Réponse au discours de réception de Lucien Lacaze

Le 4 novembre 1937

Gabriel HANOTAUX

MONSIEUR,

C’est, vous le savez, la plus tendre, la plus fidèle, la plus respectueuse amitié qui salue l’entrée dans notre Compagnie de celui qui fut le grand chef de la marine française au cours de la grande guerre. Vous avez à vos côtés le grand chef de nos armées de terre : ainsi les glorieuses pages de notre histoire militaire sont réunies ; elles joignent leur honneur et leurs palmes à ceux des lettres et de la langue française.

Dans votre allocution si simple, si modeste et si forte, — conforme à votre caractère et à votre existence entière, — vous faites appel à l’homme public et à l’historien qui a l’honneur de vous répondre pour que justice soit rendue aux fastes de notre marine.

En vérité, j’ai, comme vous, le sentiment, et vous me l’avez entendu souvent exprimer, — que la marine moderne n’est pas célébrée aussi complètement et aussi noblement qu’elle le mérite. Je ne dirai pas qu’elle est méconnue ; mais on la renferme un peu strictement dans le cadre de la technicité et elle n’a pas encore reçu ce grand jour et ce grand air de la gratitude et de la légende populaires qui ont célébré jadis les exploits d’un Tourville, d’un Suffren, d’un Jean Bart. Elle les trouvera bientôt, grâce aux travaux de notre école historique, navale, qui recrute en ce moment même de si beaux talents.

Mais, en attendant ces complètes réalisations, quelle qualité ai-je pour aborder un sujet si plein, si riche, si vivant, alors, qu’obstiné continental, enclos dans les archives, rat de bibliothèques, vieilli dans la poussière des parchemins, je me sens si vraiment incapable de suivre l’envol de ces oiseaux de mer aux ailes de toile ou d’acier, qui ont pour champ le vaste univers ?

Deux fois, pourtant, j’ai eu l’occasion de sentir et de surprendre, si j’ose dire, les grandeurs et les servitudes de la mer, et, peut-être, cette double impression, fixée à jamais en moi, me donnera-t-elle l’assurance qui me manque, ou, du moins, me vaudra-t-elle votre indulgence.

 

La première fois, je me trouvais auprès du président de la République, M. Félix Faure, rendant visite à l’empereur Nicolas de Russie. C’était en 1897. Le Président était embarqué à bord du Pothuau. Un accident de mer avait forcé le navire d’escorte à regagner Cherbourg. Il avait été entendu, par signaux, que le Dupuy de Lôme le remplacerait.

À bord du Pothuau, sous le commandement de l’amiral de Courtille, l’amiral Gervais représentait la marine. L’amiral Gervais !... Qui dira la noblesse, l’autorité naturelle, le génie de prévision, le courage intellectuel et moral qui animaient la ferme et forte figure de l’amiral Gervais ?

Nous arrivâmes, les premiers, au rendez-vous, l’île d’Aland. Une de ces nuits lumineuses, qui sont le privilège des régions nordiques, nous tenait sous son charme. L’amiral voulait bien prolonger avec moi, sur le pont, les cent pas de l’attente. Le ciel était une vitre d’azur, on voyait, au travers, dans l’au-delà. Tout à coup, sur un léger nuage flottant dans l’espace, un rayon passa comme un coup d’aile mystérieux. Mon regard interrogeait l’amiral. Il se taisait, s’appliquant à déchiffrer l’énigme du ciel. L’amiral de Courtille vint vers nous : « C’est le Dupuy de Lôme, dit-il, qui annonce son arrivée ». La mer se servait, dès lors, de ce langage céleste.

La nuit s’écoulait ; nous attendions toujours, je ne savais quoi... Tout à coup, du fond de l’ombre si douce, un regard éblouissant se braqua sur nous ; et ces deux yeux de feu furent suivis d’autres, et puis d’autres encore : on eût dit comme un fabuleux serpent de mer aux écailles resplendissantes. C’était la flotte impériale russe qui venait au-devant de nous. Et, le lendemain, fiers de notre beau Dupuy de Lôme, arrivé dès l’aube, nous étions reçus triomphalement dans Cronstadt.

Quelques années après, en avril 1912, je faisais partie de la mission Champlain ; nous étions embarqués sur la France qui préludait alors, timidement, aux succès actuels de la Normandie. Le commandant m’avait admis près de lui sur la passerelle. Soudain, un télégramme sans fil nous apprenait le naufrage du Titanic, qui nous avait précédés de quelques heures. Nous apprenions qu’il avait heurté une banquise, descendue du pôle à des distances imprévues. Le commandant, les yeux fouillant l’horizon, tendit le bras et m’indiqua, au plus loin, une forme légère et comme irisée. « Une voile ? », lui dis-je. « — Non, me répondit-il, un iceberg, et derrière : la banquise. Elle repose sur un fond de glace dur, énorme, illimité. Fuyons !... » Les ordres, furent donnés et nous dûmes descendre presque jusqu’aux Açores. Quand nous arrivâmes à New-York, une foule énorme nous acclamait comme des survivants. Nous apprîmes, en son terrible accomplissement, l’affreux désastre du Titanic.

Ainsi, j’avais eu le sentiment de ce qu’est la mer pour celui qui l’affronte ; j’avais vu ces nuits lumineuses et si douces, ces nuits noires et si terribles ; je savais quelque chose de ce double mystère qu’elle roule avec ses vagues multipliées, et dont la joie ou la douleur surgissent sur les routes de notre téméraire humanité !

