Discours sur les prix de vertu 1887

Le 24 novembre 1887

Gaston BOISSIER

DISCOURS

DE

M. GASTON BOISSIER

DIRECTEUR DE LACADÉMIE FRANÇAISE

24 novembre 1887.

 

MESSIEURS,

Il y a cent quatre ans que l’Académie française, en séance publique, décerne des prix à la vertu : c’est assez dire que cette cérémonie ne peut plus prétendre aux agréments de la nouveauté. Quand elle eut lieu pour la première fois, le 25 août 1783, quoiqu’en ce moment Paris fût fort occupé du premier aérostat qu’on devait lancer le surlendemain, elle excita une grande curiosité. Une société choisie se pressait dans l’étroite salle du Louvre, où l’Académie tenait ses réunions ; tout le monde écouta avec attendrissement le directeur, M. de Boisgelin, archevêque d’Aix, raconter la belle action qu’on allait récompenser, et l’on dit même qu’à ce récit des larmes coulèrent de tous les yeux : vous savez qu’on pleurait beaucoup au siècle dernier ; mais l’émotion fut au comble quand la pauvre femme, qui avait mérité d’être couronnée, se leva de sa place et traversa les rangs de l’assemblée, pour venir recevoir son prix. Elle n’était plus jeune, elle n’avait jamais été belle : — On sait, dit à ce propos un journaliste impertinent de l’époque, que la vertu et la beauté se joignent rarement ensemble » ; — elle n’en fut pas moins accueillie par les applaudissements les plus vifs. Dans les années qui suivirent il se passa souvent encore des scènes touchantes. L’Académie n’avait qu’un seul prix à donner, et elle se trouvait quelquefois embarrassée de choisir parmi les vertus qu’on proposait à ses suffrages. Il arrivait alors que quelque grand seigneur charitable, par exemple le vertueux duc de Penthièvre, ou même la reine Marie-Antoinette, venaient à son secours, et je laisse à penser l’enthousiasme qui accueillait les noms de ces généreux donateurs, quand ils étaient proclamés devant le public. Un jour que le directeur — c’était Target, un homme éloquent et fort sensible — avait déploré en termes émus que l’Académie ne disposât pas d’une somme plus considérable, on vit M. de Nicolaï, premier président de la Chambre des comptes, se lever, prendre la main : d’une de ses plus jolies voisines, et faire avec elle la quête dans l’assistance.

Il n’est pas vraisemblable que des scènes pareilles se produisent de nos jours ; je ne compte guère vous tirer des larmes des yeux. Ce que j’ai à vous dire, beaucoup d’autres vous l’ont déjà dit, et bien mieux que je ne puis le faire. Depuis cent quatre ans, toutes les formes de la vertu se sont produites dans nos concours, et je crois bien qu’il faut renoncer à en découvrir de nouvelles. Aussi est-on fort disposé à plaindre celui que l’Académie charge de prendre la parole en son nom, et qui se trouve ainsi condamné à vous faire, après tant d’autres, des récits que vous connaissez. J’ai même entendu dire à un homme d’esprit que son intrépidité était digne d’une récompense, et qu’il méritait bien un de ces prix qu’il décerne aux autres. N’en souriez pis, Messieurs, c’était l’opinion de M. de Montyon lui-même. J’ai lu dans nos registres qu’il avait d’abord proposé de partager le prix qu’il offrait à l’Académie entre l’auteur de la belle action et celui qui devait la faire connaître. L’Académie refusa ce partage : elle savait bien qu’elle pouvait courir le risque d’ennuyer un jour le public, mais elle ne voulait pas être accusée d’en tirer quelque profit.

