Réponse au discours de réception de Frédéric Masson

Le 28 janvier 1904

Ferdinand BRUNETIÈRE

RÉPONSE

DE

M. Ferdinand BRUNETIÈRE
Membre de l’Académie

AU DISCOURS

DE

M. FRÉDÉRIC MASSON

Prononcé dans la séance du jeudi 28 Janvier 1904

 

 

Monsieur,

La véritable ingéniosité s’ignore, et le plus sûr moyen d’avoir de l’esprit est souvent de n’y pas prétendre. Vous paraissez croire qu’en vous appelant à remplacer M. Gaston Paris, l’Académie française aurait voulu donner pour successeur, à l’historien de Charlemagne, l’historien de Napoléon. Il se pourrait ! et le rapprochement serait assez piquant pour que l’Académie fût tentée de s’en faire honneur. Je doute pourtant qu’elle y ait songé. Vos titres sont de ceux qui valent par eux-mêmes. Aucun empereur d’Occident n’est intervenu dans votre élection. Et c’est même ce qui la distingue de quelques-unes de celles que l’on faisait du temps de Napoléon et peut-être de Charlemagne, — ces deux grands hommes, à ce que l’on conte, aimant assez intervenir, et, si je l’ose dire, quelque peu « tracasser » en tout.

 

Vous venez, Monsieur, de faire un éloquent éloge de votre illustre prédécesseur. Vous ne l’avez point placé trop haut. Le nom de Gaston Paris, inséparable du domaine où quarante ans durant notre savant confrère déploya son activité, ne l’est pas moins du mouvement des idées de son siècle ; et, à cet égard, je dirais volontiers qu’il n’eût dépendu que de ce philologue, s’il l’eût voulu, d’être, à son heure, le glorieux émule des Taine et des Renan. L’étendue de son érudition et surtout de sa curiosité, qui n’était vraiment indifférente à rien d’humain ; la variété de ses connaissances ; l’aisance mondaine avec laquelle il en portait le poids ; le goût très vif qu’il avait pour les idées générales, — et qu’en vrai stoïcien de la philologie, il se retranchait quand il écrivait, mais auquel il s’abandonnait dans la conversation ; — une facilité et une netteté de langage peu communes, toutes ces qualités, s’il l’eût voulu, eussent fait de lui l’un des guides ou plutôt l’un des maîtres des esprits de son temps. Et, s’il l’eût voulu, il n’eût dépendu que de lui de nous donner,— sous le titre des Origines Romanes, par exemple, — une œuvre dont la réalisation, enveloppant dans son plan l’histoire de trois ou quatre grandes littératures, eût sans doute pu soutenir la comparaison des Origines du Christianisme, ou des Origines de la France contemporaine.

 

À défaut d’une telle œuvre, la méthode rigoureuse dont il fut l’initiateur en France n’a peut-être pas exercé une moindre influence, et ce ne sont pas seulement les études romanes qu’elle a renouvelées, mais l’histoire littéraire elle-même. Comme vous avez eu raison, Monsieur, de faire, à ce propos, ressortir l’importance de sa Revue Critique dans la carrière de Gaston Paris ! À toute une génération de philologues et d’érudits, de critiques et d’historiens, dont vous êtes, et dont vous seriez encore, même si vous ne le vouliez pas, Gaston Paris a inspiré cet amour de l’exactitude et cette horreur de l’à peu près, qui ne sont que d’autres noms de la probité scientifique. Dans un ordre d’études, où le sentiment et le goût, les choses du monde les plus personnelles, régnaient en autorités capricieuses, il a introduit le respect de la vérité, la soumission au fait, la subordination du « Moi » de l’écrivain à la réalité. Si la plus grande erreur, la plus fréquente surtout parmi les hommes, est de croire, comme on l’a dit, que « les choses sont parce qu’on veut qu’elles soient », nul ne l’a plus impitoyablement que lui dénoncée, poursuivie, démasquée sous tous les déguisements qu’elle excelle à revêtir. Ce n’est pas encore assez dire : d’une question de méthode, il en a fait véritablement une question de morale ; et la conception de la critique s’en est trouvée transformée. On n’a plus osé parler d’un écrivain sans l’avoir lu ; produire un texte, ou citer une date, sans les avoir vérifiés ; juger un homme ou une époque sans les avoir étudiés ; exprimer une opinion sans avoir épuisé les moyens d’en contrôler la justesse. Nous plaindrons-nous, après cela, qu’à l’établissement ou à la démonstration de ces principes, Gaston Paris ait sacrifié l’éclat d’une réputation qu’il eût pu se faire aisément plus brillante ? Et, plutôt, avec la postérité qui a déjà commencé pour lui, n’admirerons-nous pas en lui cette forme, presque héroïque, de dévouement à la science ?

 

Il a fait d’ailleurs trois grandes choses, qui le maintiendront dans l’avenir au premier rang de ceux qu’on n’oublie pas : il a constitué le domaine de la philologie romane ; il a jeté les fondements de cette science, — ou pour mieux dire, peut-être, et ne pas inutilement prodiguer ce grand mot de science, — il a donc jeté les fondements de cette discipline, encore si nouvelle, qu’on ne sait de quel nom la nommer « littérature Européenne » ou « littérature comparée » et enfin il a dégagé, de l’ombre où elles s’enveloppaient, les plus lointaines origines de notre littérature nationale. Vous connaissez, Monsieur, son Manuel d’ancien français. C’est là, dans les deux cent cinquante pages où il a résumé l’histoire de la littérature française du moyen âge, c’est là, que l’on peut voir et mesurer ce qu’il faut d’érudition, et d’art même, pour écrire un livre élémentaire ; là, qu’on peut voir de quel amour Gaston Paris a aimé la langue de son pays. jusque dans ses balbutiements, comme Montaigne aimait Paris « jusque dans ses verrues » ; et là, se rendre compte enfin du service qu’il nous a rendu, en propageant, par le seul rayonnement de son autorité, la culture et le culte, à la fois, de cette langue et de cette littérature, en France, en Europe, et dans le monde entier. Car, il faut en convenir ! c’est par la littérature du moyen âge et par la philologie romane, que la France a été ramenée au sentiment de ses traditions longtemps méconnues, et l’étranger, — l’Anglais et l’Allemand, le Suédois et le Roumain, l’Italien et le Russe, — à une curiosité des choses de France dont nos romantiques les avaient déshabitués.

