L’Académie française en 1789

Le 25 octobre 1889

Jules CLARETIE

L’ACADÉMIE FRANÇAISE EN 1789

PAR

M. JULES CLARETIE
MEMBRE DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE

Lu dans la séance publique annuelle des cinq Académies

du 25 octobre 1889.

 

 

La mode est aux centenaires. Il y a cent ans, que se passait-il à l’Académie française et, dans cette année historique, notre Académie avait-elle une histoire ? C’est avec une pieuse curiosité que j’ai, pour le savoir, interrogé, touché le Registre des séances de l’Académie, ce volume in-folio, à tranche rouge, relié en veau marbré, que sauva l’abbé Morellet en l’emportant dans son logis ; — vieux et glorieux journal des délibérations de nos aïeux, du 2 décembre 1745 au 5 août 1793, où parmi tant d’autographes illustres je rencontrais avec émotion la signature à peine lisible de Fontenelle tracée de sa main défaillante et le nom, fermement écrit, de d’Alembert.

Oui, c’est une année de notre histoire que je voudrais rapidement évoquer, un chapitre particulier un peu perdu dans les annales de notre pays. Il y a cent ans, le 25 octobre était un dimanche. Il faisait froid, le temps était couvert. On allumait à 5 heures 55 minutes et on éteignait à 3 heures du matin les 6,223 réverbères qui tenaient lieu des 45,281 becs de gaz d’aujourd’hui. Ce même jour, 25 octobre, Anquetil-Duperron, de l’Académie des Belles-Lettres, abandonnait à la patrie 600 livres qui lui restaient sur 2000 livres de pension, et offrait comme don national une pendule à secondes qui lui avait coûté 1 200 livres. Le Journal de Paris nous renseigne exactement sur ces menus faits qui semblent encore vivants, après un siècle. Les administrateurs des Postes faisaient, à cette date même, l’offre d’expédier franc de port les lettres et brochures adressées aux députés — et il y a cent ans — les députés n’acceptaient pas.

Il y a cent ans, à l’Académie française, où l’on comptait cinq évêques et huit officiers généraux, le chevalier de Boufflers, le dernier élu, était directeur depuis le 31 août et Séguier chancelier. Boufflers allait bientôt porter la parole au nom de la Compagnie pour complimenter la famille royale sur l’heureux événement qui la r amenait à Paris. L’heureux événement, c’était les journées d’octobre. Le précieux Registre, après le procès-verbal de cette cérémonie, ne contient plus d’ailleurs aucun renseignement jusqu’à l’année 1790. Mais cette année 1789 n’avait pas été, pour l’Académie, comme pour les peuples heureux, sans événements. Elle avait eu ses deuils moins grands, moins douloureux que celui qui nous afflige aujourd’hui ; elle avait eu ses élections et ses réceptions nouvelles. Elle avait eu ses honneurs extérieurs : le maréchal prince de Beauvau nommé ministre d’État en août, Bailly, membre de trois Académies, nommé président de l’Assemblée nationale. Le maréchal répondait même à l’abbé Morellet qu’il était aussi fier d’être académicien que ministre. C’était ce prince qui, au dire de l’abbé Maury, déclarait, un jour, avec une noble galanterie, qu’en se présentant à l’Académie les gentilhommes briguaient l’honneur d’être les égaux des gens de lettres.

Le 26 février, un de ces gentilshommes, le duc d’Harcourt, succédant au maréchal de Richelieu, était reçu par M. Gaillard. On trouvait alors que deux discours ne suffisaient pas à remplir une séance. Nos pères étaient patients. Après les discours, Rulhière et Florian lurent des fables. La fable était encore à la mode. Il y avait cependant quatre-vingt-quatorze ans que La Fontaine était mort. Il paraît que la séance fut particulièrement remarquable et piquante. La pièce lue par Florian nous est connue. C’était le Roi et les deux Bergers. Le fabuliste avait visiblement cherché l’allusion et, au moment où allaient s’ouvrir les États généraux, il voulait faire un peu de politique, comme tout le monde. Sa fable mettait en scène un roi, très attristé de son pénible métier de roi, et regardant en les comparant l’un à l’autre deux troupeaux, l’un décimé par les loups, l’autre compact, avec des moutons gras et un berger, mollement étendu sous un hêtre, rimant des vers pour son Iris. — Comment fais-tu ? dit le roi à ce berger de Florian,

