Réponse au discours de réception de Jules Lemaître

Le 16 janvier 1896

Octave GRÉARD

Réponse de M. Octave Gréard
au discours de M. Jules Lemaître

DISCOURS PRONONCÉ DANS LA SÉANCE PUBLIQUE
le jeudi 16 janvier 1896

PARIS PALAIS DE L'INSTITUT

Monsieur,

Il y a quelques semaines, ici même, le plus ancien des amis de M. Duruy, un ministre de l’Instruction publique, un homme d’État comme lui, rendait à sa mémoire, au nom de l’Académie des Sciences morales, un double hommage : mettant de côté la Notice qu’il avait écrite, il en improvisait, séance tenante une seconde, pleine de charme. Vous avez à votre tour retracé de notre cher et vénéré confrère une image si complète, si expressive, qu’en vérité il ne me reste plus rien à dire. Tout au plus voudrais-je ajouter quelques traits à la physionomie du professeur et de l’homme, du professeur qui a exercé tant d’action, de l’homme que j’ai beaucoup aimé.

C’est au Lycée Napoléon que j’ai connu M. Duruy. Nous avions les mêmes élèves. Dans la cour d’honneur qui porte aujourd’hui son nom, il y avait un banc où presque tous les jours, avant l’entrée en classe, il venait s’asseoir. Moi aussi je devançais l’heure, pour jouir de son entretien et m’inspirer de son exemple. Prêt à répondre aux appels qu’attendaient son activité novatrice et sa légitime ambition, M. Duruy faisait ce qu’il avait à faire, comme s’il n’eût jamais dû faire autre chose. C’était l’homme du devoir simplement accompli. Il aimait la jeunesse autant qu’il en était aimé, et n’avait pas de plus grande joie que de pressentir le talent. Vous en avez cité d’illustres exemples. Il serait aisé de les multiplier. Peut-être lui devons-nous Henri Regnault. Le peintre futur du général Prim et de la Salomé s’amusait à couvrir ses cahiers scolaires de dessins qui ne répondaient pas toujours à l’objet de la leçon, et son père se refusait à lire dans ces illustrations les secrets de l’avenir. Ce fut M. Duruy qui le décida à laisser le jeune artiste suivre sa vocation. Il ne lui suffisait pas d’ailleurs de distinguer les élites. Il aimait dans les classes ce que, comme les foules, elles recèlent d’inconnu. Telle est la récompense secrète de ce dur labeur d’enseignement : on sème à pleines mains, à toute volée, et un jour, de ces mille sillons la moisson lève, loin, bien loin parfois des yeux de celui qui l’a préparée, moisson d’idées saines, de sentiments justes et délicats, qui font la force intellectuelle et morale d’un pays. M. Duruy a été un de ces vaillants semeurs. Tous ceux, professeurs ou élèves, qui se rattachent à la génération de 1850 savent ce que l’Histoire Universelle, publiée sous sa direction, a versé dans notre enseignement d’idées nouvelles et répandu de lumière. Il obéissait à un autre sentiment que celui d’une affectueuse courtoisie, quand, présidant pour la première fois la distribution des prix du concours général, il disait à l’Université : « J’aurais voulu que l’usage me permit de me présenter ici sous le costume professionnel que j’ai porté pendant trente ans. » Nul ne l’a plus honoré.

L’éclatant succès de ses ouvrages sur l’histoire des Grecs et sur celle des Romains ne doit pas faire oublier ce qu’il a fait pour la nôtre. En plus d’un point, il l’a renouvelée dans ses livres. Il y portait, dans ses leçons, une passion élevée, la passion d’un maître de la jeunesse qui sait que le vrai patriotisme, le seul digne d’un grand peuple, est celui qui se raisonne, non celui qui s’exalte. Vous avez rappelé, Monsieur, les conclusions de l’Histoire des Romains et leur ampleur sereine. Je ne sais si je ne préfère pas encore la sobre préface de l’Histoire de France. Avec quel accent de grandeur mesurée l’auteur y explique nos destinées ! Si notre littérature est entre toutes la plus humaine, dit-il, c’est qu’elle est la plus impersonnelle ; si le rôle de la France a de tout temps tourné au profit de la civilisation, c’est que rien de ce qui est outré n’y dure ; s’il n’est permis à aucune nation de revendiquer l’honneur d’avoir seule guidé les autres dans les voies du progrès, il n’est pas de peuple, dont le regard, au sortir de ses propres frontières, ne se porte d’abord sur le pays où Mirabeau a jeté ce cri éloquent : « Le droit est le souverain du monde. » — « Après la bataille de Salamine, conclut-il avec un spirituel souvenir, les chefs grecs se réunirent pour décerner le prix de la valeur : chacun s’attribuait le premier ; mais tous accordèrent le second à Thémistocle. »

M. Duruy était avant tout de son pays et de son temps. Ce qui sonnait haut et clair faisait vibrer son âme. Il avait l’instinct profond des grands devoirs de la démocratie moderne. Au cours de son ministère, je lui avais conduit un éducateur étranger. C’était un matin, vers sept heures. Il y avait déjà longtemps qu’il était à sa table de travail, occupé à rédiger pour l’empereur une note sur l’organisation de l’assistance médicale dans les campagnes. Avec sa bonne grâce expansive, il nous expliqua son projet, qui se rattachait à tout un plan de réformes sociales. Cet administrateur rare, ce politique qui avait tant à se défendre, ce financier que la nécessité obligeait à serrer ses comptes de si près, avait conservé, sous le poids des affaires, tous les élans de la jeunesse. Une fois engagé dans l’action, il ne se laissait plus conduire que par la sagesse pratique. Il y apportait cet admirable mélange de hardiesse et de retenue, de décision et de mesure, qui a donné à son œuvre de si fortes assises. Mais c’est le cœur qui le plus souvent avait imprimé le branle à la pensée. Prenez chacune des nouveautés qu’il a introduites dans notre éducation nationale : il n’en est pas, à l’origine de laquelle, en même temps qu’une idée juste, on ne trouve un sentiment généreux.

