Réponse au discours de réception de Émile Boutroux

Le 22 janvier 1914

Paul BOURGET

Réception de Émile Boutroux

 

Monsieur,

Vous avez écrit quelque part ces phrases d’une portée singulière : « Les systèmes de philosophie sont des pensées vivantes... La philosophie est œuvre personnelle. En un sens, elle ne se transmet pas. » Comprendre un philosophe, d’après vous, c’est le situer dans son milieu individuel, c’est dégager l’homme par dessous la doctrine. Vous ne vous étonnerez donc pas, si je vous applique votre propre méthode et si je commence, en vous souhaitant la bienvenue dans notre Compagnie, par rappeler quelques détails biographiques, d’un ordre plus familier que ne semblerait le comporter l’analyse d’une pensée aussi élevée, aussi abstraite que la vôtre. La place très importante que vous occupez dans le mouvement contemporain est due à la manière neuve dont vous avez posé les éternels problèmes. Les auriez-vous envisagés sous le même angle si votre formation première n’avait pas développé en vous des tendances que les négations de votre époque ont aussitôt contrariées ? C’est cette formation que je voudrais indiquer d’abord. Ce me sera une occasion d’évoquer autour de vous et d’associer à votre triomphe d’aujourd’hui des souvenirs qui vous sont chers, ceux de vos premiers éducateurs. Dans cet admirable livre que Marc-Aurèle écrivait « pour lui-même », il y a un émouvant chapitre de début, où il énumère les bienfaits d’âme reçus de son aïeul, de son père, de sa mère, de son gouverneur, dit grammairien Alexandre, de Fronton, de vingt autres. Leur mémoire serait perdue sans ce témoignage de leur reconnaissant ami. Les quelques noms que je vais citer vous rappelleront ces nobles pages qui se terminent par cette ligne : « Écrit chez les Quades sur le bord du Granua. » Elle prouve, comme le discours que vous venez de prononcer, qu’entre la philosophie et la guerre, l’accord est possible. Le pieux empereur faisait campagne contre les barbares, au delà du Danube, près d’une rivière qui encore aujourd’hui s’appelle le Garan. On le voit, sous la tente, épuisé par le labeur du jour, retrempant son courage parmi les ombres de ceux qui lui léguèrent de hauts exemples. Si l’énergie de l’action trouve un aliment dans le souvenir de nos meilleures impressions d’enfance et de jeunesse, combien plus l’énergie de la pensée ! Là comme partout se vérifie la forte parole d’un autre philosophe : « Les vivants sont gouvernés par les morts. » Ils sont mieux que gouvernés. Ils sont éclairés par eux.

Vous êtes né, Monsieur, à Paris, d’un père né lui-même à Paris. Votre grand-père était avocat. Vous permettrez à l’auteur de l’Étape de signaler dans votre talent l’illustration d’une loi trop souvent méconnue : l’utilité, la nécessité pour les familles d’une ascension lente, d’une maturation prolongée. Cette durée de plusieurs générations successives dans un même cercle d’habitudes crée seule une atmosphère, un milieu, des mœurs. Vous grandîtes ainsi, dans un de ces coins de vieille bourgeoisie, où la culture était héréditaire comme la probité. Votre père, au témoignage de quelqu’un qui le connut bien, se distinguait par une rare élévation des sentiments. Il considérait le dévouement à la famille, à la patrie, aux causes justes, comme l’unique raison d’apprécier la vie. Sa méthode d’enseignement favorite consistait à vous répéter des maximes recueillies ou composées à votre intention. Vous aimez à citer une de ces sentences, le distique connu de Thomas Corneille :

Sous les revers jamais un grand cœur ne s’abat,

Et c’est d’où la Vertu tire le plus d’éclat.

 

Une tradition de famille devait rendre le génie cornélien particulièrement cher à votre père. Il avait pour aïeul maternel Claude-Romain Lauze de Perret, député des Bouches-du-Rhône à la Législative et à la Convention, qui monta sur l’échafaud avec les Girondins, ses amis, le 31 octobre 1793. L’acte d’accusation le désigne comme agriculteur. C’était un de ces gentilshommes campagnards, révolutionnaires par excès d’optimisme, dont la générosité ennoblissait du moins les utopies. Lauze de Perret ne vota pas la mort du Roi. Il était déjà très suspect aux pourvoyeurs de la guillotine, quand la petite-nièce des Corneille, Charlotte Corday, débarquant à Paris, se rendit chez lui, avec une lettre de Barbaroux. Elle le trouva qui soupait avec ses enfants et des amis. La loyale physionomie de cet honnête homme, ces jeunes têtes groupées autour de lui, la cordialité de cet intérieur émurent une pitié dans le cœur de la terrible fille. Elle remit sa lettre sans parler de son projet. Puis, au moment de se retirer, et devinant que sa visite serait pour Lauze un arrêt de mort : « Permettez-moi un conseil, citoyen de Perret », dit-elle, « quittez l’Assemblée où vous vous perdrez pour rien. Allez à Caen, rejoindre vos collègues. » — « Mon poste est à Paris », répondit Lauze, « je ne le quitterai jamais. » Charlotte sort. Elle rentre, et suppliante, presque à voix basse : « Fuyez, fuyez avant demain soir... » ; et elle se sauve. Le Conventionnel reconnut en apprenant, le surlendemain, l’assassinat de Marat, combien le conseil de Charlotte était sage. Il ne le suivit pas plus après qu’avant. Arrêté, il fut compris dans le procès des vingt et un et condamné à mort. Il fut un de ceux dont l’abbé Lothringer rapporte qu’ils se confessèrent. Quelle mémoire à entourer au foyer domestique d’un culte pieux, que celle de l’aïeul frappé si tragiquement et, dont cette même Charlotte Corday, qui s’y entendait en héroïsme, écrivait à Barbaroux : « Vous connaissez l’âme ferme de de Perret. Il n’y a rien contre lui, mais sa fermeté seule est un crime ! » Et comme on comprend que les vers de Thomas Corneille ne fussent pas lettre morte pour le petit-fils de cet homme d’un si grand cœur, qui ne savait pas seulement mourir ! Il savait se battre. Dans une de ces bagarres qui jetaient les deux moitiés de la Convention l’une contre l’autre, un Montagnard avant présenté son pistolet, « Lauze de Perret », nous dit un assistant, « tira l’épée ».