 

Les bois sont pleins de loups,
Tes moutons gras et beaux sont au nombre de mille,
Et, sans en être moins tranquille,
Dans cet heureux état toi seul tu les maintiens !
— Sire, dit le berger, la chose est fort facile ;
Tout mon secret consiste à choisir de bons chiens !

 

La fable eut un succès considérable. Ce n’était pas une simple bergerie ; le bon Florian donnait à la fois une leçon au roi pour le choix de ses ministres et au peuple pour le choix de ses députés. Qu’allait-il sortir, en effet, de la convocation de ces États généraux que le mois de mai devait voir réunis à Versailles, quelques semaines après ? La nation, comme le berger étendu sous le hêtre, avait-elle choisi de bons chiens ? Elle a cent ans, la fable de Florian, et si le mot, qui n’est point français, était ici permis, je dirais qu’elle est toujours une actualité. Le secret du bonheur des troupeaux est sujet aux mêmes hasards. Le problème est le même pour le roi quand il est le maître, et pour le suffrage universel quand il est le roi :

Tout le secret consiste à choisir de bons chiens !

 

On voit par quels côtés 1889 peut ressembler à 1789. Hors de l’Académie, où il se divertit avec des fables, Paris s’amuse, en 1789 comme aujourd’hui, dans la rue avec des chansons, au théâtre avec des comédies.

Le 7 janvier, pour commencer l’année, au Théâtre-Français, on donne une comédie nouvelle, le Présomptueux ou l’Heureux imaginaire. « On ne peut, dit le critique du Journal de Paris, porter aucun jugement, et nous n’entreprendrons pas l’analyse du Présomptueux ; il n’en a été joué que deux actes et demi, et l’on n’en a pas voulu écouter davantage. » Malgré l’énergie de Molé, les acteurs avaient en effet été obligés de se retirer sous les clameurs, et on avait donné à la place du Présomptueux, la Nanine de Voltaire. Le Présomptueux, comédie, était de Fabre d’Églantine, qui, en publiant sa pièce, la faisait suivre, un an plus tard, de cette indication : « Comédie essayée et habilement étouffée dès la seconde scène du 1er acte, au Théâtre-Français, le 7 janvier 1789 et représentée pour la première fois sur le même théâtre le 20 février 1790 et jours suivants. » C’est un peu l’histoire de cet homme d’esprit, notre contemporain, qui, imprimant une de ses pièces, après une cabale, mettait au bas de cette indication : « Acte premier, scène première », cette note : « Ici le public impartial commence à siffler. »

Un autre conventionnel à venir, Collot d’Herbois, devait tomber comme Fabre d’Églantine, sur cette même scène du Théâtre-Français, la même année, avec cinq actes en prose, le Paysan magistrat, et naturellement accuser de sa chute « les faiseurs de pamphlets », ceux qu’on appelle aujourd’hui les critiques dramatiques. L’année débutait mal. Le public de la Comédie sifflait encore une tragédie, Astyanax. C’est alors qu’un abonné du Journal de Paris écrit de Dresde et raconte une certaine aventure qui n’est peut-être pas très authentique, mais qui est vraiment divertissante. On donnait, paraît-il, à Dresde, le 10 septembre de l’année précédente, une comédie en cinq actes, avec ballets et intermèdes. Les deux premiers actes avaient excité le plus vif enthousiasme, lorsqu’au moment d’écouter le troisième, le public voit le rideau se lever sur un régisseur qui, saluant selon l’usage, s’exprime froidement ainsi : « Messieurs, l’auteur vous est très reconnaissant de l’accueil fait à son ouvrage seulement, ayant remarqué que depuis dix-huit mois les œuvres nouvelles étaient irrévocablement jugées avant la fin du second acte, il n’a travaillé que jusque-là… Mais, puisque vous daignez l’encourager, il me prie instamment de vous dire qu’il va se hâter de mettre la dernière main à sa comédie, afin que vous puissiez voir les trois derniers actes de la pièce avant la fin de la saison ![1] »

Collot d’Herbois, après son Paysan magistrat, changera comme on sait de théâtre. La politique est souvent le refuge des littérateurs déçus : Collot était médiocre en écrivant des comédies, il deviendra pire quand il fera de la tragédie en action.