La générosité était le fond même de sa nature. Il fut toujours doux aux hommes, comme aux idées. On n’est point un ministre agissant sans provoquer bien des résistances. De la part de ceux dont le concours lui aurait paru naturellement acquis, la tiédeur du zèle l’attristait ; elle ne l’aigrissait pas. Quand il était clair qu’à travers sa personne, c’étaient les principes qu’on voulait atteindre, ces principes qu’il avait hérités, comme vous disiez, de la lignée du meilleur esprit français, il s’offrait intrépidement à la lutte. Mais si les adversaires ne lui manquaient point, je ne sache pas qu’il ait eu un seul ennemi. Vraiment libéral, n’ayant jamais aimé le pouvoir pour lui-même, ne s’en servant qu’au profit du bien public, la droiture parfaite de ses intentions et l’élévation naturelle de son caractère lui rendaient la bienveillance facile. Elle rayonnait sur tous les traits de son franc et mâle visage. Malgré les attaques dont aucune ne lui fut épargnée, je ne crois pas que, même dans l’emportement de la lutte, il ait une seule fois saisi l’occasion de rendre le mal par représailles ; il n’a jamais laissé échapper celle de faire le bien. Combien j’en sais dont la reconnaissance ne s’éteindra qu’avec leur dernière pensée !

Cette noblesse d’âme qui l’avait d’emblée égalé aux charges les plus hautes, le rendit sans plus d’effort à ses travaux. Six ans d’activité féconde ne l’avaient pas enivré ; le recueillement du cabinet ne le surprit point. Sans les tristesses patriotiques dont il souffrait cruellement, sans la douleur profonde qui, après tant d’autres, vint désoler son foyer, j’oserais dire qu’il n’a pas connu d’années plus heureuses que celles de sa verte vieillesse. Ce n’est pas sans motif que jadis, au risque de compromettre sa carrière, il préférait Athènes à Lacédémone. Ce grave et judicieux Romain était un contemporain, non du vieux Caton, mais de Cicéron, de César et de Térence : il avait fréquenté les jardins d’Académus, suivi les leçons de Phidias et de Platon. Ce fut pour lui une pure jouissance de reprendre l’histoire de la Grèce et de Rome à la lumière des découvertes de l’archéologie contemporaine. Les deux monuments achevés à plus de quatre-vingts ans, il se réfugia dans ses plus chers souvenirs ; et, sous la garde d’une affection aussi intelligente que dévouée, il se laissa envelopper par les repos.

Sa mort fut un de ces deuils, qui, sans pompe, sans appareil, vont au cœur d’un pays. Il avait décliné tous les honneurs. Mais dans le petit village qui, pendant près de quarante ans, avait été sa retraite préférée, la retraite de la grande comme de la modeste fortune, au pied de la colline qu’il avait gravie tant de fois, le soir, après sa journée faite, emportant à méditer quelque grave sujet, une foule émue s’était rassemblée d’elle-même, la foule de ceux qui l’aimaient ; et dans le silence des discours, chacun pensait que l’État avait perdu un de ses grands serviteurs, la France un de ses meilleurs citoyens.

En vous appelant à lui succéder, Monsieur, nous ne pouvions associer à des souvenirs plus glorieux de plus attachantes espérances.

Vous souvient-il du jour où, dans un billet du matin à votre petite cousine, vous disiez, en parlant de l’Académie : « Cette boîte-là ! » Une boîte ! Le mot doit vous sembler un peu vif aujourd’hui. Mais il y avait, dans ce billet des premiers jours de mai, tant de verve printanière ! Je lui en pardonnerais bien d’autres, disait un jour, à propos de je ne sais quelle échappée, votre Directeur d’École normale, Ernest Bersot. C’est le caractère de vos moindres écrits que vous y apparaissez dans votre naturel. Tour à tour pétillante d’esprit ou voilée par la réflexion, votre œuvre vous peint, et l’on peut s’y fier, pourvu que l’on vous prenne, comme vous vous donnez, dans la bonne foi de votre complexité, — pourvu surtout qu’on sache jouir de ce que vous êtes aujourd’hui et attendre ce que vous serez demain.

Rien de plus instructif que de remonter aux origines de votre éducation. Le premier trait qui la distingue, c’est la fidélité au pays natal. En ces temps de passion voyageuse, vous n’êtes rien moins que cosmopolite. Il vous est arrivé, par nécessité de profession, d’aller en Algérie. Par nécessité professionnelle encore, vous avez séjourné au Havre, à Grenoble, à Besançon. Ç’a été votre tour de France ; je ne sache pas que vous l’ayez renouvelé. Et quant au tour du monde, je suis bien sûr que vous n’y avez jamais pensé. Une aurore boréale, un coucher de soleil sur les glaciers, vous est un spectacle inconnu et qui ne vous tente pas. Vos points cardinaux sont Orléans et Tours ; vos horizons, les bords de la Loire. Mais il y a là, quelque part, non loin de Beaugency, un grand verger qui descend vers un ruisseau bordé de saules et de peupliers ; c’est pour vous le plus beau paysage de l’univers, car vous le connaissez et il vous connaît : cela vous suffit. Vous en rêviez dans l’année d’exil où le soleil d’Afrique vous fatiguait les yeux ; vous l’avez chanté en petits vers, simples, doux, tout unis comme lui, mais, comme lui aussi, rafraîchissants et reposants. Et ce n’est pas seulement quand vous en êtes éloigné qu’il vous fait battre le cœur. Vous n’êtes point, comme Paul-Louis, un Tourangeau de Paris. Chaque année, juin venu, il faut que vous alliez errer en ce coin béni, par les sentiers que noient les hautes herbes, sous le soleil, dans l’odeur des foins. Vous aimez la terre en petit paysan, humblement et délicieusement reconnaissant envers sa nourrice. La nourrice non plus n’est pas ingrate. Elle a habitué le petit paysan à se promener à travers le monde, l’œil alerte et avisé, l’oreille fine, le nez au vent, toujours en quête et toujours sur ses gardes. Un jour, par les rues de la grande ville que le cœur lui brûlait de connaître, il rencontrera Gavroche, qui le conduira aux foires de la banlieue, à Vincennes, à Neuilly ; et quand sera venue la fête de l’Exposition universelle, les deux frères, le citadin et le rustique, associeront leur esprit d’observation gouailleur et enthousiaste, leur bon sens ému, leur verve endiablée, pour raconter à la petite cousine de Beaugency les merveilles du Champ de Mars et du Trocadéro.