Oui, le poète antique avait raison : il fallait un cœur d’airain pour mettre le pied sur la première planche qui bravait les flots. Et tel est, pourtant, le lot du marin !

Telle a été, choisie par vous, votre destinée, Amiral ! Et je n’ai qu’à la suivre pas à pas pour rendre, à vous et à la marine française, l’hommage qui leur est dû.

Par une prédestination singulière, cette existence que vous avez consacré au service de la France, réunit les deux faces que je viens d’évoquer dans les choses de la mer, l’une toute de lumière et de civilisation ; c’est, d’abord, la période de notre expansion coloniale, de notre prospérité économique, des ententes et des alliances ; c’est, ensuite, la période sanglante et douloureuse de la guerre mondiale, avec son mystère et son obscurité tragiques, qui ne s’acheva que si lentement par la victoire.

Vous me l’avez appris, Monsieur, vous êtes né à Pierrefonds, en l’un des plus nobles lieux de l’Ile de France ; mais, en fait, vous êtes de l’île Bourbon et vous y êtes retourné aux bras de votre nourrice. Vos ascendances paternelle et maternelle vous attachent à la Bretagne et à l’Ariège. Vous aviez bien le signe de votre avenir, puisqu’à peine né vous aviez doublé le Cap de Bonne Espérance !

Vos études se firent au lycée de Saint-Denys ; puis, par suite d’une vocation déclarée par vous, en France, au collège des Jésuites de Sarlat et au lycée de Lorient, réputés pour la préparation à l’École navale. En octobre 1877, vous étiez admis à l’École où un dur apprentissage formait des hommes, des marins. Je ne puis passer sous silence un incident qui vous marque, déjà, d’un trait décisif : au cours d’une manœuvre de corvette, un de vos camarades tombe à l’eau. Vous vous jetez à la mer et le ramenez au bord. Vous reçûtes la médaille de sauvetage. Vous êtes né sauveteur.

Aspirant de deuxième classe, vous faites la campagne de l’École d’application sur une division de quatre frégates dont deux étaient encore des spécimens de la marine à voiles, tandis que les deux autres avaient déjà une machine auxiliaire. Vous êtes, dès lors, en plein dans le problème du siècle, celui qui nous étreint encore, la lutte entre la main-d’œuvre et l’outil. Aspirant de première classe en 1880, vous embarquiez à bord de la Provence, puis sur la Reine Blanche, et vous faisiez rapidement le tour de cette Méditerranée qui devient, dès lors, la mer de vos travaux, de vos inspirations techniques, et qui l’est encore.

Maintenant, à l’œuvre ! Les colonies d’abord ! La Tunisie. Vous prenez part, pendant un an, à toutes les opérations de la conquête : Tabarka, Bizerte, La Goulette, Sousse, Mehedia, Sfax, Gabès, Djerba, Zarzis ; les ports sont tenus, pour ainsi dire, sans coup férir, par la marine, tandis que, sur terre, opère la colonne du général Logerot ; coordination des opérations terrestres et des opérations navales, qui sera, bientôt, le difficile problème livré aux méditations des maîtres de la guerre mondiale.

Voici, maintenant, les événements d’Égypte, le consortium franco-anglais, les deux flottes bord à bord dans le port d’Alexandrie. Les deux marines s’accordent ; mais les deux gouvernements se méconnaissent : vous recevez l’ordre de vous rendre en station à Port-Saïd. L’œuvre de Ferdinand de Lesseps ! Autre empreinte qui ne s’effacera pas !

Un congé vous ramène en France. Une autre grande affaire coloniale est en préparation : Madagascar ; vous ralliez, sur le Beautemps-Beaupré, le pavillon de l’amiral Pierre, que j’ai vu, moi-même, si vif et, si prenant, partir du cabinet de Jules Ferry pour cette première expédition qui préludait à celle du général Duchesne, dix ans plus tard. À Madagascar, vous étiez chez vous : le monde est dans votre main. Une opération délicate, contre un fort hova, en arrière de Vohémar, vous est confiée et vous la conduisez de telle sorte que vous êtes inscrit d’office au tableau d’avancement, à 24 ans ; — et votre promotion s’ensuit un an après. Mais vous aviez passé déjà dans une autre colonie, au Sénégal.

Autre mission : comme second, vous allez, à bord de la Cigale, faire la police du fleuve Saint-Louis jusqu’au plus loin possible dans l’intérieur. Vous voilà sur les traces de Faidherbe, sur les voies de Gallieni et de Mangin ; la mission accomplie, vous passez au Maroc, et vous préparez le lit de Lyautey. Quels noms, quelles équipes, quelle époque ! Vous êtes digne de ces grands chefs, ayant à peiné 30 ans et déjà chef vous-même !

On vous appelle à Tunis ; c’est cet incomparable Merleau-Ponty, dont le souvenir est si cher à tous ceux qui l’ont connu, et qui est le véritable créateur de notre grand port méditerranéen, Bizerte. Il vous veut comme chef de son état-major (1902) et vous reprendrez l’œuvre de ses mains mourantes. Le ministre de la Marine, Camille Pelletan, a un préjugé contre vous : vous êtes un chrétien, donc un clérical, donc un réactionnaire. Il est prêt à renoncer aux travaux de Bizerte, — pépinière d’opposants, pense-t-il, nid de porte-galons. Vous lui exposez vos projets, et il demeure convaincu. Bizerte remplira sa destinée.