Si nos prix de vertu, depuis si longtemps qu’on les décerne, ont perdu de leur nouveauté, en revanche, ils ont singulièrement augmenté en importance. M. de Montyon a eu des imitateurs, qui ont fort accru les ressources de l’Académie. Nous ne sommes plus réduits, comme autrefois, à tendre la main et à faire la quête. Au lieu d’un seul prix, nous en avons près de cinquante à donner, et les candidats ne manquent pas pour les recevoir. Une voix éloquente, que vous n’entendrez plus, vous rappelait l’an dernier ce fameux pamphlet de Chamfort, qui précéda, qui amena peut-être la destruction des Académies ; à propos des prix Montyon, Chamfort disait « que c’était un outrage aux vertus indigentes, un salaire insolent, une avilissante aumône, qui humiliait et profanait ces grands sacrifices que rien ne peut payer, et qui établissait parmi nous une roture de la vertu ». Les intéressés n’ont pas été de cette opinion ; ils ne se trouvent pas humiliés par les récompenses de l’Académie. Jamais on ne les avait sollicitées avec autant d’ardeur. Il nous est arrivé cette année des demandes de presque tous les départements de la France ; il y en a même de la Réunion et de la Guadeloupe. Nous en aurons bientôt de la Tunisie et du Tonkin, soyez-en sûrs. Partout, quand il s’accomplit un grand acte de vertu et de dévouement, ceux qui en sont les témoins songent à nous le faire connaître. Les voisins s’assemblent, se concertent, le conseil municipal s’émeut ; tous ces braves gens n’ont d’autre intérêt, dans l’affaire, que le plaisir de voir la vertu récompensée ; mais c’est un plaisir très vif, très populaire : nos confrères, les auteurs dramatiques, le savent bien, eux qui avaient soin de lui ménager toujours un triomphe au cinquième acte, pour contenter les spectateurs. On se met donc en campagne ; on cherche par tous les moyens à nous éclairer, à nous convaincre ; on recueille le plus de témoignages qu’on peut, et pour n’être pas suspect de partialité et de coterie, on s’adresse aux gens importants de tous les partis : quand on peut mettre la signature du curé à côté de celle du maire, c’est un grand succès. Cette année, nous avons reçu deux cent dix dossiers, revêtus des attestations les plus honorables, qu’il nous a fallu examiner avec soin, et entre lesquels, je vous assure, il n’a pas été facile de nous décider.

L’Académie décerne sa plus haute récompense à un marin de Calais, Jean-Adolphe Delannoy, pour toute une vie de dévouement et de courage. Fils d’un pilote, destiné dès l’enfance à succéder à son père, Delannoy prit la mer à dix ans, et l’on peut dire qu’il ne l’a plus guère quittée. Embarqué d’abord sur un bateau pêcheur, puis sur un navire de l’État, il se fit une si belle réputation d’audace et d’intrépidité qu’on n’hésitait pas à lui confier les tâches les plus difficiles. Vous allez en juger : l’admi­nistration voulut un jour faire connaître aux populations du littoral un nouveau canot de sauvetage qu’on jugeait meilleur que les autres. Pour leur en montrer les qualités d’une manière frappante, elle eut l’idée de leur donner le spectacle d’un naufrage. Depuis Calais jusqu’à Lorient, le canot s’arrêta successivement dans chaque port ; là, devant la foule assemblée, on le faisait chavirer, tourner sur lui-même, puis reprendre sa position normale ; mais, afin de frapper davantage les spectateurs, on imagina de laisser un matelot accroché à l’un des bancs du bateau, en sorte qu’il devait à chaque fois être englouti par la mer et reparaître un moment après. Delannoy fut chargé de cette mission de confiance, et s’en tira tout à fait à son honneur, c’est ainsi qu’il fit une connaissance intime avec ce canot de sauvetage dont il a su, dans la suite, si bien se servir.