Cette légende dramatique risquait de mettre dans votre famille quelque chose d’excessif et d’un peu tendu. Ce danger fut corrigé par la finesse de votre mère, d’origine champenoise. Le même témoin qui m’a renseigné sur votre père me la décrit animée pour vous d’une tendre ambition qui n’était qu’un pressentiment, et gaie, courageuse, avec des reparties de ce spirituel bon sens, inné aux compatriotes de La Fontaine. Des alliances, comme celle-là, où le sang d’où se mélange au sang d’oc, constituent le meilleur de notre race française. Quand j’aurai dit que votre oncle maternel, Étienne Blanchard, avait été soldat de Napoléon, et décoré par lui sur le champ de bataille, j’aurai fixé quelques-unes des images, toutes ennoblissantes, qui hantaient vos rêves d’enfant. Vous eûtes la chance que ces excellents parents vous choisissent pour éducateur des maîtres excellents. « Mes étude. », avez-vous déclaré, « furent un enchantement. » Vous les fîtes d’abord à l’institution Canelle, puis à la pension Jubé, d’où vous suiviez les cours du lycée Napoléon. Vous étiez dès lors un des chefs désignés de votre génération. Il existait en effet, à cette époque, entre les lycées de Paris, comme une fraternité d’armes, entretenue par l’émulation du Concours général. De Napoléon à Louis-le-Grand, et de Charlemagne à Bonaparte, tous les élèves distingués se connaissaient de nom. Une première sélection s’esquissait dont on mesure la valeur, quand on parcourt les annales de ces concours. Les lauréats se sont appelés Michelet, Delavigne, Sainte-Beuve, Félix Arvers, Musset, Pontmartin, Henri d’Orléans, Baudelaire, Taine, Broglie, Weiss, Paradol. Je cite au hasard. Vous-même, Monsieur, il n’est pas d’année, depuis 1859, où votre nom ne figure dans ce palmarès, jusqu’en 1865, où vous remportiez le second prix de dissertation française sur ce sujet : Devoir du Citoyen envers l’État. Le prix d’honneur allait à M. Jules Dietz, le distingué rédacteur des Débats. Une si constante réussite aurait dû faire hésiter les prétendus réformateurs qui ont supprimé cette antique institution du Concours général, poussés par ce besoin de changer pour changer qui a transformé l’Université en un vaste champ d’expériences. Elles n’ont pas été toutes heureuses.

Arrête, bûcheron, suspens un peu ton bras...

 

Ce cri de la forêt dans Ronsard, combien de vieilles créations françaises l’ont poussé sans que nos fanatiques de nouveautés l’aient même entendu !

Tout en poursuivant ainsi vos classes, vous receviez votre instruction religieuse dans l’église de Saint-Étienne-du-Mont où repose ce Pascal dont vous deviez être le meilleur biographe. L’esprit de piété profonde, recueillie et rigide, qui régnait dans ce catéchisme, fit sur vous, de votre propre aveu, une impression ineffaçable. Cette éducation religieuse s’accordait donc avec votre éducation domestique et votre éducation scolaire. Toutes les trois n’avaient offert à vos réflexions d’enfant, d’adolescent et de jeune homme, que des motifs d’estimer la vie. Vous n’aviez connu autour de vous que de braves gens. C’est avec une personnalité ainsi nourrie de foi et d’espérance, que vous décidâtes, entré à l’École normale, de vous consacrer tout entier à la philosophie. On a donné de ce mot beaucoup de définitions. La vieille formule de Platon et d’Aristote les résume toutes : la philosophie est la recherche des causes et des principes. Mais, pour reprendre votre formule à vous, c’est une recherche vivante. Voulant se tracer une peinture spirituelle du monde, le philosophe emprunte les premiers traits à sa propre expérience. La vôtre vous eût amené, tout naturellement, à voir dans la vie morale l’explication suprême, si vous n’eussiez, dès votre arrivée dans la haute spéculation, rencontré la Science, ou, plus justement, ce tableau de l’Univers physique et moral, dressé soi-disant d’après elle, que nous appelons aujourd’hui le Scientisme. Aux environs de 1870, la distinction entre les deux termes n’était pas faite, et Taine pouvait écrire : La Science approche enfin, et elle approche de l’homme. Elle a dépassé le monde visible et palpable des astres, des pierres, des plantes, où, dédaigneusement, on la confinait. C’est à l’âme qu’elle se prend, munie des instruments exacts et perçants dont trois cents ans d’expériences ont prouvé la justesse et mesuré la portée. La pensée et son développement, sa structure et ses attaches, ses profondes racines corporelles, sa végétation infinie à travers, l’histoire, sa haute floraison au sommet des choses, voilà maintenant son objet... L’homme est un produit comme toute chose... » J’ai tenu à citer ce texte si net. Il traduit d’une façon saisissante la portée à la fois et la limitation du Scientisme. C’est une disposition d’esprit qui consiste à étendre aux Sciences morales le principe qui domine les Sciences de la nature, à savoir : que tout phénomène est déterminé, qu’il a des conditions suffisantes et nécessaires, qu’il apparaîtra quand ces conditions apparaîtront, qu’il disparaîtra quand elles disparaîtront. Ce principe appliqué à la Physique, à la Chimie, à la Biologie, venait, dans la première moitié du siècle, d’engendrer des résultats extraordinaires. Les historiens, les esthéticiens, les moralistes, les écrivains même d’imagination en demeurèrent fascinés. Les uns et les autres crurent qu’en employant ce principe des Sciences naturelles et leur méthode dans le domaine de la vie psychologique, ils dégageraient des lois de la même précision. Nous les avons vus transformer la critique en une botanique des esprits, étudier l’histoire des religions comme un entomologiste fait la métamorphose d’un insecte, considérer l’œuvre d’art comme le résidu de la race, du milieu et du moment, inaugurer une poésie d’érudition et d’analyse, procéder, dans le roman et dans la comédie, comme des cliniciens à l’hôpital : « Anatomistes et physiologistes, je vous retrouve partout ! » s’écriait le Sainte-Beuve des Lundis, entraîné, non sans réserve, dans ce vaste et unanime mouvement des intelligences qui battit son plein entre 1850 et 1870, et qui eut bien sa grandeur. Les noms de Taine et de Renan, des Goncourt et de Dumas fils, de Flaubert et de Baudelaire, de Leconte de Lisle et de Sully Prudhomme, s’y trouvent associés, à travers la merveilleuse diversité de leurs talents, par un commun souci de rigueur et d’exactitude, par une recherche scrupuleuse du petit fait vrai, par la minutie soigneuse de l’observation et de la documentation, — toutes qualités très précieuses, — mais aussi, Sainte-Beuve ne s’y trompait pas non plus, par la dureté foncière et le pessimisme de leur vue de l’existence. C’est cette dureté, si émouvante dans des génies de passion et de pitié, comme un Baudelaire et un Sully Prudhomme, qui dénonce le vice secret du système.

Si le monde psychologique, en effet, participe à l’universel déterminisme que les Sciences positives démêlent dans la nature, si les phénomènes d’intelligence, de sensibilité, de volonté ne sont qu’une résultante, conditionnée par des groupes de phénomènes antérieurs et ceux-ci par d’autres, indéfiniment, où trouver place pour une personnalité, par suite pour une liberté, par suite pour une responsabilité ? Comment différencier les actes puisque chacun est également fatal, étant également déterminé ? L’univers moral, dans une pareille conception, peut-il être autre chose qu’un épiphénomène, une illusion surajoutée au jeu de l’immense mécanisme cosmique ? J’ai vu Taine, durant ses dernières années, se débattre pathétiquement contre les inévitables conséquences de ce meurtrier déterminisme. Je l’ai vu s’ingénier à retrouver cet univers moral, en caractérisant les œuvres et les hommes par leur bienfaisance et leur malfaisance. Il m’écrivait : « Personnellement, dans mes Origines de la France contemporaine, j’ai toujours accolé la qualification morale à l’explication psychologique. Mon analyse préalable est toujours rigoureusement déterministe et ma conclusion terminale est rigoureusement judiciaire... » Judiciaire ? Au nom de quoi ? Quelle sera la mesure de la bienfaisance et de la malfaisance, pour une activité à laquelle le choix est interdit et qui n’est qu’un automatisme lucide ? La distinction entre le Bien et le Mal suppose que le Bien représente un ordre et le Mal un désordre librement voulus par l’homme ; qu’il doit se soumettre à l’un, éviter l’autre. Mais s’il ne le peut pas, il ne le doit pas. Si nos résolutions ne sont qu’une sonnerie dernière de l’horloge mentale, de quel droit demanderons-nous à la sonnerie ce qui n’était pas dans les rouages ? L’irritation de Taine contre cette conséquence du Scientisme atteste qu’il en voyait trop bien la logique. Comme ce très grand homme était aussi un très honnête homme, et que son génie se doublait des plus sérieuses vertus bourgeoises et civiques, une voix protestait en lui, au soir de sa vie, contre la doctrine dont s’était enivrée sa jeunesse. Il n’a pu ni complètement l’écouter, ni la faire taire.