En 1904, vous prenez le commandement du Du Chayla : vous naviguez.

Mais la diplomatie, qui vous a vu à l’œuvre, se saisit de vous et elle ne vous lâchera plus.

Marine, colonies, diplomatie, voilà les trois côtés inséparables du même triangle. La marine découvre, la diplomatie gagne, et la colonisation réalise. Sans l’une et sans l’autre, nulle expansion, nul rayonnement ! Et cela remonté au temps de François Ier, au temps des Capitulations et du protectorat catholique. La civilisation et la religion sacrent les Gesta Dei per Francos.

Vous passez deux ans à Rome, comme attaché naval, auprès de M. Barrère et vous l’aidez à préparer les sages évolutions qui détacheront de la Triplice une Italie qui sait bien que la France reste, malgré tout, la sœur latine. La diplomatie vous garde ; elle vous envoie à la Conférence de la Haye où l’initiative de l’empereur de Russie, prévoyant de si grands malheurs, tâche de jeter les bases du droit de la paix.

Ici, Amiral, votre figure se précise et je voudrais dire ce que j’ai vu de vous quand les choix réitérés des gouvernements successifs s’obstinaient à recourir à vous. Vous êtes la douceur et la fermeté, la loyauté et l’indulgence, la finesse et l’autorité ; vous avez une éloquence naturelle, imperceptible et pénétrante, courte et forte comme votre arme d’amiral, mais qu’il faut tenir en mains et mettre au bon endroit. Sans nul désir de plaire, vous plaisez ; on vous aime parce que vous aimez, avec cette flamme du cœur qui anime et réchauffe tout. Dans les congrès, dans les commissions où votre place est marquée, quand la discussion s’est embrouillée, égarée entre la technique des uns, l’ignorance des autres, les prétentions de tous, on se tourne vers vous, on recourt à votre sagesse conciliante et l’on conclut : « Amiral, écrivez ! » Ainsi, vous décidez.

Dira-t-on que vous n’avez pas tous les secrets de la langue française, quand vous avez celui de convaincre ? Je répéterai, en cherchant à vous définir, ce que Michel-Ange disait, rien qu’à regarder son visage, du Saint Marc sculpté sur la façade d’Or San Michèle à Florence : « C’est un homme qui n’a jamais menti. »

Un trait encore : quand, par la suite, vous devîntes préfet maritime à Toulon, en 1919, des matelots mutinés se rassemblèrent sur les remparts de la ville. Méditaient-ils un soviet ? C’était la maladie de l’époque. Au dire d’un témoin, vous vous avançâtes seul et vous leur parlâtes doucement, posément, modérément, comme vous savez le faire ; et le groupe se dispersa de lui-même. Le lendemain, vous reçûtes un télégramme de Clemenceau « Guerre, pour Amiral Lacaze. Je tiens à vous adresser mes vives félicitations pour votre bel acte d’intervention personnelle. La France a besoin de caractères. Le gouvernement de la République compte sur vous. »

Vous aviez conquis même le Tigre !

Je reprends le cours de votre carrière en ses points culminants qui appartiennent à l’histoire. En 1911, Delcassé, devenu ministre, vous fait appeler ; il vous avait entendu alors qu’il présidait la commission d’enquête sur le développement de la marine française, à la suite de « l’Entente cordiale ». Vous voilà sur le terrain des Ententes et des Alliances. C’est alors, qu’avec le concours éclairé et tenace de nos grands amiraux, les Gervais, les Germinet, vous étudiez les bases techniques de ces puissants cuirassés à tourelles quadruples, qui assureront à la France son rang de grande puissance navale.

En octobre 1911, le commandant Lacaze est promu contre-amiral. Et c’est en ce point de votre ascension que vous êtes saisi des deux grandes illuminations de votre génie créateur : la France navale doit avoir, avant tout, sa puissance dans la Méditerranée ; la construction des sous-marins et l’approvisionnement en mines seront la sauvegarde la plus efficace de ses eaux, de ses flottes, de son commerce si elle est attaquée. Déjà aussi, vous jetez les yeux vers le ciel et vous voyez s’y déployer les ailes de notre première aviation.

À la chute du ministère, vous prenez le commandement d’une division navale et vous arborez votre pavillon sur le Mirabeau. C’est là que notre amitié s’est resserrée, Amiral, de telle sorte que la fraternité de nos âmes est devenue le soutien et le guide de ma propre existence. Comment n’évoquerais-je pas ce souvenir ? C’est la mer aux eaux bleues qui nous a réunis.

1914 ! La guerre !

Disons franchement les choses comme vous les avez dites vous-même avec une franchise qui faillit attirer sur vous les foudres ministérielles : la marine des puissances alliées, en face de ses premières responsabilités, se préoccupe surtout de la conservation de ses beaux et si chers bâtiments. C’était, comme on l’a dit, le système de la « flotte intacte » : la flotte de haute mer britannique « était tenue en réserve pour une action ultérieure ». Quant à la flotte française, dont le champ d’action était la Méditerranée, elle laissait s’échapper le Gœben et le Breslau qui, amarrés à Constantinople, allaient couper nos communications avec la Russie et bouleverser notre grand passé oriental en retournant la Turquie et la Bulgarie, en isolant la Roumanie, en nous imposant, par la suite, le funèbre et héroïque échec des Dardanelles.

