Réponse au discours de réception de Ferdinand de Lesseps

Le 23 avril 1885

Ernest RENAN

Réponse de M. Ernest Renan
au discours de M. Ferdinand de Lesseps

DISCOURS PRONONCÉ DANS LA SÉANCE PUBLIQUE
le jeudi 23 avril 1885

PARIS PALAIS DE L’INSTITUT

 

 

Monsieur,

Votre discours est charmant ; car il est bien vous-même. Savez-vous quelle était par moment notre inquiétude pendant que vous le composiez ? C’est que, pour cette circonstance, assez exceptionnelle en votre vie, vous ne vous crussiez obligé de faire une composition littéraire. Votre tact exquis vous a préservé de cette faute. J’ai retrouvé, dans le ton de vos paroles, la bonhomie, la chaleur communicative, qui font l’agrément de vos conversations. J’ai regretté l’absence de quelques traits qui vous sont familiers, de certains détails, par exemple, que vous savez sur Abraham et Sara, de renseignements inédits que vous possédez sur Joseph et la reine de Saba. Une foule de choses que vous connaissez mieux que personne manquent en votre discours ; mais rien de vous n’y manque. Vous avez la première des qualités littéraires et la plus rare de notre temps, le naturel ; jamais vous n’avez déclamé. Votre éloquence est cette mâle et piquante manière de se mettre en rapport avec le public que l’Angleterre et l’Amérique ont créée. Personne assurément, en notre siècle, n’a plus persuadé que vous ; personne n’a été par conséquent plus éloquent ; et cependant personne n’est plus étranger aux artifices du langage, à ces vaines curiosités de la forme que ne connaît pas une ardente conviction.

« J’approuve, dites-vous quelque part, qu’on enseigne le grec et le latin à nos enfants ; mais ce qu’il ne faut pas négliger, c’est de leur apprendre à penser sagement et à parler bravement. » Ah ! Voilà ce que j’aime. Vous avez horreur de la rhétorique, et vous avez bien raison. C’est, avec la poétique, la seule erreur des Grecs. Après avoir fait des chefs-d’œuvre, ils crurent pouvoir donner des règles pour en faire : erreur profonde ! Il n’y a pas d’art de parler, pas plus qu’il n’y a d’art d’écrire. Bien parler, c’est bien penser tout haut. Le succès oratoire ou littéraire n’a jamais qu’une cause, l’absolue sincérité. Quand vous enthousiasmez une réunion et que vous réussissez à séduire la chose du monde la plus sourde aux métaphores, la plus réfractaire aux artifices de l’art prétendu de bien dire, le capital, ce n’est pas votre parole, c’est votre personne qui plaît ; ou plutôt vous parlez tout entier ; vous charmez ; vous avez ce don suprême qui fait les miracles, comme la foi, et qui est, à vrai dire, du même ordre. Le charme a ses motifs secrets, mais non ses raisons définies. C’est une action toute de l’âme. Vous avez les mêmes succès à Chicago, une ville qui n’a pas le tiers de votre âge, que dans nos vieilles villes d’Europe. Vous entraînez le Turc, l’Arabe, l’Abyssin, le spéculateur de Paris, le négociant de Liverpool, par des raisons qui ne sont différentes qu’en apparence. La vraie raison de votre ascendant, c’est qu’on devine en vous un cœur sympathique à tout ce qui est humain, une passion véritable pour l’amélioration du sort des êtres. On trouve en vous ce Misereor super turban, « J’ai pitié des masses », qui est le sentiment de tous les grands organisateurs. On vous aime, on veut vous voir, et, avant que vous n’ayez ouvert la bouche, on vous applaudit. Vos ennemis appellent cela votre habileté. Nous autres, nous appelons cela votre magie. Les âmes ordinaires ne comprennent pas la séduction des grandes âmes. La fascination du magicien échappe aux pesées vulgaires ; les qualités enchanteresses sont un don gratuit, une grâce octroyée, et, parce qu’elles sont impondérables, la médiocrité les nie. Or, c’est l’impondérable qui existe vraiment. L’humanité sera toujours menée par de secrets philtres d’amour, dont la foule ne voit que les effets superficiels ; comme la raison dernière du monde physique est dans des fluides invisibles que l’œil ordinaire ne sait pas discerner.

Votre éloquence a gagné le monde ; comment ne vous eût-elle pas mérité une place parmi nous ? Le programme de notre compagnie n’est pas une simple culture littéraire, poursuivie pour elle-même, et n’aboutissant qu’à de frivoles jeux, à peine supérieurs à ces difficiles enfantillages où se sont perdues les littératures de l’Orient. Ce sont les choses qui sont belles ; les mots n’ont pas de beauté en dehors de la cause noble ou vraie qu’ils servent. Qu’importe que Tyrtée ait eu ou n’ait pas eu de talent ? Il a réussi ; il valut une armée. La Marseillaise, quoi qu’en disent les musiciens et les puristes, est le premier chant des temps modernes, puisqu’à son jour elle entraîna les hommes et les fit vaincre. Le mérite personnel, à cette hauteur, est peu de chose ; tout dépend de la prédestination, ou, si l’on veut, du succès. Il ne sert de rien de dire qu’un général aurait dû gagner une bataille, s’il la perd. Le grand général (et on en peut dire presque autant du grand politique) est celui qui réussit, et non celui qui aurait dû réussir.

