Réponse au discours de réception d’Ernest Lavisse

Le 16 mars 1893

Gaston BOISSIER

Monsieur,

Voilà bien longtemps, Monsieur, que nous nous connaissons. Quand nous nous sommes rencontrés pour la première fois, il y a plus de trente ans, nous étions, comme aujourd’hui, en face l’un de l’autre, dans une de ces grandes classes du lycée Charlemagne que vous avez décrites. On vous regardait alors comme un élève de grand avenir. Assurément personne ne pouvait prédire que vous entreriez un jour à l’Académie, et que votre ancien maître aurait le plaisir de vous y souhaiter la bienvenue ; mais on savait que vous iriez loin. Vous-même vous n’en doutiez guère, et vous vous y prépariez vaillamment. À l’École normale, où vous êtes entré au sortir du collège, votre vocation pour l’histoire s’est décidée. — Ici, je serais bien tenté de m’arrêter un moment pour dire ce que nous devons, vous et moi, à cette grande École ; mais qu’est-il besoin de la louer ? Votre présence parmi nous, au milieu de tant d’autres de ses élèves qui peuplent l’Institut, n’est-ce pas pour elle un éloge suffisant ?

L’Académie française, en vous nommant à la place de l’amiral Jurien de la Gravière, savait à qui elle confiait sa mémoire. Vous avez si bien parlé de lui qu’il ne m’en reste presque rien à dire. Vous nous avez dépeint l’homme, le soldat, l’écrivain ; vous avez suivi le marin dans toutes ses campagnes, parcouru toutes les mers avec lui, abordé à tous les rivages ; il n’y a guère qu’à l’Académie que vous ne l’ayez pas accompagné : ce furent ses derniers voyages. Il y était fort assidu ; il prenait part à tous nos travaux avec un grand zèle, et j’ajoute avec un très vif plaisir. Je suppose que, quand le public lit, toutes les semaines, dans le compte rendu de nos réunions, que la séance a été consacrée à la préparation du Dictionnaire, il doit être tenté de nous plaindre ; il a grand tort, et vous verrez, Monsieur, par l’usage, que cet exercice est loin d’être aussi ennuyeux qu’on le suppose. Outre qu’il n’est pas défendu de l’égayer de temps en temps, je vous assure que par lui-même il offre beaucoup d’intérêt, et j’ai vu des gens, auxquels l’étude de la grammaire avait été jusque-là fort indifférente, s’y livrer avec ardeur. J’ai toujours devant les yeux notre excellent Labiche, quand, les regards fixés sur sa petite-feuille, il suivait les discussions que soulèvent les sens divers des mots, les nuances qui les séparent et l’usage bon ou mauvais qu’on en peut faire. Avec quelle attention, quelle curiosité, quelle surprise il écoutait ! C’était une nouveauté pour lui il avait découvert la langue française. Lorsqu’il voyait la difficulté qu’on éprouve à la bien parler, il était pris de scrupules rétrospectifs : « Ah ! disait-il, si j’avais étudié plus tôt le Dictionnaire, je n’aurais jamais osé écrire. » Et vraiment, c’eût été dommage.

L’amiral aussi prenait très au sérieux nos travaux. Il n’aimait pas les tournures et les locutions nouvelles ; pour les combattre, ses instincts de soldat semblaient se réveiller. Il montait la garde autour du Dictionnaire et il en défendait bravement les accès. C’était un classique convaincu, nourri de la lecture des bons auteurs et qui les citait volontiers. Vous lui reprochez d’avoir peut-être trop aimé la rhétorique, ce qui, au premier abord, parait très surprenant chez un soldat ; je vous avoue que, pour mon compte, je n’en suis pas fort étonné. Nous accueillons avec une faveur particulière les ouvrages de ceux qui ne sont pas des écrivains de profession, parce que nous espérons qu’ils auront su se défendre des procédés et des artifices ordinaires aux gens du métier, qu’ils resteront simples et naturels, et que la vérité des sentiments se montrera chez eux toute nue. Nous y sommes souvent trompés, et c’est justement le contraire qui arrive. Quand un homme prend la plume pour la première fois et qu’il n’est pas accoutumé à se trouver en face du public, il se croit obligé de faire des frais, il s’applique, il orne et pare ce qu’il dit, quelquefois même il force la voix et déclame. Le naturel n’est pas autant qu’on le prétend un produit direct de la nature, qui vient tout seul, sans qu’on le cherche : il demande un peu de travail, et il faut de l’art pour être simple. Du reste les quelques fleurs de style qu’on trouve dans les livres de l’amiral, et qui vous ont paru un peu fanées, y sont rares : ce qui domine chez lui c’est l’accent de la sincérité. Comme il raconte des événements qui le passionnent, qu’il parle de gens qu’il admire, il le fait avec un contentement, une plénitude de joie qui éclairent et animent tout ce qu’il dit.

