Discours de réception de Victor Duruy

Le 18 juin 1885

Victor DURUY

M. Victor Duruy ayant été élu par l’Académie française à la place vacante par la mort de M. François-Auguste Mignet , y est venu prendre séance le jeudi 18 juin 1885, et a prononcé le discours qui suit :

    

Messieurs,

En m’appelant dans votre Compagnie, vous m’avez donné la charge de vous entretenir de l’éminent écrivain qui, par son caractère et son talent, a, durant plus de soixante années, honoré les lettres et nous-mêmes : tâche austère, car ta vie de M. Mignet, consacrée à l’art difficile de l’historien philosophe, ne saurait être l’objet d’une de ces brillantes expositions qui vous ont si souvent charmés.

Né à Aix, le 8 mai 1796, M. Mignet appartenait à cette France méridionale qui nous a envoyé, depuis un siècle, tant d’orateurs, d’écrivains et d’hommes d’État pour gouverner nos affaires ou diriger nos esprits. Sa mère était provençale, son père vendéen ; de sorte qu’il réunit les deux qualités de ses deux pays d’origine : la ténacité de l’un, les dons charmants de l’autre. Dans la Vendée, on aimait encore les familles nombreuses : le grand-père de M. Mignet, que son petit-fils n’imita pas, avait eu huit enfants. L’aîné hérita d’une étude de notaire, le dernier prit un métier, celui de serrurier, fit son tour de France pour voir et pour apprendre, et s’arrêta dans la ville d’Aix. À Paris, il avait travaillé an Champ-de-Mars pour les fêtes de la Fédération ; à Aix, il suspendit dans sa chambre la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen. Vous devinez dans quel esprit il éleva son fils ; et en songeant aux humbles commencements de cette maison d’où sortit un homme qui, dépourvu de toute ambition, arriva aux suprêmes honneurs civils et à l’estime universelle, vous direz qu’une société où toutes les portes sont ouvertes à ceux qui mettent de l’ordre dans leur vie, de l’intelligence dans leurs travaux, peut bien avoir des réformes à accomplir, — il y en aura toujours, — mais qu’elle n’est point une société à refaire.

L’Université aida à la fortune de M. Mignet, selon sa mission qui est d’aller à la recherche des hommes. En 1809, des inspecteurs généraux, frappés de ses dispositions, le firent admettre comme boursier au lycée d’Avignon, où ses succès lui valurent beaucoup de prix et un grade militaire, celui de sergent-major, qui permettait alors d’entrer dans un régiment avec le double galon. Durant les Cent-Jours, il voulut réclamer un privilège, en ce moment-là redoutable ; sa mère s’y opposant, il lui obéit, et puisqu’il ne pouvait se faire soldat, il se fit professeur : c’est une autre milice. En 1815, il enseigna l’histoire dans ce même lycée : déjà sa vocation se dessinait ; cependant, de retour à Aix, il suivit les cours de la Faculté de droit et fut reçu avocat. Mais la muse qu’il aimait le disputa aux Pandectes ; lorsque l’Académie de Nîmes proposa un prix pour un sujet historique, il concourut et son mémoire fut couronné. Dans ce premier essai il avait pris la mesure de ses forces ; elles lui donnèrent la confiance de se rendre, en 1821, à Paris, la ville de toutes les espérances. Un autre inspecteur-général l’accrédita auprès de Royer-Collard, et Manuel, son compatriote, lui ouvrit la rédaction du Courrier français : c’était entrer dans le monde libéral ; il y est toujours resté.

Je ne vous dirai pas, Messieurs, les vaillants efforts de M. Mignet pour se faire jour, ses premiers succès littéraires, cette autorité d’un maître conquise en pleine jeunesse, sa lutte contre la Restauration, à côté de l’homme illustre qui fut son ami des premiers et des derniers jours ; ses campagnes victorieuses à l’« Athénée », dans les journaux et dans son Histoire de la Révolution. Le tableau de la Restauration vous a été présenté vingt fois et de façon magistrale ; il serait imprudent, à moi, d’y revenir. Cependant, vous ne me pardonneriez pas d’étudier l’écrivain sans vous parler un instant de l’homme que vous avez aimé si longtemps.

La nature, prodigue envers M. Mignet, lui avait accordé, avec une intelligence supérieure, la beauté du visage et la distinction de la personne. Vous le voyez encore, arrivant à vos séances, après une promenade dont chaque année, dans les derniers temps, raccourcissait la longueur, et vous admiriez ce vieillard qui gardait tant d’élégance, comme s’il s’était dû à lui- même d’attendre la visite de la fiancée funèbre, avec quelques-uns des dons qui avaient fait sa jeunesse si charmante.

Dans ses livres, il est toujours grave, c’est une magistrature qu’il exerce mais dans l’intimité, il avait la gaieté aimable qui est la santé de l’esprit ; et il sut vivre quatre-vingt-sept ans : mérite rare qui permet d’accumuler l’expérience et les travaux. Durant cette longue existence que la maladie ne troubla jamais, il ne commit qu’une imprudence, celle qui nous l’a enlevé, lorsque, par une froide journée de mars, il alla chercher un pâle rayon de notre soleil parisien qu’il avait cru être déjà son soleil de Provence.

M. Mignet a donc été un homme heureux. Il le fut parce que, toujours maître de lui-même, il ne donna point de prise à la fortune contraire ; c’était un sage. Un jour, je lui demandai le secret de sa belle vieillesse, il me répondit : « Usez, n’abusez pas. » La modération fut, en effet, la règle de son esprit, malgré des convictions vigoureuses qui semblaient le destiner aux luttes ardentes. On dirait qu’il avait lu l’inscription écrite en lettres d’or au fronton du temple de Delphes « Rien de trop », c’est-à-dire en tout la mesure et l’harmonie.