Un grand succès devait suivre ces essais malheureux. Il y a cent ans, au jour où nous sommes, Marie-Joseph Chénier achève les répétitions de Charles IX ou l’École des Rois qui sera représentée dix jours après, le 4 novembre, et qui mettra hors de pair Talma, nouvellement élu sociétaire. Cette tragédie de combat semble aujourd’hui aussi froide qu’un brûlot éteint. Ce qui est intéressant à relire en elle — ou hors d’elle — c’est sa préface, l’épître dédicatoire à la Nation Française. L’auteur engage vivement Louis XVI à se populariser en assistant à une représentation de sa pièce. « O Louis XVI, roi plein de justice et de bonté, venez au théâtre de la Nation quand on représente Charles IX. Vous entendrez les acclamations des Français, vous jouirez de l’enthousiasme que vos vertus leur inspirent » Ce qui n’empêchera pas Marie-Joseph de voter « malgré son extrême répugnance » la mort sans sursis de ce roi qui peut-être avait eu le grand tort de ne pas aller voir jouer Charles IX.

L’auteur de cette tragédie annonçait, d’ailleurs, qu’une transformation complète du théâtre devait sortir de son œuvre. Chénier se vantait d’avoir, le premier, parlé au vrai public. Il ne niait point, il n’osait pas nier le génie de Racine, mais bien la compétence des spectateurs qui avaient écouté, pour la première fois, Britannicus ou Bérénice. Il assurait que Racine n’avait pas eu d’auditoire assez éclairé. « Les Français de ce temps-là, dit-il, connaissaient mieux la Princesse de Clèves que Tacite. » On eût fort étonné Marie-Joseph Chénier en lui prédisant que la Princesse de Clèves survivrait à Charles IX ou l’École des Rois. Le futur conventionnel tenait pour certain qu’il allait révolutionner aussi l’art dramatique. « Notre scène, dit-il, ô peuple, doit changer avec tout le reste. Un théâtre de femmelettes et d’esclaves n’est plus fait pour des hommes et des citoyens » Je ne crois pas me tromper en affirmant que ce que Marie-Joseph appelait un théâtre de femmelettes était un théâtre exquis. C’est Marivaux que vise le tragique, c’est Dancourt et ses peintures rurales ou bourgeoises, c’est toute la comédie aimable et bien française du XVIIIe siècle. L’auteur de Charles IX avait du goût, de la malice même, qu’il exerça cruellement contre le roman d’Atala et contre Chateaubriand — on n’aime jamais son héritier et René devait occuper le fauteuil du tragique à l’Académie française ; — mais il me fait penser à ces mécontents, à ces demi-artistes qui s’étonnent que les révolutions ne déplacent point les talents comme les situations et sont un peu de l’école à la fois jalouse et naïve de ce peintre qui disait, un jour « C’est décourageant. J’ai vu renverser dix gouvernements et on regarde encore, on persiste à regarder les paysages de Corot. »