Le contentement, la joie rayonnaient sur les traits de l’amiral comme dans ses ouvrages. Il m’est arrivé souvent, pendant nos séances, d’avoir les yeux attirés par cette noble et calme figure. C’était celle d’un homme heureux, et j’avais plaisir à la regarder. De gens heureux il n’y en a pas beaucoup ; sans compter que ceux qui le sont ne tiennent pas toujours à le laisser voir et qu’il leur plaît souvent de se mettre sur le visage une couche de gravité morose. L’amiral ne prenait pas cette peine. On devinait en le voyant que la vie lui avait été douce. À l’âge où la plupart d’entre nous cherchent avec anxiété une carrière et se heurtent aux premiers pas de la route, il avait trouvé la sienne toute faite : il était marin de naissance, par héritage. On avait bercé son enfance de récits de voyages et de batailles. Avant d’avoir vu la mer, il la connaissait, il l’aimait, et cette affection qu’il avait prise pour elle, dans la maison paternelle, il l’a fidèlement gardée jusqu’à la tombe. Il disait encore dans un de ses derniers écrits ; « Je ne puis revoir la mer sans la saluer avec une sorte de respect. C’est à elle que j’ai dû mes premières émotions. C’est elle qui m’a fait homme, qui m’a nourri, et qui console encore mes vieux jours par les souvenirs qu’elle m’a laissés. » Il a donc eu cette fortune qu’il a fait avec plaisir ce qu’il était forcé de faire et que ses goûts ont été conformes à ses devoirs : n’est-ce pas vraiment le bonheur de la vie ? Quand la vieillesse est venue et l’a condamné au repos, il en a évité les ennuis en se livrant avec plus d’ardeur à l’étude. Pour rendre sa retraite moins triste, il l’a peuplée des grands souvenirs du passé : il s’est fait une compagnie des marins de tous les âges, depuis les plus anciens navigateurs, ceux de Tyr et de Carthage, jusqu’aux chefs d’escadre qu’il avait connus, qui avaient été ses maîtres ou ses camarades : son père, d’abord, auquel il a toujours gardé la plus tendre reconnaissance ; puis Lalande, Halgan, Baudin, de Rigny ; et ce Bruat dont il a dit « qu’il aimait la patrie comme un officier de 92, la gloire comme un soldat de 1806 » . La société de ces morts illustres lui semblait si agréable qu’il voulait toujours l’accroître. À quatre-vingts ans, il se mit à apprendre le hollandais, pour entrer plus avant dans la familiarité de ces « gueux de mer » dont la valeur et le patriotisme l’avaient séduit, et c’est en conversant avec eux qu’un matin d’hiver, après quelques jours de maladie, il s’est paisiblement endormi. Connaissez-vous une vie et une mort qui soient plus dignes d’envie ?

Vous aussi, Monsieur, vous n’avez pas eu jusqu’ici à vous plaindre de la destinée. Depuis votre sortie de l’École normale, tout vous a souri ; vous avez marché droit devant vous, et marché vite, sans rencontrer d’obstacle sur votre route. Comme écrivain, vous avez eu ce privilège rare de n’avoir pas de stage à faire avant d’être connu du public. Tandis que d’autres sollicitent pendant des années les lecteurs sans parvenir à s’en faire écouter, vous vous êtes imposé du premier coup à leur attention. Cela tient sans doute à votre mérite : vous avez une façon d’écrire vive et piquante à laquelle on ne résiste guère ; mais il faut bien reconnaître aussi que les circonstances furent pour quelque chose dans le succès rapide de vos premiers écrits.

C’était peu de temps après nos désastres. La France, vaincue, mutilée, saignante encore, commençait à panser ses blessures. Tout était à refaire : administration intérieure, marine, armée, il fallait songer à tout à la fois. Nous nous étions mis à l’œuvre avec courage, quand des bruits sinistres vinrent paralyser nos efforts. Ceux qui regardaient vers la frontière de l’Est — et qui n’avait pas alors les regards tournés de ce côté ? — crurent voir qu’il s’y formait un nouvel orage. Nos vainqueurs, disait-on, étaient mécontents, inquiets ; ils trouvaient que ce pays qu’ils avaient cru abattre pour toujours se redressait trop vite. Aussi soufflait-il d’au delà du Rhin un vent de colère et de menace. On semblait s’y préparer à tomber sur nos armées avant de leur laisser le temps de se refaire, et à rentrer dans nos villes pendant que les murailles n’en étaient pas encore relevées. Nous vivions dans des angoisses cruelles, ignorant ce que nous gardait le lendemain, avides de le savoir, les yeux fixés sur ce nuage qui pouvait à tout moment faire tomber sur nous, suivant un mot célèbre, une pluie de fer et de feu.