C’est au village que votre éducation a été ébauchée, dans l’école de votre père ; et quelle ne dut pas être sa fierté, le jour où il reçut vos poésies de début, les fins Médaillons, précédés de la dédicace si affectueusement filiale qu’il m’a été donné de voir ! Sous quel patronage vous êtes allé au séminaire, je l’ignore. C’est avec respect que vous y êtes entré, avec respect que vous en êtes sorti. Respect clairvoyant, mais sincère. Dans le fond de votre cœur, aujourd’hui encore, il subsiste une sorte de cité de Dieu, que vous n’habitez plus, mais où vous ne souffrez pas qu’on pénètre le sourire aux lèvres.

Du séminaire vous avez passé à l’École normale, presque de plain-pied. À l’éducation de l’Église se superposa dans votre esprit l’éducation du siècle, sans crise, comme une façon nouvelle. La discipline intellectuelle de l’École s’empara de vos facultés, et les régla, sans les contraindre. Vous n’êtes pas de ceux qui, comme J.-J. Weiss, y ont senti peser les murs d’une prison. Vous vous trouviez à l’aise et vous preniez vos aises. J’ai même ouï-dire que vous aviez la réputation de laisser venir sans impatience l’heure du travail. Comme quelques-uns de vos anciens, comme Taine, About, Sarcey, Prévost-Paradol, Frary, vous aviez les yeux tournés vers la porte par où s’envolent les rêves. En attendant, l’esprit large et sain de l’École vous pénétrait. L’enseignement des maîtres, l’exemple des camarades, vous inculquait le goût de la méthode et de la science, l’habitude de la précision dans la recherche, le besoin de la probité dans la pensée et le sentiment.

Quand à un apprentissage de la vie aussi personnel et aussi divers vient s’ajouter l’expérience même de la vie qui ramène l’esprit sur soi, le concentre et achève de le mûrir, il ne manque plus au talent pour se produire que l’occasion, laquelle ne manque jamais : le vôtre éclata.

Elle était pourtant bien modeste et bien obscure la scène de votre premier succès : une petite salle basse du Collège de France ; au milieu, une table étroite chargée de vieux livres, et sur les bancs environnants quelques auditeurs clairsemés. Mais derrière la table siégeait Renan. Vous vous étiez glissé dans un coin ; et, quelques jours après, paraissait le portrait qui marque une date dans votre histoire. Comme par l’éclair photographique, le maître est saisi : la large carrure, la tête puissante dans sa finesse épaissie par l’âge, le feu du regard, la malice du sourire, le geste qui enfonce la démonstration irréfutable ou qui lance la remarque légère comme une bulle destinée à crever, la force de l’idée et l’abandon du langage, ce qui se voit et ce qui ne se voit pas, toute la mimique apparente, toute la vie intérieure de la plus mobile des intelligences et des physionomies. L’impression fut d’autant plus vive qu’elle allait bien au delà d’un effet littéraire. Ce n’était pas seulement un incomparable modèle que vous aviez eu l’ambition de représenter. Le grand séducteur avait jadis pris possession de votre esprit, non sans y exciter certaines angoisses ; et avec une émotion dont la grâce juvénile n’excluait pas la gravité, vous aviez voulu savoir, bien en face de lui, les yeux dans les yeux, de quelle humeur, triste ou gaie, il soutenait sa doctrine sur l’universelle contingence des choses, comment il en conciliait l’idée avec les invincibles instincts de l’âme humaine et les besoins éternels des sociétés.

Les Portraits qui suivirent ne furent pas accueillis avec moins de faveur. Votre bienvenue au monde vous riait dans tous les yeux. La veine était si franche, la source si vive, si jaillissante, si limpide jusque dans son trouble ! Elle laissait si clairement transparaître l’ondoyante agitation et les replis secrets d’une curiosité ardente à se répandre, à voir, à comprendre, à jouir, et en même temps déconcertée parfois et comme désenchantée par ce qu’elle avait vu et compris, hardie et pleine de scrupules, heureuse et inquiète ! C’est vous-même qui l’avez dit, Monsieur : « Dans la plupart de mes actes ou de mes états de conscience, je sens en moi deux hommes, » Et si, à les séparer, on courrait le risque de rompre le charme, on ne peut se flatter de vous connaître, sans les distinguer.

