Discours de réception de Charles Leconte de Lisle

Le 31 mars 1887

Charles LECONTE DE LISLE

M. Leconte de Lisle ayant été élu par l’Académie française à la place vacante par la mort de M. Victor Hugo , y est venu prendre séance le jeudi 31 mars 1887, et a prononcé le discours qui suit :

    

Messieurs,

En m’appelant à succéder parmi vous au Poète immortel dont le génie doit illustrer à jamais la France et le XIXe siècle, vous m’avez fait un honneur aussi grand qu’il était inattendu. Cependant, au sentiment de vive gratitude que j’éprouve se mêle une appréhension légitime en face de la tâche redoutable que vos bienveillants suffrages m’ont imposée. Il me faut vous parler d’un homme, unique entre tous, qui, pendant soixante années, a ébloui, irrité, enthousiasmé, passionné les intelligences, dont l’œuvre immense, de jour en jour plus abondante et plus éclatante, n’a d’égale, en ce qui la caractérise, dans aucune littérature ancienne ou moderne, et qui a rendu à la poésie française, avec plus de richesse, de vigueur et de certitude, les vertus lyriques dont elle était destituée depuis deux siècles. Ma profonde admiration suppléera, je l’espère, à la faiblesse de mes paroles.

Messieurs, l’avènement d’un homme de génie, d’un grand poète surtout, n’est jamais un fait spontané sans rapports avec le travail intellectuel antérieur ; et s’il arrive parfois que la Poésie, cette révélation du Beau dans la nature et dans les conceptions humaines, se manifeste plus soudaine, plus haute et plus magnifique chez quelques hommes très rares et d’autant vénérables, une communion latente n’en relie pas moins, à travers les âges, les esprits en apparence les plus divers, tout en respectant le caractère original de chacun d’eux. Si la nature obéit aux lois inviolables qui la régissent, l’intelligence a aussi les siennes qui l’ordonnent et la dirigent. L’histoire de la Poésie répond à celle des phases sociales, des événements politiques et des idées religieuses ; elle en exprime le fonds mystérieux et la vie supérieure ; elle est, à vrai dire, l’histoire sacrée de la pensée humaine dans son épanouissement de lumière et d’harmonie.

Aux époques lointaines où les rêves, les terreurs, les passions vigoureuses des races jeunes et naïves jaillissent confusément en légendes pleines d’amour et de haine, d’exaltation mystique ou héroïque, en récits terribles ou charmants, joyeux comme l’éclat de rire de l’enfance ou sombres comme une colère de barbare, et flottant, sans formes précises encore, de génération en génération, d’âme en âme et de bouche en bouche ; dans ces temps de floraison merveilleuse, des hommes symboliques sont créés par l’imagination de tout un peuple, vastes esprits où les germes épars du génie commun se réunissent et se condensent en théogonies et en épopées. L’humanité les tient pour les révélateurs antiques du Beau et immortalise les noms d’Homère et de Valmiki. Et l’humanité a raison, car tous les éléments de la Poésie universelle sont contenus dans ces poèmes sublimes qui ne seront jamais oubliés.

Les grands hommes de race homérique, Eschyle, Sophocle, Euripide, inaugurent bientôt, à l’éternel honneur de la Hellas, le règne des génies individuels ; Aristophane écrit ses comédies où la satire politique, sociale et littéraire, l’esprit le plus aigu, le plus souple, le plus original et souvent le plus cynique, s’illuminent de chœurs étincelants ; les purs lyriques abondent, et l’inspiration hellénique devient l’éducatrice du monde intellectuel latin. Puis, les races vivent, luttent, vieillissent ; les langues se modifient, se corrompent, se désagrègent ; d’autres idiomes naissent d’elles, informes encore, et finissent par se constituer lentement.