Précisément, Monsieur, vous étiez alors en Allemagne pour vos travaux personnels. Autant que nous, vous aviez le désir d’être informé de ce qui s’y passait. Les études d’histoire auxquelles vous vous livriez ne vous absorbaient pas assez pour vous empêcher de suivre les mouvements de l’opinion publique. Vous regardiez et vous écoutiez, comme vous savez écouter et regarder, et, quand il vous semblait que vous aviez saisi quelque chose d’important et de sûr, vous vous empressiez de nous le communiquer. Je me rappelle avec quelle ardeur de curiosité nous lisions tout ce que vous adressiez au Journal des Débats et à la Revue des Deux Mondes. Vous aviez une façon de nous parler de l’Allemagne à laquelle nous n’étions pas accoutumés. Vous vous efforciez de la juger sans violence, presque sans haine : la haine aveugle, et, pour découvrir la vérité, vous aviez besoin d’y voir clair. Vous vous absteniez de l’insulte, qui est l’arme des faibles ; vous vous teniez aussi loin des dénigrements systématiques que des niaises admirations. Ce ton calme, mesuré, donnait confiance en vous et disposait à vous croire. Ce que vous nous disiez n’était pas toujours rassurant : l’avenir vous paraissait très sombre. Si la grande masse du peuple allemand était désireuse du repos, attachée à la paix, vous aperceviez autour du maître d’âpres politiques qui voulaient à tout prix achever notre ruine, des officiers affamés de batailles « qui attendaient la guerre à chaque printemps, comme les poètes attendent les violettes et les roses ». Vous ne cherchiez pas à nous plaire, comme tant d’autres, en nous flattant de revanches prochaines et faciles ; au contraire, vous vous faisiez un devoir de nous prémunir contre des illusions dangereuses en étalant sous nos yeux la puissance formidable de l’Allemagne. Et pourtant, dans ce grand corps si compact, si solidement bâti, cimenté par la victoire, quelques fissures se montrent qui ne vous échappent pas, et que vous nous signalez. En haut, ce sont les vieilles mœurs qui ne résistent pas toujours à l’assaut de cette prospérité subite. On a pris le goût du bien-être et du luxe, et pour payer le luxe, qui coûte cher, on s’est livré à ces spéculations effrontées dont vous nous avez fait de si piquants tableaux, et qui ont abouti souvent à des désastres. En bas, c’est le socialisme qui ne cesse de s’accroître, d’autant plus redoutable en ce pays qu’il a pris les qualités mêmes de la race et qu’il est devenu discipliné comme l’armée. Quand vous voyez ces masses profondes, « dont la marche a je ne sais quoi d’effrayant et d’inexorable, s’avancer, sur la route de l’inconnu, de ce pas lourd, régulier, puissant, qui bat le sol comme une machine », il vous revient, malgré vous, à la pensée cette prédiction sinistre de Henri Heine qui menace l’Allemagne d’une révolution sociale « auprès de laquelle 93 ne sera qu’une idylle ».

Voilà ce que vous nous disiez avec beaucoup d’autres choses, et ce que nous étions si avide d’entendre. De ces articles de journal et de revue, vous avez fait plus tard des livres (1 ). Quoique ce soient des livres de circonstance, c’est-à-dire exposés à perdre avec les circonstances mêmes une partie de leur intérêt, ils ne sont pas devenus ce que La Bruyère appelle « des almanachs de l’autre année ». La lecture en est restée agréable et utile. Assurément, bien des choses sont survenues dans l’intervalle auxquelles vous ne songiez pas ; d’autres, que vous nous annonciez comme prochaines, ne se sont pas réalisées. C’est un métier dangereux d’être prophète, surtout en politique. On est toujours tenté de croire que ce qui est naturel et raisonnable arrivera ; mais les affaires humaines sont menées de telle façon, qu’on devrait plutôt s’attendre à l’invraisemblable et à l’absurde. Néanmoins, les événements vous ont donné raison d’ordinaire, et l’on trouve toujours à s’instruire en vous lisant.