 

Il y a, Monsieur, dans votre œuvre, — avec un peu plus de grandiloquence, et un peu moins de précision, — quelque chose de cette rigueur et de cette sévérité de méthode qui caractérisent la manière de Gaston Paris. Mais, du reste, entre vous et lui, je n’essaierai pas de signaler d’autres analogies, et, au contraire ! quoique tous les deux Parisiens de naissance et de première éducation, tous les deux issus de la même bourgeoisie, tous les deux élevés et formés par la même Université, je dirai franchement qu’il ne serait pas facile d’imaginer deux natures d’esprit plus différentes. Vous avez seulement, comme lui, toujours et beaucoup travaillé vous avez aimé, comme lui, les papiers et les livres, vous les avez pratiqués et maniés, compulsés, collationnés, classés, catalogués, en votre qualité de bibliothécaire du ministère des Affaires étrangères ; et vous avez beaucoup produit. Un volume sur la Révolte de Toulon en Prairial an III ; un volume sur le Département des Affaires étrangères pendant la Révolution ; un volume sur les Diplomates de la Révolution ; une introduction magistrale aux Mémoires du cardinal de Bernis et une autre au Journal de Torcy ; un gros livre sur Le Cardinal de Bernis et un petit- sur Le Marquis de Grignan, seize volumes sur Napoléon : telle est votre œuvre. Elle est considérable ! et, en vérité, si je ne comptais sur la connaissance que notre auditoire en a déjà, ce serait à désespérer d’en donner une idée, même superficielle, en une heure d’horloge.

 

Certes, on trouverait plaisir et profit à retracer après vous, et d’après vous, Monsieur, dans l’austérité de son cadre janséniste, la belle et intelligente figure du marquis de Torcy. La forte race, bien française, que celle de ces Colbert, et, dans la paix comme dans la guerre, dans la défaite comme dans la victoire, quels serviteurs de leur pays ! On s’arrêterait moins longtemps à la physionomie du marquis de Grignan, qui semble n’avoir eu pour principal mérite que d’être le petit-fils de sa grand’mère. C’est quelque chose, je ne le nie pas ! quand la grand’mère s’appelait Mme de Sévigné. On aimerait, en revanche, considérer à loisir, et comme caresser d’un œil plus curieux, le visage poupin, tout souriant et tout rose, de ce galant abbé, tout musqué, notre confrère, dont la faveur ou le caprice de Mme de Pompadour firent successivement un ambassadeur, une façon de premier ministre, un prince de l’Église... Et, chose à peine croyable ! quand on eut ainsi fait, de celui que Voltaire appelait « Babet la bouquetière », un ambassadeur de Sa Majesté Très Chrétienne auprès du Saint-Siège, nul peut-être ne représenta jamais mieux la France dans la Rome d’autrefois, avec plus d’éclat ni de dignité, plus largement ni plus noblement, que François-Joachim de Pierre, cardinal de Bernis ! Est-ce que par hasard, ainsi que le croit l’illustre romancier de l’Étape, des grâces d’état seraient comme attachées à la naissance ? Je dirais plutôt que, si les situations en général sont ce que les hommes qui les occupent les font, il y en a quelques-unes aussi qui font les hommes ; des fonctions qui créent leur organe ; et qu’on s’élève aisément à la hauteur de son personnage, quand on a la conscience de représenter la France, et tout ce qu’était encore en Europe, et dans le monde, la France même de 1780.

 

Mais, dans la galerie de votre œuvre, une autre figure m’appelle, dont l’irrésistible attrait ne me permet pas de m’attarder davantage aux moindres : les empereurs, pas plus que les rois, n’aiment attendre ! Aussi bien, et tandis que vous traciez à larges coups de pinceau les portraits de Bernis ou de Torcy, vous prépariez-vous, dès lors, à devenir l’historien de Napoléon. Vous ne pouviez, dès lors, vous accommoder ni du Napoléon de la légende, ni du Napoléon de l’histoire officielle, ni du Napoléon des pamphlets soi-disant libéraux. Vous admiriez, comme nous tous, dans le Napoléon d’Hugo, l’imagination grossissante et démesurée du grand poète ; vous n’admiriez pas moins dans le Napoléon d’un Lanfrey, mais d’une autre manière ! ce qu’une fausse conception du libéralisme peut inspirer de sottises à un homme d’esprit. Et vous ne saviez pas encore pourquoi, mais vous eussiez cependant juré que tous ces portraits manquaient de ressemblance et de fidélité.

 

Vous vous appliquiez donc diligemment, passionnément, à les contrôler, à les vérifier, à les rectifier les uns par le moyen des autres ; vous consultiez tous ces documents que l’histoire a si longtemps dédaignés, ceux qui nous livrent l’intimité de l’homme, en le ramenant à la mesure de l’humaine condition ; vous le soumettiez, dois-je le dire ? aux mensurations de l’« anthropométrie » ; vous le suiviez, non seulement sur les champs de bataille ou dans ses courses à travers l’Europe, aux soirées de la Malmaison ou aux réceptions solennelles des Tuileries, mais « chez lui », dans ses appartements privés, dans sa chambre à coucher, dans son cabinet de toilette... Vous comptiez son linge : 36 gilets de flanelle, 9 douzaines de chemises de toile, demi-hollande, à 48 francs la chemise, — et 60 francs, quand elles étaient, si j’ose m’exprimer ainsi, de hollande tout entières ; — 12 douzaines de mouchoirs de poche, 19 douzaines de serviettes de toilette, 3 douzaines de « serviettes à enveloppe » sur lesquelles vous regrettiez de « n’avoir rencontré aucun renseignement » ; 3 douzaines de « chaussons de mérinos », qui peut-être étaient des « chaussettes ». Vous vous informiez de ses goûts en cuisine : s’il préférait le « poulet à la provençale », sans ail, « car l’ail lui faisait mal », ou, décidément, s’il aimait mieux le « macaroni à l’italienne », avec du parmesan ; et quelques-uns de ces détails, à mesure que vous nous les révéliez, nous paraissaient étranges, tant ils sont communs, je veux dire ordinaires ; mais, Monsieur, de la façon que vous en usiez, on s’apercevait bien vite que vous aviez l’art d’en faire de la vie ; et insensiblement, de votre enquête, une biographie se dégageait, une « monographie », à laquelle vous n’avez pas encore mis la dernière main, et cependant dont on peut déjà dire qu’elle sera la plus complète, la plus abondante, la plus intéressante, la plus diverse, la plus animée, la plus entraînante que l’admiration d’un homme de talent ait jamais consacrée à la gloire d’un grand homme.