Après les noires années du moyen âge, années d’abominable barbarie, qui avaient amené l’anéantissement presque total des richesses intellectuelles héritées de l’antiquité, avilissant les esprits par la recrudescence des plus ineptes superstitions, par l’atrocité des mœurs et la tyrannie sanglante du fanatisme religieux, notre pléiade française, au XVIe siècle de l’ère moderne, tente avec éclat un renouvellement des formes poétiques. Elle s’inquiète des chefs-d’œuvre anciens, les étudie et les imite ; elle invente des rythmes charmants ; mais sa langue n’est pas faite, le temps d’accomplir sa tâche lui manque, et il arrive que les esprits, avides d’une discipline commune, s’imposent bientôt d’étroites règles, souvent arbitraires, qu’ils tiennent à honneur de ne plus enfreindre. L’époque organique de notre littérature s’ouvre alors, très remarquable assurément par l’ordre et la clarté, mais réfractaire en beaucoup de points à l’indépendance légitime de l’intelligence comme aux formes nouvelles qui sont l’expression nécessaire des conceptions originales. Il semble que tout a été pensé et dit, et qu’il ne reste aux poètes futurs qu’à répéter incessamment le même ensemble d’idées et de sentiments dans une langue de plus en plus affaiblie, banale et décolorée. Enfin, Messieurs, à cette léthargie lyrique de deux siècles succède un retour irrésistible vers les sources de toute vraie poésie, vers le sentiment de la nature oubliée, dédaignée ou incomprise, vers la parfaite concordance de l’expression et de la pensée qui n’est elle-même qu’une parole intérieure, et la renaissance intellectuelle éclate et rend la vie à l’art suprême. C’est pourquoi la rénovation enthousiaste, dont Victor Hugo a été, sinon le seul initiateur, du moins le plus puissant et le plus fécond, était inévitable et dû à bien des causes diverses.

En effet, les grands écrivains du XVIIIe siècle avaient déjà répandu en Europe notre langue et leurs idées émancipatrices ; ils nous avaient révélé le génie des peuples voisins, bien qu’ils n’en eussent compris entièrement ni toute la beauté, ni toute la profondeur ; ils avaient surtout préparé et amené ce soulèvement magnifique des âmes, ce combat héroïque et terrible de l’esprit de justice et de liberté contre le vieux despotisme et le vieux fanatisme ; ils avaient précipité l’heure de la Révolution française dont un célèbre philosophe étranger a dit, dans un noble sentiment de solidarité humaine : « Ce fut une glorieuse aurore ! Tous les êtres pensants prirent part à la fête. Une émotion sublime s’empara de toutes les consciences, et l’enthousiasme fit vibrer le monde, comme si l’on eût vu pour la première fois la réconciliation du ciel et de la terre ! »

Victor Hugo naissait, Messieurs, au moment où notre pays, qui venait de proclamer l’affranchissement du monde, s’abandonnait, dans sa lassitude, à l’homme extraordinaire et néfaste couché aujourd’hui sous le dôme des Invalides, et qui allait répandre à son tour, qu’il le voulût ou non, les idées révolutionnaires à travers l’Europe doublement conquise. Le Poète, de qui l’âme contenait virtuellement tant de symphonies multiples et toujours superbes, grandit au bruit retentissant des batailles épiques et des victoires dont le souvenir l’a hanté toute sa vie, en lui inspirant d’admirables vers ; tandis que le réveil des idées religieuses, sous la forme d’une résurrection pittoresque du catholicisme, d’une part, et, d’autre part, d’une poésie plutôt sentimentale que dogmatique, suscitait en lui l’admiration des merveilles architecturales du moyen âge et le goût inconscient de la Monarchie restaurée.

À vingt ans, Victor Hugo se crut donc royaliste et catholique ; mais la nature même de son génie ne devait point tarder à dissiper ces illusions de sa jeunesse. L’ardent défenseur des aspirations modernes, l’évocateur de la République universelle couvait déjà dans l’enfant qui anathématisait à la fois, en 1822, la Révolution et l’Empire, et chantait la race royale revenue derrière l’étranger victorieux. Destiné qu’il était à incarner en quelque sorte la conscience agitée de son siècle, à être comme le symbole vivant, comme le clairon d’or des idées ondoyantes, des espérances, des passions, des transformations successives de l’esprit contemporain, il devait, avec la même sincérité et la même ardeur, développer ses merveilleux dons lyriques, de ses premières odes à ses derniers poèmes, par une ascension toujours plus haute et plus éclatante. Il devait moins changer, comme on le lui a reproché tant de fois, qu’il ne devait grandir sans cesse, dans l’ampleur de sa puissante imagination et dans la certitude d’un art sans défaillance.