À vingt-cinq ans, il avait déjà reçu plusieurs distinctions honorables pour des actions d’éclat ; mais voici ce qui le mit tout à fait en lumière. Le 17 janvier 1867, un vaisseau, qui allait de Vannes à Anvers, fut jeté sur la côte et presque submergé par les flots. L’équipage eut à peine le temps de s’accrocher aux mâts et de faire des signaux de détresse. Par malheur, la mer était affreuse et il ne paraissait pas possible d’aller au secours des naufragés avant qu’elle eût cessé de monter. On attendait donc dans une anxiété fiévreuse, les yeux fixés sur ce navire qui pouvait périr d’un moment à l’autre. Le hasard voulut qu’il se trouvât dans le port un paquebot anglais, dont les matelots n’eurent pas la patience de supporter cette pénible attente. Douze d’entre eux, sans calculer le danger, s’emparent du canot de sauvetage et sortent du port. Leur entreprise ne fut pas heureuse ; à peine sont-ils hors des jetées, que le canot chavire, sept se noient et l’on a grand’peine à sauver les cinq autres. Leur catastrophe va-t-elle décourager les marins Français ? au contraire : le patriotisme se joint à l’humanité pour les exciter à tenter l’aventure ; les Anglais ont donné l’exemple, dans cette lutte d’audace et d’héroïsme il serait honteux d’être vaincus. Delannoy se présente avec six de ses camarades. Toutes les chances leur sont contraires : le canot de sauvetage est hors de service, il faut se contenter d’une barque ordinaire : on la cale du mieux qu’on peut, et l’on part aux acclamations d’une foule immense réunie sur la plage. La lutte contre le vent et la mer fut terrible. Enfin, la barque approche du navire naufragé, mais, hélas ! au moment où elle y touche, une vague emporte le mât de misaine avec la grappe humaine qui s’y tenait accrochée. Il ne reste plus de tout l’équipage que deux matelots qui se tiennent encore au grand mât ; après avoir risqué vingt fois sa vie, Delannoy les recueille et rentre avec ses compagnons exténués de fatigue et de froid.

Les exploits de ce genre, il les a renouvelés vingt et une fois de suite ; il a sauvé des équipages français, danois, anglais, norvégiens, allemands ; il a reçu toutes les attestations, tous les diplômes, toutes les récompenses possibles il est couvert de toutes sortes de médailles de bronze, d’argent et d’or ; enfin. en 1875, il a été décoré de la Légion d’honneur, sur la proposition du ministre de la marine. — Tout le monde doit être fier de porter la croix d’honneur ; mais ne trouvez-vous pas, Messieurs, qu’elle paraît avoir un éclat particulier sur la poitrine d’un matelot ?

La principale qualité de Delannoy, tout le monde l’atteste, c’est le calme, la résolution, le sang-froid ; dans les moments les plus périlleux, il est maître de lui et trouve moyen de se tirer d’affaire où d’autres seraient restés. On nous raconte pourtant qu’une fois il a perdu la tête. II allait s’embarquer lorsqu’il s’aperçoit qu’à quelque distance un enfant vient, de tomber à la mer, il s’y jette à sa suite et le ramène sur l’eau évanoui, inanimé ; il le regarde alors, c’était son fils, un enfant de huit ans, qui était venu sur le rivage pour embrasser son père au retour de l’école. À cette vue, ses veux se troublent, les forces l’abandonnent, le cœur lui manque, et, sans le secours de quelques amis, il soulevait avec son précieux fardeau. C’est ainsi que ce sauveteur a eu besoin d’être sauvé.

Vous voyez comme il aime les siens. Cet homme de mer, ce rude matelot est un père de famille modèle. Il passe ses rares moments de loisir à son foyer, entre sa mère, sa femme et ses dix enfants. Sobre, simple, timide même, quand il n’est pas en face du danger, il n’aime pas qu’on le loue. Il ne raconte jamais lui-même ses belles actions, ce qui est presque aussi héroïque que de les faire. Ses camarades le respectent, ses rivaux l’aiment, la ville est fière de lui, et tous ses compatriotes se croiront couronnés en sa personne.

Deux prix, d’une importance un peu moindre que le premier, sont accordés à Mme Dorvau-Lalande et à André Bonneyrat.