Chez vous, Monsieur, cette voix a protesté tout de suite, quand, à vingt ans, vous avez découvert et compris la conception purement mécanique du monde. Était-ce donc vraiment là l’expression dernière de la Science ? À cette question votre plus intime sensibilité répondait : non. Mais vous étiez déjà dressé à une trop virile discipline pour ne pas vous en rendre compte : les arguments de sensibilité ne sauraient prévaloir contre les arguments intellectuels qu’à la condition d’être devenus eux-mêmes intellectuels. Il ne s’agit pas de nier la Science ni d’en rien rejeter. Elle existe, et indestructible. Nous éprouvons à toute heure, à toute minute, en l’utilisant au service de nos besoins personnels, la certitude de ses lois et leur infaillibilité. Pour vous, qui aviez préparé très sérieusement les examens scientifiques exigés des candidats à l’agrégation de philosophie, cette certitude et cette infaillibilité étaient plus indiscutables encore. Votre frère, Léon Boutroux, l’élève de Pasteur, comme, plus tard, votre admirable beau-frère, Henri Poincaré, ont toujours été là pour vous maintenir dans l’atmosphère et la familiarité du penser scientifique. Le problème, vous l’avez vu dès le premier jour, n’est pas de chercher si la Science, en prenant ce terme dans sa triple signification mathématique, physico-chimique et biologique, méconnaît la réalité, — il est incontestable qu’elle ne la méconnaît pas, — c’est de rechercher si elle l’épuise. Or, votre expérience propre vous attestait qu’elle ne l’épuise pas, et qu’il y a des phénomènes d’une qualité telle que les réduire à des lois mathématiques, physiques et biologiques, ce serait les supprimer. Ces phénomènes ont été enregistrés, à travers les siècles, par toutes les consciences préoccupées de vie morale. Ainsi s’est constituée la tradition philosophique et religieuse. Pour vous initier à cette tradition, dans ce qu’elle a de plus essentiel, vous avez eu, à l’École normale, et au moment même où vous vous heurtiez au Scientisme, un maître incomparable. J’ai nommé notre vénéré confrère de l’Académie des Sciences morales, M. Jules Lachelier, celui à qui nous devons cette formule, la plus lumineuse définition peut-être qui ait été donnée de l’existence de Dieu : « Le monde est une pensée qui ne se pense pas, suspendue à une pensée qui se pense. » La valeur de l’enseignement de M. Jules Lachelier, c’était surtout M. Jules Lachelier. Vous arriviez à l’École, vous nous l’avez dit, croyant que la philosophie était faite ; qu’elle consistait en une collection de théories à extraire des grands philosophes, à élucider et à relier les unes aux autres. M. Lachelier vous donna le spectacle d’un homme qui pensait, qui cherchait, qui n’arrivait pas à se contenter. Pour lui, la philosophie n’était pas faite, elle se faisait, il la faisait, en lui-même avec sa réflexion, en vous avec sa parole. Et quelle parole ! Captivante, familière, précise, parfois d’une énergie et d’une originalité surprenantes, — ainsi quand il affirmait en ces termes l’immortalité de l’âme, en défendant sa thèse sur l’Induction : « Le feu divin n’a pas besoin de briques », — une parole abondante et concise, exacte et pittoresque, spirituelle et passionnée ; quelque chose comme la phrase ample, puissante et souple d’un Platon et d’un Malebranche. Sa prise sur ses élèves était souveraine, et sur tous. Il séduisait les littéraires par son humanisme savant et délicat. Il secouait les philosophes par sa critique pénétrante et impitoyable. À tous, il faisait entrevoir une création plus belle et plus vraie que l’œuvre littéraire, et philosophique la plus accomplie : l’esprit lui-même, se donnant à la vérité et répandant autour de lui la vie supérieure dont il déborde. Qu’une telle intelligence fût pénétrée de la tradition philosophique et religieuse, qu’elle y demeurât attachée, qu’elle s’en nourrît, c’était la preuve que cette tradition se continuait, qu’elle avait sa valeur vivante, qu’elle correspondait à une réalité. Et cependant, si le Scientisme avait raison, cette tradition n’avait même pas le droit d’exister. Pour les Sciences positives, qu’elles soient mathématiques ou physiques, chimiques ou biologiques, la tradition ne compte pas, sinon à titre de curiosité. Elles ne vivent que dans le présent et dans l’avenir. Pour un géomètre, les avatars par lesquels a passé un théorème n’importent point. Est-il vrai ou faux ? Tout est là. De même un physicien, un biologiste ne voient dans une loi que son exactitude. Pour eux, le fait seul existe, indépendamment des circonstances où il a été découvert. La tradition philosophique et religieuse, elle, attache un grand prix à la durée. Que dis-je ? Elle même est une durée, une communion avec les bonnes volontés de tous les siècles. Il y entre un élément de vénération qui n’a pas sa place au laboratoire. Là, aucune autre autorité que celle de l’expérimentation. Le vieux Magendie exprimait cela d’une façon bien pittoresque : « Chacun, » disait-il à Claude Bernard, « se compare, dans sa sphère à quelque chose de plus ou moins grandiose, à Archimède, à Newton, à Descartes. Louis XIV se comparait au soleil. Moi, je suis plus humble, je me compare à un chiffonnier. Je me promène avec ma hotte dans le dos et mon croc à la main. Je cherche des faits : quand j’en ai trouvé un, je le pique avec mon croc et je le jette dans ma hotte. » Voilà le savant. Mais le fait psychologique et moral n’est-il pas lui aussi un fait ? Toute votre éducation vous disait qu’il en est un. L’enseignement de M. Lachelier vous confirmait dans cette conviction. Vous voyiez d’autre part ceux qui relevaient de la Science et qui professaient le culte du fait ne pas accepter ce fait-là. N’ayant pas encore distingué la Science du Scientisme, vous vous trouviez pris dans ce dilemme : ou bien sacrifier la Science, et ce sacrifice vous sembla toujours impossible, — ou bien sacrifier le monde moral, et cet autre sacrifice ne vous était pas moins impossible. Tout l’effort de votre pensée a été de chercher une conciliation, entre des données également nécessaires et qui paraissaient inconciliables.

