Réponse au discours de réception de Charles de Freycinet

Le 10 décembre 1891

Octave GRÉARD

Réponse de M. Octave Gréard
au discours de M. Charles de Freycinet

DISCOURS PRONONCÉ DANS LA SÉANCE PUBLIQUE
le 10 décembre 1891

PARIS PALAIS DE L'INSTITUT

Monsieur,

Le désintéressement porte toujours bonheur. En vous effaçant avec une sincérité pleine de bonne grâce, vous venez de faire revivre sous nos yeux la grande figure d’Émile Augier. Bien plus, d’une main délicate, vous avez découvert un côté de sa physionomie qui, pour la plupart de ses admirateurs, je le crois bien, était resté dans l’ombre. Que de tout temps et partout, à la cour comme à la ville, Émile Augier ait trouvé l’accueil dû à son talent, nul ne l’ignorait ; et nous savions par lui-même qu’il avait un jour franchi le seuil de la vie publique, siégé dans un Conseil général, étudié sur le vif le jeu des institutions nationales, « comme un peintre fréquente la clinique pour apprendre l’anatomie ». Mais qu’il eût été un doctrinaire politique consultant, une sorte de Mentor, collaborateur secret d’une Constitution, cela était fait pour nous intéresser, peut-être même un peu, à la vérité, pour nous surprendre. Le jugement qu’un jour il portait sur la politique n’était pas tout à fait aussi flatteur pour elle. Chose singulière ! il semble qu’il ait été dans la destinée académique d’Émile Augier de ne traiter qu’avec des ministres. Il a remplacé le comte de Salvandy. Vous lui succédez. Et la seule fois qu’il ait eu à souhaiter la bienvenue à un nouveau confrère, le récipiendaire était, comme nous dirions aujourd’hui, un ancien Président du Conseil. C’est dans cette occasion qu’il fit sa profession de foi, à sa façon, sans ambages. « Je suis un des rares Français, écrivait-il, qui n’aiment pas la politique. » Et il ajoutait — me permettrez-vous de le répéter ? — qu’il la tenait pour la moins exacte, la moins respectable des sciences ; il la classait entre l’astrologie judiciaire et l’alchimie. J’ai ouï dire que M. Thiers avait eu quelque peine à le lui pardonner. Et aujourd’hui le voilà convaincu d’avoir, lui aussi, pratiqué l’astrologie judiciaire et trempé les mains dans l’alchimie ! C’est la revanche de M. Thiers. Nul plus que vous, Monsieur, n’avait qualité pour offrir à l’illustre homme d’État cette réparation d’outre-tombe.

Quelque surcroît d’honneur que, grâce à vous aussi, Émile Augier en reçoive pour sa propre mémoire, son histoire, telle qu’il a voulu en fixer lui-même le souvenir, tient tout entière dans son théâtre. Mais combien pleine ! Vous nous avez charmés, Monsieur, par l’analyse exacte et émue de ses maîtresses pièces ; à rassembler d’un coup d’œil l’ensemble de son œuvre, — de la Ciguë à l’Aventurière, de l’Aventurière à Gabrielle et à Philiberte, de Gabrielle au Gendre de M. Poirier, du Gendre de M. Poirier aux Effrontés, des Effrontés aux Fourchambault, — quelles étapes ! quelle carrière ! Comédie légère, comédie picaresque, comédie de mœurs, comédie politique, comédie sociale, en vers, en prose, le talent d’Émile Augier a traité les genres les plus variés. Je ne sais pas d’écrivain de notre temps qui se soit renouvelé avec autant de souplesse et de bonheur. Du premier coup il a touché le succès ; il s’est développé toute sa vie.

Dans la succession de ces transformations qui chaque fois le grandissent, il ne se piquait point de ne s’être jamais inspiré que de lui-même. Comme la philosophie et l’histoire, notre art dramatique a eu, vers le milieu de ce siècle, son évolution. Au goût de la fiction romantique qui avait ouvert à l’esprit français des voies si fécondes succédait le besoin d’une observation plus rapprochée de la nature. On fouillait au cœur de la vie. C’est Émile Augier qui le premier a poussé le cri de ralliement de la génération nouvelle, a dit l’auteur de la Dame aux Camélias. Émile Augier ne s’honorait pas moins de reconnaître ce qu’il devait à l’originalité créatrice de son puissant émule. En même temps, comme toute la jeunesse de son âge, il lisait avec passion Balzac et la Comédie humaine. Il a eu tour à tour pour collaborateurs, je ne dis pas seulement de ses pièces, mais de son esprit, en quelque sorte, Ponsard, Alfred de Musset, Octave Feuillet, Sandeau, Mérimée, Foussier, Labiche. Où la source avait jailli il se portait, à son heure ; il y puisait, à son tour, en plein courant. Mais l’idée, dès qu’il s’en était saisi, n’appartenait plus qu’à lui. Nul n’a plus profondément imprimé sa marque sur ce qu’il touchait. Traversant toutes les écoles, ne s’inféodant à aucune, très composite à la fois et très personnel, son génie dramatique s’enrichissait des ressources d’autrui sans rien perdre de ses dons propres, et, comme un arbre vigoureux, dont les racines vont partout chercher les sucs qui le nourrissent, produisait des fruits que lui seul pouvait porter.

Vous l’avez dit, Monsieur : de l’art il n’a jamais séparé la morale. Il croyait à l’efficacité de la comédie : non qu’elle lui parût capable de corriger les individus, — chacun dans le miroir que la scène présente ne reconnaissant guère que le prochain ; — mais il estimait qu’elle « pouvait être, assez saisissable et assez saisissante » pour préserver la société d’une contagion. Doué par la nature d’une sagacité d’observation rare, il était devenu — le mot est de lui — moraliste par profession. Ajouterai-je qu’il avait presque reçu mission de l’être par intention expresse et comme par prescription testamentaire de son aïeul maternel, Pigault-Lebrun ?