Mme Dorvau-Lalande appartient à une bonne famille du Poitou. Devenue veuve en 1882 après une existence honorablement remplie, et dans laquelle la bienfaisance a toujours tenu beaucoup de place, elle jugea que, ses devoirs d’épouse et de mère accomplis, libre de ses actions, elle pouvait, dans les années qui lui restaient, disposer d’elle à son gré et vivre selon ses goûts. Les goûts de Mme Dorvau-Lalande ne la portaient pas vers le plaisir ou le repos ; elle avait la passion d’être utile, elle rêvait de se consacrer à soulager les infortunes humaines. Pour devenir capable de bien soigner les malades, elle fréquenta les hôpitaux et suivit les cours et les cliniques des médecins. C’était le moment où la France semblait menacée d’une invasion prochaine du choléra. Mme Dorvau-Lalande pensa qu’il était bon d’apprendre à le connaître et à le combattre avant qu’il n’arrivât chez nous. Elle partit pour l’Égypte, où il faisait beaucoup de ravages, visita Alexandrie, le Caire, Ismaïlia, Port-Saïd, s’arrêtant de préférence dans les villes les plus cruellement frappées, et se conduisant partout avec un courage et un zèle auxquels les médecins du pays ont rendu témoignage. L’année suivante, quand le fléau éclata à Toulon avec la violence que vous savez, Mme Dorvau-Lalande était prête. Elle obtint la permission de s’y rendre et vint s’établir dans l’hôpital Bon-Rencontre, comme simple infirmière. « Les malades de Bon-Rencontre, lui écrivait plus tard le président de la commission administrative, n’oublieront jamais les soins que vous leur avez prodigués pendant nos cruelles épreuves. Quant à nous, administrateurs et médecins, nous ne cesserons de vous remercier des services généreux que vous nous avez rendus. » En se dévouant aux autres, Mme Dorvau-Lalande s’était oubliée elle-même. De retour à Paris, elle fut attaquée d’une pneumonie qui mit ses jours en danger. Dès qu’elle fut en état d’être transportée, on l’admit à l’asile de convalescence du Vésinet, où, le 13 juillet 1885, elle reçut la médaille d’honneur que le ministre de l’intérieur lui avait attribuée pour sa belle conduite. L’Académie a pensé que cette conduite méritait une récompense plus haute. En partant si intrépidement pour l’Égypte, Mme Dorvau-Lalande ne compromettait pas seulement sa santé, elle savait bien qu’elle risquait sa vie. Elle a pu connaître, dans les hôpitaux d’Alexandrie, un noble jeune homme qui, moins heureux qu’elle, n’en est pas revenu : il s’appelait Louis Thuillier ; ce nom est bien rappelé ici, en un jour où l’on glorifie le ment et la vertu. Thuillier était élève de l’École travaillait dans le laboratoire de M. Pasteur. Saisi de cette passion de science et d’humanité que le maitre sait inspirer à ses disciples, il demanda avec instance qu’on lui permit d’aller étudier le choléra en Égypte : il voulait essayer d’en découvrir la cause pour qu’il fût possible d’en trouver le remède. Pendant deux mois, il vécut au milieu des malades et des morts, penché sur ces cadavres empoisonnés, et les fouillant sans frayeur de l’œil et de la main, si bien que la contagion qu’il semblait braver le saisit un jour et le terrassa. Quoique Thuillier n’ait pas eu le temps de faire une de ces découvertes dont on garde la mémoire, son souvenir mérite de n’être pas oublié. Ses camarades ont eu la pensée touchante d’associer son nom à celui d’un autre normalien, qui s’est fait tuer héroïquement à Champigny. Dans le vestibule de l’École, aux deux côtés de la porte d’entrée, ils ont placé deux plaques de marbre ; l’une porte ces mots : Georges Lemoine, mort pour la patrie ; et l’autre : Louis Thuillier, mort pour la science. — Vous voyez, Messieurs, quels dangers on pouvait courir en allant soigner les cholériques en Égypte et à Toulon, et que l’Académie a eu raison d’honorer d’un de ses prix Mme Dorvau-Lalande qui s’y est si courageusement exposée.