Les personnes qui, un moment, ont été surprises de votre élection connaissaient donc bien peu l’esprit de notre Compagnie. Vous avez cultivé le plus difficile des genres, un genre depuis longtemps abandonné parmi nous, la grande action ; vous avez été du petit nombre de ceux qui ont gardé la vieille tradition française de la vie brillante, glorieuse, utile à tous. La politique et la guerre sont de trop hautes applications de l’esprit pour que nous les ayons jamais négligées. Le maréchal de Villars, le maréchal de Belle-Isle, le maréchal de Richelieu, le maréchal de Beauvau n’avaient pas plus de titres littéraires que vous. Ils avaient remporté des victoires. À défaut de ce titre, devenu rare, nous avons pris le maître par excellence en fait de difficulté vaincue, le joueur hardi qui a toujours gagné son pari dans la poursuite du probable, le virtuose qui a pratiqué avec un tact consommé le grand art perdu de la vie. Si Christophe Colomb existait chez nous de nos jours, nous le ferions membre de l’Académie. Quelqu’un qui est bien sûr d’en être, c’est le général qui nous ramènera un jour la victoire. En voilà un que nous ne chicane­rons pas sur sa prose, et qui nous paraîtra tout d’abord un sujet fort académique. Comme nous le nommerons par acclamation, sans nous inquiéter de ses écrits ! Oh ! La belle séance que celle où on le recevra ! Comme les places y seront recherchées ! Heureux celui qui la présidera !...

Vous avez été de ces collaborateurs de la fortune, qui semblent avoir reçu la confidence de ce que veut, à une heure donnée, le génie de la civilisation. Le premier des devoirs que l’homme a dû s’imposer pour devenir vraiment maître de la planète qu’il habite, a été de redresser, en vue de ses besoins, les combinaisons souvent malheureuses que les révolutions du globe, dans leur parfaite insouciance des intérêts de l’humanité, n’ont pu manquer de produire. Les plus grands événements de l’histoire se sont passés avant l’histoire. Quel eût été le sort de notre planète, si les parties émergentes eussent été infiniment plus petites qu’elles ne sont, si le champ d’évolution de la vie terrestre n’eût pas été plus grand que l’île de Pâques ou Tahiti ? Quel fait historique a jamais égalé en conséquence le coup de mer qui opposa un jour le cap Gris-Nez aux falaises de Douvres, et créa la France et l’Angleterre en les séparant ? Parfois bienfaisants, ces hasards d’une nature imprévoyante sont aussi bien souvent funestes, et alors le devoir de l’homme est, par des retouches habiles, de corriger les mauvais services que les vieilles forces aveugles lui ont rendus.

On a dit, non sans quelque raison, que, si l’astronomie physique disposait de moyens assez puissants, on pourrait juger du degré plus ou moins avancé de la civilisation des mondes habités, à ce critérium que leurs isthmes seraient coupés ou ne le seraient pas. Une planète n’est, en effet, mûre pour le progrès que quand toutes ses parties habitées sont arrivées à d’intimes rapports qui les constituent en organisme vivant ; si bien qu’aucune partie ne peut jouir, souffrir, agir, sans que les autres ne sentent et ne réagissent. Nous assistons à cette heure solennelle pour la Terre. Autrefois, la Chine, le Japon, l’Inde, l’Amérique pouvaient traverser les révolutions les plus graves, sans que l’Europe en fût même informée. L’Atlantique, pendant des siècles, divisa la terre habitable en deux moitiés aussi étrangères l’une à l’autre que le sont deux globes différents. Aujourd’hui les Bourses de Paris et de Londres sont émues de ce qui se passe à Pékin, au Congo, au Kordofan, en Californie ; il n’y a presque plus de parties mortes dans le corps de l’humanité. Le télégraphe électrique et la téléphonie ont supprimé la distance en ce qui concerne la communication des esprits ; les chemins de fer et la navigation à vapeur ont décuplé les facilités pour le transport des corps. N’était-il pas inévitable que le siècle regardât comme une partie essentielle de sa tâche de faire disparaître les obstacles qui gênaient ses communications rapides ? Était-il possible que la génération qui devait percer le Cenis, le Gothard, s’arrêtât devant quelques bancs de sable ou de rocher à Suez, à Corinthe, à Panama ?

C’est vous, Monsieur, qui avez été l’artisan élu pour cette grande œuvre. L’isthme de Suez était depuis longtemps désigné comme celui dont la section était la plus urgente. L’antiquité l’avait voulue et tentée par des moyens insuffisants. Leibniz désignait cette entreprise à Louis XIV comme digne de sa puissance. Mais il fallait pour une telle œuvre une croyance à l’instinct que le xviie siècle n’avait pas. Ce fut la Révolution française qui, en ramenant l’âge des expéditions fabuleuses et un état d’enfance héroïque où l’homme, dans ses aventures, s’inspire du vol des oiseaux et des signes au ciel, posa le problème de telle manière qu’il ne fut plus possible de le laisser dormir. Le percement de l’isthme figurait au programme que le Directoire donna à l’expédition d’Égypte. Comme au temps d’Alexandre, la conquête des armes fut une conquête de la science. Le 24 décembre 1798, notre illustre confrère, le général Bonaparte, partait du Caire, accompagné de Berthier, de Monge, de Berthollet, de quelques autres membres de l’Institut, et de négociants qui avaient obtenu de marcher dans son escorte. Le 30, il retrouvait, au nord de Suez, les vestiges de l’ancien canal, et il les suivait pendant cinq lieues ; le 3 janvier 1799, il voyait, près de Belbeys, l’autre extrémité du canal des Pharaons. Les recherches de la commission d’Égypte ont été la base de tous les travaux postérieurs. Une seule erreur, celle de l’inégalité de niveau des deux mers, toujours combattue par Laplace et Fourier, se mêla à des recherches précieuses et retarda d’un demi-siècle l’exécution de l’œuvre rêvée par les ingénieurs héroïques de 1798.