Oui, de Pigault-Lebrun. L’histoire du cœur humain offre de ces surprises. Assurément cette journée dont vous partagez les honneurs avec Émile Augier, ne serait pas complète pour lui, si le souvenir de Pigault-Lebrun, n’y avait sa place. Il ne s’est battu qu’une fois dans sa vie, et ce fut pour le défendre. Il l’adorait. « À la mémoire vénérée mon de on grand-père, » telle est la dédicace de sa première comédie. En suspendant après sa mort son portrait, donné par une main pieuse, en face de celui de Pigault-Lebrun dans la salle du comité de lecture, la Comédie française a exaucé le plus cher de ses vœux. Rapprochement singulièrement touchant en effet, mais non moins piquant peut-être, quand on en ressaisit le lien.

Pendant cinquante ans, Pigault-Lebrun a couru le monde ; — débutant dans la vie sérieuse par deux ans de séjour à la Bastille ; — au sortir de prison, enrôlé dans la gendarmerie d’élite ; — ennemi juré, dès l’abord, de la règle et de la discipline, mêlé à tous les duels, à tous les désordres, à toutes les folies, et idole du régiment ; — se jetant, à bout d’extravagances, dans une troupe de comédiens de passage, porté par son père sur les registres de sa paroisse comme mort et n’ayant jamais été plus vivant, composant, répétant, jouant soir et matin dans les villes et les campagnes, à travers la Lorraine, les Flandres et la Hollande ; — rapatrié sous le drapeau de la République et soldat à Valmy ; — dix ans après, installé à la cour du roi Jérôme, bibliothécaire sans bibliothèque, lecteur d’un prince qui n’aimait pas les livres, et n’ayant guère d’autre office que de faire la fête ; — toujours en veine malgré les aventures et les traverses incapable d’une indélicatesse, mais ne s’interdisant aucune licence, et semant sur sa route, à la volée, des comédies, des vaudevilles, des romans d’une imagination sans frein, d’une gaîté sans scrupules, qui n’avaient rien à voir avec la vertu. Rentré enfin au foyer de la famille, ce héros de roman comique devient l’instituteur de son petit-fils, le suit dans ses travaux et ses succès de collège le fait voyager avec lui, et pour lui, reprenant la plume à près de quatre-vingts ans, écrit des Contes moraux. « Mon cher Émile, disait-il, — Émile avait alors onze ans, — c’est pour toi que j’ai fait ces Contes, c’est à toi que je les dédie. Puissent-ils t’amuser, t’intéresser ; puissent-ils surtout te donner des idées positives de la morale, sans laquelle la société ne peut exister ! » L’auteur de l’Enfant du Carnaval et de M. Botte commençant à patronner la morale au terme d’une vie employée à s’en passer ! Le petit-fils contribuant, sans le savoir, à l’éducation de son grand-père ! Tous les chefs-d’œuvre d’Augier, toute sa poétique contenue en germe dans les derniers mots tombés des lèvres du vieillard converti, voilà une façon d’atavisme que la science ne paraît pas avoir prévue !

L’héritage n’avait d’ailleurs rien de morose. Vous avez discrètement mis en lumière, Monsieur, le milieu familial dans lequel Émile Augier a grandi et où s’est plu son âge mûr. En aucun temps il ne s’est beaucoup répandu. Il ne prodiguait pas son amitié. Mais n’avez-vous pas un peu forcé, comme il arrive, le caractère de votre grave admiration, quand vous nous le représentez quelque part sous les traits d’un penseur recueilli, presque austère, qui observe le monde, de loin, du haut de sa tour d’ivoire ? Ceux qui l’ont fréquenté dans sa prime jeunesse nous le dépeignent exubérant de sève, bon compagnon, remplissant les bois de La Celle des éclats de sa voix, qui était charmante, riant et chantant à la vie. Et n’est-ce pas ainsi que nous l’avons tous connu, l’œil vif, le teint chaud, l’esprit libre, le cœur ouvert, poussant droit devant lui d’un pas assuré et la poitrine en avant ? Rien ne ressemble moins à la mélancolie solitaire du comte de Vigny et de son école. Émile Augier était un bourgeois, — non pas le bourgeois glabre dont se raillaient Théophile Gautier et Gustave Flaubert, — le vrai bourgeois parisien qu’ont connu nos pères, un bourgeois de grande allure frayant sans embarras avec les princes, un bourgeois de race. Il eût été fort surpris qu’on lui trouvât des quartiers de noblesse ; mais il avait son ascendance. S’il fallait rechercher ses ancêtres, politiquement — puisque vous nous avez entraîné dans cette voie, — je ne serais pas embarrassé de les trouver sur les bancs du Tiers : en 1789, répondant aux injonctions du Lit de justice et préparant les déclarations de l’Assemblée ; en 1614, déplorant le crime qui vient d’enlever à la France le roi Henri et pressentant dans les premiers actes de Richelieu le génie qui doit la relever ; plus haut encore, en 1593, tenant tête à l’Espagnol et au Légat, et fournissant leur appoint à la Ménippée ; — tous d’esprit ferme et de loyale intelligence, ni trompeurs ni dupes, ne prenant rien au tragique, mêlant même volontiers le plaisant au sérieux, gouailleurs et frondeurs à leur jour, mais sincères et ardents aux justes causes. Pour ses aïeux littéraires, je n’irais les prendre certes ni à Trianon, ni à Marly, ni à Versailles dans la chambre royale de Mme de Maintenon. Mais ils étaient, j’en suis sûr, aux premiers rangs du parterre, en 1707 et en 1708 applaudissant le Légataire universel et Turcaret, en 1667 soutenant Tartuffe contre la cabale ; ils étaient, en compagnie de Panurge et de frère des Entomeures, à la table de Rabelais. Ce sang est celui qu’Émile Augier portait dans ses veines. Il tient de cette lignée le tempérament robuste, la verdeur généreuse, la verve franche, la vue perçante, le rire plein et sonore. Et par un surcroît de fortune, ce Gaulois d’origine a été élevé à l’école de l’antiquité classique ; il en a pénétré la grâce, aimé la sagesse savoureuse ; il y a appris, par un commerce prolongé, à régler sa fantaisie, à affiner son goût, à discipliner sa force. C’est ce qui, avec un tour si gai, donne à sa comédie un fond si sûr de vaillante raison.