Il y a cent ans, on couronnait déjà la vertu et on la couronnait même devant un prince étranger, le propre frère du grand Frédéric qui, très épris des idées françaises, venait pour la seconde fois à Paris et fut, en 1789, l’hôte favori des salons et de l’Académie. Il voyageait sous le pseudonyme du comte d’Oels et, déjà, lors de son premier voyage, il avait assisté à la séance publique annuelle de l’Académie, où l’on couronnait « les belles actions ». M. de Montyon n’était alors qu’un « généreux anonyme » qui voulait que l’action couronnée fut exposée « dans un récit simple et fidèle dont il avait même pris soin de limiter la durée à un demi-quart d’heure[2] ». Le comte d’Oels était présent en 1788 lorsqu’on loua ainsi, en moins d’un quart d’heure, cette Mme Legros, marchande mercière de Paris qui avait brisé les fers de Latude. Il était présent, en 1789, lorsque l’Académie récompensa une servante qui s’était signalée par son dévouement durant le pillage de la maison de son maître. Le frère du grand Frédéric, qu’on trouvait trop Français chez lui, eût été mal venu à n’avoir pas de nous une excellente opinion, puisque chaque fois qu’il passait par Paris il y voyait couronner la vertu, il l’entendait louer solennellement. Il est vrai que la louange ne durait que sept ou huit minutes.

Sept ou huit minutes par an, pour la vertu, c’est, en vérité, bien peu de temps. Mais M. de Montyon voulait sans doute que la vertu ne devînt pas ennuyeuse. Et puis on ne mettait en lumière qu’une seule belle action par année, il y a cent ans. Par extraordinaire, l’année précédente, en 1788, l’Académie avait eu deux belles actions à couronner. Le prix de vertu avait été attribué à un huissier, un huissier qui refusait noblement une succession. L’huissier généreux abandonna sa couronne à un portier pauvre. En 1789, l’Académie décernait le prix à la seule Marie-Barbe Pécheux, servante du sieur Réveillon, qui, vieille et au service du papetier du faubourg Saint-Antoine depuis plus de quarante ans, avait déployé, durant le pillage demeuré historique, « un courage surnaturel pour son sexe et pour son âge M. Je cite le style du temps et je remarque avec plaisir que la France nouvelle est bien demeurée, en fait de dévouements, telle que la vieille France, ou plutôt qu’en fait de vertu il n’y a pas deux Frances. De pauvres gens, de vieilles gens, un huissier, un portier, une servante, c’est déjà, en 1789, le personnel de nos modestes et glorieux clients d’aujourd’hui. La vertu n’était pas plus roturière il y a cent ans qu’elle ne l’est à présent, elle n’était sans doute le privilège d’aucune classe ; mais l’Académie française trouvait déjà ses « exemples à couronner» et ses lauréats parmi ces humbles qu’il faut aller chercher dans leur ombre pour leur payer des années et des années de sacrifices par des louanges qui, aujourd’hui — peut-être sommes-nous encore plus pressés qu’au temps de M. de Montyon — ne durent pas même toujours un demi-quart d’heure. C’est le jour de la Saint-Louis qu’avait lieu, au Louvre, dans une vaste salle ornée de tapisseries, maintenant consacrée au musée de sculpture de la Renaissance, — la séance publique annuelle de l’Académie. Le matin, l’Académie assistait à la messe solennelle de la Saint-Louis ; le soir, c’est-à-dire dans l’après-midi, elle tenait sa séance publique. Le 25 août 1789, après avoir entendu prêcher M. l’abbé d’Aiguebelle, l’Académie couronnait publique- ment la poésie de M. de Fontanes, mettait au concours pour l’année 1790 l’éloge de Vauban et celui de Jean-Jacques Rousseau, citoyen de Genève, et laissait, pour le prix de poésie, le sujet et le genre de poésie au choix des auteurs.

Il faut reconnaître qu’en cette année 89 les séances solennelles, les séances de réceptions à l’Académie française étaient moins en vogue qu’aujourd’hui, moins en faveur que dans les années précédentes. Le temps n’était cependant pas très loin encore où, à la réception de M. de Guibert, on distribuait 32O billets et on logeait dans la salle du Louvre 400 personnes, je ne sais trop comment. Mais l’Assemblée de Versailles faisait du tort à l’Académie. En fait de discours, on allait surtout écouter ceux de Barnave et de Mirabeau. Un article anonyme de la Gazette Nationale ou Moniteur Universel le constate sans trop de mélancolie. Il semble tout simple au rédacteur du journal que l’abbé Barthélémy soit moins écouté que M. de Clermont-Tonnerre qui, ce même jour, 25 août, va porter au roi l’adresse de l’Assemblée nationale.