Cette grande école saint-simonienne, qui eut un si haut sentiment du travail commun de l’humanité, releva l’idée, se l’appropria par le martyre. Plus de douze ingénieurs saint-simoniens moururent de la peste en 1833, au barrage du Nil. À travers plusieurs chimères, une vérité était entrevue, je veux dire la place exceptionnelle de l’Égypte dans l’histoire du monde. Clef de l’Afrique intérieure, par le Nil ; par son isthme, gardienne du point le plus important de l’empire des mers, l’Égypte n’est pas une nation, c’est un enjeu, tantôt récompense d’une domination maritime légitimement conquise, tantôt châtiment d’une ambition qui n’a pas mesuré ses forces. Quand on a un rôle touchant aux intérêts généraux de l’humanité, on y est toujours sacrifié. Une terre qui importe à ce point au reste du monde ne saurait s’appartenir à elle-même ; elle est neutralisée au profit de l’humanité ; le principe national y est tué. Nous nous étonnons de voir apparaître, parmi les folles pensées qui se croisent dans la tête de Néron, durant les heures qui séparent sa chute de sa mort, l’idée d’aller se présenter au peuple en habits de deuil et de lui demander, en échange de l’empire, la préfecture de l’Égypte. C’est que la préfecture de l’Égypte sera toujours un lot à part ; le souverain de l’Égypte ne s’appellera jamais du même nom que les autres souverains. L’Égypte sera toujours gouvernée par l’ensemble des nations civilisées. L’exploitation rationnelle et scientifique du monde tournera sans cesse vers cette étrange vallée ses regards curieux, avides ou attentifs.
La France, pendant trois quarts de siècle, a eu pour ce difficile problème une solution qu’on admirera quand l’expérience aura montré combien les autres solutions coûteront au monde de larmes et de sang. Elle imagina, par une dynastie musulmane en apparence, mais au fond sans fanatisme et prompte à reconnaître la supériorité de l’Occident, de faire régner l’esprit moderne sur cette terre exceptionnelle, qui ne saurait, sans un détriment extrême du bien général, appartenir à la barbarie. Par l’Égypte, ainsi organisée et encadrée, la civilisation avait la main sur tout le Soudan oriental. Les dangereux cyclones que produira périodiquement l’Afrique centrale, depuis qu’on a eu l’imprudence de la laisser se faire musulmane, étaient réprimés. La science européenne avait ses libres allures en un pays qui lui est en quelque sorte dévolu comme champ d’étude et d’expérience. Mais on aurait dû porter dans ce plan excellent quelque conséquence. Il fallait ne pas affaiblir une dynastie par laquelle la pointe de l’épée de l’Europe pénétrait presque jusqu’à l’équateur. Il fallait surtout surveiller la mosquée El-Azhar, centre d’où la propagande musulmane s’étendait sur toute l’Afrique. Isolées et livrées au fétichisme, les races soudaniennes sont peu de chose ; mais, converties à l’islam, elles deviennent des foyers de fanatisme intense. Faute de prévoyance, on a laissé se former à l’ouest du Nil une Arabie bien plus dangereuse que l’Arabie véritable. N’êtes-vous pas frappé, Monsieur, qu’il n’y ait encore aucun sensorium commun des grands intérêts du monde ? C’est à croire vraiment qu’il y a un ange gardien pour l’humanité, qui l’empêche de tomber dans tous les fossés du chemin ? S’il n’y avait que les diplomates, j’aimerais autant voir notre pauvre espèce confiée à la prudence d’une bande d’écoliers ayant pris la clef des champs.

L’origine de votre entreprise se rattache aux débuts de cette dynastie de Méhémet-Ali, née sous les auspices de la France, et que, par contre-coup, un abaissement passager de la fortune de la France a dû faire chanceler. Monsieur votre père fut le premier agent français qui résida en Égypte après le départ de notre armée. Il était chargé par le Premier Consul et par M. de Talleyrand de contre-balancer la tyrannie des mamelouks, appuyée par l’Angleterre. Le chef des janissaires de monsieur votre père lui amena un jour, comme capable de s’opposer à l’anarchie, un jeune Macédonien qui commandait alors mille Albanais, et sur qui l’expédition française avait fait la plus vive impression. Ce compatriote d’Alexandre ne savait encore ni lire ni écrire. Sa fortune grandit rapidement, et, comme il n’oubliait rien de ce qu’on avait fait pour lui ou contre lui, quand vous arrivâtes en Égypte, dans les premiers mois de 1832, en qualité d’élève consul, le puissant vice-roi vous distingua tout d’abord. Mohammed-Saïd, un de ses fils, fut votre ami de jeunesse. Vous prîtes sur lui un empire étrange, et quand il monta sur le trône, vous régnâtes avec lui. Il touchait par vous quelque chose de supérieur, qu’il ne comprenait qu’à demi, tout un idéal de lumière et de justice dont son âme ardente avait soif, mais que de sombres nuages, sortant d’un abîme séculaire de barbarie, voilaient passagèrement à ses yeux.