On avait compté sans l’audace des croiseurs allemands et surtout, sans l’évasion secrète des sous-marins germaniques, sans cette arme terrible avec laquelle nos ennemis allaient guetter la navigation militaire et la navigation commerciale des puissances de la mer.

Soudain se posaient les problèmes de la marine moderne : la nécessité d’une stratégie nouvelle, de constructions nouvelles, d’un personnel à créer et à instruire pour l’œuvre indispensable de la protection et de la destruction.

On avait eu, comme ministres de la marine, des civils distingués et éloquents. Il fallait des techniciens et des créateurs. On s’en aperçut un peu tard, mais on dut se rendre à l’évidence : en octobre 1915, l’éloquence de M. Viviani cédant la présidence du conseil à l’éloquence de M. Briand, lui demanda votre nomination au ministère de la Marine.

Dès le 6 novembre, le ministre-amiral envoyait les instructions suivantes au chef de l’État-major général : « L’Allemagne mène uniquement une guerre sous-marine en Méditerranée et songe à la développer encore. Une information nous apprend que cent moteurs Diesel de sous-marins sont en montage. C’est de cette guerre qu’il nous faut, nous aussi, nous inquiéter, sans nous laisser arrêter par la hantise de la guerre d’escadre. C’est-à-dire, que si nous ne pouvons trouver le personnel et le matériel nécessaires dans nos dépôts et dans nos arsenaux, il n’y a pas à hésiter à les prendre sur les bâtiments de haut bord.

« La lutte contre les sous-marins doit prévoir aussi bien la défensive, c’est-à-dire la protection de nos bâtiments et celle de nos côtes, que l’offensive, c’est-à-dire la poursuite et la destruction. Immobiliser sur nos grands bâtiments du personnel et du matériel nécessaires à ces fins, ne serait pas plus raisonnable que ne l’aurait été, il y a quelques mois le maintien de trois corps d’armée sur la frontière italienne... »

C’est de la littérature, cela !... Pour la concevoir et pour l’écrire, il fallait non seulement du savoir, de la décision, de l’autorité, il fallait surtout du courage. C’est le ton du commandement et la certitude du bon sens ; c’est la manifestation d’une volonté convaincue et claire ; les mots les plus simples se jetant à l’eau et allant prendre les choses par le fond.

J’espère que l’on publiera, à bref délai, le recueil de ces documents d’archives qui seront, pour la France, un nouveau titre de gloire et que l’on cessera de tenir sous clef, par une négligence incroyable de M. le bureau, les papiers admirables qui ne peuvent nuire à la France, mais qui seront, au contraire, l’honneur de notre littérature d’État, depuis la fondation de la République et, en particulier, au cours de la Grande Guerre : ainsi sera dévoilé l’un des plus beaux monuments de la volonté et de l’intelligence françaises.

L’opinion universelle y verra que l’origine de la guerre fut surtout navale ; elle y verra à quel point pesèrent sur les destinées du monde ces déclarations tant répétées alors par le prince de Bulow et tant répétées depuis par ses successeurs, « que cette énorme masse d’habitants qui compose l’Allemagne moderne ne peut pas vivre dans ses limites territoriales et qu’il lui faut une politique mondiale, munie de la force navale nécessaire pour s’opposer à la puissance de l’Angleterre ».

Elle y verra que la guerre terrestre, infiniment plus meurtrière que la guerre navale, n’a pu aboutir à un résultat décisif que lorsque la guerre navale a pris le dessus par le blocus maritime et l’abolition de l’esprit de résistance chez le peuple agresseur.

L’opinion française verra, surtout, que la guerre de 1914-1918, au point de vue naval, est une leçon et un avertissement, — un avertissement qui a vu grandir à l’infini sa portée depuis que les organes de l’attaque et de la défense se sont si étrangement transformés par les découvertes et les applications récentes.

Pour nous en tenir à l’histoire navale, quand elle sera mieux connue, elle nous imposera une confiance exclusive, pour l’illustrer elle-même, en ces hommes, qui ont éprouvé, d’expérience, la mobilité, l’imprévu, l’instable, l’inattendu des surprises qu’elle réserve à ceux dont l’imagination et le sens des réalités sont sans cesse en alerte, à ces hommes qui ont surveillé de longue date les pièges qui leur sont tendus par les éléments, les eaux, les vents, les côtes, les caps, les rocs, les grains, les brouillards et jusqu’aux remous des profondeurs d’où surgissent d’imprévisibles accidents. Perdus dans l’espace qui n’a de limite que l’horizon, ces hommes ont appris que leur courage est comme suspendu dans le vide ; ils ne savent ce qui se passe sur la planète, sur les continents, que par les rumeurs de l’air, de l’onde, la cadence des rayons souvent truquée, faussée, camouflée. Les commandements eux-mêmes ne leur arrivent qu’au hasard et selon les caprices des distances silencieuses ou sonores. L’appui fragile sur lequel ils s’engagent dans la lutte, le vaisseau, doit avoir, et garder à la fois, la force, la vitesse, l’équilibre ; il s’use, même s’il ne sert pas ; il mange sa charge de charbon ; il boit son essence ; il se dévore lui-même à chaque mouvement qu’il fait. La terre lui est d’un secours indispensable, mais si souvent inabordable, redoutable.

Tous ces problèmes doivent être présents dans l’esprit et dans le cœur des chefs qui assument les responsabilités de la préparation, de la prévision, de la direction. La France a besoin plus que jamais, pour sa marine comme pour son armée, de capitaines expérimentés, réfléchis, hardis, entreprenants.