C’est en 1874, dans votre thèse, qui fit époque, sur la Contingence des lois de la nature, que vous nous avez apporté votre solution de ce problème. Les doctrines fécondes se reconnaissent à ce double caractère : elles sont très personnelles au philosophe qui les a conçues et elles se raccordent au mouvement général de son temps. Ainsi de Descartes, génie si original, et comme génie ses théories s’harmonisent avec l’activité littéraire, artistique et sociale du XVIIe siècle ! Pareillement, pour qui embrasse, d’un coup d’œil d’ensemble, les quarante et quelques années écoulées depuis la guerre de 1870, votre philosophie s’apparente à toute une série de talents et d’œuvres qui ont peu à peu déplacé le point de vue de nos grands aînés. Le Scientisme, avec son appel exclusif au raisonnement, est en train de céder la place à un état d’esprit plus large et plus libre, qui admet aussi la légitimité des pouvoirs d’intuition, qui reconnaît un prix à l’inconscient et à ses divinations traditionnelles. La pensée d’aujourd’hui a pour pôle toutes les idées représentées par ce mot : la Vie, — comme la pensée de 1850 avait pour pôle toutes les idées représentées par ce mot : la Science, — et la pensée des Encyclopédistes toutes les idées représentées par ce mot : la Raison. Cette volte-face de l’âme contemporaine, vous la devanciez dans votre thèse. Mais, avant de parler de cette thèse, je voudrais encore marquer une influence qui contribua singulièrement à mûrir en vous la doctrine dont elle fut la première expression. Cette influence fut celle de quelqu’un dont je ne saurais prononcer le nom sans que toute ma jeunesse me remonte au cœur, car il fut également mon ami : le mathématicien Jules Tannery.

Vous aviez connu Tannery à l’École normale. En octobre 1871, nommé professeur au lycée de Caen, au sortir de votre première classe, vous le voyez qui vient à vous. Il vous dit simplement : « Moi aussi, je suis nommé à Caen. Nous avons une bonne année devant les mains. » Tous ceux qui l’ont approché à cette époque, comprendront que vous ayez écrit : « Pénétrer dans son âme, mêler mes idées aux siennes, fut une des joies les plus profondes qu’il m’ait été donné d’éprouver. » Tannery, qui est mort en 1910 professeur à la Sorbonne et sous-directeur des études à l’École normale, fut l’homme d’un très petit nombre d’œuvres. Son activité s’est employée à construire son esprit. On a publié de lui un mince volume de Pensées où chaque ligne respire la supériorité. Sa physionomie méditative, avec ses traits si fins, l’encadrement de sa barbe et de ses cheveux, rappelait vaguement en plus fragile, le subtil portrait du Vinci qui se voit au musée des Offices. Il avait quelque chose de cette complexité intellectuelle qui, poussée jusqu’au génie, fait l’indéfinissable magie de Léonard. Il était un mathématicien, et il était un artiste. Poète délicat, prosateur aigu, passionné de musique, passionné également de métaphysique, son rêve d’existence eût été de recréer la nature en la repensant par le dedans. Lui aussi était le prisonnier du Scientisme, mais un prisonnier qui souffrait, qui se débattait. Je trouve, dans ses Pensées, ce dialogue : « Mon ami, disait-on à un savant, qui dans sa partie n’ignorait rien de ce qu’on peut savoir, j’ai une question bien intéressante, à vous poser. — Il repartit : « Si elle est intéressante, je ne saurais y répondre. » Il signifiait, par là, que les problèmes d’origine, de cause et de fin, étant totalement exclues des Sciences positives, le nihilisme intellectuel en est le dernier aboutissement. Mais ces Sciences sont-elles les seules légitimes ? Dans une autre de ces Pensées, et après avoir dit avec Royer-Collard qu’on ne fait pas au scepticisme sa part, il ajoute : « Soit, abandonnons notre intelligence à l’ennemi. Laissons-le régner en maître dans ce pays dont il a tué ou chassé les habitants. Gardons notre Cœur, continuons d’aimer avec une ferveur croissante ce que nous savons être beau, être bon. » Et plus loin : « Ce qui donne à nos Sciences une clarté apparente, qui nous éblouit parfois, c’est que nous raisonnons sur des signes bien plus que sur des idées. S’il nous prend fantaisie de vouloir aller au fond des choses, de traduire ces signes, de remonter aux principes, tout devient obscur. S’il en est ainsi des Sciences les plus précises, peut-être ne faut-il pas nier la possibilité des Sciences morales, si mobiles, si obscures que soient les idées de liberté, de bien et de justice qui en sont le fondement. » Cette page de Jules Tannery date de l’époque où il enseignait à Caen. J’imagine volontiers qu’elle fut écrite au sortir d’un entretien avec vous. Elle pose le principe qui anime la Contingence des lois de la nature. Cette conception qu’il y a d’autres Sciences que les Sciences positives, avec d’autres méthodes, un autre objet, des lois d’un caractère différent et cependant une certitude aussi rigoureusement scientifique, c’était, à cette époque, une bien audacieuse hérésie ! Vous avez dû reculer d’abord devant elle, hésiter, en éprouver, en essayer la valeur sur l’intelligence du savant qu’un heureux hasard vous donnait pour collègue et qui devait assister, comme auditeur, à la soutenance de votre thèse. J’y étais avec lui. Je vois encore la petite salle où nous nous pressions. Je vois M. Caro, M. Janet, ces maîtres issus de M. Cousin, que l’originalité de votre philosophie déconcertait. En vous attaquant au Scientisme, vous affrontiez une doctrine qu’ils combattaient depuis des années, sans avoir trouvé le défaut de la cuirasse. Vous l’aviez trouvé, vous, et vous enfonciez le fer avec une tranquille hardiesse qui les épouvantait. J’entends M. Caro poser à votre idéalisme transcendantal, et d’un ton presque irrité, cette question : « Mais enfin, Monsieur, le corps existe. Qu’en faites-vous dans votre philosophie ? Et je vous entends, après un silence, répondre cette phrase que l’auteur de l’Imitation n’eût pas désavouée : « Le corps ? Le corps ? Ce n’est peut-être qu’une infirmité. » Formule spirituellement paradoxale qui servit de texte à une complainte fantaisiste de Tannery. Il y représentait M. Ravaisson, l’admirateur passionné de la Vénus de Milo, s’arrêtant devant le marbre sublime et s’écriant :

Quoi ? Son beau corps n’est qu’une infirmité !...

 