Vous l’avez loué, Monsieur, d’être de son temps. J’oserai le louer à mon tour d’être de tous les temps. « Chaque siècle a ses vices qui s’ajoutent aux vices des siècles antérieurs, a dit Henri Heine en un jour d’humeur méchante ; c’est ce qu’on appelle le patrimoine croissant de l’humanité. » Non, nous n’avons pas augmenté le nombre des péchés capitaux ; nous ne l’avons pas hélas ! diminué non plus. Les passions humaines se déplacent, se transforment ; mais elles fournissent à tous les siècles leur contingent régulier de défauts et de vices. Le propre du génie dramatique est de ressaisir, sous ces formes changeantes, le fond permanent, et c’est par là qu’Émile Augier a mérité de prendre rang parmi les maîtres de la vie.

Qu’il traduise sur la scène le gentilhomme ruiné qui croit assez faire pour l’honneur de sa race en criblant celui à qui il l’a vendu des épigrammes de son dédain, ou l’industriel enrichi qui s’imagine que, pour justifier les ambitions qu’il rêve, il suffit de les avoir payées espèces sonnantes ; — l’aventurier de salon qui, sans plus de scrupules que de ressources, vit du luxe d’autrui dans les cercles où il fait admirer sa crânerie, envier ses maîtresses et ses chevaux, ou le bohème de journal, suant l’orgueil et la misère, humble et tumultueux, nourri de vache enragée aux bons jours, de cailloux dans les mauvais, et toujours prêt, manches retroussées, à verser sur la tête de l’adversaire qu’on lui désigne une écritoire empoisonnée ; — l’agioteur de haute volée dont la raison sociale tient en ces deux termes : accepter les gens pour ce qu’ils paraissent, ne voir à travers les vitres que lorsqu’elles sont cassées, ou le tabellion de village, madré et correct, au langage austère, aux mains rapaces, dur aux siens et doux à lui-même, respectant la loi, toutes les lois, celles de la conscience comme les autres, en les tournant ; — ces personnages, marqués à l’effigie de la société qui les a vus naître, portent en même temps le sceau de l’éternelle vérité. Ils nous intéressent par ce que nous y retrouvons de nos sentiments et de nos mœurs : les générations futures y applaudiront surtout les traits tirés du fond même de l’âme humaine. Telle est particulièrement la beauté durable des pièces où, flagellant les ruses, les audaces, les ignominies de la courtisane, Émile Augier défend la famille menacée dans son repos et sa dignité. Le sens moral le plus net y soutient l’observation la plus aiguisée. De même qu’il rattache à la conscience pervertie ou troublée toutes les déviations coupables, c’est de la conscience remise en possession d’elle-même qu’il tire le châtiment ou la leçon. Émile Augier n’a rien du justicier brutal. Le coup de pistolet du Mariage d’Olympe n’est, dans sa comédie, qu’un accident.

Vous me méprisez moins que je ne me méprise
Et j’ai la plaie au cœur que rien ne cicatrise,

dit Léa à Paul Forestier. Où le mépris serait impuissant, il cherche le remède au mal dans le mal lui-même. Il punit la passion par la passion, le vice par le vice, en galant homme, sans déclamation ni violence. C’est l’originalité de ses dénouements. Dona Clorinde, l’aventurière, sort de la maison où elle a régné en souveraine, tête basse, humiliée, elle aussi frappée au cœur. Séraphine glisse et retombe dans la boue où elle est destinée à s’enliser. Giboyer n’ose reconnaître le fils à qui il a fait litière de son corps et de son âme. Me Guérin est livré à son isolement morne. La loi morale reprend ses droits, l’expiation vengeresse s’accomplit avec une simplicité qui en augmente l’effet.

L’honneur, tel est le principe du drame d’Émile Augier. Ses bourgeois sont les petits-neveux des héros de Corneille ; le comte de Thomeray a des accents dignes du vieil Horace. À ses contemporains, à ce monde que vous nous avez montré, Monsieur, amolli par l’amour du luxe, envahi par un esprit de tolérance trop souvent indulgent aux défaillances et aux bassesses, ce qu’il préconise, c’est le respect du mérite personnel chez autrui et le respect de soi-même ; il en fait la pierre angulaire sur laquelle doit se fonder la société nouvelle. De l’ensemble de son théâtre on pourrait tirer tout un trésor de saines et réconfortantes maximes. C’est merveille de voir comme, en sondant les misères de l’âme humaine, il en retrouve du même coup et en relève les grandeurs.

Cette virilité généreuse est chez lui si naturelle tout à la fois et si frappante, qu’on est exposé parfois à oublier ce qui s’y mêle de finesse exquise. Cependant l’amour délicat des vertus domestiques n’est pas seulement l’inspiration de ses pièces les plus acclamées ; il a pénétré toute son œuvre, il en est comme le parfum. Émile Augier n’a jamais écrit ce qu’il faut penser, ce qu’il pensait de la femme. Mais fille, sœur, fiancée, épouse, mère, quelle place il lui fait au foyer ! En regard d’une Olympe Taverny, d’une Séraphine Pommeau, d’une Navarette, si hardiment campées dans le vice, quels types souriants, purs et aimables que ceux de Lélie, d’Aline Lagarde, de Francine Desroncerets, de Cyprienne, d’Antoinette Poirier, marquise de Presles ! Quel charme de passion pudique, quelle grâce d’innocence, de dévouement, de raison, de noblesse ! Quelle gravité fière, presque tragique, dans l’abnégation de la mère de Bernard, le Bernard des Fourchambault, ramenant son fils au respect de l’homme qui l’a perdue, lui prescrivant comme un devoir de sauver celui qui a refusé de le reconnaître, lui dictant à l’oreille, — car elle est là, invisible et présente, entre les deux frères, — le dernier mot, du pardon et de l’oubli : Efface.