Quelles que soient, d’ailleurs, les causes, les raisons, les influences qui ont modifié sa pensée, bien qu’il se soit mêlé ardemment aux luttes politiques et aux revendications sociales, Victor Hugo est, avant tout, et surtout, un grand et sublime poète, c’est-à-dire un irréprochable artiste, car les deux termes sont nécessairement identiques. Il a su transmuter la substance de tout en substance poétique, ce qui est la condition expresse et première de l’art, l’unique moyen d’échapper au didactisme rimé, cette négation absolue de toute poésie ; il a forgé, soixante années durant, des vers d’or sur une enclume d’airain ; sa vie entière a été un chant multiple et sonore où toutes les passions, toutes les tendresses, toutes les sensations, toutes les colères généreuses qui ont agité, ému, traversé l’âme humaine dans le cours de ce siècle, ont trouvé une expression souveraine. Il est de la race, désormais éteinte sans doute, des génies universels, de ceux qui n’ont point de mesure, parce qu’ils voient tout plus grand que nature ; de ceux qui, se dégageant de haute lutte et par bonds des entraves communes, embrassent de jour en jour une plus large sphère par le débordement de leurs qualités natives et de leurs défauts non moins extraordinaires ; de ceux qui cessent parfois d’être aisément compréhensibles, parce que l’envolée de leur imagination les emporte jusqu’à l’inconnaissable, et qu’ils sont possédés par elle plus qu’ils ne la possèdent et ne la dirigent ; parce que leur âme contient une part de toutes les âmes ; parce que les choses, enfin, n’existent et ne valent que par le cerveau qui les conçoit et par les yeux qui les contemplent.

Soumis encore aux formules pseudo classiques dans ses premiers essais datés de 1822, Victor Hugo transforma complètement sa langue, son style et la facture de son vers dans ses secondes odes et surtout dans les Orientales. Sans doute, c’était là l’Orient tel qu’il pouvait être conçu à cette époque, et moins l’Orient lui-même que l’Espagne ou la Grèce luttant héroïquement pour son indépendance ; mais ces beaux vers, si nouveaux et si éclatants, furent pour toute une génération prochaine une révélation de la vraie Poésie. Je ne puis me rappeler, pour ma part, sans un profond sentiment de reconnaissance, l’impression soudaine que je ressentis, tout jeune encore, quand ce livre me fut donné autrefois sur les montagnes de mon île natale, quand j’eus cette vision d’un monde plein de lumière, quand j’admirai cette richesse d’images si neuves et si hardies, ce mouvement lyrique irrésistible, cette langue précise et sonore. Ce fut comme une immense et brusque clarté illuminant la mer, les montagnes, les bois, la nature de mon pays dont, jusqu’alors, je n’avais entrevu la beauté et le charme étrange que dans les sensations confuses et inconscientes de l’enfance.

Cependant, Messieurs, l’impression produite sur l’imagination vierge d’un jeune sauvage vivant au milieu des splendeurs de la poésie naturelle ne pouvait être unanimement ressentie à une époque et dans un pays où les vieilles traditions d’une rhétorique épuisée dominaient encore. La préface de Cromwell, ce manifeste célèbre de l’École romantique, avait excité déjà de violentes hostilités que les Orientales ne désarmèrent pas ; car nul poète n’a été plus attaqué, plus insulté, plus nié que Victor Hugo. Il est vrai que ces diatribes et ces négations ne l’ont jamais fait dévier ni reculer d’un pas. C’était un esprit entier et résolu, de ceux, très rares, qui se font une destinée conforme à leur volonté, et que les objections étonnent ou laissent indifférents, impuissantes qu’elles sont à rien enseigner et à rien modifier. Aussi, l’applaudissement qui salua l’apparition des Feuilles d’automne s’explique-t-il, moins par la beauté de l’œuvre que par le caractère intime, familial, élégiaque, d’une poésie aisément accessible au public et à la critique. De leur côté, les Chants du crépuscule, les Voix intérieures, les Rayons et les Ombres furent accueillis tour à tour avec un mélange d’éloges chaleureux décernés, comme d’habitude, aux parties sentimentales de ces beaux livres, et de reproches adressés à celles où l’émotion intellectuelle l’emportait sur l’impression cordiale. Rien de plus inévitable ; car, si nous admettons volontiers en France, pour articles de foi, et sans trop nous inquiéter de ce qu’ils signifient, certains apophtegmes, décisifs en raison même de leur banalité, tels que : la poésie est un cri du cœur, le génie réside tout entier dans le cœur ; nous oublions plus volontiers encore que l’usage professionnel et immodéré des larmes offense la pudeur des sentiments les plus sacrés. Mais Victor Hugo est un génie mâle qui n’a jamais sacrifié la dignité de l’art à la sensiblerie du vulgaire. L’émotion qu’il nous donne pénètre l’âme et ne l’énerve pas. Pour mieux nous en convaincre, les Châtiments, les Contemplations, la Légende des siècles nous vinrent du fond de l’exil.