Ces outrances dans l’expression de la pensée sont jeux de philosophes. Ce qui n’était pas un jeu, c’était votre critique de la Science et votre réfutation du Scientisme. Je n’essaierai pas d’en reconstituer ici la dialectique. Un système qui a coûté des années de méditation ne saurait tenir dans le raccourci d’un paragraphe. J’en voudrais marquer seulement les grandes lignes et le résultat. L’idée maîtresse du Scientisme, c’est que l’univers s’explique par lui-même ; qu’il y a, entre les phénomènes dont cet univers est le total, une continuité ininterrompue. Les faits que nous qualifions d’inférieurs produisent les faits que nous qualifions de supérieurs. Le monde physico-chimique, par exemple, explique le monde biologique, lequel explique à son tour le monde psychologique et moral. Cette hypothèse qui prétend reposer uniquement sur l’observation du Réel, est-elle conforme au Réel ? Vous avez essayé de démontrer qu’elle ne l’est pas. À ce principe d’imbrisables continuité qui permettait à Taine d’écrire que « l’Univers tout entier dérive d’un fait général, semblable aux autres, loi génératrice d’où toutes les autres se déduisent », vous avez substitué le principe de discontinuité. Pour cela, vous vous êtes appuyé sur l’observation, vous aussi, et sur l’analyse. La partie très forte de votre thèse est celle où vous établissez qu’il y a des étages, des ordres de faits, absolument irréductibles les uns aux autres. Les faits chimico-physiques sont d’un ordre. Les faits biologiques sont d’un autre ordre. Les faits psychologiques et moraux d’un autre ordre encore. Le supérieur ne naît pas de l’inférieur, il s’y superpose. Ce terme, la Science, qui nous donne l’illusion d’une unité dans les objets de la pensée et dans cette pensée même, ne correspond à rien. Il n’est qu’un abstrait. Il n’y a pas une Science, il y a des Sciences, chacune avec sa méthode particulière, parce que chacune a son objet particulier. Il y a une Mathématique, une Chimie, une Physique, une Psychologie. Elles n’ont de commun qu’une règle, celle de la soumission au Réel, en effet ; mais le Réel n’étant pas un, cette commune règle fait leur différenciation, et c’est manquer d’esprit scientifique que de vouloir les ramener les unes aux autres. Telle est, résumée dans un schéma trop superficiel, la vue des choses qui se dégage de votre thèse. Vous appelez la contingence des lois de la nature, cette indépendance que ces lois vous paraissent avoir les unes par rapport aux autres. S’il y a véritablement des ordres étagés ou juxtaposés de phénomènes, chacun de ces ordres exige un principe spécial. Le Supérieur dès qu’il n’est plus issu de l’Inférieur, ne peut apparaître que par une création particulière. Le vieil adage : « Rien ne se perd, rien ne se crée » cesse d’avoir une valeur absolue. La stabilité ne règne pas sans partage dans l’univers. Le changement ne se ramène pas à la permanence, comme le prétend le Scientisme. Cette conclusion de votre étude renouvelait une idée chère à Joseph de Maistre. « Je ne vois pas dans le monde », disait l’auteur des Soirées, « ces règles immuables et cette chaîne inflexible des événements dont on a tant parlé. Je ne vois, au contraire, dans la Nature, que des ressorts souples, tels qu’ils doivent être pour se prêter, autant qu’il est nécessaire à l’action des êtres libres. » De Maistre tirait de cette hypothèse des conséquences qui ne sont pas les vôtres. Vous vous bornez à constater qu’il y a dans la réalité plus que n’en saisissent les Sciences positives, de même qu’il y a dans l’esprit plus que n’en saisit la conscience. Mais alors, si nous nous heurtons, dans la Nature comme dans l’Esprit, à « cet abîme et à ce silence » que les gnostiques prétendaient déjà exister au fond de toute réalité, de quel droit nous interdire, et au nom de quoi, une interprétation de cet universel mystère qui mette en accord les exigences de notre vie morale et celles de notre vie intellectuelle ? De quel droit nous amputer, au nom des Sciences, de toute notre tradition philosophique et religieuse, alors que ces Sciences et cette tradition ne fonctionnent pas dans le même champ ? Vous aviez trouvé la formule de conciliation qui vous permettait de tout sauver de notre double héritage. Vous nous invitiez non pas à rejeter les Sciences, mais simplement à mesurer leur portée ; non pas à proclamer leur faillite, mais à dresser leur bilan ; non pas à renier l’intelligence, mais à l’enrichir, en rendant leur place à côté des puissances de raisonnement aux puissances de sentiment. Le Scientisme nous avait donné du monde psychologique et moral une explication qui le détruisait. Vous nous proposiez une explication qui le justifiât. Ça-été le travail de votre maturité de préciser, de vérifier, de promouvoir cette doctrine.

Ce travail, vous l’avez accompli à travers le rude labeur du professorat. Vous avez, pendant de longues années, enseigné l’histoire de la philosophie à l’École normale, puis à la Sorbonne. N’ayant jamais séparé la spéculation de la vie et la pensée de l’action, vous avez considéré, comme jadis M. Lachelier, que l’œuvre suprême consistait à faire des esprits, et vous en avez fait beaucoup. Votre méthode, dans cet enseignement, procédait de votre vue générale du monde. De même qu’avec tous les éléments physico-chimiques on ne peut pas faire un être vivant, quoique, dans le vivant, l’analyse matérielle ne découvre que des éléments physico-chimiques, de même, dans le système d’un grand philosophe, un Platon, un Aristote, un Descartes, rien ne s’explique par l’état des esprits et des connaissances contemporaines, quoiqu’on trouve en lui toutes les idées et toutes les connaissances contemporaines. Il y faut la spontanéité du philosophe, sa personne, qui, en coordonnant ces éléments préexistants, les a comme vivifiés. L’histoire de la philosophie, c’était pour vous l’histoire de ces spontanéités successives, l’union avec ce qu’il y eut de plus personnel, de plus intime dans chacun des initiateurs qui nous ont légué, fût-ce à travers leurs erreurs, l’exemple salutaire de leur intelligence et de leur sensibilité en travail. Vous invitiez vos élèves à comprendre que tout système est une inspiration à retrouver, un état de l’âme à recréer en soi. Une grande artiste littéraire qui s’est trouvée, ce jour-là, un grand philosophe, l’a dit superbement : « Notre affaire n’est pas de surprendre les secrets du Ciel au calendrier des âges, mais de les empêcher de mourir inféconds dans nos cœurs. » Cette admirable phrase de George Sand aurait pu servir de devise à vos leçons. Aussi, exercèrent-elles une séduction irrésistible. La vie a toujours suscité la vie, l’amour a toujours suscité l’amour. Un de vos auditeurs d’autrefois, — et qui n’est pas suspect de tendresse pour l’Université, les paroles mêmes que je vais citer le prouvent, — M. Pierre Lasserre écrivait de vous, cet été : « Des maîtres que j’ai eus à la Sorbonne, il n’est pas le seul que j’aie estimé, mais il est le seul que j’aie aimé. Il est le seul qui ait éveillé chez moi les émotions de l’intelligence, et avec quel charme ! » Des disciples ainsi conquis, ainsi possédés par la pensée d’un Maître, sont les propagateurs les plus efficaces de cette pensée. Par eux, vous avez pénétré les intelligences de votre époque d’une irradiation imperceptible, mais continue. Les grandes révolutions d’idées se font de la sorte. Elles aussi sont des mouvements vivants, et derrière lesquels agissent de vigoureuses personnalités. Vous avez prodigué la vôtre sans mesure, dans vos deux chaires, d’abord, à l’École et à la Faculté, puis quand, en 1902, mis à la tête de la Fondation Thiers, vous avez eu plus de loisirs, vous en avez profité, non pour vous reposer dans l’atmosphère de vénération dont les pensionnaires de cet Institut vous entourent, mais pour porter à l’étranger, avec une ardeur d’apôtre, une parole et une pensée françaises. En 1904 et en 1905, vous donniez à l’Université de Glasgow les Gifford lectures, soit deux séries de douze leçons chacune, sur la Nature et l’Esprit. On vous a entendu tour à tour à Genève, à Heidelberg, à Bologne, à Copenhague, à Cambridge, près de Boston, où vous avez professé à l’Université de Harvard un cours entier sur la Contingence et la Liberté. En octobre dernier, vous étiez de nouveau aux États-Unis, à l’Université de Princeton, où vous parliez de la Science et de la Culture. Autant de voyages, et je n’ai mentionné que les principaux, autant de croisades contre les deux hérésies, que vous considérez comme les deux grandes erreurs pseudo-scientifiques : l’hypothèse de l’universel mécanisme et le naturalisme irréligieux. Une modestie exagérée vous a empêché de réunir en volumes tant de leçons et de conférences. Que de beaux livres, perdus, ou, j’espère, différés, à en juger par ceux trop rares que vous avez publiés : Science et Religion, Études d’histoire et de Philosophie, de l’Idée des lois naturelles, et surtout par vos deux grands essais de biographie psychologique : celui sur l’Américain William James et celui sur Pascal, — portraits d’une touche si subtile et si vigoureuse ! Ils rappellent ces toiles de Philippe de Champaigne, d’une physionomie à ce point expressive que nous les voyons penser devant nous.