Le premier qui se montrait, que vous mettiez même un peu de coquetterie à découvrir, c’était l’homme d’impression, celui qui ne se pique de rien, ne se prononce sur rien, ne se croit assuré de rien, sinon de l’attrait qu’il éprouve et du plaisir qu’il goûte. De là, en matière de critique, ce principe qu’il n’y a point de principes. À ceux qui vous opposaient les règles, les traditions, les Temples du goût et les égarements du sens propre, comme disait Nisard, vous répondiez : Vieilles illusions et préjugés que tout cela ; aspiration vaine au retour d’une monarchie universelle du goût qui a fait son temps ! Vos principes ne sont que des préférences personnelles, disons tout au plus, si vous voulez, des préférences personnelles immobilisées. Non, lire un livre, ce n’est pas amener l’auteur au pied de la toise et le renvoyer avec son numéro d’ordre, étiqueté et classé, pour l’édification de la jeunesse c’est aller à lui simplement et se laisser pénétrer des idées ou des sensations qu’il apporte, sans arrière-pensée, pour le plaisir, pour se donner la jouissance de vues nouvelles et de nouvelles impressions. « Cela ne vaut-il pas mieux que de s’évertuer à en enfermer l’âme, sans être bien sûr de la tenir, dans des formules laborieuses et tâtonnantes ? À quoi bon définir difficilement ce qu’il est facile et si délicieux de sentir ? »

Votre esthétique morale n’avait pas plus de prétentions dogmatiques. Vous êtes un moderne, un moderne d’aujourd’hui, non d’hier, vous vous donnez délibérément pour tel, un peu plus même que de raison parfois et au risque de paraître vouloir nous induire en quelque mystification troublante. « J’adore, dites-vous, la littérature de la seconde moitié du XIXe siècle, si intelligente, si folle, si morose, si détraquée, si subtile ; je l’aime jusque dans son affectation, ses ridicules, ses outrances », ce que vous appelez, ailleurs n’est-il pas vrai ? « son esprit fin de siècle. »

Sur ce mot, j’aurais bien envie de vous arrêter. Existe-t-il donc vraiment des fins de siècle ailleurs que dans les calendriers ? Quand je vois représenter certaines débauches d’imagination maladive comme le signe d’une irrémédiable décadence, je ne puis m’empêcher de songer à l’an mil, où la foi populaire avait amassé toutes les expiations de ce monde, toutes les terreurs. L’an mil n’était pourtant, lui aussi, qu’une date d’almanach. Grâce à Dieu, les dates n’ont pas de réalité dans l’histoire ; elles ne servent qu’à exercer la mémoire des candidats au baccalauréat. Le cours de l’humanité se poursuit à travers les années et les siècles, comme à travers les jours. Il a ses rapides où, après avoir ramassé ses eaux, il se précipite ; il a ses bas-fonds où il semble s’engraver. Cependant, dans votre chère Loire elle-même, alors que la grande nappe paresseuse s’est ralentie et partagée en maigres filets comme épuisée, la marche en avant se continue. Que nous traversions en ce moment quelque bas-fond, soit. Mais n’insistons pas outre mesure sur les dangers qui s’y peuvent rencontrer ; gardons-nous d’évoquer trop souvent ces images de décadence, de peur que, dans ce pays qui, lui aussi, est sensible à l’impression et que l’impression emporte, le mot ne paraisse appeler et justifier la chose.

Aussi bien, dans ce siècle finissant, ce qui vous enchante, n’est-ce pas précisément la vie qui de toute part y éclate avec une surabondance étrange, confuse, mais si puissante ? Tant elle vous plaît, que vous semblez n’y chercher autre chose que la joie du spectacle. Vous l’allez recueillir dans ses manifestations les plus grotesques comme dans ses plus graves expressions. Un jour, sortant de Notre-Dame, où vous aviez entendu le père Monsabré, vous écrivez : « Celui qui, étant entré le matin à l’église, s’en va le soir à l’Éden-Théâtre, après avoir flâné sur les boulevards, a pu, s’il sait voir, apprendre des choses qui ne sont pas dans les manuels. » L’esprit boulevardier, disons mieux pour ne pas troubler le repos du dictionnaire, l’esprit parisien vous enivre. Sainte-Beuve, dans sa jeunesse, a connu ces ravissements. Les vôtres ont je ne sais quoi de plus aigu, de plus intense, de plus frémissant. Le moindre livre d’aujourd’hui, ouvert au hasard, vous fait tressaillir dans votre chair, vous pénètre jusqu’aux moelles. La violence des contrastes, bien loin de vous repousser, vous attire. Vous avez adoré l’historien de la Vie de Jésus ; et il y a moins d’un an, vous consacriez à l’auteur des Odeurs de Paris et des Parfums de Rome, au plus rude des polémistes chrétiens, le plus tendre des articles qu’il ait jamais inspirés. « Quel pauvre être de volupté suis-je donc, pensez-vous, comme étonné de vous-même, pour aimer à la fois et peut-être également Renan et Veuillot ! »

Avant de vous demander compte de cette volupté dont vous vous accusez avec une ingénuité si caressante, je veux dire avant d’en appeler à l’autre homme que vous êtes, combien je suis tenté, Monsieur, suivant votre exemple, de m’abandonner au pur plaisir de vous goûter ! « L’esprit critique » a dit Sainte-Beuve, — dont vous invoquez le patronage en tête de vos premiers Portraits, — « est une grande et limpide rivière qui serpente et se déroule autour des œuvres, comme autour des rochers, des forteresses, des coteaux tapissés de vignobles et des vallées touffues, qui va de l’un à l’autre, les embrasse d’une eau vive, les réfléchit, les baigne, sans les déchirer. » Et tandis que vous nous entraînez dans cette course errante, vous y répandez à profusion tous les prestiges du talent : la multiplicité des aperçus et l’imprévu des rapprochements, l’horreur de la déclamation et l’impatience à partager quelque chose avec les sots, fût-ce la sagesse, une ironie douce et sans fiel, le goût naturel de la mesure et le besoin réfléchi de l’impartialité, la finesse de l’émotion littéraire poussée jusqu’à la délectation, le don de tout comprendre et l’art de tout dire, une langue d’un tour moderne et d’un fond classique, inventive et pure, une langue du paradis de la France, comme on appelait jadis le parler de la Touraine. Ajoutez, ce qui est plus rare encore peut-être, le désintéressement de vos propres idées, la pudeur d’abonder dans votre sentiment, l’éveil sur les objections qu’on peut faire et le souci d’y répondre avant qu’on les fasse, parfois enfin, les surprises de l’inconséquence et de la contradiction. « J’aime, dites-vous, les gens qui sont de leur religion et de leur métier ou simplement de leur opinion, peut-être parce que je ne suis pas toujours de la mienne. » L’engageant aveu, Monsieur, et peut-on mettre plus de belle humeur à nous introduire dans vos mésintelligences avec vous-même ! En vérité, Mirabeau faisait preuve d’une psychologie bien courte, le jour où il prétendait que l’inconséquence est la seule chose qui ne saurait se soutenir. La contradiction est le sel de la pensée. Ne se point contredire, ne s’être jamais contredit, ne point changer de manière de voir suivant l’impression de l’heure, le nuage qui passe ou le soleil qui luit, avoir eu raison une fois pour toutes en sa vie et n’en plus démordre, quelle tristesse, et que pourrait-on souhaiter de plus mortel à son pire ennemi ! Se peut-il rien de plus piquant, au contraire, que la contradiction, quand, alerte et gaie, ainsi que chez vous, elle consiste dans une réserve soudaine, dans je ne sais quelle façon de se dérober, comme la perdrix de La Fontaine qui, au moment où le chasseur croit déjà l’avoir saisie, tire de l’aile et se rit !