Les Châtiments, Messieurs, sont et resteront une œuvre extraordinaire où la colère, l’attendrissement, l’indignation, l’élégie et l’épopée se déroulent avec une éloquence inouïe ; où l’accumulation incessamment variée des images, le luxe des formules, donnent à l’invective une force multipliée et au poème de l’Expiation, en particulier, un souffle terrible. Ni les Tragiques d’Agrippa d’Aubigné, ni les Lambes de Chénier et de Barbier n’ont atteint une telle énergie. Le livre des Contemplations, d’autre part, grave, spirituel, philosophique, rêveur, d’une inspiration complexe, mêle les voix sans nombre de la nature aux douleurs et aux joies humaines ; car, si Victor Hugo sait faire vibrer toutes les cordes de l’âme, il sait, par surcroît, voir et entendre, ce qui est plus rare qu’on ne pense. Aussi, le grand Poète saisit-il d’un œil infaillible le détail infini et l’ensemble des formes, des jeux d’ombre et de lumière. Son oreille perçoit les bruits vastes, les rumeurs confuses et la netteté des sons particuliers dans le chœur général. Ces perceptions diverses, qui affluent incessamment en lui, s’animent et jaillissent en images vivantes, toujours précises dans leur abondance sonore, et qui constatent la communion profonde de l’homme et de la nature.

Les sentiments tendres, les délicatesses, même subtiles, acquièrent, en passant par une âme forte, leur expression définitive ; et c’est pour cela que la sensibilité des poètes virils est la seule vraie. Ai-je besoin Messieurs, de rappeler les preuves sans nombre que Victor Hugo, nous a données de cette richesse particulière de son génie ? Le vers plein de force et d’éclat du plus grand des Lyriques s’empreint, quand il le veut, d’une grâce et d’un charme irrésistibles. Non seulement il vivifie ce qu’il conçoit, ce qu’il voit, ce qu’il entend, mais il excelle à rendre saisissant ce qui est obscur dans l’âme et vague dans la nature. L’herbe, l’arbre, la source, le vent, la mer, chantent, parlent, souffrent, pleurent et rêvent ; le sens mystérieux des bruits universels nous est révélé.

La Légende des siècles parut et consacra pour toujours, à l’applaudissement unanime et enthousiaste, le génie et la gloire incontestée du grand Poète. Ce sont, en effet, d’admirables vers, d’une solidité et d’une puissance sans égales, d’une langue à la fois éblouissante et correcte, comme tout ce qu’a écrit Victor Hugo qui est aussi un grammairien infaillible. Il n’appartenait qu’à lui d’entreprendre une telle œuvre, de vouloir, comme il le dit : « exprimer l’humanité dans une espèce d’œuvre cyclique, la peindre successivement et simultanément sous tous ses aspects, histoire, fable, philosophie, religion, science, lesquels se résument en un seul et immense mouvement vers la lumière. » Certes, c’était là une entreprise digne de son génie, quelque colossale qu’elle fût. Pour qu’un seul homme, toutefois, pût réaliser complètement un dessein aussi formidable, il fallait qu’il se fût assimilé tout d’abord l’histoire, la religion, la philosophie de chacune des races et des civilisations disparues ; qu’il se fit tour à tour, par un miracle d’intuition, une sorte de contemporain de chaque époque et qu’il y revécût exclusivement, au lieu d’y choisir des thèmes propres au développement des idées et des aspirations du temps où il vit en réalité.