Une sympathie de race, j’ose dire, devait vous attirer vers Pascal. Le problème qui vous a tourmenté dès le premier jour, celui de l’accord entre la Science et la Foi, ce géomètre dévot n’en est-il pas la solution vivante ? Qu’un tel homme ait existé, c’est une preuve par le fait, contre laquelle aucune argutie ne saurait prévaloir. Les gens du XVIIIe siècle ne s’y sont point trompés ; pas plus Condorcet que Voltaire, ce dernier traitant tout simplement Pascal de fou et de malade, et lui appliquant ces deux vers :

Bonne ou mauvaise santé

Fait notre philosophie.

 

La maladie, vous l’avez montré dans votre magistrale étude, n’entra pour rien dans le développement des idées de ce beau génie. Sa conversion définitive eut lieu en 1653, vers sa trentième année ; et dans un temps où sa santé lui laissait assez de répit pour qu’il ait songé à prendre une charge et à se marier. Vous avez fait justice aussi de la légende imaginée par les rationalistes, et acceptée par les romantiques, d’un Pascal douteur et désespéré, qui aurait demandé au suicide de sa raison l’apaisement de son scepticisme. Vous avez établi que, chez Pascal, le croyant a sa racine dans le savant. Parce qu’il voit, parce qu’il reconnaît le prix et la grandeur reconnaît la Raison, il s’étonne de voir, de reconnaître aussi ses insuffisances. Parce qu’il admire la portée de la Science, il s’arrête stupéfait devant ses limitations. Mais il ne nie pas la Raison. Il ne nie pas la Science. Personne n’a proclamé plus fermement que lui la dignité de la Pensée. C’est la Pensée qui fait de l’Homme un roi, hélas ! dépossédé. Pascal lui fait son procès, à cette Raison, non pour lui reprocher d’être faible, mais, étant si forte, de ne l’être pas encore assez. Il lui cherche sa place, non pour la détruire, mais pour la situer. En cela, sa dialectique offre une ressemblance saisissante avec la vôtre. Cette place, il la trouve entre les deux puissances d’intuition : les sens d’une part, qui dans leur domaine, les phénomènes physiques, sont des témoins sûrs, — le cœur, d’autre part, dont la fonction propre est de s’attacher aux choses divines. La Raison, pour Pascal, est un serviteur entre deux maîtres. Sa besogne légitime est de s’unir aux sens, quand il s’agit du monde des corps, et c’est la Science ; de se joindre aux impressions de la grâce sur le cœur, quand il s’agit du monde divin, et c’est la Foi. Quand on ouvre le livre des Pensées, après votre analyse, la personnalité de leur auteur s’éclaire d’un jour si net ! On aperçoit dans l’audacieux apologiste, non pas une âme égarée et desservie par l’infirmité de ses organes, non pas un esprit de sectaire, emprisonné dans son siècle et ses superstitions ; mais un homme complet, ayant vécu pleinement sa vie. Aucune de ces facultés n’a été ni diminuée ni sacrifiée par sa piété. Suivez-le qui argumente ! Comme le muscle de cette intelligence reste vigoureux, comme il reste agile !... Il écrit. Comme la flamme de la passion est ardente en lui ! Comme elle le brûle, et comme elle vous brûle... Il imagine. Comme l’observateur et le visionnaire sont intacts, et quel ouvrier de style ! C’est un peintre et que Saint-Simon n’a pas surpassé. Ainsi quand il nous évoque ces « trognes armées » qui entourent les Rois. C’est un satirique et qui égale La Bruyère. Ainsi quand il nous parle du nez de Cléopâtre. « S’il eût été plus court, la face du monde eût été changée » ; ou du « petit grain de sable » qui arrêta la fortune de Cromwell. C’est un poète et qui égale saint Augustin, quand il fait dire au Sauveur dans son célèbre Mystère : « J’ai versé telle goutte de sang pour toi dans mon agonie. » Que le plus puissant écrivain de la langue française en ait été le plus religieux, quel appui donné à la thèse qui court d’un bout à l’autre de votre œuvre, que supprimer dans l’âme humaine le sens de l’au-delà, ce serait, non pas l’affranchir, non pas l’élargir mais l’amoindrir, mais la mutiler !

Il y a du Pascal dans William James, quoique au premier regard son optimisme un peu aventureux contraste étrangement avec le messianisme contracté du Port-Royaliste et que la prose rapide, cursive, presque causée, des Variétés de l’Expérience religieuse ne rappelle guère les prodigieux raccourcis des Pensées. L’un et l’autre, cependant, le Bostonien de la seconde moitié du XIXe siècle et le Français de la première moitié du XVIIe, se ressemblent par la manière, tout empirique — William James eût dit pragmatique — dont ils ont considéré le surnaturel. Rien de curieux comme le Curriculum Vitae du psychologue de Cambridge, tel que vous nous le contez. Fils d’un Révérend, qui fut l’ami d’Emerson et adepte de Swedenborg, frère d’Henry James, le grand romancier, William James est élevé à Londres, à Paris, à Boulogne-sur-Mer, à Genève. Il commence par étudier la peinture, puis la médecine. De 1873 à 1876, il est instructeur d’anatomie et de physiologie à l’Université de Harvard. Il s’adonne ensuite à la psychologie physiologique, enfin à la psychologie tout court. Quand je l’ai connu là-bas, en 1893, c’était le titre de sa chaire. Il traversait alors la crise qui devait l’amener sur les confins du mysticisme. C’était un homme de cinquante ans, d’une minceur et d’une souplesse juvéniles, avec une incroyable mobilité du regard et du visage. Tout en lui respirait l’intelligence, mais une intelligence active et directe, infiniment sensible à l’impression du jour, de l’heure, de la minute, aussi réfractaire que pouvait l’être un Magendie à l’esprit de système. Il avait fondé avec ses amis la Société américaine de Recherches psychiques, dans le but d’étudier tous ces phénomènes anormaux : la télépathie, le somnambulisme, la double vue, les désintégrations de la personnalité, jusqu’au spiritisme, inclusivement. Il me disait, et ces paroles, que j’ai notées au moment même, s’accordent bien avec la courbe de sa pensée, telle que vous nous la décrivez : « Il y a ainsi, de par le monde, je l’ai constaté, d’innombrables intelligences, pour lesquelles la Science est aussi méprisable qu’elles-mêmes sont méprisables pour la Science. La Science a pour principe qu’il y a une vérité indépendante de l’individu, susceptible d’être communiquée à n’importe qui. Ces gens croient au contraire qu’il y a une révélation constante, proportionnée par une Providence aux besoins de chacun. Quand je les ai connus, élevé comme j’avais été dans l’orthodoxie scientifique, je n’ai pas compris ces gens. » — « Et aujourd’hui ? » lui demandais-je. — « Aujourd’hui, je pense que les uns et les autres ont raison. » Cette orthodoxie scientifique dont William James parlait avec cette ironie, c’était le Scientisme. En étudiant ce qu’il appelait les hétérodoxies de l’intelligence et de la sensibilité, il cherchait la preuve que notre domaine psychique dépasse le cercle étroit de notre conscience ; la preuve que nous ne connaissons pas l’étendue de nos facultés, la preuve, par suite, qu’il peut y avoir des réalités différentes de celles dont les Sciences positives dressent le tableau. Il pratiquait à la lettre le conseil donné par Hamlet à Horatio. Celui-ci s’écrie quand le fantôme a disparu : « Par le jour et la nuit, Monseigneur, voilà qui est merveilleusement étrange. » Et Hamlet de répondre : « Accordez-lui donc la bienvenue qu’on doit à l’étranger. Il y a plus de choses dans le Ciel et sur la Terre que n’en a jamais rêvées notre philosophie. » Une fois cette certitude acquise, James était à l’aise pour porter la question de la vérité ou de l’erreur religieuse, sur un terrain absolument nouveau. Elle devenait pour lui purement expérimentale. De là sa grande enquête sur les Variétés de l’expérience religieuse, et sa conclusion qu’il existe des états où l’individu a conscience d’entrer en communication avec une puissance consciente et personnelle comme lui-même, mais incommensurablement supérieure à sa propre nature, — j’emprunte ces formules à votre analyse —, où il se sent en présence d’une personne véritable et pareille à la sienne, d’un être qui l’entend, le comprend, le secourt, le guide. Ces états sont-ils pathologiques ? Non, dit James. Correspondent-ils à une réalité ? Oui, s’il est vrai que l’action est l’épreuve de l’intelligence, puisqu’ils impliquent un agrandissement, un enrichissement de notre personne à nous. Que nous voilà de nouveau près de Pascal et de son conseil fameux sur la foi obtenue par la pratique ; et près aussi, tant la vérité est une sous des apparences si diverses, de la formule chère à Goethe : « Im Anfang war die Tat ; au commencement était l’Action. »