Cette modération philosophique, M. Mignet la tenait de son caractère ; il la dut aussi à ses études. Les Lettres n’aident pas seulement à passer doucement la vie ; elles aident à bien vivre. L’histoire, en particulier, a une vertu d’apaisement qui mène à la justice. Elle calme les impatiences, en faisant voir que le temps est le grand ouvrier des choses humaines et elle chasse les terreurs puériles, en montrant, derrière nous, tant de blessés qui ont guéri, parce qu’ils n’ont pas voulu mourir. Pour juger les hommes, elle enseigne à tenir compte du milieu qu’ils ont traversé, des influences qu’ils ont subies, et elle reconnaît l’existence dans le moral de courants où, tout en restant maître de lui-même, le sage doit mettre sa pensée, comme le marin met son navire dans les grands fleuves océaniens qui mènent tranquillement au port.

Le courant du siècle portait aux institutions libres ; M. Mignet s’y engagea résolument et, un jour, ce modéré joua sinon sa tête, du moins sa liberté, pour que la France ne reculât pas jusqu’au milieu des ruines d’institutions écroulées : en 1830, il signa la protestation des journalistes contre les Ordonnances ; ce fut le dernier gage donné par lui à la politique militante. Le succès assuré, il laissa l’action à un autre lui-même pour se réfugier dans les hautes régions de l’art et de la pensée. Macaulay raconte qu’un jour la fée de l’Histoire lui apparut et lui dit : « Vois passer les richesses et les plaisirs ; ils vont et viennent comme viennent et vont les flots de la mer. Laisse-les aller et, au milieu de ces changements, fixe sur moi un ferme regard. » M. Mignet, lui aussi, a eu cette vision : son regard, du moins, ne se détourna plus de l’Histoire.

Après le triomphe, les libéraux de 1830 se distribuèrent, suivant l’usage, les dépouilles ; M. Mignet ne demanda rien et se contenta du poste modeste de Garde des archives étrangères. Ce n’était qu’un cabinet de travail, mais c’était aussi, pour l’historien, un incomparable trésor toute la vie extérieure de la France, de Henri IV à la Révolution, était là.

Durant dix-huit années, ses amis et ses anciens compagnons d’armes remplirent les Chambres et le Gouvernement ; ils furent ministres, ambassadeurs, pairs de France ; M. Mignet resta Garde des archives. Mais tandis que beaucoup, après des éclats de paroles fugitives et une popularité éphémère, retombaient dans l’obscurité où, si souvent, la seule politique conduit, lui se préparait silencieusement à la gloire durable des lettres, et vous direz, Messieurs, qu’il avait pris la meilleure part. D’illustres amitiés, de hautes relations du monde, l’élégance de causeries s’égarant sur les sujets les plus divers et habituellement les plus élevés, le besoin de savoir et de comprendre, d’où naissent pour l’esprit les plus vives jouissances, suffisaient à cette intelligence tout à la fois délicate et sévère.

À l’âge où l’on reste encore dans l’ombre, M. Mignet s’était fait place au grand jour et les suffrages les plus considérables consacraient sa jeune renommée. En 1832, il entre à l’Institut par la classe des Sciences Morales dont il devient bientôt le Secrétaire perpétuel, et, en 1836, vous l’appelez, Messieurs, dans votre Compagnie. Il a quarante ans à peine et il appartient à deux de ces Académies qu’il nomme « de glorieuses républiques fondées pour le service ou l’ornement de l’esprit humain » ; mais il justifie ces choix par une succession d’œuvres qui l’établissent chef d’école, non pas celle de Thierry qui raconte, de Guizot qui analyse et formule, de Michelet qui devine et peint avec d’éclatantes couleurs ; mais l’école de la froide raison qui juge sans dogmatiser et de l’art qui fait tout concourir à une vue nette de l’ensemble.

Je ne pourrai vous parler de tous les ouvrages de M. Mignet ; mais il est aisé d’en marquer le caractère : c’est l’élévation de la pensée. Le mot de Montaigne : « II faut dédaigner les choses basses et terriennes pour les supérieures », aurait pu être la devise de notre regretté confrère. Il regarde toujours en haut, et il se plaît aux grandes questions, avec raison, car, celles-ci résolues, le reste suit.

Malgré ses nombreux travaux sur les hommes et les choses de son temps, la patrie de sa pensée est le XVIe siècle, un des plus grands de notre histoire, mais aussi pour l’historien un des plus difficiles à peindre, parce que la révolution est alors partout : dans l’Église et dans les croyances, dans les idées et dans les intérêts ; parce qu’on voit la royauté arrivant à la formule : « Tel est mon bon plaisir », et la féodalité livrant son dernier combat ; parce qu’enfin le moyen âge finit et les temps modernes commencent.