Du moment que vous vous étiez donné la tâche de connaître à fond l’Allemagne pour nous la faire connaître, il fallait d’abord en savoir l’histoire. Il n’y a pas de pays au monde où le passé ait laissé plus de traces dans le présent : les souvenirs, les traditions s’y conservent plus fidèlement qu’ailleurs, et il serait tout à fait impossible de comprendre ce qu’elle est si l’on ignorait ce qu’elle a été. Dans l’Allemagne, c’est naturellement la Prusse qui vous a surtout attiré : elle a pris une importance qui l’imposait à votre étude. Pour procéder méthodiquement, vous avez voulu remonter à ses origines, ce qui n’était pas aisé. Cette vieille histoire ne se déroule pas, comme celle de la France, dans une pleine lumière ; elle est remplie de complications et d’obscurités où l’attention la plus solide risque de s’égarer. Vous avez apporté à ce travail un zèle, un courage, une persévérance dont les Allemands eux-mêmes ont été surpris. Ils vous admiraient de passer vos journées dans les bibliothèques, ou dans les archives, à compulser de vieux documents, et disaient, pour vous désigner : « C’est le Français qui étudie la Marche de Brandebourg. » Vous aviez bien raison de l’étudier ; vous en avez rapporté un livre austère ( 2), qui risque de rebuter des lecteurs frivoles, mais qui apprendra beaucoup aux lecteurs sérieux. Vous nous y montrez comment le royaume de Prusse a commencé. C’est une création tout artificielle, dans laquelle la nature n’a pas eu de part. Il s’est formé lentement, de lambeaux de territoire pris de tous les côtés et cousus tant bien que mal l’un à l’autre. Il a fallu des siècles pour enlever ces quelques arpents de sable et de marécage aux Lithuaniens, aux Danois, aux Polonais, qui les occupaient, et faire un État de tous ces pays dispersés. Dans ce travail obstiné, dans ces luttes interminables, les caractères ne se sont pas polis, ils se sont trempés ; il en est sorti une race peu aimable, mais ferme, sobre, résistante, habituée à suppléer à tout par l’énergie et la discipline : race d’administrateurs et de soldats, qui, enfermée dans un pays étroit et pauvre, n’a pu vivre qu’aux dépens de ses voisins, et dont Mirabeau disait, il y a un siècle, que la guerre était son industrie nationale. — La guerre, hélas ! est aujourd’hui le métier de tout le monde. « L’Europe, avez-vous dit quelque part, est devenue un champ de parade, en attendant qu’elle devienne un champ de carnage. »

Voilà donc la Prusse fondée et marchant à grands pas vers la fortune et la puissance. Vous la suivez dans les développements qu’elle a pris depuis deux siècles, et, à mesure que vous vous rapprochez de nous, l’intérêt de vos récits augmente. Votre dernier livre, celui où vous nous racontez la jeunesse de Frédéric II a été beaucoup lu, et le méritait. Mais, si vous avez charmé vos lecteurs, vous les avez aussi un peu surpris. Quelque intérêt qu’ils prennent aux premières années de votre héros, à ses démêlés de famille, à cette tragédie de Cüstrim, où il faillit périr, ce n’est pas lui qui attire surtout l’attention dans votre ouvrage ; c’est plutôt son père, ce Frédéric-Guillaume Ier, qu’on a nommé le Roi-Sergent. L’étrange figure, et quel puissant relief vous lui avez donné ! Au premier abord, on n’est frappé que des ridicules ou des vices du personnage. Ils sont énormes et fort nombreux. C’est un maniaque, qui veut à toute force, se donner le luxe d’un régiment de géants, et qui envoie ses recruteurs enlever partout les gens de six pieds, au risque de se brouiller avec ses voisins ; c’est un avare, qui compte lui-même avec ses domestiques, visite et surveille la cuisine, supprime les plats trop chers, et n’en veut, manger que chez les autres, quand ils ne lui coûtent rien ; c’est un soldat grossier, qui a horreur des plaisirs délicats, redoute les femmes, déteste le monde, se méfie des gens d’esprit, dont les repas sont des orgies, qui se grise à tout propos, lorsqu’il est gai et lorsqu’il est triste, pour se réjouir de ses succès et se consoler de ses mésaventures, qui oblige ses convives à boire à outrance avec lui, et, le dîner fini, dans les grands jours, leur offre le divertissement de danser entre hommes, quand ils peuvent se tenir debout ; c’est un brutal, qui a toujours le bâton à la main, qui ne rosse pas seulement ses domestiques, mais son médecin, quand il ne le guérit pas assez vite, et les magistrats qui se sont permis de rendre un arrêt qui ne lui convient pas, qui bat les gens qui lui parlent mal et ceux qui lui parlent trop bien, lorsqu’il ne trouve rien à leur répondre ; qui un jour, dans un accès de colère, chez le roi de Saxe, roua de coups son fils, celui qui devait être le grand Frédéric, le jeta par terre et le traîna par les cheveux ; c’est presque un fou, et tout le monde est convaincu qu’on finira par être forcé de l’enfermer. Et pourtant, vous nous montrez que par certains côtés ce fut un grand roi, celui peut-être qui a le plus travaillé à faire de la Prusse ce qu’elle est. Ses basses économies l’ont rendu riche, et sa fortune lui a permis de réunir une des plus fortes armées et des mieux instruites qu’il y eût alors en Europe. De cette armée il n’a rien su faire. Elle est si belle, si bien équipée, si magnifiquement vêtue, qu’il craint que sur un champ de bataille elle ne se gâte, et il n’ose pas l’y exposer. Mais elle existe, elle est toute prête, et son fils saura en user. Ce qui est remarquable, c’est qu’il a servi son pays autant peut-être par ses défauts que par ses qualités. Il n’aime pas l’esprit, la philosophie lui est suspecte, il déteste l’éloquence, il fait profession de mépriser ce qui brille et de ne tenir qu’à ce qui rapporte, et ce goût, il veut que tout le monde le partage autour de lui. Il regarde comme son premier devoir de faire à ses sujets un esprit solide et pratique ; et le merveilleux c’est qu’il y a réussi. On peut même dire que l’exemple a été contagieux et qu’il s’est répandu aux pays voisins. C’est la Prusse, vous le faites très bien voir, qui a enseigné à la rêveuse Allemagne à descendre de son nuage, qui lui a donné le goût des réalités, le sens de la vie, le respect de la force ; en sorte que nous avons vu des peuples qu’on nous représentait comme uniquement épris d’idéal et curieux de chimères, pousser tout d’un coup le souci des intérêts matériels jusqu’à la fanfaronnade.