Vous avez raconté, avec le parfait naturel qui n’appartient qu’à vous, cette liaison qui a eu pour le monde des conséquences si graves, ces alternatives bizarres d’emportements et de raison, cet enthousiasme de la science au sortir de l’ignorance la plus absolue, ces torrents de larmes succédant à des crises de fureur ; puis des éclats de rire, des mouvements de folle vanité ; dans le même cerveau, enfin, la lutte d’un Tamerlan et d’un Marc-Aurèle. Votre récit du féerique voyage que vous fîtes avec Saïd dans le Soudan est un document sans égal pour la psychologie de l’Oriental. Tantôt vous surpreniez votre compagnon de voyage plongé dans une morne tristesse, par suite de son impuissance à soulever un monde de bassesse et d’abus ; tantôt vous le trouviez en proie à des accès de frénésie. Il se levait alors, tirait son sabre, le jetait le plus loin possible, par crainte du sauvage qu’il sentait en lui. La nuit le calmait, et, quand vous reveniez le voir le matin, vous le trouviez dans la désolation, se reprochant de n’avoir pas eut le premier les excellentes idées de progrès et de réforme que vous lui aviez suggérées. Vous inspiriez à cet impétueux despote un respect singulier. Vous contenter était son but suprême ; il ne voyait que vous au monde. Le barbare est toujours un enfant, et cette amitié était un verre que la moindre jalousie pouvait fêler. Vous le sentiez ; votre esprit riche et souple parait à tout. Il n’y a que les très fortes natures qui sachent traiter avec les barbares. Saïd avait emporté pour lui un service de Sèvres, et vous en avait donné un autre pour votre usage personnel. Le service du vice-roi, faute de soins, fut bientôt en morceaux, pendant que le vôtre était intact. Il n’était pas bon que cela durât. Un jour le chameau bien dressé qui portait votre vaisselle se trouva remplacé par un chameau très vif et presque sauvage. Vous n’eûtes garde de réclamer. Au bout de quelques minutes, votre service de Sèvres volait en pièces. Le vice-roi éclata de rire, et l’œuvre de l’isthme fut sauvée.

Dès cette époque, en effet, le percement de l’isthme de Suez était votre constante préoccupation, et vous aviez à peu près réussi à en faire adopter l’idée à votre tout-puissant ami. Vos vues à cet égard dataient d’un incident de votre arrivée en Égypte. Vous veniez d’un pays parfaitement sain ; vous entriez dans un pays plein de maladies, et, selon une logique qui n’a pas changé jusqu’à nos jours, on vous fit faire une longue quarantaine à Alexandrie. Le consul, M. Mimault, pour diminuer l’ennui de votre séquestration, vous apporta quelques volumes du grand ouvrage de la commission d’Égypte, en vous recommandant surtout le mémoire de Lepère sur la jonction des deux mers. C’est ainsi que vous fîtes connaissance avec l’isthme et son histoire. Dès lors l’ambition de réaliser ce que d’autres avaient rêvé s’empara de vous. Vous dûtes attendre vingt-trois ans. Mais rien ne vous rebuta ; vous étiez né perceur d’isthme ; l’antiquité eût fait un mythe à votre sujet ; vous êtes l’homme de notre siècle sur le front duquel se lit le plus clairement le signe d’une vocation absolue.

Le principe de la grande action, c’est de prendre la force vive où elle est, de l’acheter au prix qu’elle coûte et de savoir s’en servir. Dans l’état présent du monde, la barbarie est encore un dépôt énorme de forces vives. Votre intelligence si ouverte comprit qu’il y a une puissance immense entre des mains incapables de s’en servir et que cette puissance appartient à qui sait la prendre. Vous acceptez bravement les choses humaines comme elles sont. Le contact de la sottise et de la folie ne vous déplaît pas. Libre à celui qui ne touche pas les réalités de la vie de faire le difficile et de rester immaculé. L’humanité se compose de deux milliards de pauvres créatures, ignorantes, bornées, avec lesquelles une élite marquée d’un signe est chargée de faire de la raison, de la justice, de la gloire. Arrière les timides et les délicats, arrière les dégoûtés, qui ont la prétention de sortir sans une tache de boue de la bataille engagée contre la sottise et la méchanceté ! Ils ne sont pas propres à une œuvre pour laquelle il faut plus de pitié que de dégoût, un cœur haut et fier, la grande bonté, souvent assez différente de la philanthropie superficielle, quelque chose enfin du sentiment large de Scipion l’Africain, répondant à je ne sais quelle chicane : « À pareil jour, j’ai gagné la bataille de Zama ; montons au Capitole et rendons grâces aux dieux. »

Vous devez, en grande partie, à l’Orient ces allures de cheval arabe, qui ont parfois surpris vos amis plus timides que vous. L’Orient inspire le goût des grandes aventures ; car, en Orient, l’ère des grandes aventures fécondes dure encore. La vue d’un troupeau sans pasteur inspire l’idée de se mettre à sa tête. Que de fois, en Syrie, j’ai porté envie au sous-lieutenant qui m’accompagnait ! Celui qui fondera l’ordre et la civilisation en Orient grandit peut-être maintenant dans quelque école de cadets. Vous évitez, dans votre appréciation des hommes, les étroits jugements des idéologues à outrance, qui croient que toutes les races se valent, et des théoriciens cruels, qui ne voient pas la nécessité des humbles dans la création. Ces gens du lac de Menzaleh, qui ont construit les berges de votre canal en recueillant la vase dans leurs larges mains, et en la pressant pour l’égoutter contre leur poitrine, auront leur place dans le royaume de Dieu. Inférieures, oui certes, elles le sont, ces pauvres familles humaines si cruellement trahies par le sort ; mais elles ne sont pas pour cela exclues de l’œuvre commune. Elles peuvent produire des grands hommes ; parfois d’un bond elles nous dépassent ; elles sont capables de prodiges d’abnégation et de dévouement. Telles qu’elles sont, vous les aimez. Vous êtes optimiste, Monsieur, et vous avez raison. L’art suprême est de savoir faire du bien avec du mal, du grand avec du médiocre. On l’emporte à ce jeu transcendant par la sympathie, par l’amour qu’on a pour les hommes et par celui qu’on leur inspire, par l’audace avec laquelle on s’affirme à soi-même que la cause du progrès est gagnée et qu’on y sert.

