexandre VI, vous écrivez : « Je crois que l’on peut reprendre le dossier criminel des Borgia, à la condition d’apporter à cette étude nouvelle la tranquillité d’âme et les scrupules d’un juge... » Et aussitôt fournissant le gage que ces vertus sont en vous, il ne vous vient ni sursaut ni rigueur d’indignation devant les aveux les plus effarants ou cyniques des documents. Dès que vous avez relevé dans quelles conditions le meurtre de Jean Sforza a été comploté, vous autorisez son épouse, pour ainsi dire à se rasseoir, par ces paroles d’équité à sa décharge : « ... Lucrèce, qui aima sincèrement tous ses maris, pleura le premier, quelques jours... » Arrivant aux assassinats de Juan Borgia, d’Alphonse d’Aragon par leur frère et beau-frère, au supplice de Savonarole, au massacre des Orsini, à l’empoisonnement des cardinaux Michiel et de Monreale, vous ne vous appliquez qu’à convaincre Alexandre et César Borgia, soit du rôle principal, soit de la complicité ; mais vous les dispensez de toute apostrophe blessante et vaine. Vous vous imposez une réserve, où vos lecteurs croient presque vous entendre prononcer dans leur direction : « — Messieurs les jurés apprécieront ! »

Une réflexion du même genre m’a été inspirée par votre portrait de Boccace : « Il rendit à merveille, écrivez-vous, l’originalité du génie florentin, fait de finesse, d’esprit libre, d’allégresse et de grâce. Il eut le sens exquis de la vie italienne, sensuelle, aventureuse, pénétrée d’ironie et de passion, indifférente à la morale, indulgente au crime... Boccace, ajoutez-vous plus loin, n’enfle jamais la voix, ne fronce point ses sourcils, ne se croit pas obligé de purifier le sanctuaire... » Malgré plusieurs points de similitude, se posant là, entre ce grand artiste et vous, je ne m’en étais peut-être pas avisé, lorsque le rapprochement se fit à l’endroit où vous vous demandez si Boccace fut guelfe ou gibelin ? Or, vous-même, pour le temps où vous menâtes votre pensée vivre sous la Renaissance, saurais-je dire que, dans l’un ou l’autre sens, vous ayez affirmé une option ?...

Certes, je dois vous confesser que, pour mon compte, je n’avais jamais senti l’urgence de prendre parti entre ces deux factions surannées. Je me contentais de leur reprocher, également, d’avoir fait obstacle au mariage de Juliette avec Roméo. Néanmoins, auprès de vous, historien si averti de leur époque, c’était toute aubaine de chercher consultation.

« Le guelfe, démontrez-vous, est d’esprit conservateur. Il aime, en sa cité, les choses antiques et vénérables, les vieilles mœurs, les vieilles libertés municipales, les vieilles tours fortifiées qui sont le symbole farouche de ces libertés ; il aime les traditions d’âpre labeur et d’épargne... » En ces termes, vous étiez sûr de nous attacher au caractère du guelfe, à ce patriotisme vigoureux, à cet honnête bon sens... Oui ! mais, un autre jour, vous nous conduisez à la cour de Frédéric de Souabe, qui, dans les Deux-Siciles, fut le grand artisan de la civilisation gibeline ; et vous rendez impossible que nous ne nous intéressions pas à ce souverain, auprès duquel on contemplait le bon accord des évêques latins et des évêques grecs, des imams arabes et des rabbins juifs. Seul Satan, avec l’épouvante de ses maléfices, était banni du territoire d’un maître ayant déclaré « qu’on ne doit croire qu’à ce qui est prouvé par les lois des choses et par la raison naturelle ». Ainsi nous rapportez-vous la doctrine d’un prince qui avait déjà formé, au XIIIe siècle, le rêve de réconcilier l’Occident et l’Orient, — qui substituait, à l’armement pour les Croisades, un traité avec le Soudan d’Égypte, — qui adressait des missions savantes aux docteurs syriaques, — qui faisait sonder les gouffres marins par ses plongeurs et se préoccupait de mesurer la distance entre la terre et les astres, — qui, enfin, dans les heures de curiosité moins ambitieuse, choyait les troubadours, pour qu’à sa portée chantât aussi le secret des cœurs. N’est-ce pas toutefois une muette sympathie envers la cause gibeline que vous nous conviez à découvrir de votre chef, lorsque, citant le début de l’encyclique de Grégoire IX, vous mettez sous nos yeux la disproportion des métaphores guelfes avec l’aspect concevable de l’empereur philosophe ? « Voyez la bête qui monte du fond de la mer, la bouche pleine de blasphèmes, avec les griffes de l’ours et la rage du lion, le corps pareil à celui du léopard... »

Quoi qu’il en soit, Monsieur, par votre rectitude de mouvements, vous avez maintenu la balance entre Blancs et Noirs. Vous eussiez donc pu, dans l’imaginaire villa des environs de Florence, deviser avec l’auteur du Décaméron sans vous choquer, l’un l’autre, par rien d’extrêmement guelfe ni de décidément gibelin, et captivés ensemble par votre amour mutuel pour les belles-lettres. Et Dante, aussi, selon qu’il fût tour à tour guelfe convaincu et gibelin passionné, se serait, chaque fois, rasséréné en votre compagnie, grâce à ce que vous lui auriez exprimé de bon pour les deux circonstances.