C’est pour d’autres qualités qu’André Bonneyrat nous a paru mériter la même récompense. Bonnevrat est né en 1803 : il a donc aujourd’hui quatre-vingt-quatre ans, s’est engagé en 1825, et il est resté trente ans au service. Il a fait toutes les campagnes d’Afrique ; à la prise de Constantine, il a été mis à l’ordre du jour ; enfin, en 1855, il s’est retiré sergent et décoré. À Aubusson, où il s’est fixé, il a mené pendant vingt-sept ans une vie exemplaire. C’était un de ces sous-officiers retraités, comme nous en avons tous connu, soignés dans leur mise, raide dans leur attitude, réguliers dans leur conduite, que tout le monde connaissait et qu’on saluait au passage avec une familiarité respectueuse. Ce type de vieux soldat va bientôt disparaître ; avec le service de trois arts, nous ne les reverrons plus, et vraiment je les regrette : c’étaient de braves gens et qui donnaient souvent de bons exemples. Le nôtre apprend un jour qu’un de ses amis est mort, dans une ville voisine, à Lavareix-les-Mines, qu’il laisse une femme ; avec quatre enfants jeunes, et, pour toute fortune, un millier de francs de dettes. Il n’hésite pas, arrive chez la veuve qui ne sait où donner de la tête, entre ses enfants qui pleurent et ses créanciers qui menacent, et tout simplement il lui offre tout ce qu’il possède. Ce n’est guère assu­rément ; mais avec de l’économie, en se gênant un peu pendant quelque temps, on pourra sortir d’embarras. L’offre est acceptée aussi naturellement qu’elle était faite. Bonneyrat quitte Aubusson qu’il habite depuis si longtemps, renonce à d’anciennes habitudes, à de vieilles liaisons, et vient s’établir à Lavareix. Il y a huit ans de cela ; la veuve a repris courage, les dettes sont payées, les enfants s’élèvent. Bonneyrat, qui a sauvé la famille d’un ami de la misère et du désespoir, jouit de l’estime publique. Les ouvriers de Lavareix, qui saluent plus bas le vieux sous-officier, depuis qu’ils savent sa belle action, et qui trouvent que son désintéressement méritent une récompense, sauront gré à l’Académie de s’être chargée de payer la dette commune.