Ces hommes de l’avenir se sont déjà formés et se formeront à votre école, Amiral. Nous ne pouvons oublier ici les noms de ceux qui vous secondèrent, l’amiral de Bon, l’amiral Schwerer, le commandant Desbans, le capitaine de frégate Durand Viel, les capitaines de vaisseau Du Chayla et de La Moricière, et votre frère Georges Lacaze qui fut votre principal lien avec le parlement et la presse (car cela fait partie aussi de la guerre navale). Entouré de toutes ces hautes compétences durant votre trop court ministère, votre action fut décisive par les deux grandes adaptations qui transformèrent l’inquiétude en victoire, par l’organisation de la lutte contre le sous-marin réduisant à l’impuissance cette arme sur laquelle Hindenburg et Ludendorf eux-mêmes avaient tant compté. De même fut réalisée par vous, avec une rapidité admirable, l’organisation des « convois protégés » qui infligea à l’ennemi la plus profonde des désillusions et l’aveu final de sa défaite. Encore une fois, il faudrait écrire toute cette histoire, jour par jour et pièces en mains : cela tient du miracle !

Au moment où vous quittâtes le ministère, en août 1917, il y avait 565 patrouilleurs en service, coupant les chances des sous-marins, plus 250 en construction, et rien n’existait de cela à votre arrivée au pouvoir ; en aviation, il y avait sept fois plus d’appareils destinés au service de mer ; en filets de barrage, trente fois plus, en télégraphie sans fil sept fois plus. Enfin, en juillet 1917, la Conférence de Paris, que vous présidâtes, avait adopté, dans leur ensemble, les propositions de la Conférence, tenue à Corfou en avril entre les amiraux alliés, et qui se prononçait pour l’organisation des convois de bâtiments marchands escortés. Par les convois, le ravitaillement est assuré, la famine parée, l’armée américaine transportée d’un continent à l’autre. C’est une aube qui se lève

Et vous dûtes quitter le ministère !... Une campagne violente était engagée contre vous et le haut personnel de la marine ; des coups, suscités par je ne sais quelles médiocres passions, vous frappaient, les uns les autres, à l’aveugle, et cruellement pour vous-mêmes et pour le pays. On vous prenait à partie sur certains avancements, sur certaines récompenses que l’on qualifiait de faveurs ; on éveillait la méfiance des services ; on excitait certains groupes contre certaines hiérarchies, alors que tous remplissaient leur devoir dignement, se battaient bravement. Tandis que la France surabondait en intelligence et en courage, ces passions, fomentées par on ne savait qui, ne songeaient qu’à rabaisser le courage et l’intelligence. C’est toujours nous qui nous diminuons devant nos adversaires aux écoutes.

J’aime mieux ne pas insister sur les circonstances de votre honorable démission. Vous écrivîtes à votre président du Conseil M. Ribot, quand on louvoyait sur votre demande de vous expliquer devant le Parlement : « Permettez-moi de rentrer au milieu de ceux qui pensent, comme moi, qu’un officier ne peut couvrir par une acceptation muette, la grave atteinte portée à la discipline de nos armées. »

Et vous quittiez, sur ces simples paroles, ce ministère de la Marine où vous laissiez un impérissable souvenir pour l’histoire.

Votre rôle était-il terminé ? Et, atteint bientôt par la retraite, — une retraite assurément bien modeste, — alliez-vous démissionner également de votre service national ? Je ne parle pas des missions officielles dont vous alliez être chargé encore pour quelque temps : la préfecture maritime de Toulon, les conférences de Lausanne, la délégation à la Société des Nations. On recourait sans cesse à vous et vous étiez toujours prêt.

Mais il y a autre chose ; c’est ce que j’appellerai le service volontaire, l’honneur et la sainteté du dévouement et de la charité. En effet, votre existence devient, dès lors, un perpétuel don de vous-même, effort spontané qui ne se refuse à aucun sacrifice, mobilisation de l’âme et de l’âge qui évoque les plus nobles figures de notre histoire généreuse et chrétienne : le Breton se retrouve sous le navigateur et l’apôtre sous l’homme d’État.

Fardeau écrasant pour tout autre que pour vous. Je ne puis qu’énumérer vos présidences, vos présences, vos activités : la Société centrale de Sauvetage aux naufragés, le Bateau d’assistance aux pêcheurs de Terre-Neuve, les maisons de marins dans les ports, les pupilles de la marine marchande, les Orphelins de la Mer, l’Office central des œuvres de bienfaisance, l’Assistance publique dans ses trois Conseils, la protection des engagés volontaires (enfants abandonnés), l’Institut colonial, les Amis des Missions, les Amis de Louvain, la Casa Vélasquez, l’Union interalliée, l’Association des Veuves et des Orphelins, fondée par notre regretté confrère Frédéric Masson, les Écrivains coloniaux, les Amis du Musée de la Marine, l’Association pour la visite dans les hôpitaux, des malades sans famille et sans amis, la Croix-Rouge (Dames françaises), l’Alliance française, vous me permettrez d’ajouter le Comité France Amérique. Il faut citer encore les Académies, l’Académie des Beaux-Arts, l’Académie de Marine, l’Académie des Sciences coloniales. Et voilà que nous allons vous annexer au travail de notre dictionnaire. Vous nous guiderez pour l’admission de ce langage si pittoresque, le vocabulaire de la Marine...