Vous-même, Monsieur, ne venez-vous pas de nous dire, au début de votre discours, quel prix vous attachez à l’Action ? Comment en pourrait-il être autrement, alors que toute votre philosophie repose sur le contrôle de l’intelligence par la vie ? Vous n’auriez pas été logique avec votre propre doctrine, si, pensant de la sorte, vous ne vous étiez pas préoccupé des circonstances parmi lesquelles vous l’élaboriez et de son retentissement immédiat C’est encore Goethe qui disait : « Veux-tu pousser dans l’Infini ? Avance de tous côtés dans le fini. » — L’analyse que j’ai essayée de votre philosophie demeurerait incomplète si je n’insistais pas sur ce point que j’ai touché, mais à peine. Elle a été conçue au lendemain des désastres de 1870. Que les impressions reçues alors aient exalté en vous le besoin d’arracher l’âme de la France à des théories de pessimisme que vous jugiez incompatibles avec son relèvement, la chose est certaine. Votre pudeur d’esprit, qui répugne aux confessions intimes, ne vous a pas permis de traduire en termes explicites ce sens patriotique de votre œuvre. Il apparaît partout, pour qui sait vous lire. Combien vous restez, après quarante-trois ans, un de ces Français de 1870 qui n’ont pas oublié, vous venez de nous le prouver par l’accent avec lequel vous avez parlé de votre prédécesseur dont l’existence fut, pendant ce demi-siècle, tout entière en fonction de la tragique année. Quand on approchait M. le général Langlois, on avait aussitôt l’impression, à son regard, à sa physionomie, d’une âme claire, illuminée, réchauffée jusqu’en son fond, par une grande et unique idée. Cette Idée, c’était celle de la reconstruction nationale. Vous l’avez poursuivie l’un et l’autre, chacun dans votre donnée : vous, en redressant la mentalité des nouveaux venus, lui, en les préparant à la guerre. La guerre ! Le général Langlois n’avait jamais cessé d’y penser, même avant 1870 ; mais avec quelle différence de sentiments ! Né en 1839, à Besançon, il avait grandi parmi des souvenirs héroïques. Son oncle, M. de Mâcon, qui l’éleva, s’était engagé à dix-huit ans pour faire la campagne de Russie. Il fut blessé à Waterloo. Ce que fut pour vous, Monsieur, le souvenir de Lauze de Perret, les récits de M. de Mâcon le furent pour le général Langlois. Ils firent de lui un soldat, — mais un soldat d’une armée heureuse. Waterloo avait vraiment été la défaite glorieuse à l’envi des victoires, et les guerres d’Afrique, de Crimée, d’Italie, venaient de prouver que la vieille énergie militaire de la race restait intacte. Aussi quand le capitaine Langlois, âgé exactement de trente et un ans, partit de Valence pour Metz, au mois d’août 1870, avec le 17e régiment d’artillerie à cheval, il ne s’attendait certes pas au spectacle dont il allait être le témoin. Vous avez dit quelle leçon il en tira et comment toute sa pensée en demeura influencée. Je demeure frappé de l’analogie que ses méthodes présentent avec les vôtres. De même que vous avez contrôlé par votre expérience directe le Scientisme philosophique de vos aînés, le général a contrôlé par son expérience directe le Scientisme militaire dont les applications erronées nous avaient perdus. Il a été un pragmatiste, comme vous, comme William James, comme Pascal. Et pragmatiste, de ce pragmatisme-là, qui est un moyen et non pas une fin, la voie vers une doctrine et non pas une doctrine, il l’est resté jusqu’au bout. Rien de pathétique, rien d’édifiant, comme son soin de toujours vérifier et rectifier ses idées d’après les faits, d’après la réalité vivante. Son plus célèbre livre : L’Artillerie de campagne en liaison avec les autres armes, les campagnes de 1886 et de 1870 le dominent. La guerre Russo-Turque se produit, le général Langlois l’étudie ; celle du Transvaal, il l’étudie encore. Ses deux retentissantes brochures : Conséquences tactiques du progrès de l’armement et Deux guerres récentes, en font foi. Il se trouva là en conflit avec son ancien chef, le général de Négrier. Cette discussion courtoise atteste chez l’un et chez l’autre le même amour passionné des armes. Nous les retrouvons encore l’un et l’autre, préoccupés des enseignements de la guerre Russo-Japonaise. À l’un, au général Langlois, cette guerre inspire un nouveau travail sur l’Organisation de l’artillerie en campagne. L’autre, malgré son grand âge, va étudier sur place les troupes jaunes dont l’apparition dans les plaines d’Asie vient de surprendre le monde. J’aime à réunir dans un pareil hommage ces deux belles figures d’officiers généraux. La destinée leur devait, peut-être, de leur montrer, avant de mourir, ce dont ils avaient si longuement et si ardemment rêvé.