L’Oriental veut avant tout être charmé. Vous y réussissiez à merveille. Votre franchise, votre aisance inspiraient une confiance sans bornes. Saïd ne pouvait vivre sans vous. Votre étonnante habileté à monter à cheval vous gagnait l’amitié de la vieille école de Méhémet-Ali, plus habile à ces sortes d’exercices qu’à ceux de l’esprit. Le 30 novembre 1854, vous étiez avec Saïd en plein désert. La tente du vice-roi était placée sur une éminence en pierres sèches. Vous aviez remarqué qu’il y avait un endroit où l’on pouvait sauter à cheval par-dessus le parapet. Ce fut là le chemin que vous choisîtes. Franchement, Monsieur, vous auriez dû vous rompre le cou ; mais les folies en Orient servent autant que la sagesse. Votre hardiesse excita l’universelle admiration, et, ce jour-là même, la charte de concession vous fut octroyée. Saïd considéra, désormais, le percement de l’isthme comme son œuvre propre ; il y mit sa ténacité d’enthousiaste, sa vanité de barbare. Moins d’un mois après, vous partiez pour la première exploration du désert, sur lequel vous alliez remporter en quinze ans une victoire si décisive.

Ces quinze années furent comme un rêve, digne d’être raconté dans les Prairies d’or de Massoudi ou dans les Mille et une Nuits. Votre ascendant sur ce monde étrange de grandeur et d’énergie inculte fut vraiment inouï. Vous étonniez M. Barthélemy Saint-Hilaire ; il ne vous suivait plus. En fait, vous avez été roi ; vous avez eu les avantages de la souveraineté ; vous avez appris ce qu’elle apprend, l’indulgence, la pitié, le pardon, le dédain. J’ai vu votre royauté dans le désert. Pour traverser le Ouadi de Zagazig à Ismaïlia, vous m’aviez donné un de vos sujets. C’était, je crois, un ancien brigand, que vous aviez rattaché momentanément à la cause de l’ordre. En m’expliquant le maniement d’un vieux tromblon du xvie siècle, qui faisait partie de son arsenal, il m’exposait ses sentiments les plus intimes, qui se résumaient en une admiration sans bornes pour vous. Vous aviez vos fidèles, je dirai presque vos fanatiques, quelquefois dans le camp de ceux qu’on devait supposer vos ennemis. À Ismaïlia, nous rencontrâmes une dame anglaise, qui suivait d’un œil avide le travail de vos ouvriers, pour voir si les prophéties de la Bible n’en recevaient pas de confirmation. Elle nous mena voir quelques touffes d’herbes et de fleurs que les infiltrations du canal d’eau douce avaient fait pousser dans le sable. Cela lui paraissait démonstratif ; n’est-il pas écrit, en effet, que, à la veille du grand avènement de l’âge messianique, « le désert fleurira » ? (Isaïe, ch. 35.)Vousaviez pour tous une chimère toute prête ; vous fournissiez à tous un rêve, à chacun le rêve selon son cœur.

Le mot de religion n’est pas trop fort pour exprimer l’enthousiasme que vous excitiez. Votre œuvre fut durant quelques années une sorte de bonne nouvelle et de rédemption, une ère de grâce et de pardon. Les idées de réhabilitation, d’amnistie morale tiennent toujours une grande place dans les origines religieuses. Le bandit est reconnaissant à quiconque vient prêcher un jubilé, qui remet les choses en leur place. Vous étiez bon pour tous ceux qui s’offraient ; vous leur faisiez sentir que leur passé serait effacé, qu’on était absous, reclassé dans la vie morale, pourvu qu’on aimât le percement de l’isthme. Tant de gens sont prêts à s’améliorer, pourvu qu’on veuille bien leur oublier quelque chose ! Un jour, toute une bande de galériens, qui avait réussi à s’échapper de je ne sais quel bagne autrichien des bords de l’Adriatique, vint s’abattre sur l’isthme comme sur une terre de promission. Le consul d’Autriche les réclama. Vous fîtes traîner l’affaire en longueur. Au bout de quelques semaines, le consulat d’Autriche n’avait d’autre occupation que d’expédier l’argent que ces braves gens envoyaient à leurs parents pauvres, peut-être à leurs victimes. Le consul alors vous fit prier instamment de les garder, puisque vous saviez tirer d’eux un parti si excellent.

Je lis, dans le compte rendu d’une de vos conférences, ce qui suit : « M. de Lesseps a constaté que les hommes sont fidèles, nullement méchants, lorsqu’ils ont de quoi vivre. L’homme ne devient méchant que par peur ou lorsqu’il a faim. » Il faudrait peut-être ajouter : quand il est jaloux. « Jamais, disiez-vous, je n’ai eu à me plaindre de mes travailleurs, et j’ai pourtant employé des pirates et des forçats. Tous, par le travail, redevenaient honnêtes ; on ne m’a jamais rien volé, pas même un mouchoir. » Le fait est qu’on tire tout de nos hommes en leur témoignant de l’estime et en leur persuadant qu’ils travaillent à une œuvre d’intérêt universel.

Vous avez ainsi fait reverdir de nos jours une chose qui semblait flétrie à jamais. Vous avez donné, en un siècle sceptique, une preuve éclatante de l’efficacité de la foi, et vérifié au sens positiviste ces hautes paroles : « Je vous dis que si vous aviez de la foi pas plus gros qu’un grain de sénevé, vous diriez à cette montagne : Va, et jette-toi dans la mer ; et elle irait. » Le dévouement que vous obteniez de votre personnel était immense. Je passai une nuit à Schalloufet-errabah, sur le canal d’eau douce, dans une baraque absolument isolée, occupée par un seul de vos employés. Cet homme me frappa d’admiration. Il était sûr de remplir une mission ; il s’envisageait comme une sentinelle perdue en un poste avancé, comme un missionnaire de la France, comme un agent de civilisation. Tous vos fonctionnaires croyaient que le monde les contemplait et avait intérêt à ce qu’ils fissent bien leur devoir.