En vérité, sommes-nous assez reconnaissants à ceux qui nous font tant de bien en nous récréant ? Tous les arts ont leur difficulté en même temps que leur beauté d’expression. Reproduire sur la toile un coin de la nature, une page d’histoire, une scène de l’existence journalière, les traits d’une physionomie, pénétrer cette peinture d’un sentiment que la contemplation réfléchie agrandisse et élève, qui ouvre à l’imagination les portes du rêve, quel effort ! et lorsque l’effort a touché juste, quelle magie ! Mais combien plus subtil encore l’art qui nous donne, non pas seulement l’illusion de la vie par quelques traits choisis, en nous invitant à compléter le charme, mais le spectacle de la vie même dans sa réalité complexe, dans le développement soutenu et le conflit prolongé des passions humaines ! Concevoir une action dramatique juste, intéressante, n’est rien, semble-t-il, auprès de tout ce qu’il faut pour la mettre en œuvre. Le talent n’y suffit pas. L’idée trouvée, quelle puissance de condensation pour en tirer une situation scénique et pousser cette situation elle-même jusqu’au point où la crise doit se produire ! Quelle fécondité de ressources pour revêtir les sentiments qu’elle met aux prises de caractères qui les personnifient ! Quelle sûreté et quelle précision d’analyse pour fournir à chacun de ces personnages son jeu propre, et les jeter dans le mouvement de l’action commune sans autre soutien que la logique de leur rôle ! Le romancier connaît, lui aussi, ces enfantements laborieux. Mais les privilèges dont il jouit le soutiennent. Les descriptions, les réflexions, les digressions même lui sont permises. Il a ses intervalles de recueillement et de repos, ses oasis. Le lecteur s’accommode de son intervention, pourvu qu’elle soit opportune et qu’elle reste discrète. Il ne lui déplaît pas de se sentir conduit. Tout autres sont les dispositions du spectateur. J’entends son cri d’impatience, le cri de la vie : Marche, marche ! Il ne tolère rien qui nuise à l’action ou la ralentisse. Son attention froissée se replie, dès que l’auteur se montre. C’est par les personnages du drame, par eux seuls qu’il veut être éclairé et ému ; c’est à eux seuls qu’il reconnaît le droit de faire naître et de soutenir la lutte, d’amener et de justifier le dénouement, de prononcer le mot qu’il ne saurait trouver, mais qu’il entrevoit, qu’il attend et qui lui arrache, lorsqu’il éclate, une explosion d’enthousiasme. Que si la fiction qui se déroule ainsi d’elle-même, simple et forte comme la nature, reposé sur l’observation exacte d’un ridicule, d’un travers, d’une passion, d’un état moral dont la représentation provoque le rire des honnêtes gens, n’est-ce pas tout à la fois l’une des œuvres les plus admirables et les plus salutaires que puisse produire le génie humain ?

Toutes ces difficultés du grand art, Émile Augier ne les a connues que pour en triompher. Rarement on en a porté le souci plus haut. La passion du mieux le poursuivait. Au cours des répétitions, sur le théâtre qui l’avait rapproché d’un des plus chers camarades de sa jeunesse et où il comptait presque autant d’amis que d’interprètes, plus d’une fois, il a eu des illuminations de champ de bataille ; il a refait des scènes entières, des actes. Même après le succès, surtout après le succès, il remettait son œuvre sur le métier. Chaque reprise était pour lui l’occasion d’une étude nouvelle, de remaniements profonds. Il trouvait qu’on est toujours trop long ; et telle était chez lui la vigueur de la conception première, telle était l’intensité de la vie dont il animait ses personnages que tout ce qu’il retranchait fortifiait l’intérêt, pour ainsi dire, sans nuire à la clarté. Ses grandes pièces sont des chefs-d’œuvre de construction puissante et résistante. Point de moyens secondaires, point d’artifices ; point d’appel par le décor, par les épisodes ou les accessoires, aux surprises de la curiosité. Tout le drame est dans l’âme de ses personnages. L’émotion s’éveille, s’accroît, se précipite. Il va droit aux scènes où se rencontrent les situations, où se heurtent les caractères. En est-il dans notre théâtre de plus hardie que celle de la Jeunesse où,ayant conçu la lutte de l’honneur et de l’argent sous sa forme la plus délicate et placé le conflit dans le cœur d’une mère et d’un fils qui s’adorent, il les met en présence l’un de l’autre, le fils emporté par la générosité de sa passion et que le respect contient à peine, la mère exaltée par l’âpre souvenir de sa misère et qui immole aux calculs de sa prévoyance toutes les pudeurs de sa tendresse ? Les lenteurs psychologiques du monologue répugnent à ces talents de dialectique pressante. Ils se plaisent au contraire et ils excellent au dialogue où se croisent la flamme du regard et le jeu des réparties, promptes comme l’éclair, pénétrantes comme l’acier. Il n’est presque pas de pièce d’Émile Augier où ne se rencontre une de ces passes merveilleuses de vivacité et de justesse ; Corneille ici encore ne le désavouerait pas. Vous avez rappelé, Monsieur, quelques-uns des mots qui les terminent et vous en avez relevé la beauté morale. Admirables, en effet, comme expression d’un sentiment énergique ou tendre, je ne sais point si elles ne sont pas supérieures encore comme ressort dramatique. Avec quelle vigueur ils redressent l’action et la poussent au dénouement !