Après ces trois prix, l’Académie décerne, toujours sur les fonds légués par M. de Montyon, onze médailles de 1,000 francs et douze de 500 francs. J’aimerais bien qu’il me fût possible de mettre sous vos yeux le récit détaillé des actions vertueuses qui ont mérité ces récompenses. Vous trouveriez, j’en suis certain, un intérêt touchant à voir des femmes pauvres, une fleuriste, une institutrice de village, d’humbles ouvrières, prodiguer leurs soins aux malades, aux infirmes, aux indigents, quelquefois même les recueillir, et presque sans ressources, par des prodiges d’industrie et de charité, arriver à leur ouvrir des asiles où ils sont reçus jusqu’à leur mort. Je voudrais avoir le temps de les mentionner toutes ; je suis forcé de choisir dans le nombre, presque au hasard. À Blaye (Gironde), Mlle de Morineau, qui n’a reçu en héritage qu’une grande maison, y fonde un hôpital pour les vieilles femmes ; puis, afin de ne pas faire de jaloux, bâtit dans les terrains vides un hospice pour les vieillards, et trouve moyen, en quêtant de tous les côtés, d’y faire vivre jusqu’à quatre-vingts personnes. Ailleurs, dans un des coins les plus misérables de l’Auvergne, trois sœurs, les filles Chabaud, qui ne possèdent qu’une petite chaumière que leur père, un ancien garde champêtre, leur a laissée, se sont faites la providence du pays. Dès qu’elles savent qu’il y a quelque part un malade, elles le vont voir, le soignent jusqu’à ses derniers moments, et, s’il reste dans la cabane vide quelque enfant abandonné, elles l’emmènent avec elles. Tout est singulier et surprenant chez ces pauvres filles. Il semble qu’en filant, en reprisant, en tricotant toute la journée, elles auront grand’peine à gagner de quoi vivre : elles nourrissent pourtant des pauvres de leur superflu. Leur chaumière paraît trop étroite pour les recevoir toutes les trois : elles y ont logé cinq orphelins avec elles ; et l’on prétend qu’il ne se fait plus de miracles ! Mais voici quelque chose de plus extraordinaire encore. Sourde-muette de naissance, Marie-Pauline Larrouy fut élevée à l’Institution nationale des sourds-muets de Bordeaux. Pénétrée de reconnaissance pour une éducation qui lui permettait de ne pas vivre tout à fait séquestrée de la société et lui rendait en partie ce que lui avait refusé la nature, elle résolut de se dévouer à en répandre le bienfait. Le hasard l’ayant amenée à Oloron, petite ville des Basses-Pyrénées, elle prit d’abord une sourde-muette avec elle, puis une seconde, et, accueillit enfin toutes celles qui se présentaient. Presque toutes étaient pauvres ; de son côté, elle n’avait aucune fortune personnelle, et par conséquent aucun moyen de les élever et de les nourrir. Si nous raisonnons d’après les calculs de la sagesse humaine, assurément elle eut tort de plus entreprendre qu’elle ne pouvait faire ; mais, quand on a goûté une fois la satisfaction secrète du bien accompli, on en devient insatiable. Bientôt la passion s’en mêle ; la vertu a ses entraînements comme le vice ; on peut faire des coups de tête, des folies de charité. Quand Mlle Larrouy s’aperçut qu’elle avait épuisé toutes ses ressources, elle n’eut pas un moment la pensée de renvoyer les enfants qu’elle avait recueillis, fallait pourtant les empêcher de mourir de faim : elle se décida pour eux à mendier. Mendier, quand on est sourde-muette, demander l’aumône à des gens auxquels on ne peut pas parler et qu’on ne peut pas entendre, ce n’.est pas facile. Songez de plus qu’on n’est pas riche à Oloron, et que les personnes auxquelles s’adressait Mlle Larrouy avaient elles-mêmes grand peine à vivre. Pourtant elle ne se découragea pas. Pendant trois ans, elle tendit la main de village en village, de maison en maison. « C’était, nous dit le rapport qui nous a été envoyé, c’était l’image de la misère, frappant à la porte de la pauvreté. » Quel malheur, Messieurs, que la pauvreté ne soit pas un peu plus riche ! Elle est en général bien charitable ; personne ne donne de meilleur cœur que ceux qui n’ont presque rien à donner. Mlle Larrouy ne s’en allait jamais les mains vides : elle prenait tout ce qu’on lui offrait, de vieux vêtements, des vivres en nature ; et jusqu’à un morceau de pain noir. Ces temps pénibles sont passés. Dieu merci ! Le département, la commune ont pris sous leur protection l’école de Mlle Larrouy. Ne croyez pas pourtant qu’elle soit riche. Le maire de la petite ville nous donne le budget de l’établissement. Il est en équilibre, mais au prix de quelles économies et de quelles privations ! L’école, maîtresse et élèves, se compose de dix-neuf personnes qui ont pour vivre un peu moins de 12 fr. 50 par mois chacune. À Paris, nous trouverions que ce n’est guère ; à Oloron, on s’en contente. L’Académie Y ajoute mille francs, dont les enfants de Mlle Larrouy profiteront beaucoup plus qu’elle.