Deux drames le remplissent, la Réformation et la Rivalité des maisons de France et d’Autriche. M. Mignet les étudia tous deux, mais d’abord en des tableaux détachés dont il se proposait de composer ensuite un vaste ensemble. Le Mémoire sur la conversion de la Germanie pourrait, à certains égards, être considéré comme une préparation à l’histoire de la Réforme qui fut une des plus vives préoccupations de sa vie. La sagesse politique de la vieille Rome reparaît dans la Rome nouvelle, lorsque l’Église recommence les conquêtes des consuls avec des moines pour soldats, et, pour généraux, des évêques et des saints. Les papes de ce temps n’ont pas le culte de l’uniformité ; ils laissent aux païens quelques-uns de leurs usages, ainsi que les imperatores laissaient aux vaincus quelques-unes de leurs libertés. Au milieu des peuples assujettis, Rome païenne établissait des colonies militaires qui devaient surveiller la région conquise ; les papes bâtissent aussi des forteresses vigilantes ce sont des églises, des évêchés, des monastères. Toutes les forces des conquérants s’y rassemblent ; la culture des esprits s’y fait en même temps que celle de la terre de vaillants missionnaires en partent incessamment afin de pousser plus loin la conquête, et, en reconnaissance ; un tiers du territoire allemand leur sera donné. C’est donc bien le catholicisme qui a été le plus utile auxiliaire du nouvel empire et ce sera l’Empire qui frappera l’Église des coups les plus redoutables. Elle eut le sort commun des victorieux qui ont trop triomphé.

Cette révolution s’opéra au XVIe siècle, quand se répandit sur le monde l’esprit d’examen, qui devint plus tard un esprit de liberté. Luther et Calvin n’avaient pas prévu cette conséquence ; elle les eût effrayés. Hommes de foi ardente, ils regardaient en arrière et non pas en avant ; ils demandaient à saint Augustin leur théologie, aux premiers Pères leur morale, aux Églises de l’âge apostolique leur discipline. Mais ils furent de puissants révolutionnaires, lorsque, après la traduction de l’Évangile en langue vulgaire, ils purent opposer, à la modeste condition du clergé des anciens jours, les splendeurs mondaines des nouvelles cours épiscopales, et montrer les apôtres partant pour la conquête du monde, un bâton à la main, tandis que leurs successeurs, devenus princes de la terre, passaient, devant les yeux éblouis des pauvres, dans un tourbillon de pourpre et d’or. Les peuples se laissèrent séduire par l’idéal, à la fois ancien et nouveau, qui leur était proposé et ils suivirent ceux qui leur disaient que pour ramener les clercs aux vertus évangéliques, il fallait les délivrer de leurs biens corrupteurs. Les princes allemands furent particulièrement sensibles à ces conseils d’une renaissance spirituelle qui allait être pour eux très lucrative, car si les principautés ecclésiastiques étaient riches, les principautés séculières étaient pauvres, et les besoins d’un ordre social nouveau accroissaient leurs dépenses, sans que leurs revenus augmentassent. L’intérêt facilita, en beaucoup de lieux, les conversions, de sorte que la richesse de l’Église allemande, qui avait fait sa force au moyen âge, fit sa faiblesse dans les temps modernes.

Mais pourquoi Luther eut-il si peu de partisans en France et pourquoi Calvin en eut-il si tard ? M. Mignet l’explique d’un mot : nos rois n’avaient aucun intérêt à propager la Réforme, et ils s’inquiétaient des conséquences sociales qu’elle pouvait entraîner. En Allemagne, en Angleterre, c’étaient les princes, autant que les théologiens, qui avaient changé la religion des peuples, tandis que nos rois, maîtres de leur clergé, au temporel, étaient toujours prêts à dire, comme François Ier, que la nouvelle théologie « tendait plus à la destruction des royaumes qu’à l’édification des âmes ! » Lorsqu’en effet, le protestantisme se développa en France, la royauté manqua sombrer sous les coups de la démagogie des villes catholiques et de la noblesse protestante.

Eût-il mieux valu, pour nous, que le protestantisme triomphât ? Je crois que cette révolution se serait accomplie dans les mêmes conditions que de l’autre côté du Rhin et de la Manche, où les droits de l’Église ayant été remis aux princes, l’oppression des consciences a duré si longtemps. Nos rois, eux aussi, auraient porté les deux glaives, et nous ne serions pas arrivés, les premiers entre toutes les nations, à la liberté philosophique et à la tolérance religieuse. Dans la France demeurée catholique sans l’inquisition, la puissance civile et le pouvoir ecclésiastique restèrent séparés. Rome païenne avait souffert de leur union, le moyen âge de leur rivalité. Dans un cas des persécutions, dans l’autre des guerres, et partout la mort prodiguée au nom de Celui qui a fait la vie. À aucune de ces époques, on n’avait connu la liberté de conscience : bénis soient ceux qui nous l’ont donnée !

Dans la Rivalité de François Ier et de Charles-Quint, M. Mignet ne raconte que les événements compris entre les années 1519 et 1530. Les princes en présence sont aussi opposés de figure et de caractère que d’intérêts : Charles, petit et laid, faible de constitution, mais avisé politique, traverse onze fois la mer pour aller voir et suivre de près ses affaires ; François, le plus beau cavalier de son royaume et un des plus spirituels, aime surtout les batailles et le plaisir, et ses voyages sont promenades de château en château, pour tenir sa cour toujours en fêtes et joyeusetés. Tous deux, par leur goût pour les arts, tempéré chez l’un, ardent chez l’autre, sont à leur place dans l’âge de la Renaissance ; mais à celui-là l’Espagne a donné une piété ascétique qui n’exclut cependant aucune des distractions défendues, et l’autre dut à la France une modération relative dans les questions religieuses. François Ier avait été d’abord constamment heureux parce que, au commencement de son règne, il avait été d’abord constamment habile. Mais à la couronne de France, que son rival appelait « la plus belle qui fût au monde », il veut joindre celle de l’Empire : folle ambition qui suscite celle de Charles-Quint. L’Autrichien est élu, et une lutte qui devait ébranler l’Europe entière commence. Ce sont des combats de géants et des négociations ténébreuses, d’éclatantes trahisons et des invasions formidables. La France semble sur le point de périr ses armées sont détruites, son roi est prisonnier ; pourtant elle ne s’abandonne pas. Le peuple, les Parlements, les notables se serrent autour de la régente. Louise de Savoie négocie avec le Pape, avec les Turcs, avec les Suisses, avec les Anglais. Une vaste coalition se forme, et Henri VIII d’Angleterre exige que la régente ne consente à aucune cession de territoire. Le roi est délivré ; la France se relève ; le fils du prisonnier de Pavie entre victorieusement dans Metz, et le vieil empereur, à son tour humilié, vaincu, va cacher au monastère de Yuste son front découronné.