 

Ce grand homme, — le plus extraordinaire peut-être que notre espèce ait connu depuis César, — vous ne vous attendez pas, Monsieur, ni personne dans cet auditoire, que j’essaie d’en esquisser le portrait. Je viens de m’en interdire le droit. Ce que l’énormité de la tâche ne vous a pas permis d’achever en quinze ou seize volumes, comment aurais-je la prétention de l’ébaucher en une heure ? « Je n’ai donné, — nous dites-vous dans l’Avant-Propos du treizième de ces seize volumes, — je n’ai donné de celui qui demeure le plus étonnant exemplaire d’humanité et qui est vraiment l’homme prodige, qu’une suite de croquis qui ne vont pas encore au portrait entier. » Ce serait de ma part une très ridicule ambition que de vouloir, en quatre coups de brosse, faire mieux, ou plus que vous. La grande joie de mettre un jour la dernière touche au tableau vous sera-t-elle accordée ? Je le souhaite de tout mon cœur ! En tout cas, et que ce soit pour vous ou pour un autre, vous en aurez solidement établi les « dessous ». Quand ils seront tous établis, nous connaîtrons alors Napoléon ; nous commencerons à le connaître. Il n’y aura plus en ce temps-là qu’un Napoléon, qui ne sera plus le mien, ni peut-être le vôtre, mais le vrai ! Et c’est pourquoi j’ai pensé, Monsieur, que la meilleure manière de vous accueillir dans cette Compagnie, je veux dire la plus courtoise, ne serait pas de substituer mon Napoléon au vôtre, mais de me restreindre à caractériser l’effort que vous avez fait, et la méthode que vous avez suivie, pour atteindre, de toutes les vérités, la plus changeante et la plus incertaine assurément qu’il y ait : c’est la vérité historique.

 

On ne s’instruit pas en s’amusant, quoi qu’en dise une certaine école de pédagogie, et ce n’est pas non plus en se jouant que l’on trouve la vérité. Mais ce qui rend la vérité plus difficile à rencontrer, et à fixer, en histoire qu’ailleurs, c’est que les moyens mêmes qui- sembleraient devoir nous y aider, la faussent ou la dénaturent. « Ce qu’on trouve dans les archives d’État, — nous dites-vous, Monsieur, vous qui les connaissez si bien, pour les avoir gardées, — mis à part les papiers individuels, les rapports de police et quelques pièces échappées par hasard aux destructions systématiques, c’est l’histoire préparée à l’usage des contemporains ou de la postérité, la matière pour les livres bleus, blancs ou jaunes, le thème pour les dissertations officielles des historiographes patentés. » Ces paroles sont vives : ne seraient-elles pas excessives, et ne voudrez-vous pas distinguer entre les documents d’archives ? Pour Gaston Paris, par exemple, c’était un document d’archives que l’inventaire de la garde-robe de Napoléon, et c’en était un autre que l’état des dettes de l’impératrice Joséphine. On pourrait dire qu’un document d’archives, pour nos archivistes, c’est celui qui n’en était pas un avant que d’entrer aux archives, un contrat de vente ou de bail, une facture de fournisseur, une note d’hôtel ou de restaurant. C’est encore, et pour tout le monde, un ordre écrit de Napoléon à son chef d’état-major, ou une lettre à son ministre de la police. Croirons-nous qu’il songeât à tromper la postérité, quand il arrêtait les dernières dispositions de la bataille d’Austerlitz, ou quand il griffonnait l’ordre de mettre en lieu sûr quelqu’un de ses sujets ? Mais si vous n’avez voulu parler que des archives diplomatiques, je crains, Monsieur, que vous n’ayez raison. « Dans des archives telles que celles de nos Affaires étrangères, nous dites-vous encore, on ne rencontre rien que de politique et de conventionnel, rien que de formaliste et de protocolaire. » Et voilà déjà qui est inquiétant ! Mais pensez-vous peut-être avec moi qu’on ne rencontre aussi rien que d’apprêté dans les Mémoires, et dans la plupart des Correspondances ? On n’écrit guère ses Mémoires, ses Confessions ou son Journal, que pour s’y justifier, ou s’y glorifier, aux dépens de ses contemporains. On y déguise, on y farde, et, passez-moi l’expression, on y « maquille » la vérité d’avance, pour la grande peur que l’on en a. Et si, enfin, les plus savants, les plus désintéressés, les plus impartiaux des historiens s’empêchent rarement, — oh ! sans le vouloir et sans le savoir, — d’incliner même les faits dans le sens de leurs opinions ou de leurs passions, que nous restera-t-il donc pour écrire l’histoire ?

 

Il nous restera, Monsieur, ce que vous avez appelé du nom de « divination » ; ce qu’on appelait jadis des noms d’« inspiration » ou d’« art » ; et ce que nous appellerons ensemble, si je vous ai bien compris, le « sens de la réalité » ou de la « vie ». N’ayons pas peur ici des mots, ni des clameurs qu’ils soulèveront ! L’histoire telle que vous l’avez conçue, — « quelque chose qui donne l’idée de la vie même, où l’on sente de la chair et des os, où l’on entende des cris d’amour et des hurlements de douleur, où les passions jouent leur rôle », — c’est l’histoire traitée, renouvelée, vivifiée par les moyens qui sont ceux du roman ; et votre vrai maître, celui dont on sent l’influence qui circule à travers votre œuvre, si vous tenez à ce que ce soit Michelet ou les frères de Goncourt, je le veux donc aussi, mais, bien plus qu’eux et avant eux, c’est Honoré de Balzac !

 

Vous avez écrit tout un volume sur Joséphine de Beauharnais : est-ce que la page que voici n’y pourrait pas servir d’« Introduction » ? « La créole est une nature à part, qui tient à l’Europe par l’intelligence, aux Tropiques par la violence illogique de ses passions, à l’Inde par l’apathique insouciance avec laquelle elle fait ou souffre également le bien et le mal. Nature gracieuse, d’ailleurs, mais dangereuse comme l’est un enfant qui n’est pas surveillé. Comme l’enfant, cette femme veut tout avoir immédiatement ; comme l’enfant, elle mettrait le feu à la maison pour cuire un œuf. Dans sa vie molle, elle ne songe à rien : elle songe à tout quand elle est passionnée. Elle a quelque chose de la perfidie des nègres qui l’ont entourée dès le berceau ; mais elle est aussi naïve qu’ils sont naïfs, elle sait toujours vouloir la même chose avec une croissante intensité de désir et couver son idée pour la faire éclore. » C’est une page du Contrat de mariage. Combien d’autres en pourrais-je aisément citer, d’une autre nature, que j’emprunterais à ces romans classiques entre tous : Une ténébreuse affaire, ou Un ménage de garçon ; et qui, toutes, respireraient le même sentiment de l’histoire, et précisément de cette sorte d’histoire où vous demandez que l’on entende « des cris d’amour et des hurlements de douleur » ; et d’où vous voulez que s’élèvent, — ce sont vos propres expressions, — « des faces d’hommes que nous reconnaissions pour nos frères ».