Ne quittons pas la patrie de ces poètes sans vous avoir emprunté une anecdote, où vous lui envoyez un bien aimable salut. « ... Il y a quelques années, racontez-vous, un mal suspect ayant emporté, en France, une dizaine de valétudinaires, l’Italie avait allumé solennellement, sur ses frontières, et à l’entrée de ses cités, des fourneaux de fumigations. Milan, Venise, villes très civilisées, fumigeaient discrètement les voyageurs. La farouche Bologne leur imposait un réel martyre. À Florence, comme je sortais de la gare sans avoir respiré le poison prescrit par le gouvernement : « — On ne fumige donc pas chez vous ? demandai-je au grand gaillard qui portait ma valise. —Oh ! Monsieur, répondit-il, ici, c’est Florence !... » Cette indication de votre part, délicate comme un soupir de tendresse vers votre ville de prédilection, spécifie bien que toute atteinte à votre indépendance vous est plus pénible que la perspective du choléra.

Ce ne fut pas, effectivement, un livre d’obédience universitaire que vous composâtes sur les Études classiques et le Baccalauréat. En y réunissant vos observations, qualifiées, d’examinateur, vous vous déclariez certain que les études sont ruinées par la multiplication des matières d’enseignement dans les lycées. Si cela fut votre conviction d’hier, personne ici ne doutera, aujourd’hui, que vous y persévériez.

M. Gréard avait exprimé une opinion moins pessimiste dans un mémoire sur le même sujet ; et, du reste, sous sa régence, il n’eût pas adopté les programmes actuels, s’il avait admis que ceux-ci excédaient la capacité des jeunes hommes. À l’inverse, en fait d’éducation pour les jeunes filles, ses vœux s’arrêtaient à une borne moins espacée que la vôtre. Et, à l’inauguration du lycée Molière, où il invoqua le souvenir des Femmes savantes, ce fut bien le personnage d’Henriette qu’il préconisa.

Je ne dissimulerai pas, toutefois, que votre plaidoyer en faveur d’Armande vient de m’enchanter. Car la docte fille de Chrysale, coupable uniquement d’être trop instruite, — comme si ce degré existait ? — dégagera de moins en moins le ridicule, à mesure que l’ignorance sera de plus en plus mal portée... Mais n’allez-vous pas un peu loin quand, nous représentant Armande mariée, vous conciliez son bonheur de ménage, les attraits de son salon et de sa société, avec l’hypothèse qu’elle aurait un époux moins savant qu’elle ? Cela fait imaginer ce que gagnera la conversation à ce qu’il soit sorti.

Somme toute, si un profane en matière d’enseignement osait entrevoir un système, je rêverais que le baccalauréat des garçons, suffisamment allégé pour n’être pas trop rébarbatif aux filles, préparât Henriette et son mari, Armande et le sien, à joindre une communauté de notions classiques aux autres communautés matrimoniales.

Ce n’est pas seulement parce que la bonne harmonie, dans la vie conjugale, comme dans la vie sociale, est favorisée entre les êtres par ce qu’ils ont appris d’analogue, ni même parce que leur entente peut tout à fait dépendre de ce qu’ils savent pareillement, — ou croient savoir. C’est aussi parce qu’il me semble y avoir une horlogerie trop fragile, quand ces jeunes intelligences qui assumeront bientôt les devoirs paternel et maternel, on les façonne différemment, et de sorte qu’elles pourront sans doute se combiner, mais non se suppléer dans l’éducation des enfants. Cependant quelque chose, hélas ! qui s’appelle le veuvage, est souvent là, pour détraquer les rouages de la famille. Nous avons lu, chez M. Gréard, que l’on relevait, il y a un quart de siècle, le chiffre de cent veufs en France, pour deux cent-cinq veuves. Tout en tenant compte de la question des âges que la mortalité frappe plus naturellement et où la tâche des éducateurs serait terminée, il apparaît que l’homme conserve, moins fréquemment que la femme, cette responsabilité d’influer, à soi seul, sur le destin de la lignée. En maintenant que le cerveau de la mère doive être de beaucoup le moins éclairé, l’on inflige donc la plus morne extinction de lumière à ce plus grand nombre de foyers qui sont ceux des orphelins de père... Alors, pour quoi ne pas copier une des prévoyances de la nature ?... Elle nous fait venir au monde avec deux bras équivalents, avec deux poumons et deux yeux semblables, afin qu’en cas d’accident un seul de ces organes puisse encore faire l’office des deux. Pourquoi n’exercer l’esprit de la mère que comme une main gauche, tandis qu’on perfectionnerait toujours, comme une main droite, les aptitudes du père ? Pourquoi ne pas s’évertuer, par la manière d’imprégner les âmes, à ce que la mère soit, au besoin, un second père ?