Classique par la simplicité du plan, par la netteté des caractères, par l’équilibre de l’ensemble, par le mouvement de la scène, par tout ce qui constitue le fond de l’action dramatique, Émile Augier ne l’est pas moins par la précision de la langue, par cette qualité du style qui achève les œuvres et les consacre. Il est le seul auteur dramatique avec Molière qui ait écrit avec une égale supériorité en vers et en prose. Pendant quinze ans il est resté presque exclusivement fidèle à la forme qui lui avait valu ses premiers succès. L’esprit, la grâce, la belle humeur se jouent dans ses pièces légères ; il a, dans les autres, le nombre, le souffle, la vigueur et la solidité du trait, l’ampleur du développement, la fierté de l’allure ; et jusqu’en ses dernières œuvres, toutes les fois que le sujet ne l’interdit point, le sentiment de la poésie se révèle çà et là par le charme pénétrant de l’expression : la source est à fleur de terre ; on en sent la fraîcheur. Ne nous plaignons pas cependant qu’il ait renoncé aux vers. C’est la preuve d’un goût supérieur. La forme poétique aurait gêné, arrêté peut-être L’essor de son génie. La poésie a ses nécessités comme ses grâces d’état. Elle ne saurait se passer de la perspective que crée la grandeur naturelle ou l’idéalisation du sujet. C’est le ciel de l’Attique qui répand sur la Ciguë ce doux et fin rayon de grâce printanière. Un Charrier, un Vernouillet ne se prêtent point à la langue des Dieux. Le réalisme des mœurs et des passions contemporaines appelait le réalisme de la prose, seule propre à les peindre et à les exprimer.

Mais le vers est de bronze et la prose est d’argile,

a dit Lamartine. La prose d’Émile Augier est de bronze. S’ajustant naturellement à sa pensée réfléchie et serrée, elle en fit saillir tout le relief. Dans cette langue nouvelle, bien forgée, bien trempée, on surprendrait malaisément une affectation ou une défaillance. C’est une monnaie franche et d’une scrupuleuse probité.

La probité, tel est en dernière analyse le fond du talent d’Émile Augier, le fond même de sa nature. Grand cœur autant que grand esprit, l’homme en lui égalait l’artiste. Il ne prisait rien au-dessus de la sincérité. Il s’étonnait que les moralistes n’en eussent pas fait la première des vertus, et n’en concevait aucune, parmi les plus hautes, dont elle ne fût pas le fondement nécessaire. Jamais homme ne s’en donna moins à croire. « Augier ! » disait avec un geste expressif une femme d’esprit, « il n’a pas ça de vanité ». Au moment des Fourchambault, notre cher doyen, un juge en même temps qu’un ami, l’aborde la joie dans les yeux : « Ce n’est pas un succès, s’écrie-t-il, c’est un triomphe. » — « Surfait, » lui répond Augier tout bas, en se penchant à son oreille. En quoi il se trompait ; mais ce sont là des erreurs de goût qu’on peut propager sans crainte : elles ne sont pas contagieuses.

En toute chose Émile Augier portait cette simplicité naturelle et charmante. Laborieux avec passion, il était paresseux avec délices. Tandis qu’il composait Sapho en collaboration avec Gounod, Gounod lui demanda quelques vers dont il avait un pressant besoin. Huit jours, quinze jours se passent. Point de réponse. Gounod s’impatiente. « Que veux-tu ? lui écrit enfin Émile Augier, j’ai été tellement inoccupé que je n’ai eu le temps de rien faire. » Le repos auquel il s’était résolu si prématurément lui fut doux et sans regret. Retiré la plus grande partie de l’année à Croissy, dans la maison dont il avait lui-même tracé le plan, au milieu des horizons et des souvenirs de sa jeunesse, il ne voulait plus, disait-il, que flâner le long de la vie. Il n’avait conservé son activité que pour l’Académie. Il y éprouva une grande douleur : la perte de Sandeau ; une grande joie : l’élection de Labiche. À la mort de Victor Hugo, ce fut lui que la Compagnie désigna pour rendre au poète le suprême hommage : en quelques mots d’une grandeur sobre, il dit tout ce qui était à dire. Il apportait à nos délibérations la sûreté exquise de son tact littéraire et la mâle franchise de son bon sens. Les raffinements psychologiques, où l’école contemporaine cherche un renouveau, intéressaient sa curiosité plus que son goût. Le demi-jour mystique auquel se plaisent les littératures étrangères en vogue n’allait pas à la précision de sa vue. Il appartenait tout entier à la France de Regnard et de Molière, à la France des grandes clartés. Et jamais son autorité n’avait été plus incontestée, ni sa renommée plus populaire. Le jour où il fut atteint de la crise qui devait l’emporter, la Comédie reprenait en répétition une de ses pièces ; quelques semaines après, le lendemain de la représentation, critiques dramatiques, artistes, confrères, amis, se rencontraient à son chevet — au chevet d’un mourant — sans s’être concertés, mus par un même sentiment : ils venaient lui apporter, tout vibrants, les échos de la scène et les derniers témoignages de l’admiration publique. Sa mort fut un deuil pour l’esprit national.

C’est aussi une des forces de l’esprit national que vous-nous apportez, Monsieur, et que j’ai l’insigne honneur de saluer en vous. Au témoignage d’un contemporain, trois règles présidaient à la vie de l’Académie naissante : travailler, ne pas mal parler du prochain, ne se point embarrasser des affaires de ce monde. L’Académie n’a jamais oublié la première. Je ne réponds pas que, même au temps du prudent Conrart, elle ait toujours été fidèle à la seconde. Quant à la troisième, pendant longtemps elle se l’est imposée avec une sorte de rigueur. Ni Mazarin, ni Le Tellier, ni Louvois, un de vos prédécesseurs dans l’organisation et l’administration civile de la guerre, ne furent, comme on disait, des Quarante. Ce n’est guère que depuis la conquête de la liberté politique, c’est-à-dire depuis le commencement de ce siècle, que l’Académie a, sur ce point, rompu franchement avec ses traditions : heureuse de s’associer ceux qui avaient participé avec éclat aux délibérations d’État ou servi avec autorité les grands intérêts publics, plus heureuse encore quand elle trouvait réunis comme chez vous, Monsieur, le talent de la parole et le talent de l’action.