 

Une telle histoire ne s’écrit pas plus avec des « documents », qu’un roman ne se composerait avec des « statistiques » et des coupures de journaux. Elle n’est pas plus œuvre d’enregistrement, que le roman n’est œuvre de reportage ; et, à cet égard, l’erreur de nos romanciers naturalistes pourrait bien avoir été celle de quelques-uns de nos historiens. Il ne faut pas mépriser les documents, et on ne peut rien faire sans eux, mais l’histoire a pour objet, ou pour tâche, non, je pense, de les collectionner, mais de les critiquer, de les juger, de les interpréter. Quels qu’ils soient, diplomatiques ou autres, il en est d’eux comme des oracles, qui ne disent pas toujours, ni même à l’ordinaire, « tout ce qu’ils semblent dire ». Mais surtout, — et ici, Monsieur, je ne crois pas trahir votre pensée, — de cet amas de documents, qui se contrarient, qui se contredisent les uns les autres, ou qui se détruisent, bien plus souvent qu’ils ne se corroborent, la mission de l’historien est de dégager ce qu’ils contiennent encore de vie ; et, pour y réussir, il n’en a pas d’autre moyen que de chercher la vie où elle est, c’est-à-dire dans les passions et dans les vices de l’humanité ». Vous l’y avez cherchée, Monsieur, sans vous soucier ni de ceux qui vous reprochaient de « ne pas indiquer vos sources », ni de ceux qui vous accusaient de rabaisser la majesté de l’histoire, ni même de ceux qui s’indignaient que votre admiration pour « l’homme prodige » ne vous eût pas tout à fait aveuglé sur ses « passions » ou sur ses « vices » ; vous l’y avez loyalement cherchée ; — et, j’ose le dire, vous l’y avez trouvée.

 

Grâce à vous, nous savons maintenant comment Napoléon s’est formé. Vous nous avez montré d’abord en lui la profondeur de l’empreinte native, et vous en avez mis en lumière le trait original, distinctif et persistant. Qu’on ne nous parle plus désormais de Sigismond Malatesta, ni de Castruccio Castracani ! Le fils des Bonaparte et des Ramolino, l’élève d’Autun et de Brienne, est Corse ; il est « d’une société pour qui l’idée de famille est supérieure à toute autre conception sociale et gouvernementale, qui en est empreinte au point qu’elle y trouve toutes ses lois, qu’elle en fait la base de toutes ses entreprises, et la justification de toutes ses aventures » ; et, de cette société, il en est, lui, Napoléon, plus qu’aucun de ses frères ni sœurs. Vous insistez à bon droit, et vous nous dites encore : « Souveraineté du chef de la famille, solidarité entière des membres de la famille ; toute idée de justice, toute notion de bien général subordonnés à l’intérêt ou à l’avancement de la famille », c’est le fond premier, c’est la base presque physique, c’est l’assise originelle de ce caractère d’enfant. D’autres traits viendront s’y ajouter plus tard, et la recouvriront plutôt qu’ils ne la modifieront. L’expérience de la vie, l’étude, la réflexion personnelle produiront leur habituel effet, qui est d’adapter la jeunesse au « milieu », de la plier aux circonstances, de l’obliger à l’emploi des moyens qu’elle croit être ceux de « réussir ». Créature du jeune Robespierre, son orgueil n’empêchera pas le vainqueur de Toulon de faire sa cour à Barras, à Fréron. Il sera, puisqu’il le faut, « le général Vendémiaire ». Ses préoccupations se détourneront des affaires de son île. Dans ses « papiers », ceux que vous avez publiés, Monsieur, sous le titre de Napoléon Inconnu, et qui témoignent de son prodigieux labeur, — ils appartiennent à l’Italie ! — nous verrons son esprit s’ouvrir à des idées nouvelles, et déjà son génie s’annoncer. Mais, toujours et partout, nous le verrons aussi, non pas même et seulement « traîner », mais, j’oserai me servir de cette expression plus familière encore, « tirer » sa famille après lui.

 

Quels sentiments éprouve-t-il pour les siens, pour sa mère, tel de ses frères, ou telle de ses sœurs ? On ne sait, et c’est à peine s’il les envisage individuellement, mais tous ensembles, ils sont « la famille ». « J’ai envoyé à la famille cinquante ou soixante mille francs, assignats, argent, chiffons... Elle ne manque de rien », écrit-il au lendemain de Vendémiaire ; et, quelques jours plus tard, « il sera peut-être possible, dit-il, qu’il fasse venir la famille à Paris »... Et, en attendant l’arrivée de la famille, c’est Joseph, qu’il recommande à Barras pour en faire un consul, c’est Lucien, qu’il fait nommer commissaire des guerres, c’est Louis, qu’il appelle auprès de lui comme aide de camp, c’est Jérôme, qu’il met au collège de Juilly. Plus tard, bientôt, on mariera les sœurs. Il case aussi, quand il le faut, les beaux-frères de ses frères. C’est son devoir, tel qu’il le conçoit, si déjà ce n’est pas toujours son plaisir, et ce n’est pas pour lui, mais pour les siens, qu’un Bonaparte réussit. L’intérêt de la famille, la fortune de la famille, l’avancement de la famille, c’est ce qu’il est d’abord tenu de procurer ! Il ne l’est pas moins de respecter leurs préjugés, leurs préventions ou leurs antipathies, et, sans doute, voilà pourquoi, le 19 ventôse an IV, ni mère, ni sœurs, ni frères, personne de « la famille » n’est présent à Paris. C’est qu’en effet, ce jour-là, le général en chef de l’armée de l’Intérieur, désigné pour le commandement de l’armée d’Italie, s’il n’a certes pas voulu rompre l’union des Bonaparte, a cependant bravé le reproche de la diviser, en épousant Marie-Josèphe-Rose de Tascher de la Pagerie, vicomtesse de Beauharnais.