Ce qui ne rend vos études historiques si vivantes, c’est que, tout en vous occupant des choses d’autrefois, vous songez toujours à celles d’aujourd’hui. Il y a des historiens qui se l’interdisent sévèrement ; pour être plus sûrs de discerner la vérité, pour échapper à toutes les préoccupations du moment qui peuvent les égarer, pour appartenir tout entiers et sans distractions à l’époque qu’ils souhaitent connaître, ils s’isolent en eux-mêmes, et ne veulent rien voir ni rien entendre de ce qui les entoure. Ils ressemblent à ces moines qui, pendant des siècles, ont vécu sur les hauteurs du Mont-Cassin. Tous les tumultes du Moyen Âge grondaient au pied de la savante montagne, sur cette route de Rome à Naples, qui était une des plus fréquentées du monde. Eux, absorbés dans leurs travaux, ne se penchaient même pas pour regarder d’en haut les foules bruyantes qui passaient. De ces bénédictins de la science nous en avons encore, quoique la race en soit devenue plus rare. Il y en a un que vous avez connu, que vous avez aimé, qui, sans avoir besoin de s’enfermer dans un cloître, s’était fait une solitude au milieu du monde, qui traversa nos agitations sans s’y mêler, concentrant dans l’étude du passé toutes les forces de son esprit, toutes les ardeurs de son âme. Cet infatigable travailleur, vous l’avez nommé avant moi : c’était Fustel de Coulanges. Vous, Monsieur, vous êtes d’une autre famille. Il ne vous plaît pas de vous séparer de vos contemporains vous avez l’oreille grande ouverte aux bruits du dehors, et vous cherchez surtout dans le passé des leçons pour le présent. Je suis étonné qu’avec cette disposition d’esprit vous n’ayez pas été tenté de prendre part plus directement aux affaires de votre pays. On vous a offert, à plusieurs reprises, de hautes situations : vous les avez toujours refusées. Peut-être ne vous convenait-il pas de mettre la main aux besognes journalières et de vous asservir à un parti ; mais, toutes les fois qu’une question passionne l’opinion, vous aimez à dire ce que vous en pensez. Vous êtes un politique, si vous n’êtes pas un politicien — le mot est nouveau, il ne figure pas dans notre Dictionnaire, mais la chose est devenue si commune, que vous serez bien obligé de l’y mettre, si vous avez la chance de vivre jusqu’à la lettre P. — On prétend que, dans votre jeunesse, vous avez hésité entre Saint-Cyr et l’École normale : il me semble que cela se voit dans vos ouvrages. Les polémiques sont assez de votre goût ; vous descendez volontiers dans la mêlée quand il se livre quelque bataille, et votre phrase, courte, nette, alerte, paraît faite pour le combat.