 

Mais, je me hâte de m’excuser envers l’ombre de M. Gréard, pour une incursion, aussi peu autorisée que la mienne, dans ce qui fut son domaine incontesté.

À l’égard du confrère si profondément regretté, saurais-je, en outre, trouver un détail qui aurait échappé à votre compétence réfléchie, à vos investigations soigneuses ? Vous avez éloquemment commémoré toute son œuvre ; vous avez défini toute la force de son action, toute la noblesse de sa pensée, de ses écrits, et celle encore de ses amitiés. Vous avez été même au delà de son existence entière, puisque vous nous avez dit comment acquiescerait cet interlocuteur circonspect, si le duc de Broglie et lui poursuivaient maintenant, de leurs lèvres glacées, un dialogue des vivants qu’ils eurent dans cette enceinte.

Il me restera, pourtant, à rappeler que la beauté morale de M. Gréard transparaissait en son physique.

Dans le vaste jardin avoisinant sa demeure, on admirait fréquemment la silhouette de l’imposant vieillard que le poids des années, pas plus que les fonctions, n’eut l’effet de courber jamais. Parmi les témoins de ses promenades pensives, demandons à d’augustes connaisseurs que le poète a déjà fait parler en d’autres circonstances, demandons-leur si toute la droiture d’une carrière ne marchait pas avec cette droiture du corps ?

 

Et, dans le Luxembourg, blancs sous les branches d’arbre,
Vous nous approuverez, de vos têtes de marbre,
O Lycurgue ! O Caton !

 

Vos souvenirs, Monsieur, du ciseau de Praxitèle confirmeraient que le visage si fin de M. Gréard semblait avoir été taillé dans le grain le plus pur de la pierre de Paros. On y retrouvait, n’est-ce pas ? les lignes sereines d’un chef-d’œuvre antique. Cependant cette figure aux prunelles profondes, cette face grave et comme immobile, portait une douce clarté, un rayonnement d’indulgence. On imagine que la grâce lumineuse, et signalétique, de M. Gréard lui fut conférée par l’occupation assidue de culture qui le tournait vers la jeunesse. Il reflétait ainsi la fraîche fleur des esprits en éclosion, fleur perpétuellement renouvelée, qu’il eut toujours présente aux yeux. Et son cœur respira, jusqu’à la fin, l’air vivifiant, la brise matinale qui vient de l’avenir.

Veut-on bien me pardonner de faire intervenir, ici, un souvenir personnel ? La dernière fois que M. Gréard ait pris part à notre séance du jeudi, nous en sortîmes, tous les deux, ensemble « — Eh bien ! dit-il, voici que nous vous avons nommé directeur, pour que vous rédigiez un de nos rapports annuels. J’ai toujours été d’avis qu’il fallait faire travailler les nouveaux. On va vous faire travailler !... » Je crois entendre encore le ton d’enjouement inimitable avec lequel ce bon maître de l’Instruction publique caressa le mot de « travail » ; et je revois son air de satisfaction à l’idée que la plume était assujettie, pour le service aimé de l’Académie, à une main de néophyte.

Quelques jours après, dans une pleine activité dont vous avez fidèlement pointé les étapes, M. Gréard allait rencontrer la mort. Il la reçut debout, selon ce qui convenait à son habituelle dignité, à son art de la haute représentation dans les cas solennels. Mais alors, apercevant tout à coup le sens de prophétie tragique qu’avait eu son menu propos, j’ai senti se former en moi une image définitive, où le grand préparateur de textes d’enseignement souriait, jusque dans l’immolation de lui-même, au suprême sujet de discours qu’il dictait.

 

Nous vous remercions, Monsieur, du bel hommage que vous avez rendu à votre prédécesseur. En vous invitant à prendre place désormais dans notre Compagnie, je n’aurai pas la prétention de vous initier au genre de vie que comporte le Palais de l’Institut : vous la pratiquez, depuis neuf ans, à la section des Sciences morales et politiques. Même, on pourrait alléguer que vous en aviez une vue anticipée, lorsque, formulant vos conclusions sur Rabelais, vous énumériez les portions louables de l’existence promise aux habitants de Thélème.

Vous décriviez un palais de liberté, « où les droits de la conscience individuelle demeurent intacts » ; et cela fournirait une devise appropriée au fronton de l’édifice qui abrite nos réunions. Évidemment, c’est du costume des Thélémites qu’il s’agit, ce n’est pas du nôtre, lorsque, pour en faire concevoir la richesse et les éblouissantes couleurs, vous renvoyez à la contemplation des cérémonies peintes par Véronèse. Mais, autant qu’eux, nous nous flattons d’être les hôtes d’une exceptionnelle abbaye, où la présence des dames rehausse l’éclat des fêtes et l’installation d’un lettré tel que vous. Aussi bien que vos Thélémites, nous recherchons « les entretiens choisis », pour y prendre « une joie tempérée » ; nous séjournons dans un port, et les plus fortes houles du large n’y entrent jamais troubler un calme au partage duquel, encore une fois, vous êtes, Monsieur, le bienvenu.