 

Pourquoi ne fait-on pas aux femmes, dans l’histoire, la place qu’elles ont tenue dans la réalité ? Un de nos confrères faisait dire, tout récemment, à l’un des personnages de son Maître de la Mer : « Sur cent hommes qui tiennent les grands rôles de la Comédie humaine, il y en a quatre-vingt-quinze qui ne jouent le leur que pour une femme. » Quatre-vingt-quinze, c’est beaucoup ! Napoléon fut-il un des cinq autres ? Si l’on veut répondre à cette question, ce ne sera désormais qu’en recourant à vos études sur : Joséphine de Beauharnais, Joséphine Impératrice et Reine, et Joséphine répudiée. On y verra de quelle passion fougueuse, exigeante et avide, le jeune général de l’armée d’Italie, entre deux victoires au nom sonore et retentissant, a aimé la créole indolente, que cela fatiguait bien un peu d’être aimée de la sorte, et qui le laissait voir, mais auprès de laquelle, et en même temps qu’à toutes les séductions de la femme, il lui semblait s’initier à toutes les élégances de l’ancien régime. On y verra le citoyen Premier Consul, dans les réunions officielles du Luxembourg, ou dans l’intimité de la Malmaison, associant à sa fortune, à ses honneurs, à sa gloire, à ses desseins de réconciliation de la nouvelle et de l’ancienne France, celle qui n’est encore que la générale Bonaparte, mais que, demain, l’Empereur environnera d’un luxe, d’un apparat, d’une splendeur, — et d’une complaisance, —où les prescriptions de l’étiquette laisseront passer et se mêler quelques traces de l’ancien amour. Et, de cet amour même, quand le maître de l’Europe et du monde croira qu’il ne subsiste plus en lui que le souvenir ou l’habitude, quand il commencera de songer au divorce, quand il cherchera déjà l’héritière dont l’alliance affermirait son trône, en l’inféodant au système des vieilles monarchies, c’est vous encore, Monsieur, qui nous aurez dit « les combats que se livrèrent ensemble sa politique et sa passion, et combien celle-ci est puissante, puisque, trois ans durant, elle aura tenu celle-là en échec ». Ceux qui savent tout, — et c’est en histoire, particulièrement, qu’il y a des gens qui savent toujours tout, — prétendront-ils à ce sujet que vous ne leur aurez rien appris ? Ils se tromperont ! Vous leur aurez appris que Napoléon fut un homme, et qu’avant de s’immobiliser dans la rigidité du bronze ou la froideur du marbre, cet homme fut de chair. C’est ce qu’on ne nous conte point, généralement, dans les histoires ; et on a beau dire qu’on le sait bien, à quoi sert-il de le savoir, si l’on se fait une méthode et comme une loi de l’ignorer ?

 

C’est encore ce jeu de l’amour et de la fortune, de la politique et des passions, — ce drame vivant et agissant, où les destinées du monde s’enchevêtrent et s’enchaînent aux caprices des individus, — que vous vous êtes plu à nous représenter dans les six volumes intitulés : Napoléon et sa famille.

 

Le mariage du général n’avait sans doute pas rompu les liens qui l’attachaient à sa famille ; il les avait cependant relâchés ; mais surtout, il en avait noué d’autres, et la famille se demandait lesquels seraient les plus puissants. L’époux de Joséphine allait-il rester l’homme des Bonaparte, ou deviendrait-il celui des Beauharnais ? Qui des deux l’emporterait, de sa famille naturelle ou de sa famille adoptive ? serait admise au partage de sa fortune grandissante ? hériterait un jour de lui, puisque sans doute il n’aurait pas d’enfants de sa créole ? Et lui-même, qui sentait, à mesure qu’il s’élevait, toute la fragilité, toute l’instabilité, toute la précarité d’un régime dont sa personne était l’unique fondement et l’unique support, de quel côté se tournerait-il ; où prendrait-il son point d’appui, — car la victoire et la guerre n’ont qu’un temps ; — et quels moyens son génie inventerait-il de consolider en terre de France, et comme d’y enraciner, ce trône où il était monté ?

 

Vous avez essayé, Monsieur, de nous le dire dans ces six volumes, dont il n’y a pas un épisode, un chapitre, une page qui ne se rapporte à cette question de l’héritage ou de l’hérédité. C’est pour assurer la durée de son œuvre par la propagation du pouvoir dans sa famille, que Napoléon a étendu sur l’Europe, à mesure qu’il la conquérait, ce réseau de royautés feudataires, — Joseph en Espagne, Eugène en Italie, Murat à Naples, Louis et Hortense en Hollande, Jérôme en Westphalie, — confondant ainsi, dans la réalisation de ses desseins politiques, comme il les unissait encore dans son affection, les Bonaparte et les Beauharnais. Eux, cependant, et ceux d’entre eux surtout, qui dans leurs veines, avec le sang du vainqueur d’Austerlitz et d’Iéna, croyaient sentir couler l’abondance de son génie, ne s’imaginaient-ils pas avoir des droits héréditaires, et comme un titre antérieur, sur ces royaumes que leur avait conquis et taillés l’épée de Napoléon ? Leur fortune ne les étonnait pas, puisqu’ils étaient ses frères ! Elle ne les satisfaisait point, puisque leur puissance n’était qu’une délégation ou une imitation de la sienne. Ils n’osaient pas le lui témoigner ! Mais ils le lui faisaient entendre, tantôt en agissant au rebours de ses instructions, tantôt en lui offrant leur « démission » de rois, tantôt encore en prenant contre lui, contre les intérêts de l’Empire, contre les exigences de la politique française, ce qu’ils appelaient les « intérêts de leurs peuples ». Cette prétention le transportait d’abord de colère et d’indignation, et, de Saint-Cloud, des Tuileries ou d’ailleurs, des lettres fulminantes partaient pour Madrid ou pour Naples, pour Amsterdam ou pour Cassel. Elles offensaient et elles blessaient. La solidarité de famille ne se brisait pourtant pas encore. Dans l’Europe de 1809, Napoléon avait encore besoin de ses frères, et ses frères, — s’ils envisageaient avec sérénité l’hypothèse de sa mort sur un champ de bataille, — avaient encore besoin de lui.

 

Le divorce avec Joséphine, la disgrâce momentanée d’Eugène, la quasi-répudiation d’Hortense par Louis resserraient même un moment les liens des Bonaparte entre eux. Mais déjà, dans l’esprit de l’Empereur, le système familial était remplacé par un autre. Le mariage avec Marie-Louise, la grossesse de la nouvelle Impératrice, achevaient de changer le cours que, depuis quinze ans, ses idées avaient suivi. Ni frère, désormais, ni beau-frère, mais père ! « Ses yeux se sont fermés, nous dites-vous, sur la race d’où il sort, pour s’ouvrir sur la race qui doit sortir de lui. » Rien ou presque rien ne survit plus en lui du Corse, de l’homme de son clan, de son passé d’hier ; l’idée « dynastique » succède à l’idée « familiale » ; et la voici qui prend corps, le 20 mars 1811, en la personne du Roi de Rome, son fils. C’est à ce moment et dans cette attitude que l’a fixé le poète :

 

Et lui, l’orgueil gonflait sa puissante narine,

Ses deux bras, jusqu’alors croisés sur sa poitrine,

S’étaient enfin ouverts !