Bien qu’aucun siècle n’ait été à l’égal du nôtre celui de la science universelle, bien que l’histoire, les langues, les mœurs, les théogonies des peuples anciens nous soient révélées d’année en année par tant de savants illustres ; que les faits et les idées, la vie intime et la vie extérieure, que tout ce qui constitue la raison d’être, de croire, de penser des hommes disparus appelle l’attention des intelligences élevées, nos grands poètes ont rarement tenté de rendre intellectuellement la vie au Passé. Ainsi, quand un très noble esprit, un profond penseur, un précurseur de notre Renaissance littéraire, Alfred de Vigny, conçut et écrivit le beau poème de Moïse, il ne fit point du libérateur d’Israël le vrai personnage légendaire qui nous apparaît aujourd’hui, le chef théocratique de six cent mille nomades idolâtres et féroces errant affamés dans le désert, le Prophète inexorable qui fait égorger en un jour vingt-quatre mille hommes par la tribu de Lévi. Le poème de Moïse n’est qu’une étude de l’âme dans une situation donnée, n’appartient à aucune époque nettement définie et ne met en lumière aucun caractère individuel original. Mais, si la Légende des siècles bien supérieure comme conception et comme exécution, est plutôt, çà et là, l’écho superbe de sentiments modernes attribués aux hommes des époques passées qu’une résurrection historique ou légendaire, il faut reconnaître que la foi déiste et spiritualiste de Victor Hugo, son attachement exclusif à certaines traditions, lui interdisaient d’accorder une part égale aux diverses conceptions religieuses dont l’humanité a vécu, et qui, toutes, ont été vraies à leur heure, puisqu’elles étaient les formes idéales de ses rêves et de ses espérances. « L’homme, a dit un illustre écrivain, fait la sainteté de ce qu’il croit comme la beauté de ce qu’il aime. » Quoi qu’il en soit, la Légende des siècles, cette série de magnifiques compositions épiques, restera la preuve éclatante d’une puissance verbale inouïe mise au service d’une imagination incomparable.

Les Chansons des rues et des bois, l’Année terrible, les deux dernières Légendes, l’Art d’être grand père, le Pape, la Pitié suprême, Religion et religions, l’Âne, Torquemada, les Quatre Vents de l’Esprit se succédèrent à de courts intervalles. Il est assurément impossible, Messieurs, d’analyser et de louer ici comme il conviendrait, ces œuvres multipliées où l’intarissable génie du Poète se déploie avec la même force démesurée. Torquemada, cependant, moins un drame scénique qu’un poème dialogué, offre une conception particulière qui, pour n’être pas d’une exacte théologie, n’en est que plus originale. Certes, en brûlant par milliers ses misérables victimes, le vrai Torquemada, le grand Inquisiteur du XVe siècle, ne pensait en aucune façon les mener à la béatitude céleste. Il tenait uniquement à les exterminer, en leur donnant sur la terre un avant-goût des flammes éternelles. Mais Victor Hugo a développé son étrange conception avec tant de verve, d’éloquence et de couleur, qu’il faut le remercier, au nom de la Poésie, d’avoir prêté cette charité terrible à cet insensé féroce qui puisait la haine de l’humanité dans l’imbécillité d’une foi monstrueuse.

Dès les brillantes années de sa jeunesse, et concurremment avec ses poèmes et ses romans qui sont aussi des poèmes, doué qu’il était déjà d’une activité intellectuelle que le temps devait accroître encore, Victor Hugo avait révélé dans ses drames une action et une langue théâtrales nouvelles. Quand ces vers d’or sonnèrent pour la première fois sur la scène, quand ces explosions d’héroïsme, de tendresse, de passion, éclatèrent soudainement, enthousiasmant les uns, irritant la critique peu accoutumée à de telles audaces, et soulevant même des haines personnelles, les esprits les plus avertis parmi les contradicteurs du jeune Maître, saluèrent cependant, malgré beaucoup de réserves, cet avènement indiscutable de la haute poésie lyrique dans le drame, bien que de longues années dussent s’écouler encore avant le triomphe définitif.