Reste la catégorie des bons domestiques, qui se dévouent à leurs maîtres, qui les servent, qui les soignent sans gages, et quelquefois les font vivre. Elle est toujours nombreuse dans nos concours ; les malins disent même qu’elle n’est nombreuse que là. Mais, si j’en crois les attestations que nous avons reçues, les malins ont tort, et il y en a beaucoup plus qu’on ne pense. Dans tous les cas, on fait bien de les récompenser, lorsqu’on en trouve, quand ce ne serait que pour encourager les autres à les imiter. Cette année nous en récompensons vingt-trois, qui non seulement se font tous remarquer par leur probité et leurs bons services, mais qui mettent quelquefois dans leur dévouement une délicatesse qu’on ne s’attendrait pas à trouver dans de si humbles positions. Tel est Jean Rivault, domestique de ferme, à Chazé (Maine-et-Loire) : après la mort de son maître qui ne laissait qu’un fils en bas âge, il prend la direction de la ferme, surveille les ouvriers, fait les ventes et les achats, sans jamais participer aux bénéfices ; puis, quand l’enfant de la maison a grandi et qu’il peut gérer lui-même ses affaires, Rivault redevient domestique comme devant, et donne à tous ces gens qu’il a commandés pendant vingt ans l’exemple de l’exactitude et de l’obéissance. Telles sont aussi la femme Élisée Coly, négresse de la Réunion, qui, après l’affranchissement des esclaves, a continué à servir ses anciens maîtres, dans les mêmes conditions, refusant tout salaire, et se croyant obligée, par sa liberté même, à plus de fidélité et de désintéressement ; et Pauline Delanie, qui, voyant qu’une vieille femme infirme qu’elle servait n’avait pas assez d’argent pour être admise dans la maison de retraite de Villecresne, s’y engage elle-même, sans rien dire, comme fille de peine, et laisse tous les mois ce qu’elle gagne à l’établissement pour payer la pension de sa maîtresse. Je suis forcé d’arrêter là cette énumération, qui finirait par être trop longue, si je voulais mentionner tout ce qui mérite de l’être. Permettez-moi pourtant de vous donner, par un seul exemple, quelque idée de ces vies de sacrifice et d’abnégation.

Marguerite Dancos, plus connue sous le nom de Cadette, est entrée en 1827 dans la famille Cazeaux, de Saint-Gaudens ; elle y est restée près de cinquante ans, servant avec le même zèle trois générations de maîtres. En 1833, Mme Cazeaux, appelée à Tours par son mari, qui y remplissait depuis quelque temps des fonctions publiques, y trouve en arrivant son mari mort et sa fortune dissipée. Que faire, presque sans ressources, dans une ville où l’on est inconnu ? Mme Cazeaux se lamentait ; Cadette, qui a suivi sa maîtresse, remonte son courage et lui persuade de fonder une pension bourgeoise. Chacune y aura son rôle : Mme Cazeaux donnera son nom à l’établissement, tiendra les comptes, recevra les clients, présidera la table d’hôte. Tout le reste retombe sur Cadette : elle fait les chambres, va au marché, cuisine, sert à table, brosse, nettoie, balaye toute la journée ; le soir, elle dresse en toute hâte un petit lit dans l’office, et s’y couche, après tout le monde. Voilà sa tâche, tous les jours la même, et pendant quarante ans elle l’accomplit, sans jamais vouloir être aidée. Malgré l’activité de Cadette, la table d’hôte réussit modestement. C’est que Mme Cazeaux, qui est une femme rigide, n’accepte pas tout le monde ; elle ne veut que des gens sages, rangés, des officiers en retraite, des professeurs du lycée, d’honnêtes rentiers, c’est-à-dire des personnes qui ne dépensent guère, et ne font jamais de ces folies où l’hôtelier trouve son compte. D’ailleurs elle entend singulièrement les affaires. Un jour, nous dit un des clients, la table d’hôte se révolta : il lui parut que les prix étaient trop modérés et que la maîtresse de la maison devait être en perte. On lui proposa donc timidement d’augmenter la pension de dix francs par mois ; mais d’abord elle ne voulut rien entendre. Cette femme d’ordre tenait aux anciens usages ; elle mettait son honneur à ne rien changer chez elle, et avant tout elle craignait de passer pour intéressée. Il fallut, nous dit-on, user de subterfuge pour lui faire accepter une légère augmentation. Vous le voyez, Mme Cazeaux n’était pas née pour le commerce. Aussi ne serez-vous pas étonnés que la pension bourgeoise n’ait pas fait fortune ; tant bien que mal, on vivait. Dans tous les cas, ce n’était pas Cadette qui augmentait les dépenses ; elle n’a jamais touché aucun gage. Dans les premiers mois on ne la paya pas, parce que les débuts étaient difficiles ; puis, peu à peu, on en prit l’habitude, et, comme dans cette maison tout se faisait par habitude, on a continué jusqu’à la fin. Elle se garda bien de réclamer ; il lui suffisait, disait-elle, qu’on pourvût à ses besoins, et elle n’avait jamais besoin de rien. De temps en temps, à de longs intervalles, une robe de bure, et le petit bonnet plissé des filles de son pays, elle n’en demandait pas davantage. Le travail était son repos et sa santé ; elle ne connaissait les maladies que pour les avoir soignées chez les autres, et elle est arrivée à quatre-vingts ans, sans se douter qu’elle vieillissait. Cependant le temps passait pour elle, comme pour tout le monde ; Mme Caveaux, puis son fils, étant morts, Cadette dut quitter la pension bourgeoise. C’est alors qu’elle s’aperçut pour la première fois qu’elle n’avait rien ou presque rien. Elle fit en même temps une autre découverte fâcheuse, c’est qu’elle était vieille. Les années, dit un poète ancien, viennent quelquefois sans faire du bruit ; mais elles arrivent toujours. Cadette a renoncé successivement à toutes les petites industries qui la faisaient vivre ; elle ne peut même plus gagner les cinquante centimes par jour qu’on lui donnait pour conduire quelques enfants à l’école ; elle est pauvre, elle est seule, elle est vieille. L’Académie a pensé qu’après s’être toujours oubliée elle méritait bien qu’on songea un peu à elle. Le prix Souriau, qu’elle lui décerne, l’aidera au moins à passer en paix ses derniers jours.