Vous êtes donc un homme d’action autant qu’un homme d’étude. Les livres que vous avez publiés ne représentent qu’une moitié de votre vie, et, si l’on s’en tenait à votre œuvre littéraire, on aurait de vous un portrait fort incomplet : une bonne part de votre activité s’est dépensée ailleurs. Vous étiez encore professeur en province, quand un ministre, qui se connaissait en hommes, vous appela près de lui pour vous attacher à son cabinet. Ce ministre avait entrepris d’introduire des réformes importantes dans notre enseignement public. Nous qui voyons à quel point elles étaient nécessaires, nous avons grand’peine à comprendre qu’on les ait si mal accueillies. Elles soulevèrent de très vives oppositions, et tous les partis, qui étaient alors plus divisés que jamais, semblèrent se mettre d’accord pour les repousser. — Nous sommes, en vérité, un peuple moins léger et moins changeant qu’on ne le dit. S’il y a chez nous des gens qui ne peuvent pas tenir en place, il y en a encore plus que le moindre mouvement épouvante et qui sont invinciblement rebelles à toutes les innovations. Cette répugnance à faire de sages concessions en temps opportun a été cause que les changements les plus simples, les progrès les plus naturels, n’ont pu être obtenus que par la violence, à peu près comme dans certains climats il est impossible d’avoir de la pluie sans orage. Mais les résistances les plus bruyantes, les attaques les plus passionnées, n’étaient pas pour arrêter un homme résolu, qui pensait que l’inertie n’est pas la sagesse et que le respect timide du passé ne fait pas toujours la sécurité de l’avenir. Il persista malgré tout dans son entreprise, et le temps lui a donné raison. Il a eu la chance rare de vivre assez pour assister au triomphe de ses idées, pour voir ses projets exécutés, l’instruction nationale vivre de l’impulsion qu’elle a reçue de lui, et les méfiances, les injustices d’autrefois remplacées par l’unanimité de la reconnaissance et du respect. — Il serait assis près de vous, Monsieur, si son âge et sa santé le lui avaient permis, il aurait été heureux de s’associer au succès d’un de ses collaborateurs les plus chers.

Dans l’œuvre multiple de M. Duruy, qui s’étendait à toutes nos écoles, c’est surtout aux réformes de l’enseignement supérieur que vous vous êtes attaché, et, dans ces réformes mêmes, vous semblez avoir voulu vous faire un domaine particulier ( 3). Vous étiez de ceux qui pensaient que, pour ranimer nos Facultés des lettres et des sciences, il fallait leur donner un auditoire fixe et régulier, au lieu de ce public de passage auquel elles semblaient condamnées ; vous avez applaudi aux mesures qui remplacèrent chez elles l’auditeur par l’étudiant, et vous avez bien fait. Quand s’est émue la querelle entre ceux qui demandaient que les cours fussent, comme par le passé, ouverts à tout venant et ceux qui voulaient qu’on n’y reçût que les élèves inscrits, c’est du côté de ces derniers que vous vous êtes résolument rangé ; je le comprends : les raisons qu’ils donnent pour soutenir leur opinion paraissent très sensées. Et pourtant je suis sûr que la plupart d’entre eux ; s’ils avaient vécu il y a trois siècles, au lieu d’être nos contemporains, auraient été d’un autre avis. À ce moment, François Ier venait de fonder le Collège de France ; et l’un des desseins qu’il avait en l’instituant, c’était précisément de tirer les études de l’ombre et de les mettre au grand jour. Ce fut alors une grande victoire de forcer la porte de ces asiles de la routine, qui ne s’ouvraient qu’aux initiés, et d’y admettre tous ceux qui voulaient s’instruire. Plus de collèges fermés, plus de conditions d’âge ; plus d’immatriculation, plus de frais d’études et de diplômes, plus d’examens ni de grades ; la science distribuée librement, accessible à tout le monde, coulant à pleins bords, comme une source publique où tous peuvent boire, voilà le programme des gens de la Renaissance ! Je vous connais assez, Monsieur, pour être convaincu que ce programme aurait été le vôtre. Vous n’êtes pas de ceux qui s’enfermèrent, avec Noël Béda, dans ce qu’on appelait alors l’antre de la Sorbonne ; et je vous vois d’ici parmi les deux mille auditeurs, gens de toute condition et de tout âge, riches et pauvres, élèves et maîtres, qui, dans ce vieux collège de Cambrai, ébranlé parleurs applaudissements, se pressaient autour de Ramus.

Qu’importe, après tout, que les cours soient fermés ou publics, pourvu qu’ils soient sérieux ; et ils peuvent toujours l’être, à la condition que le professeur ne soit pas réduit à cet auditoire de curieux et de désœuvrés qu’il faut conduire par des chemins fleuris et que la science risque à chaque instant de mettre en fuite. Les réformes auxquelles vous avez collaboré ont eu cet avantage de ramener autour de nos chaires une jeunesse studieuse. C’est grâce à elles, que nos Facultés des arts, pour les appeler comme autrefois, ont reconquis leur publie d’étudiants.