Partout vous êtes exact, ponctuel, cheville ouvrière. Toujours présent. Ne nous étonnons pas que l’on ne vous trouve jamais quand on vous cherche : vous êtes au lit d’un malade, ou vous sauvez un marin, comme, dès votre jeunesse, vous en avez pris l’habitude ; ou bien vous continuez à étendre au loin la noble influence de notre pays. Souvenons-nous de cette magnifique chapelle des Missions, à l’Exposition coloniale, dont l’autel surélevé appelait à lui les millions de catholiques adoptés par la France. Allons voir, maintenant qu’elle est enfin achevée, cette Chapelle pontificale où vous reçûtes le cardinal Pacelli, qui ne pouvait trouver, sur le seuil, un plus grand Français. Évoquons le souvenir de votre charité inlassable et à la hauteur d’une telle tâche quand il fallut secourir le peuple serbe, nu, sans asile, au cours de la grande guerre, et le relancer dispos et réconforté sur le front où il conquérait sa liberté. Qui ne partage votre angoisse à l’idée que cette Casa Velasquez, qui vous a coûté tant d’efforts, périt, sur le point d’être achevée, et que ce symbole de l’union artistique entre les peuples latins est menacé d’une ruine qui détruit la civilisation elle-même !

Vous la relèverez, Amiral ! Car Dieu vous a accordé ce don : vos œuvres s’accomplissent ; vos prévisions se réalisent ; vos prières sont exaucées. Partout où vous entrez, entrent avec vous la charité, la foi et l’espérance.

L’espérance ! Nous en avons tant besoin ! Mais mon optimisme s’encourage encore à l’idée que vous allez représenter, parmi nous, ce grand agent de la civilisation qui est comme une main de la France tendue à l’Univers, la marine française.

Vous voilà attaché à un autre équipage, Amiral ; avec votre compétence de la charité, vous nous aiderez à distribuer équitablement nos prix de vertu. On disait récemment, ici même, que la vertu se meurt. Pour la sauver, nous l’embarquerons, sous votre commandement, sur un navire qui aura nom : l’Espérance.

 

L’existence publique de Jules Cambon se développa dans les diverses carrières qui peuvent rendre la France grande, au dedans et au dehors : administration métropolitaine, administration coloniale, diplomatie,

Vous avez dit, Amiral, ce que fut Jules Cambon comme préfet de nos plus importants départements, le Nord, le Rhône, et comme gouverneur de l’Algérie. Partout, il avait déployé ces qualités de vivacité intellectuelle, d’autorité avertie et de prudence directrice qui lui assuraient une situation hors pair dans le personnel, républicain.

En Algérie, notamment, il avait porté notre plus important établissement colonial au point où il était devenu le modèle et la pépinière de l’Empire colonial français. On reconnaissait, dans toute la conduite de Jules Cambon, les traditions qui, remontant aux instructions du grand cardinal de Richelieu, donnaient pour principes à notre expansion le respect de l’indigène, de sa religion, de ses mœurs ; et à notre colonisation elle-même, non une activité mercantile ou se proposant le profit, mais l’attache au sol, le travail agricole, la présence stable, créatrice, éducatrice. De telle sorte que, face à Marseille, une France nouvelle était fondée, où un million de Français vivaient en accord avec une population africaine, qui, elle-même, se trouvait portée d’un million d’âmes à cinq millions ; preuve éclatante de ce que notre direction sait faire de ces races qu’elle arrache à l’anarchie et à la razzia, pour les élever au sein de la paix française.

L’homme qui avait contribué, plus que nul autre, à cette noble tâche faisait partie de ces équipes, qui, après les grandes tristesses des années 1870-1871, s’étaient donné comme principal devoir de travailler au relèvement.

On ne l’a pas dit assez, quand la République se dégagea des troubles et du désordre qui avaient suivi la défaite et le démembrement, une Constitution nouvelle, improvisée dans le heurt des partis, traînant avec elle le poids de longues incertitudes et de romantiques erreurs, ne pouvait être consacrée et durer que si le personnel républicain, brusquement arrivé aux affaires, lui offrait, pour devenir les ouvriers de cette œuvre, des hommes.

Il ne manquait pas de politiques et de parlementaires ; mais, des capacités techniques, des administrateurs, des hommes, non seulement de bonne volonté, mais de volonté, les aurait-elle ? Le large esprit et la vieille expérience de M. Thiers surent les reconnaître dans la foule des compétitions ; et, si jeunes, les frères Cambon furent de ceux-là.

Par leur origine, ils n’appartenaient pas précisément à la classe des notables ; ils s’élevaient, par leur mérite et leur préparation, au-dessus de cette partie de la nation qui reste en contact avec les masses populaires. Ils n’ignoraient pas ces « nouvelles couches » annoncées par le fameux discours de Grenoble. Appelés par le gouvernement de la Défense nationale, mainteneurs de l’ordre auprès de Jules Ferry, dans les douloureuses journées de la Commune, vaillants, sages, efficaces, ils gravirent rapidement les échelons et se trouvèrent au sommet.

Quelle page historique que celle de Paul Cambon ! Mais Paul Cambon n’allait pas sans Jules Cambon. Devant l’histoire, les deux frères sont inséparables, comme ils l’étaient dans la vie, la main dans la main. M. Paul Cambon, ambassadeur, affirmait au ministre des Affaires étrangères, qui l’écoutait, que son frère Jules, le gouverneur de l’Algérie, était un diplomate à marcher de pair avec lui-même. Il évoquait certains faits de sa carrière africaine, comme les tractations pour le rattachement, à nos possessions, des territoires du Sud. Le gouverneur avait su, par un singulier savoir-faire, grandir sans bruit notre France africaine.