La formation de la monarchie espagnole explique cette grande chute qui, commencée alors, s’achèvera au siècle suivant : c’était un État mal fait. Ayant contre lui la géographie, les langues, les religions, les intérêts et les souvenirs, il n’était pas né viable, et M. Mignet montre d’une manière brève, mais saisissante, comment l’Empereur et son fils s’épuisèrent à vouloir le faire vivre.

Charles-Quint avait rêvé la prépondérance en Europe, Philippe II rêva la domination sur les âmes et sur les corps. L’histoire d’Antonio Perez retrace un des plus dramatiques incidents du règne de cet abominable tyran, à qui sa conscience religieuse ne défendait rien, à qui sa royauté absolue permettait tout. Des lettres affectueuses, adressées par lui à ses enfants et récemment retrouvées, ne le sauveront pas de l’éternelle réprobation. De son vivant même, il reçut le châtiment de ses cruautés. Le puissant monarque qui enveloppait la France de trois côtés par ses armées espagnoles, allemandes et italiennes, échoue dans tous ses desseins. La France et l’Angleterre lui échappent ; il perd les Pays-Bas ; l’Espagne, saignée par lui aux quatre membres, tombe épuisée pour trois siècles. Elle n’a plus de commerce, plus d’industrie, et le possesseur des plus riches dépôts métalliques du monde, obligé deux fois de suspendre ses payements comme un négociant insolvable, laisse à sa mort une dette de plus d’un milliard.

L’année même où le sombre monarque allait rejoindre son père dans les caveaux de l’Escurial, notre bon et grand Henri IV terminait, par un acte de sagesse, la guerre religieuse. On avait dit de la monarchie-de Charles-Quint, avec autant de haine que de peur : « Quand l’Espagne remue, le monde tremble. » Après la paix de Vervins et l’Édit de Nantes, on pouvait dire de la France : elle a sauvé la liberté de l’Europe et elle commence à garantir la liberté des consciences.

M. Mignet ne s’est occupé du règne de Louis XIV qu’à propos de la succession d’Espagne, malheureuse question et malheureuse guerre qui ruina notre marine, nos finances, une partie de notre gloire militaire, et fut cause que le plus grand siècle de notre histoire s’acheva dans la tristesse et l’accablement.

En ce temps-là, les princes se transmettaient les provinces et les royaumes par des mariages et des testaments, forme d’agrandissement meilleure, après tout, que la conquête brutale. Car l’orgueil d’une nation peut être flatté et sa fortune garantie par l’avènement pacifique d’un prince étranger que ses nouveaux sujets ont bien vite conquis à leurs mœurs et à leurs sentiments héréditaires, tandis que l’acquisition violente, qui arrache à un peuple comme un morceau de sa chair, lui fait une inguérissable blessure.

En mariant Louis XIV à une infante, Mazarin espéra faire de son roi l’héritier de la monarchie espagnole, comme en formant la Ligue du Rhin, il avait rêvé pour lui la couronne impériale. C’eût été refaire, au profit de Louis XIV, pour la satisfaction de son orgueil et non pour la vraie grandeur de la France, le monstrueux empire de Charles-Quint : politique deux fois tentée à un siècle de distance et deux fois funeste. La Ligue du Rhin prépara la Ligue d’Augsbourg et au mot fameux « Il n’y a plus de Pyrénées », l’Europe répondit treize ans plus tard « Les Pyrénées sont relevées et elles resteront debout à jamais. »

Durant quarante années, il s’échangea entre les ministres et les ambassadeurs d’innombrables dépêches dont M. Mignet a rassemblé les plus importantes en quatre gros volumes, où les documents sont reliés entre eux par de brefs commentaires qui les expliquent et font de ce monument, bâti de tant de pièces différentes, un solide et imposant édifice.

Cette Histoire diplomatique s’arrête malheureusement vingt années avant l’ouverture de la succession d’Espagne, mais elle est précédée d’une introduction où l’on trouve plus peut-être qu’en aucun des écrits de M. Mignet ses qualités littéraires, la vigueur de sa pensée et sa puissance de concentration. En cent pages, il résume la formation politique de l’Espagne et de la France. J’y trouve bien quelques mots que je voudrais effacer. « Les flots vivifiants de l’invasion barbare » et « la vertu régénératrice des Germains sont une tradition ecclésiastique que Grégoire de Tours nous force d’abandonner. Je n’ai pas, non plus, un superstitieux respect pour une loi trop vantée. Dans la mécanique céleste, les grosses masses attirent les petites ; sans la loi salique, la France se serait agrandie par des mariages. Elle était trop forte pour n’être qu’un présent de noces fait à un étranger c’est l’étranger qui lui eût apporté en dot ses domaines. Sur ces points on peut discuter ; on ne discutera pas sur le mérite de cette large et brillante étude qui restera un des chefs-d’œuvre de notre littérature historique.

Les ouvrages dont je viens de parler sont d’admirables fragments d’un grand livre que M. Mignet se proposait d’écrire et qui, malheureusement, n’a point paru. La Vie de Marie Stuart est au contraire une œuvre complète, car cette fois l’auteur prend son personnage à la naissance et ne le quitte qu’à la mort.