Il s’en faut de beaucoup que les étudiants de l’ancienne Université de Paris aient laissé une réputation irréprochable. Personne n’ignore qu’ils étaient désordonnés, bruyants, querelleurs, qu’ils abusaient de la puissance que donne l’association et des privilèges qu’ils tenaient de la faiblesse des rois pour troubler la paix publique : aussi leur importance a-t-elle diminué à mesure que le gouvernement devenait plus fort. Ils ne font presque plus parler d’eux depuis Henri IV ; avec la Révolution, ils achèvent de disparaître. Elle n’aimait pas, comme on sait, les corporations ; c’était son principe de briser toutes les forces unies, de laisser l’individu seul, et ne comptant que sur lui-même, en face de l’État. Aujourd’hui le vent a tourné : les corporations se reforment, mieux disciplinées, plus impérieuses, plus oppressives qu’autrefois, et qui, au lieu d’imposer leur joug par des procès interminables, ont recours à la force. N’est-il pas singulier qu’au moment même où nous célébrons avec tant de solennité les anniversaires de la Révolution française, nous ayons si peu, de scrupule à en détruire les institutions ? Du reste, il faut reconnaître que de toutes les associations qui se sont constituées ou reconstituées dans ces derniers temps, il n’y en a pas de plus légitime et qui ait plus de raisons d’être que celle des Étudiants de Paris : elle peut rendre de si grands services qu’on a peine à comprendre qu’elle ait tant tardé à renaître. Aussi tous ceux qui aiment la jeunesse et qui ont à cœur la prospérité des études se sont-ils fait un devoir de l’encourager, mais personne plus que vous. Dès le premier jour vous en êtes devenu le patron. Vous lui avez libéralement distribué vos exhortations et vos conseils, et ces jeunes gens se sont fait une telle habitude de vous voir qu’il manque quelque chose à leurs fêtes quand vous n’y assistez pas. Ils sont avides de vous entendre ; dès que vous paraissez, ils vous demandent de leur dire quelques mots, et vous savez toujours trouver des paroles qui leur vont au cœur. Le recueil des allocutions que vous leur avez adressées est certainement une des parties les plus originales de votre œuvre littéraire ( 4).

Il est aisé de comprendre comment vous avez été amené à leur témoigner un si vif intérêt. Vous qui connaissez si bien l’Allemagne, vous savez que les Universités y ont toujours été des foyers de patriotisme. Tandis qu’autour d’elles, dans ces petites cours fastueuses et misérables, livrées à de sottes ambitions et à des rivalités mesquines, chacun ne songeait qu’à soi, là seulement on avait le souci de la patrie allemande ; on la voulait forte et unie, on faisait pour elle des utopies et des rêves, dont les politiques se moquaient, et qui sont devenus des réalités. Après la catastrophe d’Iéna, quand la Prusse était sur le point de périr, le roi, réfugié à Memel, sans alliés, sans soldats, déclara solennellement « qu’il fallait suppléer par les forces intellectuelles aux forces physiques qu’on avait perdues », et il fonda une Université dans sa capitale. Vous nous avez raconté, Monsieur, le rôle qu’elle a joué dans le relèvement de la Prusse. C’est là que s’est refait peu à peu l’esprit public, là qu’on se préparait sans bruit pour les revanches prochaines. Quand le moment fut venu, cette jeunesse, enflammée par les prédications de ses maîtres, était prête à tous les sacrifices : en un jour les salles de cours se vidèrent, tandis que se remplissaient les armées, et l’Université de Berlin est fière de rappeler que quarante-trois de ses étudiants sont restés sur les champs de bataille de 1813. Il vous a paru qu’il y avait quelque profit à tirer de cet exemple et que nos Universités peuvent nous rendre les mêmes services. Vous avez pensé que nos jeunes gens étaient dignes d’entendre le langage que Fichte et Schleiermacher tenaient en 1812 aux étudiants de Berlin. Aussi leur parlez-vous toujours de la France ; vous leur rappelez les raisons qu’ils ont de l’aimer ; vous leur montrez qu’en un temps où les vérités s’obscurcissent, où les croyances chancellent, il nous reste encore une force, un ressort, un principe de nobles dévouements, et que c’est la patrie. « Pour moi, leur dites-vous dans un noble langage, je sais bien que si je retirais de moi-même certains sentiments et certaines idées, l’amour du sol natal, le long souvenir des ancêtres, la joie de retrouver mon âme dans leurs pensées et dans leurs actions, dans leur histoire et dans leur légende ; si je ne me sentais partie d’un tout dont l’origine est perdue dans la brume et dont l’avenir est indéfini ; si je ne tressaillais pas au chant d’un hymne national ; si je n’avais pas pour le drapeau le culte d’un païen pour une idole, qui veut de l’encens et, à de certains jours, des hécatombes ; si, l’oubli se faisait en moi de nos douleurs nationales, vraiment, je ne saurais plus ce que je suis ni ce que je fais en ce monde. Je perdrais la principale raison de vivre. » Je me souviens encore des applaudissements frénétiques qui accueillirent ces belles paroles. On vous dira peut-être qu’elles sont des lieux communs qu’il ne vaut pas la peine de redire. Ne le croyez pas : jamais il ne fut plus nécessaire de les répéter. N’entendons-nous pas de temps en temps sortir des bas-fonds de la foule ce cri sinistre et impie : À bas la patrie !