Cette grâce paradoxale et fuyante qui, comme une flamme, court sur votre pensée, a pu parfois, il est vrai, y trahir une certaine inconsistance et en faire méconnaître la solidité. Mais ceux-là seuls s’y trompent, qui veulent s’y laisser tromper. Il y avait au XVIIe siècle, dans le siècle des grandes professions de foi et de raison, une société d’honnêtes gens, comme on disait, — Saint-Évremond en était un des types accomplis, — qui ne croyaient pas que le pédantisme fût nécessaire au savoir, ni la morgue au jugement, qui excellaient à disserter agréablement sur des matières graves, à traiter les plus hautes questions avec autorité sans appareil d’autorité, à raisonner très serré en se jouant. J’ai plus d’une fois pensé que vous aviez des ancêtres dans cette famille d’esprits, dont le XVIIIe siècle procède, et qui ont tant contribué à répandre hors de France le goût français, en le faisant aimer. Pour être utile et féconde, la critique a-t-elle donc besoin de se faire tranchante et grondeuse ? Qu’ils sont à plaindre ceux que vous effleurez du bout de votre plume ! Qu’il vous suffit de peu de chose pour les tenir ou les remettre en leur place ! Et quand, dans votre respectueuse sincérité, vous vous attaquée aux maîtres, — aux maîtres de la grande tradition ou aux maîtres de la faveur contemporaine, — à Corneille ou à Émile Augier, de quelle main sûre, sans paraître y toucher, vous pénétrez au défaut de la cuirasse et marquez le point où ils ont pu faillir !

Quel est donc le secret de ces leçons si réservées à la fois et si décisives ? À qui faut-il le demander, sinon à cet autre vous-même, le discret, mais souverain régulateur de votre pensée ? Chez vous, en effet, Monsieur, si la raison ne se refuse jamais à la fantaisie, il n’est pas de fantaisie qui ne tourne en raison. Dans les raffinements, les gaillardises, les folies de l’esprit parisien auquel vous prenez, quand vous êtes de loisir, un plaisir si franc, ce qui vous intéresse, c’est ce que ses eaux tumultueuses roulent de généreux et de sain. Ce que vous aimez dans tous les sujets auxquels s’applique votre étude, — c’est ce qu’auraient aimé, ce qu’aimeraient Molière, La Fontaine, Voltaire, amenés, comme vous savez le faire, au point de vue de l’observation moderne, rafraîchis et revivifiés, si je puis dire, au contact des passions et des mœurs contemporaines : — j’entends la justesse, la clarté, le bon sens aiguisé dans la peinture de l’âme humaine. Voilà comment cette critique sans principes repose au fond, tout au fond, si vous y tenez, mais d’autant plus fermement, sur les principes qui ont fait de l’esprit français, héritier de la tradition antique, l’interprète privilégié des idées communes à l’humanité ; voilà comment vos préférences personnelles se rattachent par un lien intime aux préférences qui sont la règle même de la raison et du goût ! Gréco-Latin par toutes vos origines, Français de race, je ne sais de notre temps personne dont le talent porte plus nettement l’empreinte du génie national.

Naguère nous étions fatigués des sécheresses de l’analyse scientifique et des grossièretés du naturalisme ; nous aspirions aux sources fraîches. Une note de tendresse et de pitié nous arriva du Nord, apportée par un souffle pur ; et, en même temps, dans la détresse où le malheur nous avait isolés, nous cherchions, à l’autre extrémité de l’Europe, la main qui semblait se tendre vers la nôtre. Toute la France se mit à Tolstoïser, avez-vous dit, et bientôt à Ibséniser. Et vous Tolstoïsiez, vous Ibsénisiez avec toute la France ! La Puissance des Ténèbres « vous avait donné le coup au cœur ». Les Revenants et le Canard Sauvage, Hedda Gabler et la Maison de Poupée y avaient à leur tour fait passer le frisson d’une émotion sincère. Vous vous laissiez ravir à ces visions d’un monde supérieur, où des âmes, simples et grandes, luttaient pour s’affranchir, pour affranchir l’humanité avec elles, des servitudes de la misère terrestre et des humiliations du mensonge social. Elles étaient si touchantes, dans leurs explosions naïves, ces crises de conscience, ces révoltes douces ou exaspérées contre la tyrannie des lois humaines et des préjugés, ces invocations confiantes au bienfait d’un évangile rajeuni ! Cependant le livre clos, le rideau tombé, le cadre qui enveloppait de poésie ces drames intérieurs évanoui, et l’esprit critique retrouvant ses droits avec son sang-froid, vous vous demandiez si c’était bien la première fois que vous apparaissaient les nobles visions des Ibsen et des Bjoernson. Ne les avions-nous pas déjà entendues, ces protestations de l’âme solitaire contre les iniquités de l’oppression sociale, du droit contre la force, de l’idéal contre la réalité douloureuse ? Ces sentiments qui nous revenaient de si loin, réfléchis avec tant de puissance par des consciences primitives, et comme transfigurés et grandis à travers les brumes des steppes immenses et des fiords déserts, ne les avions-nous pas vus jadis personnifiés, au cœur même de la France, dans la lumière limpide et dorée des traines berrichonnes ou des vergers de Normandie ? Et à mesure que remontaient à votre pensée les clairs souvenirs du romantisme français, de George Sand et de Flaubert, chassant devant eux les brouillards du Nord, vous reconnaissiez que décidément « vous n’aviez pas un sou de Slave dans les veines », vous vous sentiez « redevenir Latin et Gaulois », vous repreniez « vos défiances et vos tendresses étroites de paysan autochtone plaint par Bourget ».