Marie Stuart avait été élevée à cette cour des Valois qui réunissait les extrêmes de l’élégance et de la corruption, où la grâce était dans l’esprit, la brutalité dans les mœurs, la religion dans les dehors de la vie, l’habileté politique dans la ruse et le mensonge ; où chaque jour, au milieu de fêtes et de tentations offertes à une jeunesse ardente, des intrigues se nouaient pour une liaison coupable ou pour un assassinat « Fleurs de plaisir, dit un contemporain, qui se teignaient sanglantes. »

Marie, belle, savante, spirituelle, souvent éloquente, mais d’esprit mobile et passionné, eut dans cette cour de tristes exemples et des conseillers qu’il était dangereux de trop écouter, comme ses oncles de Guise, surtout le cardinal qui cachait, sous sa pourpre romaine, les vices dont se composait l’élégance de cette société folle de plaisirs. Il apprit à sa nièce qu’il est avec la conscience des accommodements ; que les actes publics les plus solennels n’engagent pas, lorsqu’en secret on a protesté contre eux ; et qu’elle pouvait, en France, débuter dans la royauté par une trahison envers son peuple d’Écosse.

De cette cour, elle emporta beaucoup de talents et de frivolité, sans une règle morale assez forte pour arrêter toujours les entraînements de son cœur ; et ce bagage, à la fois trop léger et trop lourd, l’empêcha de marcher droit et ferme au milieu de sectaires farouches qui regardaient les grâces mondaines comme une cause de damnation, et en face d’une aristocratie factieuse qui avait déjà tué deux de ses rois.

Leçons de France, leçons d’Écosse, toutes furent dangereuses pour la jeune reine. La nature et sa naissance lui avaient donné les promesses d’une belle et grande existence, mais elle subit l’influence d’un temps où les caractères étaient énergiquement trempés pour le mal comme pour le bien, et où l’on croyait que supprimer un adversaire était le meilleur moyen de se débarrasser d’un ennui.

Envers Marie Stuart l’impartialité est difficile ; les documents sont contradictoires ou insuffisants ; les actes mêmes peuvent donner lieu à des interprétations différentes. Et puis, la mort n’efface pas le rayonnant éclat de ces belles pécheresses et l’Histoire est toujours près d’avoir pour elles sur les lèvres, les paroles de Jésus à Marie de Magdala. Rappelez-vous, Messieurs, les vieillards troyens assis aux portes Scées : en voyant Hélène passer devant eux, touchés, malgré les ans, de sa grâce divine, ils lui pardonnent les maux qu’elle a causés. Et l’un des vôtres, un des plus illustres, n’a-t-il pas été l’adorateur passionné d’une autre enchanteresse morte depuis deux siècles.

M. Mignet, en historien incorruptible, s’est défendu contre cette séduction qu’il semblait devoir subir. Il s’est souvenu qu’il avait pris ses grades aux écoles de droit et il a instruit avec la sagacité d’un jurisconsulte les trois procès qui pèsent sur la mémoire de Marie Stuart : la mort de Darnley, le mariage avec Bothwell et les conspirations contre Elisabeth. Mais tout en condamnant l’acte criminel de l’Église du champ, les noces précipitées avec l’assassin de son époux et les fatales imprudences de la captivité, il éprouve une sympathie douloureuse pour cette vie troublée « par tant d’infortunes, finie avec tant de grandeur ».

Il semble difficile de contester ses conclusions. On l’a fait pourtant, et des protestants peu favorables à Marie Stuart ont renoncé à soutenir l’authenticité des fameuses lettres de la cassette d’argent. Je ne me rendrai pas juge de ce débat trois fois séculaire qui, pour quelques écrivains, est encore une question religieuse. Mais que Marie Stuart ait été innocente ou coupable, victime de ses ennemis ou de ses passions, elle nous apparaît, durant une captivité inique de dix-neuf années, ennoblie par son fier courage, ou purifiée par ses longues souffrances. Nous gardons, au contraire, un sentiment de répulsion pour cette autre reine que son poète appelle imprudemment « la Vestale assise sur le trône de l’Occident », qui eut, avec un mâle génie, une odieuse duplicité et n’eut jamais un cœur de femme. Le sang de Marie a rejailli au front d’Elisabeth et, comme la tache de lady Macbeth « tous les parfums d’Arabie ne l’effaceront pas ».

J’ai réservé pour la fin de cette analyse celui des ouvrages de M. Mignet qui se rapproche le plus de notre époque, bien que, par la date de sa composition, il appartienne à la jeunesse de l’auteur ; je veux parler de cette Histoire de la Révolution qui, par son charme singulier et sa vive allure, dispute depuis soixante ans au livre de M. Thiers la faveur de l’opinion. Cette révolution, qui a commencé pour la vieille Europe une ère nouvelle, exerce sur les esprits un irrésistible attrait, formé de terreur et d’admiration. Tout y prend des proportions inaccoutumées, l’héroïsme et le crime ; aussi nul sujet ne prête davantage aux plaidoyers contraires. Mais pour reproduire cette tragique histoire et l’intensité de la vie sur ce champ de bataille où se heurtaient tant d’idées et de passions, il faut des détails, de longs récits, et M. Mignet n’a voulu faire qu’un brillant résumé.