Il suffisait de voir l’homme. Rayneval, dans ses Institutions du droit de la nature et des gens, écrit : « Un ambassadeur est un ministre de paix. Son premier devoir est de rendre sa personne agréable par ses formes, son maintien, son langage : tout cela présuppose une éducation soignée, de l’instruction, le ton de la bonne compagnie. » N’est-ce pas, — avant le modèle, — un portrait de Jules Cambon ? Sa finesse, son action pénétrante, son inlassable esprit de réalisation étaient comme voilés, atténués par un tel charme, une telle façon de savoir-vivre et de savoir plaire qu’on eût pu l’appeler le séducteur.

Le ministre des Affaires étrangères reçut le frère de la main du frère.

En 1897, Jules Cambon entra dans cette carrière dont les portes sont si étroitement fermées, et à peine y avait-il pénétré qu’il s’employait, avec une promptitude d’adaptation incomparable, à cette grande œuvre diplomatique qui fut celle de la Troisième République. J’en emprunterai le crayon, qu’il a tracé lui-même, avec cette sûreté et cet esprit de mesure qui lui sont propres, à son livre : le Diplomate : « La République, dit-il, depuis bientôt soixante ans qu’elle existe, a fait preuve d’un remarquable éclectisme ; elle a pris ses ministres dans la carrière ; elle en a pris au dehors ; elle a eu, somme toute, la main assez heureuse... Il faut reconnaître qu’il y a, dans l’histoire de la diplomatie, peu de pages plus remarquables, que celle qu’a écrite la diplomatie française de 1871 à 1914. Maintenir la dignité de la nation vaincue devant les cabinets européens, en général hostiles à l’idée républicaine et empressés à rechercher l’amitié du vainqueur ; faire accepter une politique qui poursuivait, en Asie et en Afrique, une expansion de puissance répondant au besoin d’activité du pays ; acquérir des amitiés et préparer ce concert des nations qui nous permit de soutenir l’attaque de l’envahisseur, ce fut la tâche de la diplomatie française et elle l’accomplit avec bonheur. M. d’Aerenthal disait avec raison, que la République n’avait rien à envier à la monarchie. »

Voyons comment l’auteur du Diplomate a su contribuer lui-même à l’œuvre si difficile et, parfois, si périlleuse, mais, dans l’ensemble, si heureusement conduite, qui a donné de tels résultats.

Jules Cambon, au cours de sa carrière diplomatique, occupa trois postes, des plus importants : Washington, Madrid, Berlin ; ne parlons pas de Londres, qui était, dès lors, comme un fief à vie entre les mains de son frère Paul Cambon.

Washington ! Avouons que la France était, alors, comme oubliée en Amérique. La France qui avait rattaché à l’Europe ces vastes parties du Nouveau Continent s’étendant des mers du Nord au Golfe du Mexique, la France de Champlain, de Cavelier de la Salle, de Lafayette et de Rochambeau, la France du Canada et de la Louisiane avait laissé tomber ses relations avec ces régions qui avaient été siennes ou libérées avec son aide, de telle sorte que, puis-je l’avouer ? quand la guerre éclata entre les États-Unis et l’Espagne, une campagne atroce, inspirée par une certaine propagande étrangère, faillit nous jeter dans une guerre avec les États-Unis et, que sans l’énergique clairvoyance et franchise du général Porter, alors ambassadeur des États-Unis à Paris, nous risquions de tomber dans le piège qui nous était tendu.

À la démocratie des États-Unis d’Amérique, formation nouvelle et originale, il fallait montrer le vrai visage de la démocratie française. Jules Cambon fut envoyé là-bas avec des instructions qui lui indiquaient les conditions et la grandeur de la tâche qui lui était confiée : la création de relations nouvelles entre les deux pays : France-Amérique.

Il se présenta et il agit ; le séducteur parla, et sa situation personnelle devint si forte, si appréciée, si estimée que lorsque l’heure de la paix sonna entre les belligérants, c’est vers lui que se tournèrent les regards des deux parties : les États-Unis et l’Espagne.

L’Espagne !... Le grand pape Léon XIII avait télégraphié au ministre des Affaires français : « Monsieur le Ministre, sauvez la mère et l’enfant. » La négociation de la paix fut conduite de telle sorte qu’elle arrangea et concilia les deux pays, hostiles la veille. L’Amérique avait, désormais, un juste sentiment de l’autorité de la France dans les affaires universelles.

Le poste de Madrid s’ouvrait, en quelque sorte, de lui-même devant Jules Cambon. Il y fut envoyé. Quelles nécessités de voisinage, quelles nécessités de communications, quelles nécessités économiques, quels devoirs réciproques, unissent la France à l’Espagne !... À l’heure présente, quand la maladie interventionniste sévit sur l’Europe, nous pouvons apprécier ce que représentait, dans notre position européenne et mondiale, la bonne camaraderie qui, depuis la Succession d’Espagne, unissait les deux pays. Sous le gouvernement de la plus sage des femmes, la régente Marie-Christine, cette confiance mutuelle s’était nourrie d’une sécurité séculaire. Après la grande crise de la guerre de Cuba, la reine-régente avait besoin d’appui, d’ordre financier, de concours loyaux dans ses relations européennes. L’arbitre de la paix était envoyé auprès d’elle.