« Lorsqu’un jour, dit la Gazette, on considérera de quels grands intérêts il était question à l’époque où nous sommes, on sera peu surpris du silence qu’observent les chantres du Parnasse. On dira avec La Fontaine :

C’était bien de chansons alors qu’il s’agissait !

« On concevra l’espèce d’oubli dans lequel la première académie du royaume, cette salle de musique, comme on l’appelait anciennement, où l’on entend les plus savants concerts, semble être aujourd’hui tombé.

« Ci-devant, quand cette illustre Compagnie faisait une perte, le choix de celui qui devait être appelé à la réparer agitait et la ville et la cour. Il y vaque depuis longtemps deux places l’une qui était remplie par M. l’abbé de Radonvilliers ; l’autre qu’occupait M. le maréchal duc de Duras et ni la cour ni la ville ne paraissaient s’inquiéter de savoir à qui elles seront données.

« Il est peu d’élections qui aient été aussi universellement et aussi justement applaudies que celle de l’auteur d’Anacharsis, et il n’y a guère, à notre connaissance, que deux ou trois journaux qui aient rendu compte des discours prononcés à cette occasion. »

L’Académie aurait peut-être bien voulu qu’on la laissât ainsi dans cette espèce d’ombre. Quatre ans plus tard, on s’en préoccupait, non plus pour assister à ses séances, mais pour les supprimer. Elle ne se mêlait point pourtant de politique en 1789 et le Registre de la Compagnie n’a même pas inséré la lettre que Marmontel, secrétaire perpétuel, écrivait à Bailly pour le féliciter d’avoir été élu président de l’Assemblée nationale.

« L’Académie française, disait l’auteur des Incas, ne peut assez vous dire, mon illustre confrère, combien elle- même s’honore de compter au nombre de ses membres un Aristide que personne ne s’est lassé d’appeler le juste. » Et Aristide, que la foule n’appellera plus le Juste quand on le traînera grelottant dans la charrette jusqu’au Champ-de-Mars, où nous voyons encore s’étaler les merveilles de l’industrie du monde, Aristide Sylvain Bailly répond qu’il ose croire qu’en remplissant les devoirs que la patrie lui impose, il aura satisfait l’Académie ».

Non, l’Académie ne s’occupait point de politique. Mais le souffle du temps, le vent de liberté, pénétrait jusqu’à elle. Lorsque le chevalier de Boufflers, député par la ville de Nancy à l’Assemblée nationale, reçut en qualité de directeur de l’Académie l’auteur des Voyages du jeune Anacharsis en Grèce, on l’entendit déclarer à l’abbé Barhélemy que, pour nous enseigner le patriotisme, les exemples des Grecs ne sont point nécessaires et que ce feu sacré « trop longtemps consumé, mais jamais éteint, n’attendait, pour tout embraser, que le souffle d’un roi-citoyen » En cette même séance, Boufflers déclarait encore que, dans la nation, tous les hommes n’auraient désormais qu’un même titre et, disait-il, ce titre, c’est celui de Français.

Beau et noble langage pour l’auteur d’Aline reine de Golconde ! Boufflers, qui avait de l’esprit, avait aussi du courage, de l’éloquence et de la raison. C’est sur une pro- position de lui que l’Assemblée assura, par brevet, aux inventeurs la propriété de leurs découvertes. Et l’aimable chevalier n’a pas même devant la postérité, souvent ignorante ou ingrate, le brevet d’invention de ses brevets.