Aux Institutions de Saint-Louis, publiées en 1822, avait succédé, en 1824, l’Histoire de la Révolution qui parut en un seul volume. M. Mignet ne s’était donc accordé que quelques mois et quelques centaines de pages pour raconter la suite des événements extraordinaires qui remplissent le quart de siècle écoulé de 1789 à 1814. C’était une entreprise hardie : le temps, l’espace et les documents manquaient ; puis, pour l’historien comme pour le peintre, il est des perspectives nécessaires. Or, songez, Messieurs, que sept ou huit années seulement avaient passé sur le dernier acte de la grande épopée révolutionnaire : l’abdication de l’empereur, qui aux yeux des rois était toujours resté le soldat armé de la Révolution ; songez surtout à l’état d’esprit où se trouvait cette génération de 1820 : née dans la joie et les douleurs du plus prodigieux enfantement qui fut jamais, élevée sur les bancs de l’Université impériale, au bruit du canon d’Austerlitz, parvenue l’âge d’homme au moment de la catastrophe finale, et à la vie publique en pleine réaction royaliste. Dans cette atmosphère encore chargée de tant d’orages, peuplée d’un monde de souvenirs héroïques et de visions d’ancien régime, l’histoire de la Révolution ne pouvait être qu’une arme de guerre aux mains de cette jeunesse éprise d’une passion ardente pour deux nobles choses, la gloire et la liberté, et qu’animaient au combat la haine de la Sainte-Alliance et celle de la Restauration.

M. Mignet était trop de son âge et de son temps pour échapper à la séduction de ces généreux sentiments. D’ailleurs il était né Girondin ! Trente années auparavant il aurait fait partie de ce groupe d’hommes d’élite que la distinction de l’esprit et le culte de la Révolution avaient rapprochés. Il y eût apporté cette tenue, cette élégance et ces hautes manières qui ajoutaient au charme de sa personne, et, par sa sagesse précoce, par la mesure et l’autorité de son jugement, il y eut vite conquis une des premières places. Aristocrate de goûts, libéral d’éducation et d’études, il serait devenu républicain, comme Vergniaud ; et s’il eût été soumis au même sort, c’est, j’imagine, le plus tranquillement du monde, sans faiblesse comme Desmoulins, sans colère comme Danton, c’est en grand seigneur bourgeois, fier et dédaigneux, qu’il eût livré sa tête.

Messieurs, M. Mignet est un maître, au double titre de penseur et d’écrivain. Comme Montesquieu, il n’aime pas a expliquer le succès par la fortune, mot commode mais qui n’explique rien ; et il ne recourt pas à des hypothèses dont l’histoire n’a pas besoin. Avec la virile pensée que les peuples, comme les individus, font eux-mêmes leur condition, il cherche le secret des chutes et des triomphes dans les causes qui les ont produits.

Comme Montesquieu encore, il met au premier rang des influences qui agissent sur le destin des peuples, leur situation territoriale. Par un de ses côtés, la géographie est une aride nomenclature dont il ne faut pas abuser dans nos écoles ; par un autre, elle fait partie de l’histoire philosophique. Donnez à la Pologne de solides frontières, et cette héroïque chevalerie devient une nation compacte qui ne peut être entamée. Ôtez à l’Angleterre ses mines de fer et de houille, comblez son fossé de la Manche, et elle ne sera plus la libre Angleterre, l’atelier et le marché du monde. La France, avec ses beaux fleuves qui descendent à trois mers, ses deux boulevards des Alpes et des Pyrénées, est le pays le mieux fait de l’Europe. Aussi a-t-elle, durant des siècles, joué dans le monde le premier rôle ; et la géographie la défend encore, malgré la brèche fatale du Nord-Est. M. Mignet a mis au commencement de plusieurs de ses ouvrages quelques-uns de ces tableaux de géographie morale « où l’œil, dit-il, découvre tout d’abord ce que l’histoire confirme ensuite ».

Les influences physiques restent toujours les mêmes, les causes morales varient et agissent tantôt en bien, tantôt en mal et c’est à démêler ces actions différentes que l’historien doit s’appliquer, en se plaçant dans le milieu où les événements se sont accomplis.

On a reproché à M. Mignet de chercher des lois dans l’histoire, comme nos confrères des Sciences en cherchent avec raison dans la nature. Il parut, en effet, croire d’abord à l’enchaînement des choses « elles agissent avec suite, dit-il, s’accomplissent de nécessité et se servent des hommes comme moyens et des événements comme occasion » ; ou bien encore : « Ce sont moins les hommes qui ont mené les choses, que les choses qui ont mené les hommes » . Cette théorie fut ce qu’on appela son système. Il l’eut peut-être à ses débuts, au temps où le fatalisme hégélien, importé en France, faisait dire qu’à Waterloo il n’y avait pas eu de vaincus. Il cessa de l’avoir quand l’expérience lui eut appris que l’histoire n’a pas cette régularité ; et que les hommes avec leur génie, leurs passions ou leur faiblesse, les peuples avec leurs accès d’héroïsme ou d’affolement y tiennent plus de place. Si Louis XVI avait eu l’énergie et la sagesse, la Révolution s’accomplissait pacifiquement ; si Bonaparte était né trente ans plus tôt, nous n’aurions eu ni le Consulat ni l’Empire. Il est en ce monde une force contre laquelle le génie et la violence ne peuvent longtemps prévaloir ; elle se compose des traditions du passé et des intérêts du présent, des idées de ceux qui pensent et des passions de ceux qui souffrent. Mais cette force, ce sont les hommes qui la produisent et qui s’en servent en bien ou en mal, qui la détournent ou la transforment qui, enfin, à leurs risques et périls, se jettent, avec leur liberté, dans le combat pour la vie. L’historien doit donc expliquer souvent ; il ne doit pas toujours absoudre, car il n’a point en face de lui de fatalités inéluctables.