Une affaire délicate pouvait créer encore, de ce côté, certains malentendus, l’affaire du Maroc : Algésiras c’était l’Espagne et c’était aussi l’Allemagne ; le Maroc c’était l’Espagne, et c’était aussi l’Allemagne ; Tanger c’était l’Espagne, et c’était aussi l’Allemagne. Car, en ces temps-là, le problème colonial allemand se promenait déjà sur les eaux.

Jules Cambon sut renouer les fils d’un long passé. La reine-régente l’écoutait comme, en Amérique, le président Mac Kinley l’avait écouté. Algésiras, le Maroc, Tanger, tous ces problèmes pleins de retentissements se rangèrent sous sa main habile, comme des notes d’accord dans une symphonie d’artiste ; et il parut que l’on pourrait continuer à vivre en paix. La diplomatie avait accompli son œuvre sans bruit, et sans nulles de ces longues palabres diffusées au jour le jour par une vaine publicité.

Il restait pourtant une difficulté à la traîne. L’Allemagne, dont les perspectives maritimes et méditerranéennes s’étaient entraînées à force de se pencher sur les cartes, brandit, autour de la paix conquise, une double agitation : celle de ses revendications et celle de ses intimidations. C’est la procédure classique.

Cambon fut envoyé à Berlin, en 1907. Je ne vais pas vous exposer tout l’historique de ces tristes heures. La Panther à Agadir, les voyages de l’empereur Guillaume, on ne sait quelle émotion répandue dans le monde musulman, la France responsable de tout, accusée toujours, menacée partout. Jules Cambon fait, à Berlin, un effort de conciliation désespéré : subissant les colères et les caresses alternatives de Kiderlen Wachter, il signe le fameux accord qui cède à l’Allemagne des pays où elle n’a jamais mis les pieds et où elle n’a eu ni l’honneur de la découverte, ni la peine de la pacification, — le fameux « Bec de Canard ». Cette concession imprévue devait assurer la paix.

Il n’en fut rien. Cambon, recueillant une haute confidence, nous avertit le premier. La Tripolitaine met le feu aux poudres ; puis, c’est la guerre balkanique, puis, c’est la conflagration universelle.

L’Angleterre est près de nous. L’Espagne est amicale sur notre frontière. Quant à l’Amérique lointaine, elle interviendra. Résultats uniques préparés par vingt ans de sage diplomatie. La guerre éclate ; nous ne sommes pas seuls dans le monde.

L’Allemagne rompt les relations sur la fameuse histoire des avions de Nuremberg. Cambon est conduit de force à la frontière danoise et il revient en France par l’Angleterre. Son frère demanda, pour lui, une audience à Sa Majesté, le roi Georges : au cours de l’entretien, le roi déclara, d’après le récit authentique, qu’il se considérait comme le champion de la liberté des peuples ; il se plaignit de l’ambition insatiable de l’Allemagne, il témoigna de sa confiance dans l’issue de la lutte. Et, comme Cambon disait qu’il fallait montrer une fermeté inébranlable jusqu’à la victoire, la reine Mary, qui avait pris une part discrète à l’entretien, abaissant sur la table son poing fermé, dit : « Oui, ferme, jusqu’à la victoire ! »

Tel est le sentiment qui animait une époque généreuse, telle était la confiance qu’inspiraient au dehors la cause et le courage de la France !

Jules Cambon poursuivit sa carrière au ministère des Affaires étrangères. Ses conseils furent écoutés, — pas toujours ! Ses compétences diplomatiques, administratives, financières furent dirigées vers d’autres emplois. On dirait qu’on se garait de son autorité éprouvée.

On avait tort : personne ne s’imposait moins que lui. Sa relation, dans le monde comme dans les affaires, était des plus simples, des plus cordiales, confiante, facile et souriante.

Il fut élu à l’Académie ! succédant à son ami Francis Charmes. Tel il avait été dans la vie, tel il fut parmi nous : ponctuel, prévenant, attentif, — spirituel, comme on l’était au XVIIIe siècle, ardent comme au XIXe, universel comme on l’est au XXe. Sa conversation était parisienne et planétaire : Imago mundi.

Il eut le scrupule de remplir son mandat d’homme de lettres, comme, il avait rempli ses autres missions et il écrivit ce livre savoureux : le Diplomate, qui est son « testament politique ». L’expérience de l’homme, sa connaissance des hommes, sa pénétration dans l’âme des peuples, tout s’y trouve concentré sur un ton dépris sans scepticisme, en un témoignage franc sans indiscrétion. Sa modestie littéraire, car les lettres l’intimidaient quelque peu, avait pris pour épigraphe cette phrase de Montaigne : « C’est folie de vouloir juger d’un trait des choses à tant de visages. » Mais, ainsi avertie, folie devient sage raison. Il est toujours juste et humain, alors qu’il aborde la vie aux cent visages et l’humanité aux mille détours.

Je le visitai dans ses derniers séjours sur cette colline de Cimiez où furent plantées les premières racines de notre France. Une partie de son corps était déjà frappée ; mais son esprit restait vivant, entier, lucide, toujours clairvoyant et prévoyant. Il me dit : « C’est dommage de partir, cher ami, quand il reste encore tant de choses à faire ! »

Il nous quitta dans l’ambition fervente de l’œuvre inachevée, — vigilant et infatigable, jusqu’au bout !