Je ne trouve pas les paroles que je citais plus haut dans notre précieux Registre. En revanche, j’y ai pu lire les discours que ce même Boufflers adressait, le lundi 16 novembre, au roi, à la reine et au dauphin revenus dans Paris, ramenés comme on sait de Versailles après les journées d’octobre. « L’Académie, dit le Registre, a été admise à l’honneur de complimenter le roi, la reine et M. le dauphin sur leur séjour à Paris. M. le chevalier de Boufflers, directeur, a porté la parole et prononcé les discours suivants… » II y a trois discours, et vous n’avez pas à redouter que je vous les relise. Ils sont cependant assez courts, très dignes et vraiment émus. C’est non seulement le directeur de l’Académie, mais, semble-t-il, le député aux États généraux qui félicite Louis XVI d’avoir « brisé toute barrière entre le roi et ses sujets ». « Votre présence, lui dit-il, annonce et renferme tous vos bienfaits et vous daignez vous-même être le gage de vos promesses. » Et le chevalier assure le souverain que les gens de lettres sauront dire que, « le premier entre tous les rois », Louis XVI s’est montré « aussi juste que la loi, aussi bon que la nature » La nature ! le mot sent son XVIIIe siècle et son Bernardin de Saint-Pierre.

Mais ce n’est pas le seul Louis XVI que Boufflers trouve aussi bon que la nature. Pour lui, la reine unit une « dignité plus qu’humaine à une grâce presque divine » « la délicatesse de son sexe semble servir de voile à la force, au courage d’un héros » ; quant au dauphin, — et ici le discours de Boufflers devient pour nous plus mélancolique, — il loue son « aimable et rieuse enfance ». « Si votre gaieté, lui dit-il, semble ignorer les hautes destinées qui reposent sur votre tête, la nation entière lit d’avance les siennes dans cette santé brillante qui vous promet à d’autres générations, et dans cet air de bonté qui nous annonce leur bonheur. » La santé brillante du petit dauphin ! Qu’était-elle devenue, si peu d’années après, à la Tour du Temple ?

Il ne faut pas chercher à être prophète. Il ne faut pas, comme Boufflers, vouloir prédire ou deviner l’avenir. Je ne dirai point qu’il faut subir sa destinée, mais je crois que le plus simple est de faire son devoir chaque jour, sans escompter et sans redouter le lendemain. Il y a cent ans, les académiciens composant notre Compagnie ne se doutaient point du sort qui les attendait, depuis Bailly jusqu’à Chamfort, M. de Chamfort, alors secrétaire ordinaire du cabinet de Madame Élisabeth de France et secrétaire des commandements de Mgr le prince de Condé, M. de Chamfort qui devait demander la suppression d’une Compagnie où il avait été si honoré d’être admis. Ils ne savaient pas ce que leur réservait le destin. Ils se contentaient d’accomplir leur tâche et de faire leur œuvre, chacun selon ses forces. C’est le plus sage. La France avait devant elle cent ans de terribles ou glorieuses années où elle devait chercher le bonheur et la paix comme à tâtons, dans une sorte d’ombre illuminée d’éclairs d’orage. L’Académie avait à se défendre de bien des périls, à disparaître même, pour reparaître plus solide et plus durable. Ainsi de notre pays. Il a eu des douleurs, il a eu des deuils : — il est debout, et les visiteurs de notre cité d’art et d’industrie, les invités de la fête qui va finir, ont pu voir flotter bien haut le pavillon aux trois couleurs et relire, toujours fière et vraie, la vieille, l’éternelle devise de la ville de Paris…

Je ne risquerai donc pas une prédiction, comme Boufflers : j’exprimerai seulement un vœu. C’est que dans cent ans, à cette même place, un académicien encore à naître — que dis-je ! dont le père est encore à naître ! — vienne constater que tout change, tout passe, tout lasse, excepté la poésie et les belles actions, et que cet académicien à venir rappelle, comme moi, — au centenaire de notre centenaire, — la fable que faisait, il y a un siècle, applaudir au Louvre l’académicien Florian le sage conseil, excellent en tous temps, en tous pays, aujourd’hui comme hier ; salutaire conseil que 1989 lui-même au temps qui le suivra :

Tout le secret consiste à choisir de bons chiens !

 

 

[1] Journal de Paris du 15 février 1789.

[2] Discours sur les prix de vertu fondés par M. de Montyon, prononcé le 24 août 1819 par M. le comte Daru.