Vous souririez, si j’insistais sur une démonstration superflue, si je rappelais, autrement que pour mon plaisir, avec quelle précision vous définissez l’esprit classique, avec quelle profondeur de sentiment vous avez analysé, dans toutes les délicatesses de son intelligence dramatique et de son âme, Racine, ce Français de France, comme vous dites si bien, ce type, ajoutez-vous, du génie français : tant il est vrai qu’il existe, pour vous aussi, l’exemplaire de beauté auquel, par-delà les préférences personnelles, se mesurent toutes les œuvres !

Votre conception morale de la vie n’est, sous ses apparences flottantes et légères, ni moins arrêtée au fond, ni moins sérieuse. « Ceux qui essaient comme moi d’entrer partout, écrivez-vous avec une mélancolique douceur, c’est qu’ils n’ont pas de maison à eux, et il faut les plaindre. » Cela seul, semble-t-il, n’est point d’un esprit si détaché des grandes questions. Il faut remonter dans les âges de foi pour trouver une confession de soi-même aussi simple que celle où votre sincérité se plaît. « Si Louis Veuillot avait vécu assez longtemps pour qu’un peu de ma prose parvînt jusqu’à lui, — c’est la conclusion de votre étude, — j’aurais voulu, après quelque article où il m’aurait traité de simple Galuchet et de cuistre par dessus le marché, le prendre à part et lui dire : Non, je vous jure, ce ne sont point mes passions qui m’ont ravi la foi : je ne leur obéis pas toujours... Et ce n’est pas non plus la superbe de l’esprit : je ne me sentirais pas diminué, si je croyais ce que Pascal, Racine et Bossuet ont cru. Je suis humble, ou j’y tâche... Je ne suis pas un libre-penseur, car c’est une grande sottise de s’imaginer que l’on peut penser librement. Et notez bien que vous, je vous comprends, je vous aime, je vous pardonne tout. Et j’aime les saints, les prêtres, les religieuses, non par une espèce de niaise et suffisante coquetterie morale : j’aime réellement presque tout ce que vous défendez, et je le défendrais moi-même à l’occasion. Mais enfin, si je ne puis aller au delà de ce sentiment ! » On ne parle pas ainsi de ce qui ne touche point. Vous l’avez dit : vous ne concevez rien de plus poignant que le drame de la conscience religieuse. Ce n’est pas vous à qui pourraient suffire les démonstrations mondaines des croyances sans racines, des restaurations sans vertu. Dans votre apparent désintéressement, vous êtes plus exigeant envers vous-même. Très attentif au devoir de la vie, n’excluant rien de ce qui peut contribuer à l’éclairer, vous ralliez autour de votre foi imprécise, selon le mot que vous avez créé pour Lamartine, tout ce que l’humanité pensante et souffrante, païenne ou chrétienne, a rêvé de meilleur. Marc-Aurèle et l’Imitation sont l’un à côté de l’autre dans votre bibliothèque intime, sur le rayon de ceux que vous appelez les sages et les consolateurs, « vos Lares ». Cette fusion des deux grandes âmes du monde, n’est-ce pas ce que vous représentez sous les traits de Serenus, le martyr incrédule, dont les reliques païennes font des miracles ? À côté des exaltations de la foi, au-dessus des impuissances de la raison, vous placez la religion universelle, éternelle, des postulats dont vous parliez si dignement tout à l’heure. Vous vous feriez scrupule d’en sonder de trop près la métaphysique ; mais vous vous plaisez à en commenter la morale, à la faire descendre dans les règles de l’existence. Vous enveloppez, vous pénétrez votre philosophie de bonté. « Si connaître est triste, la connaissance ne faisant que reculer de quelques degrés le terme de l’inconnaissable », ce qui ne trompe point, c’est le don de sympathie et de pitié. Tolstoï n’avait pas encore évangélisé l’Occident, vous naissiez à peine à l’observation du monde, quand vous disiez en vers touchants :

Heureux qui sur le mal se penche, et souffre, et pleure !
Car la compassion refleurit en vertus,
Et sur l’humanité, pour la rendre meilleure,
Nos pleurs n’ont qu’à tomber, n’étant jamais perdus.