En effet, Messieurs, Hernani, Marion de Lorme, le Roi s’amuse, Ruy-Blas, les Burgraves, ont suscité longtemps de singulières objections. L’éclat du style et l’éloquence lyrique des personnages semblaient aux adversaires du Poète l’unique mérite et à la fois le défaut fondamental de ces œuvres si pleines pourtant de situations dramatiques. Le reproche de sacrifier l’étude des caractères et la vérité historique aux fantaisies de l’imagination, est-il donc juste ?N’a-t-il pas été toujours permis aux poètes tragiques d’emprunter à l’histoire de larges cadres où leur inspiration personnelle pût se déployer librement ? La foule enthousiaste qui se presse aujourd’hui aux représentations de ces beaux drames n’est-elle ni émue ni charmée ? Et quant à leur substance même, ne consiste-t-elle pas, selon la remarque d’un éminent critique, dans le développement scénique de tous les nobles motifs qui déterminent l’action : l’honneur, l’héroïsme, le dévouement, la loyauté chevaleresque ? En outre, si Victor Hugo, ayant toujours voulu que son théâtre fût une tribune, une sorte de chaire d’où l’enseignement moral pût être donné au plus grand nombre, semblait méconnaître ainsi la nature essentielle de l’art qui est son propre but à lui-même, du moins n’a-t-il jamais oublié que si le juste et le vrai ont droit de cité en poésie, ils ne doivent y être perçus et sentis qu’à travers le beau.

Les Burgraves, dont l’insuccès fit prendre au grand Poète la résolution de renoncer pour toujours au théâtre, sont d’un tout autre ordre, et d’un ordre supérieur. Nous sommes ici en face d’une trilogie Eschylienne, d’une tragédie épique dont les principaux personnages sont plus grands que nature et se meuvent dans un monde titanique. Jamais Victor Hugo n’avait fait entendre sur la scène de plus majestueuses et de plus hautes paroles. Ce sont des vers spacieux et marmoréens, d’une facture souveraine, dignes d’exprimer les passions farouches de ces vieux chevaliers géants du Rhin. La grandeur et la beauté de cette légende tragique ne furent pas comprises. Une réaction passagère, insignifiante en elle-même et quant à ses résultats prochains, sévissait à cette époque et pervertissait le goût public. Toutes les pièces du Maître avaient été discutées, applaudies, combattues, mais elles devaient finir par triompher de toutes les résistances. Seuls, les Burgraves sont encore écartés de la scène, bien que l’auteur n’ait jamais fait preuve au théâtre de plus puissantes facultés créatives. D’autres raisons, d’une nature étrangère à l’art, peuvent, il est vrai, s’opposer légitimement à la reprise de cette tragédie légendaire dans laquelle le sublime poète de l’Orestie eût reconnu un génie de sa famille. « On ne surpassera pas Eschyle, a dit Victor Hugo, mais on peut l’égaler. » Et il l’a prouvé.

J’ai dit, Messieurs, que ses romans étaient aussi des poèmes ; et, en effet, si la magie du vers leur manque, l’ampleur de la composition, la richesse d’une langue originale, énergique et brillante, la création des types plutôt que l’analyse des caractères individuels, leur donnent droit à ce titre. Il était, du reste, impossible que Victor Hugo cessât un moment d’être poète, l’eût-il voulu. Ne sont-ce pas deux épopées que Notre-Dame de Paris et les Misérables l’une plus régulièrement composée, plus condensée ; l’autre, touffue, complexe, excessive, entrecoupée d’admirables épisodes ? Notre-Dame de Paris, injustement critiquée par Gœthe, restera une vivante reconstruction archéologique et historique, telle que Victor Hugo l’a conçue et voulue, et quelles que soient les différentes façons de concevoir et de reproduire, dans une invention romanesque, les mœurs, les caractères, la vie des hommes du XVe siècle, au moment de leur histoire choisi par l’auteur. Peut-on oublier désormais tant de pages éclatantes, tant de scènes terribles ou touchantes, tant de figures à jamais vivantes, Claude Frollo, Quasimodo, la Sachette, Esmeralda, Louis XI, la fourmillante Cour des Miracles, l’assaut épique de la vieille cathédrale par les Truands ? Cette langue si neuve, si riche et si précise, ces figures, ces péripéties dramatiques, ces noms ne sortiront plus de notre mémoire ; la vision du poète est devenu la nôtre.