En aucun temps peut-être l’alliance de ces deux forces n’a été plus nécessaire. La parole est l’art souverain du monde moderne. Instrument et soutien du pouvoir, rempart de la liberté, elle a été, pendant ces quatre-vingts ans, sous les formes les plus diverses, l’honneur de l’esprit français. Tour à tour, Royer-Collard, Guizot, de Broglie, Thiers, Dupin, Dufaure, Jules Favre, Berryer, Montalembert, nous ont fait admirer à la tribune du Parlement ce que la philosophie, la connaissance approfondie de l’histoire et le goût de la doctrine, le génie des affaires, la science du droit éclairée par la pratique du barreau, la foi politique, la conviction religieuse, peuvent donner à l’éloquence de hauteur, d’autorité, de ressources, de netteté mordante, de puissance enthousiaste, de flamme. Et quels noms nous aurions à invoquer parmi les maîtres que nous possédons encore ! Mais d’autres besoins devaient susciter d’autres formes de discussion. Aux tournois oratoires, qui sont et qui resteront les fêtes des délibérations publiques, a succédé le débat, dans sa simplicité familière de chaque jour. Si graves que soient les intérêts que discute la politique internationale, maîtresse de la paix du monde, au sein de chaque société s’agitent des intérêts plus graves encore peut-être et non moins pressants. Un sentiment généreux, source d’un grand devoir, domine aujourd’hui la vie des nations civilisées : — le sentiment de la dignité et des droits de l’homme à ce titre seul qu’il est homme, — le devoir d’assurer chaque jour davantage à tous les hommes les bienfaits de l’éducation, de la justice et de la liberté. L’État, l’Église et cette puissance née d’hier qu’on nomme l’esprit d’association, y travaillent à l’envi ; et ce n’est point trop du concours de la politique, de la philosophie et de la charité chrétienne pour éclairer les esprits et échauffer les cœurs. La défense idéale des principes ne suffit plus aux exigences de la conscience publique. Elle suit l’étude des solutions qu’on lui propose avec un impérieux besoin de précision. Concilier l’intérêt commun et l’intérêt individuel, le droit de chacun et le droit de tous, le capital et le travail, telle est, dans sa formule abstraite, la donnée du problème ; mais cette formule ne renferme rien moins que le secret des rapports des classes entre elles, le secret de l’avenir social et de la vie. Vous avez écrit un jour, Monsieur : « À côté des grands précurseurs, il y a les hommes qui se vouent aux questions d’administration et d’organisation que soulève l’application des idées nouvelles. Je serai un de ces hommes... Je demande à être enrôlé dans la phalange scientifique de la République. » On ne saurait mieux caractériser les nécessités présentes du gouvernement des peuples, ni trouver de votre carrière et, de vous-même une définition plus juste.

Sorti de l’École polytechnique à l’âge où d’ordinaire on y entre à peine, attaché à un corps où vous avez tenu à honneur de conquérir un à un chacun de vos grades, vous n’avez jamais renoncé à la science. À trente ans vous approfondissiez les théories de la mécanique rationnelle ; à l’exemple de Leibnitz, de Laplace et de Carnot, vous raisonniez la métaphysique du haut calcul. Mais, quels que fussent votre compétence et votre goût pour les spéculations savantes, de bonne heure vous vous sentiez appelé à des destinées plus actives. En 1848, — vous aimez à vous en souvenir, — vous étiez aux côtés de Lamartine, à l’Hôtel de Ville, le jour où il s’enveloppait dans les plis du drapeau national pour le défendre, et vous inauguriez votre activité de vingt ans par des missions politiques dans des départements où il paraissait utile de faire entendre la voix d’une conviction ardente et sage. Rendu par les événements à l’intérêt propre de vos fonctions, vous vous y faisiez une place à part dans l’étude des questions d’hygiène physique et morale qui se rattachent à l’exploitation des mines. Sous la Restauration, un de vos ascendants, le capitaine de frégate Louis-Claude de Saulces de Freycinet, fut chargé d’un voyage de circumnavigation destiné à déterminer la configuration de la terre et à mesurer dans l’hémisphère austral l’intensité des forces magnétiques. Son tour du monde presque achevé, il s’arrêtait à Port-Jackson dans le dessein d’étudier, sur cette terre classique de la friponnerie, comme il l’appelait spirituellement, le système de la colonisation pénitentiaire nouvellement appliqué par les Anglais et il s’attachait à voir les choses de si près qu’un jour il lui arriva de se faire voler par un convict encore impénitent son linge et son argenterie.

Vous avez hérité quelque chose de ce zèle d’exploration généreuse. En Belgique, en Prusse, en Angleterre, partout où vous conduisait le désir de parfaire votre instruction professionnelle, vous étudiiez, — c’était l’objet préféré de vos recherches, — les moyens d’assurer aux populations des villes une eau plus pure, un air plus salubre, de garantir aux femmes et aux enfants employés dans les ateliers souterrains les conditions d’un travail mieux réglé et plus humain. À cet égard, vous pouvez être compté parmi les précurseurs de la législation moderne. Signalés à l’Académie des Sciences par les juges les plus autorisés, vos rapports vous valaient bientôt une des récompenses les plus élevées dont elle dispose et plus tard, un siège de membre libre. Ils n’ont pas été sans crédit non plus dans votre élection à l’Académie française. Chevreul et J.-B. Dumas admiraient surtout vos observations sur l’utilisation des eaux vannes. La question des égouts à l’Académie française ! Qu’auraient dit les puristes d’antan ! Elle n’aurait étonné du moins ni d’Alembert, ni Buffon, ni Voltaire. Remarquablement ordonnés, écrits dans une langue sobre et claire, ces mémoires sont des modèles d’exposition scientifique. C’est le caractère de tous les travaux qui se rattachent à cette période de votre vie. Les notes d’administration, les ordres de service que vous aviez rédigés pour une grande compagnie qui avait fait appel à votre concours y ont été conservés : vous êtes en ces matières un classique. Est-ce alors — vous ne m’en voudrez pas de trahir la confidence d’un de vos amis — est-ce alors que, pour affermir et assouplir les ressources de votre plume au fur et à mesure que s’étendait le domaine de vos études, vous lisiez assidûment, d’un bout à l’autre, trois années durant, le Dictionnaire de l’Académie ? C’était là, certes, une première et originale façon de vous désigner à nos suffrages. Pouvions-nous ne pas associer au travail du Dictionnaire un des trois ou quatre lecteurs qu’il ait peut-être jamais eus ?