Et l’enfant, soutenu dans sa main paternelle,

Inondé des éclairs de sa fauve prunelle,

Rayonnait au travers...

 

Et c’est ici, aussi, Monsieur, que votre récit, pour le moment, s’arrête...

 

À la vérité, dans les deux volumes que vous avez consacrés, l’un à l’Impératrice Marie-Louise, et l’autre, à Napoléon et son Fils, vous l’avez prolongé plus avant, jusqu’en 1821, et jusqu’en 1832... La France n’a jamais adopté dans son cœur ni le Roi de Rome, ni Marie-Louise et je me rappelle qu’au temps de ma jeunesse, l’opinion populaire, qui s’est toujours formée chez nous du mariage une idée religieuse, datait du divorce avec Joséphine le déclin de la fortune de Napoléon. Vous nous avez donné, dans ces deux derniers volumes, les raisons historiques, les raisons intimes, l’explication et la démonstration de ce jugement ou de ce sentiment. La légende a toujours eut d’être confirmée par l’histoire, mais l’histoire aurait tort de mépriser la légende. « Il est des courants, avez-vous dit, que nulle force humaine ne remonte ; il est des alliages que nulle flamme ne consolide, les éléments disparates n’en sauraient se mêler et se confondre ; ils luttent constamment pour leur libération ; ils s’annulent et se détruisent l’un l’autre. Le jour où, méconnaissant son point de départ et sa mission, Napoléon s’est cru légitime, le jour où il a renié la Révolution, la légitimité l’a dévoré, lui, son Empire, sa dynastie et son héritier. » J’irais encore plus loin, Monsieur, je remonterais plus haut encore que vous, et je dirais volontiers que, si le jour de son divorce a publiquement manifesté la rupture de Napoléon avec la Révolution, la rupture existait, elle était déjà faite, elle datait du jour où, se méconnaissant en quelque sorte lui-même, il avait semblé croire que son génie n’était pas le sien, mais celui de sa race ; que l’admiration, que la confiance qu’il inspirait alors à des millions de Français, pourraient s’étendre à sa famille ; et, qu’à défaut de lui, la durée de son œuvre et la continuation de ses desseins ne pouvaient être assurées que par un homme de son sang. C’était se méprendre et se tromper deux fois : d’abord, sur la valeur ou la capacité des siens ; et puis, sur le caractère des démocraties, qui ne sont nullement ennemies de l’accumulation des biens et des honneurs sur une seule tête, mais uniquement et précisément de l’hérédité.

 

Ces conclusions seront-elles un jour celles de l’histoire ? ou peut-être le sont-elles déjà ? Il serait hasardeux et difficile de le dire. On ne fixe pas l’histoire, et, comme l’humanité même, elle est toujours en mouvement. « Avant vingt ans, — c’est vous qui le dites, — des témoignages sans nombre se seront ajoutés aux témoignages ; d’autres sources seront révélées ; des rapports apparaîtront que je n’ai pu établir » ; et, avant vingt ans, pouviez-vous ajouter, des événements se seront produits qui éclaireront le passé d’une lumière nouvelle. Lequel de nous pense aujourd’hui, de la Révolution, ce qu’en pensait naguère la génération des Thiers ou des Michelet ? et pourquoi ne le pensons-nous plus ? C’est que nous ne sommes plus les mêmes hommes ; c’est que cinquante ou soixante ans se sont écoulés depuis lors ; c’est que les mêmes faits ne nous apparaissent plus sous le même aspect, et ils n’ont pas changé pour cela de nature, non, sans doute ! et ils sont aujourd’hui tout ce qu’ils étaient alors ! et nous n’en avons pas appris de nouveaux, ou si peu ! mais c’est nous qui avons vécu. Aucune méthode plus que la vôtre n’a tenu compte, Monsieur, de cette évolution qui renouvelle incessamment l’histoire. Votre Napoléon ne vit pas seulement de sa vie, mais de celle qu’il continue de vivre ou de développer dans la conscience de tout un peuple et dans la mémoire des hommes. Et, — j’y reviens avant de terminer, — si c’est l’éloge qu’en eût fait Balzac, je ne vois pas ce que j’y pourrais ajouter.

 

Mais ne vous a-t-on pas reproché, Monsieur, qu’en pénétrant, et en nous faisant ainsi pénétrer avec vous, dans la plus secrète intimité du grand homme, vous le rabaissiez ? Je ne puis, pour ma part, m’associer à ce reproche ou à cette critique. Un grand homme n’est pas celui qui s’excepte ou qui sort du reste de l’humanité. Eh ! comment donc ! vous écriez-vous quelque part, « l’histoire, qui rend compte de l’humanité, ne pourrait qu’avec des périphrases heureuses et moyennant des omissions complaisantes, insinuer en termes nobles que cette humanité a eu des passions, des amours et des vices ! » Oui, Monsieur, vous avez raison, ce sont ces passions, ces amours, et, au besoin, ces vices que l’histoire doit mettre en lumière. Suétone complète, achève et explique Tacite. Mais pourquoi dites-vous, à quelques lignes de distance : « Un temps viendra, s’il n’est déjà venu, où cette histoire qu’on a appelée la grande histoire, l’histoire des prétextes, qu’accompagne le récit dilué à l’infini de l’extérieur des événements, sera mise en oubli » ? C’est ici, Monsieur, que je me sépare de vous ; et, à ce propos, vous me pardonnerez de vous demander si nous ne confondrions pas deux choses qu’on ne saurait trop soigneusement distinguer ?