Voilà, Monsieur, ce que notre suffrage a voulu récompenser. Nous sommes incompétents pour apprécier le travail de l’ingénieur ; les mérites de l’administrateur, du financier, du diplomate n’ont pas ici leur juge ; mais nous avons été frappés de l’œuvre morale, de cette résurrection de la foi, non de la foi à un dogme particulier, mais de la foi à l’humanité, à ses brillantes destinées. Ce n’est pas pour l’œuvre matérielle que nous vous couronnons, pour ce ruban bleu, qui nous vaudrait, à ce qu’il paraît, l’estime des habitants de la Lune, s’il y en avait. Non; là n’est pas votre gloire. Votre gloire, c’est d’avoir provoqué le dernier mouvement d’enthousiasme, la dernière floraison de dévouement. Vous avez renouvelé de nos jours les miracles des jours antiques. Le secret des grandes choses, l’art de se faire aimer, vous l’avez eu au plus haut degré. Vous avez su, avec des masses incohérentes, former une petite armée compacte, où les meilleures qualités de la race française sont apparues dans tout leur jour. Des milliers d’hommes ont eu en vous leur conscience, leur raison de vivre, leur principe de noblesse ou de relèvement.

Ce que vous avez dépensé, en cette lutte, de vaillance, de bravoure, de ressources de toutes sortes, tient du prodige. Quel trésor de bonne humeur, en particulier, ne vous a-t-il pas fallu pour répondre patiemment à tant d’objections puériles que l’on vous opposait : sables mouvants du désert, vases sans fonds du lac Menzaleh, menaces d’un déluge universel, amené par l’inégalité de niveau des deux mers ! Pendant les quatre premières années, votre activité n’a pas d’égale ; vous faites par an dix mille lieues, plus que le tour du monde. Il fallait persuader l’Europe ; il fallait surtout convertir l’Angleterre, notre grande et chère rivale. Vous prîtes les mœurs du pays. Vous alliez de ville en ville, avec un seul compagnon de voyage, portant avec vous des cartes colossales, des chargements de brochures et de prospectus. En arrivant dans une ville, vous vous rendiez chez le lord-maire ou chez le personnage le plus important de la localité pour lui offrir la présidence du meeting ; puis vous choisissiez le secrétaire ; vous alliez voir les rédacteurs de tous les journaux. En quarante-cinq jours, vous fîtes ainsi trente-deux meetings dans les principales villes des trois royaumes. La nuit se passait à corriger les épreuves du discours de la veille ; vous en emportiez mille exemplaires, que vous distribuiez le lendemain.

Vous ne, repoussez aucun des moyens dont notre siècle a fait les conditions du succès. Vous ne dédaignez pas la presse, et vous avez raison ; car, à n’envisager que l’effet sur le monde, la manière dont un fait se raconte est plus importante que le fait en lui-même. La presse a remplacé de nos jours tout ce qui autrefois mettait les hommes en rapport les uns avec les autres, la correspondance, la parole publique, le livre, presque la conversation. Renoncer à ce puissant moyen, c’est renoncer à sa part légitime d’action dans les choses humaines. Il y a, je le sais, des personnes puritaines qui se contentent d’avoir raison pour elles-mêmes et qui regardent comme humiliante l’obligation d’avoir raison devant tous. Je respecte infiniment cette manière de voir ; je crains seulement qu’il ne s’y mêle une légère erreur historique. Autrefois, on gagnait le roi et la cour par des procédés de peu supérieurs à ceux par lesquels, de notre temps, on gagne tout le monde. Le gros public voit par son journal ; Louis XIV et Louis XV voyaient par les étroites idées de leur entourage. Pour arriver à être ministre, Turgot, le plus modeste des hommes, n’eut besoin de convaincre de son mérite que quatre personnes : d’abord l’abbé de Véry, son condisciple en Sorbonne, homme d’un esprit très éclairé, qui parla de lui avec admiration à une femme très intelligente, Mme de Maurepas. Mme de Maurepas le signala à M. de Maurepas, qui le présenta à Louis XVI. Certes, il faut plus de candidatures que cela pour arriver par le suffrage universel. Mais voyez le revers. Pour faire tomber le ministre qui seul pouvait sauver la monarchie, il suffit de quelques épigrammes de courtisans et d’un revirement dans les idées de Maurepas. Ah ! Qu’on ferait un long chapitre des erreurs du suffrage restreint !

Notre temps n’est pas plus frivole que les autres. On parle du règne de la médiocrité. Mon Dieu ! Monsieur, qu’il y a longtemps que ce règne-là est commencé ! La somme de raison qui émerge d’une société pour la gouverner a toujours été très faible. Toujours l’homme supérieur qui veut le bien a dû se prêter aux faiblesses de la foule. Pauvre humanité ! Pour la servir, il faut se mettre à sa taille, parler sa langue, adopter ses préjugés, entrer avec elle à l’atelier, au bouge, à l’hôtel garni, au cabaret.

Vous avez donc bien fait de ne pas vous arrêter à ces mesquines susceptibilités qui, si l’on en tenait trop de compte, feraient de l’inaction la suprême sagesse. Les temps sont obscurs ; nous travaillons dans la nuit ; travaillons tout de même. L’Ecclésiaste avait mille fois raison de dire que nul ne sait si l’héritier de la fortune qu’il a créée sera sage ou fou. Ce philosophe accompli en conclut-il qu’il ne faut rien faire ? Nullement. Une voix secrète nous pousse à l’action. L’homme fait les grandes choses par instinct, comme l’oiseau entreprend ses voyages guidé par une mystérieuse carte de vieille géographie qu’il porte en son petit cerveau.