Ah ! gardons au moins la responsabilité historique, en un temps où la justice et quelquefois la science, même la philosophie font si petite la part de la responsabilité civile, que souvent le crime n’apparaît plus que comme une maladie à laquelle sont dûs des soins fraternels. M. Mignet n’aimait pas ces énervantes doctrines : d’un bout à l’autre de son œuvre respire le sentiment moral sans lequel il n’y aurait de justice ni dans la société, ni dans l’histoire qui est cependant le grand livre des expiations et des récompenses.

Il est une autre fatalité dont on a beaucoup abusé, le caractère de la race persistant à travers les siècles, malgré la diversité des influences et des fortunes. Un écrivain qu’il pourra paraître singulier de trouver en si graves méditations, l’auteur de Robinson Crusoé, avait, il y a deux cents ans, combattu les conséquences que l’on voulait déjà tirer de cette doctrine, qui substitue un problème de physiologie à un problème de morale. Elle a produit, dans la première moitié de notre siècle, de beaux livres, et dans la seconde bien des maux. M. Mignet y a quelquefois cédé ; mais plus peut-être par condescendance académique que par conviction personnelle, car il savait bien que, dans l’Europe occidentale, à cette extrémité du monde, où la poussée des peuples a refoulé tant de races, il n’est point de population qui ne soit composée d’éléments très divers. Dans notre France, par exemple, comment séparer du sang celtique qui coule dans nos veines le sang sémitique, grec, romain, arabe, germanique, scandinave qui s’y est mêlé ? De ce mélange cependant s’est formé le peuple qui, malgré des origines complexes, est celui dont toutes les parties se sont le mieux fondues dans l’ensemble ; et si nous ne formons pas une race, nous sommes mieux que cela, une nation qui, en face du péril, n’aurait qu’un cœur pour sentir, qu’une main pour frapper.

M. Mignet a rencontré bien d’autres questions dans ses Éloges académiques, belle galerie de portraits, où l’auteur remet en pleine lumière quelques-uns des personnages qu’il avait rapidement montrés dans son Histoire de la Révolution. Il rattache ainsi sa première œuvre à la dernière et, avec la calme sérénité du philosophe qui n’aime que le vrai, il corrige le livre de sa jeunesse par celui de sa maturité.

Les quatre volumes des Notions et Éloges sont une véritable encyclopédie morale, la plus belle et la plus durable partie de son œuvre, celle où son style déploie toute sa richesse, son intelligence toute sa facilité de compréhension. En les lisant, on est surpris de voir l’historien accoutumé à peindre la vie des rois et des peuples dans ses plus dramatiques manifestations, parler avec tant d’aisance de législation, de science, d’économie sociale, de philosophie, et pénétrer sans fatigue jusqu’aux plus obscures profondeurs de l’entendement humain, ou porter dans l’analyse de systèmes aventureux le bons sens qui fait justice des témérités. Il n’aime pas à agiter les problèmes insolubles dont l’homme n’aura jamais le secret, et il reproche à Schelling, de parler comme s’il avait « assisté à la formation des mondes et des existences », comme s’il avait « vu Dieu sortir de sa solitude inerte et de son repos silencieux », mais il croyait à la puissance du sentiment et jamais il n’aurait interdit la recherche de l’idéal, qui est l’honneur de l’esprit humain et la marque de sa nature supérieure. Pour M. Mignet l’harmonie de l’univers suffit à révéler un suprême Ordonnateur : c’est le cri d’Israël : Coeli enarrant gloriam Dei, et c’est celui de l’humanité.

Quelle riche moisson de pensées à faire dans ces livres ! Le temps et l’espace me manquent pour recueillir et lier ces gerbes fécondes. Je ne voudrais cependant pas oublier un souvenir qu’il est bon encore de rappeler aujourd’hui. En fondant l’Université, Napoléon, malgré son instruction mathématique et son titre de membre de l’Académie des Sciences, voulut que, dans l’éducation nationale, la prééminence fût assurée aux Lettres. « Les Sciences, disait-il, sont de belles applications de l’esprit humain ; les Lettres sont l’esprit humain lui-même. » Mais ce n’est pas ici qu’il est nécessaire de plaider la cause des Humanités. La France leur doit sa langue si claire, son génie si sympathique et c’est un héritage que, grâce à vous, Messieurs, elle ne perdra pas.

Comme écrivain, M. Mignet a une originalité particulière : ce vigoureux esprit aime la condensation des idées et des faits. En quelques pages, il écrit un volume et partout il met la lumière, souvent aussi l’émotion. Comme Tacite, il est un écrivain tragique ; le drame l’attire, et il évite de mêler les actions, parce qu’il sait que pour être forte, l’impression à produire doit être simple. C’est pour cela que tant de ses œuvres sont des fragments, des biographies, des portraits, mais portraits qui ressemblent, parle fini du travail, à de belles médailles antiques.

Un grand peintre a dit que le dessin est la probité de l’art ; la science est la probité de l’histoire. Pour atteindre à la vérité historique, il faut un travail préliminaire que ne rebute pas la recherche de débris même informes, une pénétrante sagacité pour en saisir le sens, un esprit vigoureux pour les coordonner et, s’il se peut, le souffle d’Ézéchiel répandant la vie sur des ossements brisés. Dans les belles études de M. Mignet, le travail de recherches se sent, il ne se voit pas, et, selon la tradition du grand art français, la science se cache sous de larges draperies. Ce n’est pas qu’il aime le fracas des mots et des couleurs, le cliquetis des expressions qui, en se heurtant, font du bruit et ne font pas de lumière. Il a le style sobre et ferme de grands historiens Point de métaphores, point d’images ; la chaleur et l’éclat sont dans la pensée.