 

Il ne faut abuser de rien, pas même de la « grande histoire », mais il ne faut pas non plus la nier. Elle a sa raison d’être, qui est, en faisant rentrer les histoires particulières, et même nationales, dans le plan de l’histoire universelle, de nous ramener au sentiment des destinées communes de l’humanité. Marathon, Actium, Poitiers, Lépante, Waterloo ne sont pas seulement des noms de batailles, ce sont aussi des faits de l’histoire du monde. C’est à ce point de vue que « l’histoire appelée la grande histoire », se place pour les étudier ; et ce point de vue n’est-il pas légitime ? Si don Juan d’Autriche eût été vaincu dans les eaux de Lépante, que serait-il advenu de la chrétienté ? C’est une question ! Et, permettez-moi de vous le demander, qu’a-t-elle de commun avec la question de savoir qui était don Juan d’Autriche, quel homme, de quelle origine, s’il tenait davantage de son père que de sa mère, quels goûts furent les siens, comment il a vécu, quelles femmes il a aimées, et combien il avait, à son chapeau, de plumes, ou dans sa garde-robe, de hauts-de-chausses et de pourpoints ? Non pas que les détails de ce genre, amusants ou instructifs par eux-mêmes, n’aient ou ne puissent avoir quelquefois un intérêt historique réel. Il y en a même de plus secrets, ou de moins « nobles » encore, dont l’histoire n’a que trop négligé de s’enquérir ; et ce sont les détails ou les renseignements de l’ordre médical ou physiologique. Vous avez écrit, Monsieur, tout un volume sur Napoléon et les femmes, et, en effet, si Napoléon n’a pris la résolution de répudier Joséphine, que du jour où il s’est cru certain de pouvoir être père, le détail, — si c’en est un, — a bien son importance.

 

Mais, qu’au lieu d’être Corse, il eût été Breton, comme le vainqueur de Hohenlinden ; et qu’au lieu d’avoir d’abord servi dans l’artillerie, il eût, comme Lazare Hoche, débuté dans les gardes françaises, que pensez-vous, Monsieur, qu’il y eût eu de changé dans la journée de Marengo ou dans les stipulations du traité de Lunéville ! Trouverons-nous pas aussi quelque chose de commun entre l’institution de la Banque de France, et les « amours » de Napoléon ? ou quelque chose entre l’« idée familiale » et les combinaisons qui ont assuré le gain de la bataille de Wagram ? Et n’est-ce pas ici que l’« histoire appelée la grande histoire » reprend ses droits ? « D’actes politiques, qui n’aient que des causes politiques, nous dites-vous, il y en a, mais peu. » Je n’oserais l’affirmer avec cette assurance ! Et, il est bien vrai que je n’oserais non plus soutenir le contraire, à savoir qu’un « acte politique » n’a toujours que des « causes politiques ». Mais ce que je crois encore moins, c’est qu’il s’explique ordinairement par des raisons « biographiques », ou physiologiques, tirées du tempérament ou de la conformation des personnages. « Le nez de Cléopâtre... s’il eût été plus court, toute la face du monde aurait changé ! » Oui, sans doute ! et pareillement si Bonaparte s’était appelé Joseph ou Lucien au lieu de Napoléon. Mais, en fait, le nez de Cléopâtre n’a pas été plus court qu’il ne fallait pour son objet, et l’« homme prédestiné » ne s’est appelé ni Lucien, ni Joseph, mais Napoléon. La grande histoire n’en demande pas davantage ; et, quand les causes des événements sont en quelque manière publiques, elle n’éprouve pas le besoin de les résoudre, ou de les dissoudre, si je puis ainsi dire, en anecdotes et en particularités.

 

Heureusement que sur ce point vous suffisez vous-même à vous répondre ; — et ces paroles, Monsieur, sont bien de vous : « Valois et Bourbons, la Révolution et l’Empire, le gouvernement d’hier et celui de demain ont rencontré et rencontreront toujours les mêmes ennemis, qu’ils seront la France et qu’ils auront souci de sa mission, de ses intérêts et de sa gloire. Les coalitions qu’on forme contre la France ne tiennent point au régime intérieur qu’elle adopte ; elles tiennent à la configuration même de l’Europe, et à ce fait que toujours la France sera uniquement jalousée parce qu’elle est la France. » On ne saurait mieux dire, et ne serais-je pas naïf, après cela, de plaider plus longuement auprès de vous la cause de la grande histoire ?

 

Quel genre de services vos Études Napoléoniennes nous auront-elles donc rendus ? et, dès à présent, quelle place occupent-elles dans la littérature du siècle qui vient de finir ? Elles ont donné d’abord l’exemple, et un modèle, d’une manière plus libre et moins compassée d’écrire l’histoire, plus familière et plus vivante, plus pénétrante, plus persuasive aussi, dont les héros ne sont plus l’abstraction ou l’idée platonicienne d’eux-mêmes, mais des hommes, que l’on voit et qu’on touche, dans l’intimité desquels on est admis, que l’on se sent tenté, comme fait au théâtre un spectateur ingénu, d’interpeller par leur nom, d’encourager de la voix dans leurs entreprises, de prévenir de l’approche et de la menace du danger. « Sire... défiez-vous de ce traître !... » C’est, Monsieur, l’illusion de la réalité même. Vos Études Napoléoniennes nous l’ont plus d’une fois procurée.

 

Nous leur devons encore d’avoir pu nous former une idée plus complète et plus juste, je veux dire plus équitable, de Napoléon. Grâce à vous, nous le connaissons mieux, et le connaissant mieux, non seulement il n’y a rien perdu, mais, de cette enquête, à laquelle vous avez soumis jusqu’aux actes de sa vie privée, ou plutôt de cette instruction, il sort plus grand. — Je n’en dirai pas autant de son entourage, et ce grand homme a eu des frères bien exigeants. On voit clairement, dans son histoire, que nous ne nous donnons nos frères ni nos sœurs ! — Mais lui-même, à l’observer qui s’embarrasse, et qui se débat dans les liens de la famille, ne l’en trouvons-nous pas plus humain ou plus proche de nous ?

 

Il s’en rapproche d’une autre manière quand nous le voyons, dans vos Études, à mesure qu’il « monte en grade », et que son front s’auréole d’une gloire plus éclatante, se détacher de ses origines et de ses préjugés ; confondre plus intimement sa fortune avec celle de la France ; aimer plus profondément cette patrie dans laquelle il s’en est fallu de si peu d’années ou de mois qu’il ne naquit étranger ; en devenir à jamais l’incarnation victorieuse ; et lui donner d’elle-même, de sa puissance, de ses ressources, et de son génie, une telle idée, qu’aucun peuple, depuis les Romains du temps de César, n’en avait assurément conçu de plus haute ou d’égale. Oui, vous nous avez montré, Monsieur, dans le Napoléon de l’histoire, le Napoléon de la légende. Grâce à vous, nous avons compris, nous avons vu qu’ils ne faisaient qu’un. Nous avons pu constater, vous nous avez prouvé, que le vrai Napoléon, s’il n’était tout à fait ni celui du poète, ni celui du chansonnier, ni le Napoléon d’Hugo, ni le Napoléon de Béranger, leur ressemblait cependant bien plus qu’à celui d’un Jung ou d’un Lanfrey, — lesquels ont failli passer pour des historiens ! Vous avez ainsi consolé, vengé, relevé l’orgueil national. Dans un temps où les peuples s’endorment sur l’oreiller de la paix et n’y rêvent que d’échanger, avec un gros profit, des denrées coloniales, vous avez eu le courage, puisqu’il en faut aujourd’hui pour cela, de célébrer la gloire des armes. Vous n’avez pas craint d’admirer en Napoléon le génie de l’autorité, de l’ordre et de la règle, dont on dira ce que l’on voudra, mais qui n’en seront pas moins, et toujours, les premiers biens des hommes ou des sociétés. Et, poussant enfin l’admiration jusqu’à l’apothéose, vous avez osé dire que « pour une nation qui n’avait plus guère de foi aux Dieux anciens, c’était Napoléon qui devenait le Dieu ». Permettez-moi, Monsieur, de réserver « la foi aux Dieux anciens » ; disons un demi-dieu, et nous serons d’accord.