Vous ne vous êtes pas dissimulé que le percement de l’isthme servirait tour à tour des intérêts fort divers. Le grand mot : « Je suis venu apporter non la paix, mais la guerre », a dû se présenter fréquemment à votre esprit. L’isthme coupé devient un détroit, c’est-à-dire un champ de bataille. Un seul Bosphore avait suffi jusqu’ici aux embarras du monde ; vous en avez créé un second, bien plus important que l’autre, car il ne met pas seulement en communication deux parties de mer intérieure ; il sert de couloir de communication à toutes les grandes mers du globe. En cas de guerre maritime, il serait le suprême intérêt, le point pour l’occupation duquel tout le monde lutterait de vitesse. Vous aurez ainsi marqué la place des grandes batailles de l’avenir. Que pouvons-nous, si ce n’est de cerner le champ clos où se choquent les masses aveugles, de favoriser, dans leur effort vers l’existence, toutes ces choses obscures qui gémissent, pleurent et souffrent avant d’être ? Aucune déception ne nous arrêtera; nous serons incorrigibles; même au milieu de nos désastres, les œuvres universelles continueront de nous tenter. Le roi d’Abyssinie a dit de vous : « Lesseps, qui est de la tribu de la lumière... » Ce roi, vraiment, parle d’or. Nous sommes tous de cette tribu-là. C’est une règle militaire de marcher au canon, de quelque côté qu’on l’entende. Nous autres, nous avons pour loi de marcher à la lumière, souvent sans bien savoir où elle nous conduit.

Vous avez si parfaitement rendu justice à l’homme illustre à qui vous succédez parmi nous, que je n’ai pas à y revenir. C’était un excellent citoyen. Il pensait en tout comme la France. Quand le pays faisait un pas dans le sens de ce qui paraît être sa politique préférée, il le suivait, quelquefois même il le devançait ; mais toujours il était sincère. Le mot d’ordre qu’il semblait recevoir du dehors venait en réalité de lui ; car il était en parfait accord avec le milieu où il vivait. Il professait tous les préjugés dont se compose l’opinion commune si honnêtement, qu’il arrivait à les prendre pour des vérités primitives et incréées. Mais, comme c’était un vrai libéral, il n’éprouvait aucun regret à voir ses convictions les plus arrêtées faire un stage. Il voulait que le progrès s’accomplît par l’amélioration des esprits et par la persuasion. Il put avoir, comme tout le monde, ses illusions; jamais il ne s’aveugla que quand le doute lui eût paru un manque de générosité, un péché contre la foi.

La meilleure preuve de son ardent patriotisme fut ce grand ouvrage historique qui a marqué sa place parmi nous. La France avait besoin d’une histoire étendue qui, sans remplacer l’étude des sources, présentât à l’homme instruit l’ensemble complet des résultats obtenus par la critique moderne. Pour rédiger une telle histoire, il fallait de l’abnégation. Gomme l’a fort bien dit M. Villemain, il n’y a pas de chef-d’œuvre en vingt volumes. Un tel livre, en effet, ne pouvait être un livre de style ; M. Augustin Thierry ne l’aurait jamais fait. Ce ne pouvait non plus être un livre de science ; M. Léopold Delisle ne le fera jamais. Il fallait pourtant que le livre existât. Les exquises ou étincelantes fantaisies de M. Michelet étaient à la fois plus et moins que l’ouvrage de conscience et de bonne foi réclamé par l’intérêt public. M. Henri Martin se dévoua. Il n’ignorait pas que la France et, en général, les pays très littéraires sont injustes pour les œuvres qui se distinguent par la modération et le jugement plutôt que par l’éclat du talent. Il s’assujettit courageusement à une œuvre condamnée d’avance à une foule de défauts. Il renonça aux jouissances de l’écrivain, aux plaisirs intimes du savant. Pour moi, je pense que rien ne vaut un honnête homme, et je trouve qu’il fit bien. Le livre de M. Henri Martin est un des plus estimables que notre siècle ait produits. Il est beau de l’avoir écrit ; il est honorable pour un pays d’avoir inspiré le courage de l’écrire.

Telle est d’ailleurs l’unité grandiose du sujet que les proportions en éclatent, bien qu’il soit difficile d’embrasser toutes les parties d’un seul coup d’œil. La formation de la France par l’action de la dynastie capétienne est le plus bel exemple de création vivante que présente l’histoire d’aucun pays. Ce n’est pas une concrétion grossière dont les éléments souffrent d’être séparés les uns des autres. Le roi de France est comme le cœur ou, si l’on veut, la tête d’un organisme puissant, où chaque partie vit en solidarité avec le tout. Merveilleuse unité, dont le défaut, si j’ose le dire, fut d’être trop parfaite, puisqu’elle induisit de vrais patriotes à croire, imprudemment peut-être, qu’elle devait nécessairement survivre à la cause qui l’avait formée ! Problème étrange, devant lequel d’autres patriotes non moins sincères gardent un silence douloureux, se demandant avec angoisse si l’unité d’un être vivant, fortement centralisé, peut continuer après l’ablation de la tête ! M. Henri Martin fut de ceux qui osèrent résoudre, d’après les aspirations de leur cœur et avec leur confiance absolue dans l’étoile de la France, une question sur laquelle le temps seul permettra de se prononcer avec certitude. Ce fut un révolutionnaire, mais un révolutionnaire juste pour le passé. Il comprenait qu’il n’y a pas de nation sans histoire, et qu’une patrie se compose des morts qui l’ont fondée aussi bien que des vivants qui la continuent.