Toutefois, en un temps où la critique n’est épargnée ni aux dieux ni aux rois, j’oserai dire du maître que ses longues périodes, construites avec tant d’art, ont parfois un balancement rythmique d’une trop constante harmonie. La force s’y rencontre plus souvent que la grâce, et il ne déplairait pas d’y trouver de loin en loin un peu de ce négligé savant qui est un art aussi, puisque les poètes et les femmes, ces grands artistes, y recourent, comme à un artifice qui ajoute encore à la beauté. Mais que de pages éloquentes M. Mignet avait, au suprême degré, le culte de son art, comme il eut toute sa vie celui des convenances sociales ; il ne voulait pas plus d’un mot mal choisi que d’une pensée fausse ou d’une témérité inutile.

Dans sa longue existence, il traversa presque en entier un siècle rempli de révolutions, de gloire et de misères. Il a vu la science contraindre la nature à livrer des secrets redoutables ou bienfaisants ; la poésie, retrouver sa lyre d’or ; le drame, des accents nouveaux et profonds ; l’histoire, des civilisations perdues et des destinées oubliées, et il jouissait de ces belles choses comme de tout ce qui donne des ailes à la pensée. Il souffrait, au contraire, quand la société tremblait sur sa base, quand l’esprit s’élançait témérairement au milieu des précipices ou dans les bas-fonds, au risque du vertige ou des souillures ; mais alors même il gardait, non sans émotion du cœur ; sa confiance et sa sérénité. Les doctrines pessimistes, qui semblent envahir notre siècle vieillissant, n’auraient pas atteint le vaillant lutteur, et avec sa ténacité habituelle, il aurait espéré contre toute espérance pour la pensée, pour l’art et pour cette patrie française, indestructible malgré les deuils répétés qui aujourd’hui encore lui font voiler son drapeau

Fidèle aux convictions de sa jeunesse sans déclaration bruyante, étant de ceux dont le silence suffit, il aima la liberté, parce que sans elle il n’y a plus, de nos jours, de dignité véritable ; il crut au progrès insensible mais certain de l’humanité, aux droits et à la grandeur de la raison, à l’intelligence qui se développe, à la morale qui gagne plus d’esprits sans réussir à tuer partout le fauve qui est dans l’homme.

Dur à lui-même, d’une rigueur morale qui ne fléchit jamais, il était doux aux autres : personne n’a gravi les quatre étages qui menaient au petit appartement où se sont écoulées ses journées laborieuses, sans y trouver un bienveillant accueil et d’utiles conseils. Si la science fut sa seule épousée, il se fit une famille de ses amis, de ses proches, de ses compatriotes d’Aix ; et je ne crois pas qu’on lui ait jamais connu un ennemi, car, avec un grand talent, il avait, ce qui est plus rare, un caractère qui commandait le respect.

Sa mort fut celle d’un sage, sans plainte ni révolte contre l’arrêt de la nature. Soutenu par la fermeté de ses croyances spiritualistes, il ne s’effrayait pas « du silence éternel des espaces infinis » ; et il aurait pu répéter les paroles de Marc-Aurèle, en supprimant le doute que le grand païen y avait laissé : « Ou je ne serai plus rien, ou je serai mieux, et je ne serai mieux qu’à la condition d’avoir obéi à la raison, au devoir qui sont la loi divine. »

Messieurs, j’ai accompli, selon mes forces, la tâche que vous m’aviez confiée ; j’ai rendu un dernier hommage à notre illustre mort ; mais je ne vous ai pas encore parlé de ma gratitude. En ajoutant vos suffrages à ceux qui s’étaient déjà portés sur mon nom, vous m’avez accordé un honneur exceptionnel ; j’en connais, croyez-le, tout le prix et j’y mesure ma reconnaissance.

Quand je regarde derrière moi la route parcourue, je me retrouve dans une modeste chaire de collège où j’enseignais l’histoire à de grands écoliers qui s’appelaient d’Aumale, Émile Augier, Perraud, Sardou, aujourd’hui l’honneur de votre Compagnie. C’est dans cette chaire que j’ai passé les plus longues années de ma vie ; c’est là qu’une auguste faveur vint un jour me prendre, et c’est de là que je suis parti pour arriver jusqu’à vous.

Ces souvenirs vous disent les sentiments que j’éprouve en ce moment et dans ce lieu pour l’Université qui m’a fait ce que je suis, pour le prince qui ne me demanda jamais que d’être un dévoué serviteur du pays, pour vous, Messieurs, qui m’avez comblé.

Dans un article sur M. Mignet, Sainte-Beuve dit : « Il laissait échapper de ces maximes chez lui familières et fondamentales qui exprimaient ce qu’on a pu appeler son système. » Mais en écrivant ces mots (Revue des Deux Mondes, du 15 mars 1846), Sainte-Beuve n’avait pas lu, sans doute, ce que M. Mignet avait écrit quelques mois auparavant dans l’éloge de Sismondi et ce qu’il écrivit plus tard dans sa belle étude sur Hallam. C’est dans l’Éloge de Raynouard que j’ai pris les paroles citées dans le texte. Cependant l’impression de Sainte-Beuve se retrouve dans un éloge de M. Mignet, lu le 26 janvier 1885 à l’Académie des Sciences de Pesth, dont il était membre. Le ministre de l’instruction et des cultes du royaume de Hongrie, M. August Trefort, a dit, à propos de l’Histoire de la Révolution : Der Geist des Werkes ist ein revolutionares, in gewisser Beziehung sogar fatalistischer. Deux mois après, M. Trefort faisait, au sein de la même Académie, l’éloge de M. Thiers ; nous lui envoyons l’expression de notre gratitude pour cet hommage rendu à nos illustres morts.