Les malheurs du pays ne devaient pas vous laisser longtemps de tels loisirs. Au début de la guerre, dans un de ces sombres jours d’août 1870, dont les angoisses nous sont si souvent remontées au cœur, vous entreteniez des premières opérations de la campagne un de vos fidèles compagnons d’études. Le doigt sur la carte, vous suiviez la marche des armées : c’est ici qu’elles se toucheront, ici que nous serons battus, disiez-vous, préludant, avec une clairvoyance hélas ! trop justifiée, au devoir qui vous attendait. Un mois après, vous apprenez qu’un représentant du gouvernement de la Défense nationale, bravant tous les périls, s’est transporté à Tours : du fond du Midi, où vous aviez accepté l’administration d’un département, vous accourez, offrant les ressources de votre expérience technique et l’ardeur de votre dévoûment. On s’étonne d’abord, on hésite. On vous entend, et la netteté de vos vues frappe, émeut, convainc. Souvenirs pleins de triste et d’amertume, mais non sans fierté ! Le flanc de la France ouvert à l’invasion, une armée prisonnière, une autre condamnée à une capitulation prochaine, Paris assiégé, la province désemparée ; point d’armes, point de munitions, point d’approvisionnements, point de centre d’action ; partout le désarroi et l’abandon : telle était la situation, au moment où la délégation de Tours vous commettait le soin d’organiser la résistance. Quelques semaines s’écoulent, et la discipline est rétablie dans les esprits, le courage dans les cœurs, l’ordre dans le commandement. À la voix du grand citoyen qui les enflamme, des milliers de combattants se lèvent, s’équipent, s’encadrent, s’instruisent. Presque étrangers les uns aux autres la veille et attachés à des convictions diverses, ils marchent unis dans l’accomplissement du commun devoir, tiennent en échec un ennemi dont l’organisation savante décuple les forces, le harcèlent, l’affrontent en bataille rangée, défendent pied à pied le sol sacré, tandis que Paris attend, prolongeant la lutte de jour en jour, d’heure en heure, au milieu des horreurs de la famine et du bombardement. Vains efforts et contre lesquels tout semble conjuré, et la rigueur des éléments et l’impassibilité de l’Europe ! Efforts glorieux par leur isolement même et dans leur impuissance, glorieux malgré les fautes et les désastres ! Non, jamais l’histoire n’a condamné les peuples qui ont engagé la lutte suprême contre tout espoir, sacrifié à l’honneur ce qui leur restait de forces et de sang. Vous avez retracé ces épreuves dans un exposé simple, grave comme le journal de bord d’un navire en détresse. En le dédiant à ceux qui en avaient traversé avec vous les péripéties douloureuses, vous avez le premier acquitté la dette de la reconnaissance nationale. La postérité qui commence vite pour les événements dont le monde a été bouleversé s’associe dès aujourd’hui à cet hommage. Par la bouche même des vainqueurs, elle rend témoignage aux vaincus, à l’habile ténacité des chefs, à l’héroïsme des soldats. Mieux éclairée, l’opinion des souverains, comme celle des peuples, sent chaque jour davantage ce que valent l’énergie, la sagesse, la dignité d’une nation en pleine possession d’elle-même et qui veut se relever. Ah ! Dieu nous garde de nous laisser exalter à ce retour de justice ! Mais peut-il nous être interdit de nous en réjouir, alors que nous sommes résolus à continuer de le mériter ?

Dans cette œuvre réparatrice du gouvernement de la République, votre nom est attaché à deux des plus grandes entreprises qu’il ait poursuivies : la réorganisation de l’armée et l’organisation des travaux publics. Vous aviez trop vécu de la vie même de l’armée pour n’en point connaître les intérêts les plus élevés. Dès 1871, — ce sont les conclusions de votre livre — vous signaliez le besoin d’en retremper l’âme dans l’âme de la nation, d’instruire le soldat, de créer les cadres de sous-officiers, de réformer l’état-major, de fortifier l’unité du commandement. Rapporteur de la loi de 1876 d’abord, puis ministre, il vous a été donné, par une rare fortune, de travailler vous-même à l’application de vos vues. L’armée, elle aussi, a été heureuse de retrouver dans son chef l’infatigable puissance de travail, l’esprit de méthode, l’étendue des idées d’ensemble unie au souci du détail qu’elle avait connus dans les mauvais jours ; elle sait combien le pays doit à ce zèle toujours en éveil, à cette autorité toujours accessible au conseil. Ce que vous avez contribué à faire pour la sécurité et la dignité de la France, vous avez nourri le dessein de l’accomplir pour le développement de sa vie intérieure et de ses richesses naturelles. Étendre le réseau des voies ferrées, perfectionner le régime des canaux, améliorer l’accès des ports, faciliter au dedans les transports, au dehors les débouchés, consommer l’œuvre de notre unité démocratique et multiplier les moyens des relations internationales, telles sont les grandes lignes du plan que vous avez embrassé, défendu, fait prévaloir. Plan hardi dans sa conception, disiez-vous vous-même, et dont l’exécution doit être conduite avec d’autant plus de sagesse. Cet esprit d’initiative tempéré de prudence est en toute chose la marque distinctive de votre action.

« Après tout, a écrit Fontenelle, c’est peut-être une erreur de regarder les sciences et les affaires comme si incompatibles, principalement pour les hommes d’une certaine trempe. Les affaires politiques, bien entendues, se réduisent elles-mêmes à des calculs très fins et à des combinaisons délicates que les esprits accoutumés aux hautes spéculations saisissent plus facilement et plus sûrement, dès qu’ils sont instruits des faits et fournis des matériaux nécessaires. » Dans cette défense judicieuse des hommes de science, la seule chose que Fontenelle paraisse oublier, c’est que les affaires se traitent avec des hommes, que les problèmes de la vie publique se résolvent, non pas dans des régions imaginaires, mais sur le terrain des intérêts, des passions, des nécessités, et que là les points ont de la surface, les lignes des aspérités. Or — et c’est précisément un des traits les plus remarquables de votre esprit, — après que votre intelligence ailée et lumineuse s’est élevée dans les espaces pour embrasser, comme à vol d’oiseau, tout le champ d’une idée, la solidité de votre jugement vous ramène à terre, envisage les difficultés et se pose les objections. Vous vous donnez à vous-même les raisons de ne pas faire tout de suite tout ce que vous avez rêvé de faire ; vous mesurez vos pas dans la voie que vous avez ouverte ; vous modérez, vous arrêtez votre élan. Macaulay dit, en parlant du fameux ministre de Guillaume III, Halifax, « qu’il était lent à force de vivacité ». Circonspect à force de lucidité, pourrait-on dire de vous, pour caractériser ce mélange de hardiesse et de réserve, de force et de dextérité.