Qu’adviendra-t-il de cette jeunesse dont vous vous occupez avec tant d’ardeur et tant d’espérance ? dans quelle voie s’apprête-t-elle à marcher ? auquel de ces vents d’orage, qui soufflent de tous les points de l’horizon, va-t-elle livrer sa voile ? C’est la question que se posent avec une anxiété bien naturelle les gens de mon âge, dont la vie s’achève, et qui, pour parler comme Lucrèce, s’apprêtent à passer la torche à leurs successeurs. Vous, Monsieur, vous êtes plein de confiance en elle, et votre confiance nous rassure. Pourtant elle est la jeunesse, c’est-à-dire quelque chose de léger et de fragile. Il sera bien difficile à ces jeunes gens de se soustraire tout à fait aux défauts de leur âge et de leur pays. Tâchez de les en préserver ; apprenez-leur à se tenir loin des dédains systématiques comme des enthousiasmes irréfléchis. Tenez-les en garde contre les caresses des politiques qui voudraient bien les engager dans un parti : ils leur promettent de les servir ; en réalité ils ne veulent que se servir d’eux. Surtout ne permettez pas qu’on les flatte : ils ne seront que trop disposés à croire que les nations les envient et que le monde tourne autour d’eux. Que de fautes n’avons-nous pas commises par cette fatale complaisance pour nous-mêmes ! d’autant plus qu’après nous être admirés sans raison, nous sommes tentés de nous rabaisser sans mesure. Vous nous dites que vous assistez volontiers à leurs fêtes, et vous aimez qu’elles soient animées et bruyantes ; vous n’avez pas tort : la gaîté est saine, et la joie fortifie. Mais il ne faut pas non plus leur dissimuler les épreuves qui peuvent les attendre. Au Ve siècle de notre ère, il y avait dans la ville d’Autun des écoles florissantes où les riches Gaulois envoyaient leurs enfants. On y lisait avec passion Cicéron et Virgile ; on y faisait de belles harangues qui charmaient les délicats ; on s’y livrait à tous les raffinements de l’esprit, à toutes les élégances de la vie ; et pendant qu’élèves et maîtres s’enivraient de paroles pompeuses, qu’aux jours de fête les associations parcouraient joyeusement la ville avec leurs musiques et leurs drapeaux, on ne s’apercevait pas que, dans la campagne, les paysans révoltés se rassemblaient pour se jeter sur les maisons des riches, que les Goths passaient le Rhin sur la frontière, et que la barbarie s’apprêtait à couvrir le monde. Nous avons, nous aussi, nos ennemis du dehors et nos barbares du dedans. Je compte bien que notre société résistera mieux que le vieil Empire romain à ce double assaut ; mais il est bon de lui préparer des défenseurs énergiques, résolus et capables de soutenir toutes les fortunes. C’est à vous, Monsieur, et à ceux dont la jeunesse écoute volontiers les conseils, qu’il appartient de la former d’avance pour ce redoutable avenir. Quant à nous, dont la tâche est près d’être finie, nous applaudirons à vos efforts, et, quand le moment sera venu, nous serons heureux de céder la place à la génération qui arrive, lui souhaitant, comme Hector du vieil Homère, de valoir mieux que nous, et surtout d’être plus heureuse.

1 Essai sur l’Allemagne impériale, et Trois Empereurs d’Allemagne, par E. Lavisse.

2 Étude sur l’une des origines de la monarchie prussienne, ou la Marche de Brandebourg sous la dynastie Ascanienne, par E. Lavisse.

3 Questions d’enseignement national, par E. Lavisse, 1885.

4 Études et Étudiants, par E. Lavisse, 1890.