Le pays récompensa comme il devait ce large et haut sentiment d’amour filial. Hâtons-nous de le dire : il y a un patriotisme supérieur à celui que le pays récompense ; c’est le patriotisme de l’homme qui ne craint pas l’impopularité, qui applique tout ce qu’il a d’intelligence au bien public, qui dit son avis avec réserve, puis attend, sans chercher à tirer profit de l’accomplissement de ses prophéties. M. Henri Martin, à qui la direction de la politique française, depuis la Révolution, paraissait légitime dans son ensemble, ne devait pas avoir ces rigueurs de critique. C’étaient, après tout, ses idées qui triomphaient, et, même au cas où il serait prouvé qu’il eut quelquefois, pour les faits contemporains, l’applaudissement un peu facile, pensez-vous, Monsieur, que nous aurions le droit d’être envers lui bien sévères ? Au fond, notre façon d’aimer la France ne diffère pas beaucoup de la sienne. Nous aimons trop cette vieille mère, dont nous avons sucé tous les instincts, si l’on veut toutes les erreurs, pour oser prendre avec elle le ton rogue de l’homme sûr d’avoir raison. L’amour nous rend inconséquents. Nous voyons les imprudences, et nous suivons tout de même. Il est si triste d’être plus sage que son pays. Par moments, on prend la résolution d’être ferme ; on se promet, quand viendront les jours sombres, de se laver les mains des fautes qu’on a déconseillées. Eh bien, non quand viennent les jours sombres, on est aussi triste que ceux qui n’avaient rien prévu, et le fait d’avoir eu raison quand presque tout le monde avait tort devient une faible consolation. On ne tient pas rancune à sa patrie. Mieux vaut se tromper avec elle que d’avoir trop raison avec ceux qui lui disent de dures vérités.

Que vous avez bien fait, Monsieur, de placer le centre de gravité de votre vie au-dessus de ces navrantes incertitudes de la politique, qui ne laissent si souvent le choix qu’entre deux fautes ! Votre gloire ne souffrira pas d’intermittences. Déjà vous jouissez presque des jugements de la postérité. Votre vieillesse heureuse, puissante, honorée, rappelle celle que l’on prête à Salomon, l’ennui sans doute excepté. L’ennui, vous n’avez jamais su ce que c’est ; et, quoique très bien placé pour voir que tout est vanité, vous ne vous êtes jamais, je crois, arrêté à cette pensée. Vous devez être très heureux, Monsieur; content de votre vie, indifférent à la mort, car vous êtes brave. Vous éprouvez, disiez-vous dans une de vos conférences, quelque inquiétude en songeant qu’au jour du jugement dernier, l’Éternel pourra vous reprocher d’avoir modifié sa création. C’est là une crainte bien éloignée ; rassurez-vous. S’il y a quelqu’un dont l’attitude dans la vallée de Josaphat ne me cause aucune appréhension, c’est bien vous. Vous y continuerez votre rôle de charmeur, et quant au grand juge, vous saurez facilement le gagne Vous avez amélioré son œuvre ; il sera sûrement content de vous.

En attendant, vous viendrez parmi nous vous reposer de cette vie d’infatigable activité que vous vous êtes imposée. Dans l’intervalle de vos voyages de Suez à Panama et de Panama à Suez, vous nous direz vos observations nouvelles sur le monde, s’il s’améliore ou s’abaisse, s’il rajeunit ou vieillit, si, à mesure que les isthmes se coupent, le nombre des hautes et bonnes âmes augmente ou diminue. Notre vie, le plus souvent passée à l’ombre, se complétera par la vôtre, toute passée au grand air. Pour moi, je ne vous vois jamais sans rêver à ce que nous aurions pu faire tous les deux, si nous nous étions associés pour fonder quelque chose. Tenez, si je n’étais pas déjà vieux, je ne sais pas quelle œuvre de bienfaisante séduction je ne vous proposerais pas. Mais il faudrait pour cela donner ma démission de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, amie absolue de la vérité ; ce que je ne ferai jamais, je m’y amuse trop. Et puis le monde est bizarre ; en général, il n’accorde à un homme qu’une seule maîtrise. Il vous écoute quand il s’agit de percer des isthmes ; il me prête attention sur certaines questions où il lui plaît de m’entendre. Pour le reste, on ne nous consulte pas. Nous aurions cependant, peut-être, quelques bons conseils à donner. La volonté de Dieu soit faite ; nous ne nous plaignons pas de la part qui nous est échue.

La vôtre, assurément, a été de premier choix. Après Lamartine, vous avez, je crois, été l’homme le plus aimé de notre siècle, celui sur la tête duquel se sont formés le plus de légendes et de rêves. Nous vous remercions, nous remercions le haut poète qui siège à côté de vous et vous introduit dans cette compagnie, d’avoir, en un temps dont le défaut est le dénigrement et la jalousie, donné à notre peuple attristé l’occasion d’exercer ce que le cœur humain a de meilleur, la faculté d’admirer, et d’aimer. La nation qui sait aimer et admirer n’est pas près de mourir. À ceux qui disent que, sous la poitrine de ce peuple, rien ne bat plus, qu’il ne sait plus adorer, que le spectacle de tant d’avortements et de déceptions a éteint en lui toute confiance dans le bien, toute foi en la grandeur, nous vous citons, chers et glorieux confrères ; nous rappelons le culte dont vous êtes l’objet, ces couronnes, ces fêtes qui n’ont coutume d’être décernées qu’à la mort, ces tressaillements de cœur, enfin, que nos foules éprouvent au nom de Victor Hugo, de Ferdinand de Lesseps. Voilà ce qui nous console, ce qui nous soutient, ce qui nous fait dire avec assurance : Pauvre et chère France, non, tu ne périras pas ; car tu aimes encore, et tu es encore aimée.