Il y a d’ailleurs, Monsieur, un moyen aussi facile qu’agréable de vous connaître ; c’est de vous entendre : votre parole est l’exacte image de votre esprit. À embrasser dans son ensemble le développement du génie français, écrivains ou orateurs, il me semble parfois qu’il n’y a que deux écoles qui en représentent chacune un des grands aspects : ceux dont la verve prime-sautière, comme Mme de Sévigné et comme Diderot, laisse courir la plume ou la parole à bride abattue, et parmi lesquels les maîtres du chœur s’appellent Rabelais, Montaigne, d’Aubigné, Saint-Simon, Mirabeau, et ceux dont le talent discret se contient et se règle, les moralistes, les savants, les magistrats, La Bruyère, Fontenelle, d’Aguesseau ; — pour tout dire en un mot, l’école des impétueux et l’école des sages. Souvent peu d’accord l’une avec l’autre, elles se font valoir l’une par l’autre. « Singulière éloquence, disait du président Molé le cardinal de Retz, — un impétueux, — singulière éloquence que celle de M. le Premier : je n’ai jamais entendu sortir de ses lèvres une exclamation ! » « Quel homme, disait de Mirabeau après le discours sur la banqueroute, un de ses collègues à l’Assemblée nationale, l’abbé Sieyès, — un sage, — je n’ai pas vu un seul instant son visage ou son bras au repos ! » Nous l’avons applaudie dans l’orateur dont le nom est presque inséparable du vôtre, cette dialectique fougueuse, cette éloquence retentissante, familière avec toutes les audaces de la pensée et de la langue, trahissant partout sa puissance et quelquefois trahie par elle, éclairant d’un trait de feu, à ses risques, la menace de l’heure présente, le péril du lendemain, tour à tour empruntant sa vigoureuse empreinte à la trivialité populaire ou colorée d’une poésie superbe, se précipitant comme un torrent et charriant dans ses flots tumultueux le limon et l’or pur. Rien de plus propre peut-être à faire comprendre par le contraste la nature de votre talent. Chez vous, Monsieur, point d’emportements, point d’orageux éclairs ; un mouvement régulier et calme, une lumière égale et sereine ; une pensée toujours conduite, soutenue d’un geste sobre qui appuie et enfonce la démonstration, servie par un organe qui porte agréablement chaque intonation à toutes les oreilles ; une parole abondante sans redondance, qui jamais ne s’enfle ni ne déborde, qui route entre ses deux rives pleine, limpide et — il faut bien que j’arrive à vous emprunter votre vocabulaire — merveilleusement canalisée.

Mais quelle autorité, quel charme ! Pascal estimait « que l’art de persuader consiste autant en celui d’agréer qu’en celui de convaincre », et il considérait « l’art d’agréer comme sans comparaison plus difficile, plus utile et plus admirable » ; — si difficile même qu’il renonçait à le peindre. Je n’essaierai certes pas de le faire après lui. Mais je me figure que j’ai mieux compris ce qu’il appelle ailleurs « l’éloquence persuasive par douceur, non par empire », après vous avoir écouté, Monsieur, et en suivant dans son art consommé cette façon de discussion caressante et pénétrante, qui ne s’attaque pas à l’objection, qui la désagrège, pour ainsi dire, et la fait fondre, qui ne refuse aucun combat et qui n’en pousse aucun jusqu’à l’extrémité, qui tient la balance entre les opinions contraires, serre l’adversaire sans le blesser, le réduit sans l’étreindre et le fait prisonnier en souriant. Dufaure, — murmurait un jour M. Thiers, pendant que son vaillant compagnon de lutte était à la tribune, — Dufaure broie ceux qu’il combat : dès qu’il tient un ministre entre ses mâchoires, on entend craquer les os. Les coups que vous portez, Monsieur, rappellent les blessures subtiles des armes enchantées que décrit le Tasse : on en pouvait mourir, on n’en souffrait pas.

Singulièrement intéressante et heureuse dans les conjonctures délicates, la souplesse de ce talent n’a pas d’égale, dès qu’affranchie de tout arrière-souci, elle s’applique aux affaires. La question est si clairement présentée sous toutes ses faces, les déductions sont si nettes, le raisonnement entre si exactement dans l’esprit à mesure qu’il se développe, qu’on arrive presque à oublier à qui l’on doit cette pleine possession du sujet, et que finalement on ne sait plus gré qu’à soi-même d’y être si à l’aise. C’est un danger que je vous signale, Monsieur, à moins que — ce qui pourrait bien être — vous ne voyiez dans cette complète et ingrate satisfaction de l’auditeur le comble du succès pour l’orateur et la meilleure préparation au vote.

Qu’un jour vienne où, hors de l’enceinte parlementaire, à la tête de l’armée, en présence de l’Europe attentive, vous aurez à établir ce que vous avez appelé « la situation nouvelle », cette parole maîtresse d’elle-même la marquera en traits gravés pour l’histoire. Vous aviez été à la peine ; il était juste que vous fussiez à l’honneur. C’est à vous qu’il appartenait de nous montrer, — et aux autres en même temps qu’à nous-mêmes, — l’équilibre des nations européennes restauré, nos forces reconstituées, la France à son rang, debout, assurée du présent et confiante dans l’avenir. L’Académie se félicite, Monsieur, de compter parmi les siens l’organe autorisé de ces déclarations d’un accent si simple, d’une tenue si haute ; le pays tout entier y a senti battre son cœur.