L’autre épopée, les Misérables fut écrite à une époque plus avancée de sa vie, durant les années de l’exil, années immortelles qui ont produit tant de chefs-d’œuvre, où sa pensée se dirigea plus spécialement vers la destinée faite aux déshérités et aux victimes de la civilisation ; où, du haut du rocher de Guernesey, illustre désormais, il répandit sur le monde, en paroles enflammées, ses protestations indignées, ses appels multipliés au droit, à la justice, à la liberté ; où il stigmatisa, dans le présent et dans l’avenir, tous les attentats, toutes les tyrannies, toutes les iniquités. Un immense succès accueillit ce livre puissant, sorte d’encyclopédie où les questions sociales, la psychologie, l’histoire, la politique, concourent au développement de la fable romanesque et s’y mêlent en l’interrompant par de fréquentes digressions et de formidables évocations. La bataille de Waterloo y revit dans son horreur sublime. Nous assistons à cet écroulement sinistre d’une multitude qui se rue, tourbillonne et se heurte avec une clameur désespérée contre les carrés de la vieille Garde immobile au milieu de la flamme et de l’averse des balles et des boulets. Rien de plus foudroyant de beauté épique. Et que de scènes encore d’une réalité saisissante : une tempête sous un crâne, le couvent de Picpus ! Que de types originaux et vivants : l’évêque Myriel, Valjean, Javert, Gille Normand, Champ-Mathieu et l’immortel Gavroche !

Traduit dans toutes les langues, répandu dans le monde entier, si plein, si complexe, tantôt haletant, tantôt calme et grave, œuvre de revendication sociale, de polémique ardente et de lyrisme, le livre des Misérables est assurément une des plus larges conceptions d’un grand esprit, si ce n’est une des plus pondérées. Mais, qui ne le sait ? Le génie de Victor Hugo brise invinciblement tous les moules, et ce serait en vérité une prétention quelque peu insensée que de vouloir endiguer cette lave et proportionner cette tempête.

Les Travailleurs de la mer, l’Homme qui rit, Quatre-vingt-treize parurent successivement. Les mêmes beautés d’imagination, d’originalité et de style s’y retrouvent à chaque ligne. Qui ne se souvient de la caverne sous-marine où Gilliatt rencontre la pieuvre, de cette merveilleuse vision du grand Poète ? L’infinie richesse de la langue, le charme exquis, la délicatesse féerique des nuances et des sensations perçues font de ces pages un enchantement mystérieux et idéal. Et, dans l’Homme qui rit, que de tableaux étranges, effrayants, magnifiques : les convulsions du pendu secoué, tourmenté par le vent de la nuit lugubre, assailli par les corbeaux affamés qu’il épouvante de ses bonds furieux ; la tempête de neige, Gwynplaine errant dans le palais désert, et la scène admirable et monstrueuse du supplice dans la prison ! Quatre-vingt-treize, enfin, n’est-il pas un poème dont les héros sont des types du devoir accompli, du sacrifice sublime, des figures symboliques plutôt que des hommes, tant elles sont grandes ?

De telles œuvres, Messieurs, toujours lues et toujours admirées, quelque permises que soient certaines réserves respectueuses, consolent, s’il est possible, de l’épidémie qui sévit de nos jours sur une portion de notre littérature et contamine les dernières années d’un siècle qui s’ouvrait avec tant d’éclat et proclamait si ardemment son amour du beau ; alors que d’illustres poètes, d’éloquents et profonds romanciers, de puissants auteurs dramatiques, auxquels je ne saurais oublier de rendre l’hommage qui leur est dû, secondaient l’activité glorieuse de Victor Hugo. Mais si le dédain de l’imagination et de l’idéal s’installe impudemment dans beaucoup d’esprits obstrués de théories grossières et malsaines, la sève intellectuelle n’est pas épuisée sans doute ; bien des œuvres contemporaines, hautes et fortes, le prouvent. Le public lettré ne tardera pas à rejeter avec mépris ce qu’il acclame aujourd’hui dans son aveugle engouement. Les épidémies de cette nature passent et le génie demeure.