Ces accents d’une âme émue de bonne heure par la misère humaine, votre maturité réfléchie ne les a point reniés. Parmi tant de pages où vous vous laissez voir, je voudrais citer tout entier le discours que vous adressiez, il y a un an, à la jeunesse des écoles. Ai-je dit un discours ? Le mot serait impropre, car il suppose plus ou moins une thèse, et la thèse est un genre que vous ne pratiquez point. Vous l’avez appelé vous-même une homélie, sans doute pour ne pas perdre l’occasion de vous moquer un peu. « Jeunes gens, disiez-vous, efforcez-vous de tout comprendre et de tout aimer. Soyez bienveillants, soyez indulgents, soyez bons. Point de jacobinisme, d’esprit de secte, ni d’exclusion. Élargissons nos cœurs, élargissons nos fronts, comme Renan voulait élargir celui de Pallas-Athénée, pour qu’elle conçût divers genres de beauté. » Admirable sentiment, qui ne pouvait revêtir un plus heureux langage ! Dans les applications aux lois, cette habitude d’esprit et de cœur a nom la tolérance : elle fait respecter l’humanité. Dans le cours régulier de la vie, elle s’appelle la modestie, la délicatesse, la charité : elle est le ciment le plus doux en même temps que le plus fort des relations sociales : elle fait aimer l’humanité.

De tout temps vous avez eu le goût de recouvrir vos idées de fictions. Et il est très curieux, ce recueil de contes si divers que vous avez rassemblés sous le nom de Myrrha. Il réunit les plus saisissants contrastes de votre talent : un libre esprit respectueux de toutes les croyances, l’intelligence précise de l’histoire et la grâce rêveuse de la légende, le sens profond de l’antiquité homérique et la passion de la modernité, le goût de la simplicité attique et une pointe d’imagination avancée qui sent son siècle, le drame naïf de la Chapelle blanche, et l’idylle raffinée de Mariage blanc, une délicieuse hagiographie : Myrrha, vierge et martyre, qu’un saint évêque arrache à la convoitise de Néron en la jetant sous la dent des lions de l’arène, et une histoire d’hier, la pauvre Mélie, une petite paysanne de chez vous, je suppose, qui adore sa maîtresse, la suit dans son ombre, la guette du fond des fossés de la route, comme un chien de garde, et meurt de dévouement. Assemblage un peu singulier, mais où tout se fond dans l’harmonie d’une distinction délicate, la distinction de Mérimée, votre modèle.

Mais ces petits récits, ces scènes, ces dialogues de si vive allure n’étaient qu’un prélude. Le théâtre vous attendait. À voir vos premiers essais sur la poétique d’Aristote et la comédie au XVIIIe siècle, il était clair que votre pensée se portait de ce côté et aussi votre ambition. Vous aviez à peine pris rang à Paris que vous étiez enrôlé dans la critique dramatique. Bientôt les séries des Impressions de théâtre se succédaient aussi rapidement que celles des Portraits contemporains, et presque avec le même éclat. Là, comme partout, vous vous étiez trouvé à votre place tout de suite, naturellement, Était-ce de l’autorité ? Non. Vous avez toujours eu si peu le souci d’en prendre et le goût d’en montrer. Mais ce fut dès l’abord une supériorité incontestée et très personnelle. Vous avez quelque part tracé, en deux ou trois pages, l’histoire de la critique théâtrale, depuis Geoffroy jusqu’à Jules Janin et Théophile Gautier, en lui donnant pour couronnement l’œuvre magistrale de M. Francisque Sarcey. Vous y avez introduit à votre tour des aspects nouveaux, ou plutôt une nouvelle manière de voir. « Ça, c’est du théâtre ! » disait M. Sarcey, réduisant toutes ses théories à cette formule qui a aujourd’hui l’autorité courante d’un oracle de Boileau. Ça, c’est de la vie, répondiez-vous avec non moins de résolution. La vie, voilà, en effet, ce que vous cherchiez, la vie vraie, avec ses fièvres latentes et ses éruptions hardies, sans prétention aux mystères de l’analyse psychologique comme sans réserve de pruderie, plus touché du particulier que du général, vous délectant au rare et surtout faisant fort peu de cas des habiletés de métier. La nouveauté était délicieuse. Nous aimons tous plus ou moins à trouver ce que nous n’attendions point. Cette critique du théâtre faite hors du théâtre, pour ainsi dire, par un homme qui ne semblait point être du théâtre, avait je ne sais quel ragoût inaccoutumé. Des analyses nerveuses, serrées, poignantes ou amusantes, et pleines d’idées : un pur régal de moraliste et de lettré.

L’intérêt était d’autant plus excité que visiblement vous vous prépariez vous-même à aborder la scène ; et ceux qui connaissaient le mieux les ressources de votre talent n’étaient point sans se préoccuper des risques que vous alliez peut-être lui faire courir. Qu’un critique fût en même temps un créateur, le cas, pour être rare, pouvait se rencontrer. Mais le métier ? Qui pouvait se flatter d’en méconnaître les nécessités ou d’en transgresser impunément les lois ? Aviez-vous le don de la création dramatique ? Sauriez-vous saisir la scène à faire ? Vous l’avez faite, Monsieur, la scène à faire, dans Révoltée, dans l’Âge difficile, ailleurs encore. Et certes ils sont franchement dessinés, bien vivants, ces personnages empruntés aux boudoirs et aux garçonnières de la vie parisienne, aux couloirs des assemblées et aux salons de la galanterie politique, aux coulisses de la comédie, aux foyers bourgeois que n’a pas gouvernés la sagesse d’une mère : Hélène et Brétigny, le député Leveau et la marquise de Grèges, Flipote, Chambray ! Qui donc avait exprimé la crainte que le dilettantisme eût émoussé la force de votre esprit ? Quoi de plus osé que le Pardon ?