Cette destinée, vous nous l’avez rappelé, fut, pour le général Langlois, plus cruelle encore. Il n’a pris part à aucune bataille. En vous écoutant, je pensais que ce dut être pour notre valeureux confrère la plus grande épreuve. Il y a, dans les Commentaires de Blaise de Montluc, une phrase étonnante. Il raconte qu’au siège d’une petite ville appelée Capistrano, près d’Ascoli, il avait, lui alors tout jeune, et ses gens, pratiqué deux trous dans la muraille. « Et pour ce que j’en avais fait l’un, » dit-il, « je voulais passer par là ; » Et il ajoute : « Dieu me donna ce que je lui avais toujours demandé, de me trouver à un assaut, pour y entrer le premier ou mourir. » J’imagine qu’en relisant ce bréviaire des gens guerre que sont ces Mémoires, le général Langlois éprouva souvent une poignante mélancolie. Mais il a dû, comme vous nous l’avez dit, réagir aussitôt, et se rendre la justice qu’il avait servi, aussi bien que jadis Montluc, puisqu’il avait maintenu intact en sa personne le type idéal du soldat. Vous venez de nous montrer éloquemment que les nations, placées toujours et à chaque instant de leur vie, comme les individus, devant le carrefour d’Hercule, sont contraintes de choisir entre la voie de la mollesse, du bien-être, de l’abdication, et la voie de la virilité, de l’effort pénible, du sacrifice. Une loi, aussi mystérieuse qu’universelle, veut que la guerre, cette sanglante épreuve, soit la forme inévitable de cette contrainte. D’un bout à l’autre de l’histoire, nous constatons que les peuples qui ont voulu, enivrés de leur civilisation, s’en faire un instrument de jouissance et de paix, ont été livrés comme des proies à des peuples plus rudes. Ils ont été envahis et asservis. Leur renoncement, la largeur et l’opulence de leur hospitalité ne les ont pas sauvés ; ni même leur supériorité de culture, s’ils n’ont pas su la défendre les armes à la main. Nous ne possédons rien qui ne soit menacé, dès que nous n’avons plus l’énergie de maintenir cette possession par la force. Toute propriété n’est qu’une conquête continuée. C’est sa légitimité et c’est sa noblesse. Trop souvent les nations comblées sont tentées d’oublier ces vérités. Le rôle du soldat est de les leur rappeler, par sa seule existence. Si la guerre est le fond même de son devoir, elle n’est pas tout son devoir. Son devoir est d’incarner en lui un certain nombre de vertus et aussi d’habitudes qui disparaîtraient de la nation s’il n’y avait plus d’armées permanentes. Le soldat est celui qui fait profession d’être toujours prêt à se battre et à se battre dans le rang. Cela signifie qu’il doit sans cesse cultiver en lui l’endurance physique et morale, se préparer sans cesse au danger et sans cesse pratiquer l’obéissance dans la discipline. Il est un citoyen, certes, et même le plus important de tous, puisqu’il assure l’indépendance de la Cité, mais c’est un citoyen d’une espèce particulière. Il a son code, il a son costume, il a ses armes, il a ses tribunaux, il a sa vie. Tant qu’il sert, il ne peut pratiquer aucun commerce, aucune industrie. Son honneur est, comme celui du vrai Savant et du vrai Prêtre, de ne pas gagner d’argent. Son métier est quelque chose de plus qu’un métier. Nous attendons de lui plus que des autres. Il est le dévoué par excellence, le dévoué jusqu’au sacrifice du sang jusqu’au sacrifice de la volonté. Vous m’excuserez d’emprunter une comparaison à la physiologie mais depuis Menenius Agrippa et sa célèbre fable sur les membres et l’estomac, l’analogie entre le corps social et le corps humain est d’ordre classique. Les physiologistes donc disent que certaines glandes, qu’ils appellent endocrines, ont, indépendamment de leurs fonctions immédiates, des sécrétions internes qui influencent le milieu vital. Une de ces sécrétions vient-elle à manquer, l’équilibre de ce milieu vital est détruit et la santé de l’ensemble compromise. Il semble que certains types sociaux introduisent, eux aussi, dans le milieu national, des principes actifs dont la disparition ou l’amoindrissement diminueraient sa tonicité. Parmi ces types aucun n’est plus caractérisé que le soldat. « L’Armée », écrivait, l’année dernière, un de nos jeunes officiers, M. Ernest Psichari, dans son beau roman : l’Appel des Armes, « l’Armée comporte en elle-même sa morale, sa loi, et sa mystique. » Avoir pratiqué cette morale, affirmé cette loi, senti cette mystique, c’est avoir défendu en soi et autour de soi, un des éléments vitaux du pays. Cette religion de l’Armée, le général Langlois l’a gardée, fervente et passionnée, jusqu’au dernier jour. Elle explique les accents qu’il a su trouver à des heures décisives, ainsi à la tribune du Sénat, quand, indigné contre une loi qui touchait cette armée au vif de sa force en diminuant la durée du service, il s’écria : « Jamais, Messieurs, je n’ai tant souffert de l’impuissance de ma parole. Je donnerais ma vie pour avoir, en ce jour, en cette heure seulement, l’éloquence d’un grand tribun. » Il montrait mieux que de l’éloquence en cette heure-là. Il montrait un magnifique cœur de soldat, palpitant jusqu’à l’agonie devant l’imminence du danger français.

Vous dites vrai, Monsieur. Ce cœur n’a pas cessé de battre parmi nous. Son action dure encore. Elle dure, dans l’armée, par son enseignement, et, dans tout le pays, par son exemple. J’ignore si vous vous êtes jamais rencontré avec lui. Mais quelque éloignés qu’aient pu être vos chemins ils convergeaient vers le même but. Vous aviez le même mot d’ordre parce que vous vouliez tous deux la guérison de la France blessée et que votre doctrine à tous les deux, sur deux terrains différents, se résume dans un même appel à la valeur humaine. Cet appel, vous n’avez pas été les seuls à le pousser dans ce pays, et d’innombrables indices témoignent qu’il est entendu. Assis à la place même que j’ai l’honneur d’occuper aujourd’hui, Renan, recevant Cherbuliez, parlait des vieilles croyances qu’il jugeait si près de disparaître, et il disait : « C’est à ces formules pourtant que nous devons le reste de notre vertu. Nous vivons d’une ombre, du parfum d’un vase vide. Après nous on vivra de l’ombre d’une ombre. » Il concluait, dissimulant, sous un sourire, à son habitude, les anxiétés de ses prévisions : « Je crains par moments, que cela ne soit un peu léger. » Renan se trompait. Il parlait ainsi, il y a trente-deux ans, et voici que le vase sacré, ce Graal où nos aïeux puisaient la force et l’espérance, s’est rempli de nouveau. Voici que des générations se lèvent, pour qui le ciel est de nouveau peuplé d’étoiles, des générations dont leurs meilleurs témoins nous apprennent que, demandant, elles aussi, à la vie la vérification de la pensée, elle se sont reprises à croire, sans cesser de savoir, des générations qui se rattachent résolument, consciemment, à la tradition philosophique et religieuse de la vieille France. Même elles vous dépassent, Monsieur, sur quelques points. Beaucoup d’entre ceux qui les composent ne se contentent pas d’avoir dépouillé le préjugé du Scientisme. Ils vont jusqu’où allait Pascal. Dépassé ou non, vous aurez été l’un de leurs maîtres les plus écoutés, les plus efficaces, et, s’il est vrai que tant vaut l’Idéal d’un peuple, tant vaut ce peuple, vous pouvez vous rendre la justice d’avoir, comme le général Langlois, bien servi, et, comme lui, bien mérité de la Patrie.