Victor Hugo ne nous a pas seulement laissé le travail prodigieux offert de son vivant à notre admiration. Le déroulement des chefs-d’œuvre posthumes transforme cette admiration en une sorte d’effroi sacré, en face d’une telle puissance de création. On dirait qu’il veut nous donner la preuve de l’immortalité toujours féconde de son génie au delà de ce monde, comme il aimait à l’affirmer d’après la conviction philosophique qu’il s’était faite. Car toute vraie et haute poésie contient en effet une philosophie, quelle qu’elle soit, aspiration, espérance, foi, certitude, ou renoncement réfléchi et définitif au sentiment de notre identité survivant à l’existence terrestre. Mais ce renoncement ne pouvait être admis par Victor Hugo qui, lui aussi, comme il a été dit du grand orateur de la Constituante, était si fortement en possession de la vie.

Sa philosophie, celle qui se retrouve au fond de tous ses poèmes, tient à la fois du panthéisme et du déisme. Dieu, pour lui, est tantôt l’Être infini, indéterminé, le monde intellectuel et le monde moral, la nature tout entière, la vie universelle avec ses maux et ses biens ; tantôt Dieu se distingue des êtres et des choses, affirme sa personnalité, veut, agit, détermine les pensées, les actes, amène les catastrophes physiques, relève les faibles et punit les oppresseurs en les incarnant de nouveau dans les formes les plus abjectes de l’animalité ou dans celles de la matière inerte. Or, Dieu, selon le Poète, étant toute justice et toute bonté, et les âmes qu’il crée n’étant déchues et corrompues que par l’ignorance de la vérité, ignorance où elles se complaisent ou qui leur est infligée, a voulu que toutes fussent appelées, si elles le désirent, à la réhabilitation définitive ; mais leur immortalité est conditionnelle, et beaucoup d’entre elles, sont condamnées à l’anéantissement total.

Telle est la foi de Victor Hugo. Il a été toute sa vie l’évocateur du rêve surnaturel et des visions apocalyptiques. Il est enivré du mystère éternel. Il dédaigne la science qui prétend expliquer les origines de la vie ; il ne lui accorde même pas le droit de le tenter, et il se rattache en ceci, plus qu’il ne se l’avoue à lui-même, aux dogmes arbitraires des religions révélées. Il croit puiser dans sa foi profonde en une puissance infinie, rémunératrice et clémente, la généreuse compassion qui l’anime pour les faibles, les déshérités, les misérables, les proscrits auxquels il offre si noblement un asile ; il lui doit, pense-t-il, de chanter en paroles sublimes la beauté, la grandeur et l’harmonie du monde visible, comme les splendeurs pacifiques de l’humanité future, et il ne veut pas reconnaître qu’il ne doit sa magnifique conception du beau qu’à son propre génie, comme ses élans de bonté et de vaste indulgence qu’à son propre cœur. Mais qu’importe ! Cette foi, faite d’éblouissements, a ouvert au grand Poète l’horizon illimité où son imagination plonge sans fin. Elle a été la génératrice et la raison de ses chefs-d’œuvre.

Que pourrais-je ajouter, Messieurs ? Dans le cours de sa longue vie, traversée pourtant d’ardentes luttes littéraires et politiques et de grandes douleurs, et surtout dans sa vieillesse vénérable, apaisée et souriante, Victor Hugo a reçu la récompense due au plus éclatant génie lyrique qu’il ait été donné aux hommes d’applaudir. Le monde civilisé tout entier lui a rendu un hommage unanime. La profonde et lugubre pensée d’Alfred de Vigny : « La vie est un accident sombre entre deux sommeils infinis », si vraie qu’elle puisse être, n’a point troublé ses derniers moments. Il est mort plein de jours, plein de gloire, entouré du respect universel, auréolé de l’Illusion suprême, conduit triomphalement aux Panthéon par un million d’hommes et léguant aux âges futurs une œuvre et un nom immortels.