Mais ce ne serait point assez de constater que le théâtre vous a réussi comme tout le reste. Vous avez conçu, vous poursuivez une rénovation de l’art dramatique. Vos feuilletons en ont plus d’une fois esquissé l’idée. Vous avez commencé à la réaliser dans vos pièces. C’est le mérite de la jeune école, à laquelle vous appartenez, qu’elle n’affirme pas à demi ce qui lui semble propre à la régénération qu’elle se propose. Elle a son principe : la vérité, rien que la vérité, toute la vérité. Elle a son cri de ralliement : guerre aux artifices, aux conventions, et pourquoi ne pas prendre le mot qui est de la langue même de Scribe ? guerre aux ficelles ! Les préparations, ficelle ! Les coups de théâtre, ficelle ! Les reconnaissances, les lettres perdues et retrouvées, les jeux de scène, les propos de domestiques, les entretiens de comparses, les mots d’auteur, ficelle, ficelle ! Plus d’accessoires, d’amusettes, de procédés, de trucs qui sollicitent l’attention du spectateur et la pervertissent ; plus de truchements ni d’intermédiaires d’aucune sorte : les vrais personnages, en petit nombre, et qui, eux-mêmes, eux seuls, expriment leurs sentiments, eux seuls, eux-mêmes, font connaître les choses, sans les envoyer dire : c’est ce qu’on appelle le théâtre direct. Une action simple, sans prologue ni épilogue, coupée dans une aventure psychologique comme un chapitre dans un livre, n’ayant d’autre support que le cœur humain, ne reculant devant la représentation ou la confession d’aucune faiblesse, acceptant l’inconséquence, finissant mal ou ne finissant pas, ainsi qu’il arrive dans la réalité : c’est ce que vous appelez une tranche de vie. Scribe, s’il pouvait se défendre, remarquerait peut-être que la jeune école n’est pas toujours aussi sévère pour elle-même que pour les autres, et qu’elle s’affranchit parfois de la rigueur de ses propres règles... Tenez : il y a dans le Pardon une voilette oubliée sur un guéridon, qui révèle tout à la femme jalouse : n’est-ce pas un peu ce que l’école traiterait irrévérencieusement de ficelle ? Mais ce n’est point sur de tels détails que se jugent de telles questions. Et comment pourrais-je ici prendre parti dans cette querelle des anciens et des modernes, alors que les anciens nous ont tant amusés, nous amusent encore, par leurs fictions ingénieuses, et que, par leurs peintures hardies, les modernes nous prennent aux entrailles ? Je vois bien ce que cette sobriété de moyens peut faire perdre au théâtre, pour le divertissement des yeux et le délassement de l’esprit. Je ne vois pas moins clairement combien, pour des satisfactions d’un ordre supérieur, il doit gagner à cette franchise d’expression. Permettez-moi seulement deux réserves.

Je voudrais tout d’abord, Monsieur, vous demander grâce pour les préparations. Oh, vous ne les aimez pas, je le sais. Vous professez même des principes sur ce point, vous qui n’avez pas la superstition des principes. Les préparations sont pour vous du développement, et le développement n’est à vos yeux que de la littérature, c’est-à-dire quelque chose qui ne mérite pas d’être dit, à la scène encore moins qu’ailleurs. Mais quoi ? si certaines finesses du théâtre d’hier ont pu justement provoquer votre impatience, si, dans l’art comme dans la vie, nous aimons aujourd’hui les voies rapides, la vie en conserve-t-elle moins la force de sa logique, et l’art, l’intérêt de ses règles ? Racine aujourd’hui, votre Racine, décrirait-il avec moins d’attentive pénétration le jeu intérieur des sentiments, leurs progrès, les circonstances qui les développent, les exaltent, jusqu’à la crise qui en précipite l’explosion ? Le grand confrère dont nous pleurons la perte, Alexandre Dumas, n’a-t-il pas écrit « que le public est aussi affamé de clarté que d’émotion, qu’il veut qu’on lui explique le pourquoi et le comment des choses qu’on lui montre ? »N’est-ce pas vous enfin, Monsieur, qui disiez un jour, au sujet de l’Œdipe de Sophocle : « Il m’est d’autant plus agréable de voir s’agiter les personnages d’un drame que je sais mieux où le poète les mène. C’est l’intelligence assaisonnée de prescience : un des plaisirs de Dieu, s’il vous plaît ! »

Ah ! conservez-nous ce plaisir de Dieu ! Et peut-être — c’est mon second vœu,— peut-être la nécessité de rendre compte des passions que vous exprimez vous défendra-t-elle contre l’observation trop exclusive des veuleries de ce monde, contre les entraînements de l’humeur satirique, mauvaise conseillère ! Dans ses enivrements comme dans ses défaillances, elle est si intéressante, « l’âme triste, insoumise et généreuse » du dix-neuvième siècle ! L’esprit du théâtre nouveau, l’originalité qu’il revendique, c’est de ne rien admettre à la scène qui, comme on dit, n’ait été vécu. Mais n’y a-t-il de vécu que les mœurs, les passions, les caractères d’exception ? N’y a-t-il plus de vrai parmi nous que le laid ? Non, les cas ne constituent pas toute l’âme humaine. Et vous nous avez fait vous-même si bien sentir ce qu’il y a d’irrémédiablement affaibli chez ceux qui se sont une fois abandonnés ; vous nous avez si bien appris, dans le Mariage blanc, quelles limites étroites séparent la délicatesse du rêve d’un moment d’avec le libertinage d’habitude, dans le Pardon, combien l’indulgence peut être voisine de l’indifférence banale ou du mépris ! Que ne sommes-nous pas en droit d’espérer de vous, le jour où votre talent prendra dans le plein de l’humanité contemporaine la matière d’une œuvre qui la réconforte et l’élève ? Vous avez l’esprit assoupli à toutes les idées, le cœur ouvert à tous les sentiments ; vous avez la jeunesse, le don, le succès : rien ne vous manque pour répondre à notre, attente. « Je vous aimais assez pour vous aimer mieux, » dit à ses enfants le père de l’Âge difficile. Laissez-moi emprunter le mot, Monsieur, en l’appropriant à la sincérité de nos sentiments : vous nous avez donné trop sujet de vous admirer pour que nous ne souhaitions pas de vous admirer encore davantage.