 

Enfin, vos Études nous offrent encore un autre et suprême intérêt, qui est d’avoir approfondi la psychologie de l’un de ces hommes en qui l’humanité tout entière se plaît à chercher la mesure d’elle-même, de sa grandeur et de ses faiblesses.

 

C’est un être, en vérité, bien misérable que l’homme, et, pour nous mépriser ou nous prendre nous-mêmes en pitié, nous n’avons besoin que de nous connaître ! Que pouvons-nous ? et que savons-nous ? Laquelle des deux, en s’exerçant, de notre intelligence, ou de notre volonté, rencontre le plus tôt sa borne ? Il arrive aussi qu’elles se fassent défaut l’une à l’autre, ou même qu’elles se tiennent l’une l’autre en échec : la volonté ne tire souvent sa force que de son étroitesse ; la largeur de l’intelligence nuit à la fermeté de la décision. Mais, dans quelques hommes rares, la facilité d’exécuter s’égale à la capacité de concevoir, et c’est à juste titre que leur exemple devient alors aux autres hommes un éternel objet de méditation. Pourquoi les Américains ne sont-ils pas moins curieux que nous-mêmes de tout ce qui touche Napoléon, et, si nous n’y prenons garde, finiront-ils par l’accaparer ? La raison, sans aucun doute, en est qu’il leur a donné l’exemple de la fortune... je veux dire un exemplaire de toutes les qualités, qui, de l’origine la plus humble ou la plus modeste, élèvent un homme aux sommets de l’histoire. Les citoyens de New-York ou de Chicago admirent, et tâchent d’imiter, en Napoléon le plus illustre des parvenus. C’est, Monsieur, la formation, c’est la composition successive, c’est l’évolution de ce glorieux parvenu que vos Études ont mise en pleine lumière. Votre méthode s’est insinuée, si je l’ose dire, dans les replis les plus obscurs de cette âme extraordinaire. Vous en avez anatomisé, comme on parlait jadis, les fibres les plus ténues et les plus délicates. Le voilà devant nous ! et, pour saisine mécanisme de ces facultés ou le jeu de ces passions dont nous avons tous en nous les commencements nous n’avons désormais qu’à suivre le mouvement de votre démonstration.

 

Comment donc la sûreté dans l’exécution. s’allie à la grandeur épique et gigantesque de la conception, ou comment, à l’ampleur des desseins, le souci méticuleux du détail ; ce que l’on peut déployer d’imagination dans le calcul, ou, jusque dans le rêve, observer de méthode ; ce que l’on peut opposer de fertilité de ressources aux surprises du sort, et ce qu’on peut mêler de souplesse dans l’obstination ; — quelles complications s’engendrent du conflit de l’amour et de l’ambition, de l’égoïsme et de la générosité, des affections de famille et du sentiment paternel, des suggestions de l’orgueil et des conseils de la prudence, de l’ivresse de la victoire et de la peur d’en abuser, de l’insensibilité professionnelle du tueur d’hommes, et de la sentimentalité personnelle ; —comment encore on s’adapte aux circonstances, comment on s’en rend maître, et comment au besoin on les crée ; comment on s’égale à toutes les situations ; et comment enfin, de l’une à l’autre extrémité de la fortune humaine, on trouve en soi de quoi remplir tout l’entre-deux, c’est tout cela, Monsieur, que l’on voit dans vos Études Napoléoniennes. C’est ainsi qu’elles joignent à l’attrait de l’histoire celui du drame ou de la tragédie de la vie. Le psychologue n’en tire pas moins de profit que le lecteur y prend de plaisir, ou, plutôt, il n’est pas de lecteur qui ne devienne psychologue à vous lire, s’il n’en est pas un, qui ne s’intéresse, en vous lisant, presque autant à lui-même et à son espèce qu’à Napoléon. Et puisqu’on n’écrit rien de durable qu’à cette condition, qui d’ailleurs est celle de la « grande histoire », vous avez donc fait, Monsieur, en dépit de vous, de la « grande histoire » ; — je serais tenté de dire de la « très grande histoire et, croyez-moi ne le regrettez point, puisque c’est ce qui comme la durée ; de votre œuvre.

 

C’est aussi ce qui vous a valu les suffrages de l’Académie — car ne vous flattez pas, Monsieur, qu’en vous appelant à elle pour succéder à Gaston Paris, l’Académie française ait dû faire violence à aucun de ses scrupules, ni sacrifier aucune de ses doctrines. Les académiciens ont certainement des doctrines, et je pense même qu’ils en ont autant, ou presque autant, qu’ils sont d’académiciens : l’Académie française n’en a pas ; elle s’honore de n’en pas avoir ; et si la tolérance, qui n’est que le respect des « doctrines » des autres, était bannie du reste de la terre, nous mettrions ici notre orgueil à en demeurer l’asile. Il serait plus hardi de dire que l’Académie française n’a pas non plus de scrupules ; et la proposition en paraîtrait scandaleuse ! Mais, quels que soient ces scrupules, il en est un qui domine tous les autres, et c’est celui de faire, en toute occasion, le meilleur et le plus juste choix. L’Académie a cru, Monsieur, y obéir en vous appelant à elle, et moi, puisque j’ai l’honneur de parler en son nom, c’est ce qui me permettrait, si j’éprouvais quelque scrupule, ou si je ne partageais pas toutes vos doctrines, d’attendre une autre occasion de vous le dire, et, en l’attendant, de ne vous souhaiter ni moins loyalement, ni moins cordialement, votre bienvenue parmi nous.