Ma tâche est presque achevée. Quand j’aurai mentionné le prix Gémond, que nous accordons à un marin de Barfleur. Hippolyte Bande, sauveteur intrépide, à qui, les équipages de cinq ou six navires doivent la vie, et en même temps homme d’honneur et de dévouement, qui, après avoir élevé et établi onze frères ou sœurs, soutient encore, par son travail, les sept enfants d’un de ses frères, il ne restera qu’à dire un mot des prix Marie Lasne et Camille Favre, qui, d’après la volonté des donatrices, sont attribués de préférence à ceux qui ont donné de bons exemples de piété filiale. Ce sont des vertus d’apparence modeste, qui frappent moins que les autres, mais qui sont peut-être plus importantes. En réalité, toute la société repose sur elles : la famille ébranlée, que reste-t-il de solide ? Le maire d’un petit village de l’Anjou, en nous racontant la vie d’un brave homme, excellent fils et serviteur fidèle, pour lequel il demandait une récompense que nous avons accordée, nous disait : « Je reconnais que celui que je vous recommande n’a pas accompli un de ces actes d’héroïsme qui soulèvent L’admiration publique. Il a seulement fait son devoir. » Faire son devoir, c’est toujours un mérite ; il y en a tant qui ne le font pas ! Mais le faire tout entier et dans toutes les occasions, sans jamais se relâcher ni faiblir, le faire pour la seule satisfaction de sa conscience, quand le monde ne le saura pas, quand la personne même pour laquelle on se sacrifie ne doit pas vous en savoir gré, c’est ce qu’on ne voit guère, ce qui est tout à fait digne d’une récompense. Voici un pauvre ouvrier du Creusot, François Duban ; depuis quarante ans ; il est descendu dans la mine, et il y séjourne tous les jours le plus qu’il peut ; il accepte, il réclame les plus durs travaux, les plus rudes fatigues. Est-ce pour lui ? non : il est garçon et se contente de peu ; mais il a trois frères, sourds-muets de naissance, contrefaits, idiots. C’est pour eux, pour leur donner quelques plaisirs et quelques douceurs qu’il travaille sans relâche ; et, quand il rentre chez lui rapportant à ces malheureux le salaire de la journée, il n’a pas même la consolation de surprendre dans leurs yeux éteints un éclair de reconnaissance. D’autres sont plus à plaindre encore. Parmi les personnes que nous couronnons, il y a des femmes, des filles qui usent leur vie à travailler pour des ingrats, et n’en reçoivent pour tous remerciements que des querelles, des reproches, quelquefois des coups, sans que jamais leur patience se lasse et qu’elles cessent un seul jour de se sacrifier. Ajoutez que la plupart du temps elles sont très pauvres elles-mêmes, et qu’elles ne peuvent venir au secours des autres sans s’imposer de pénibles privations. S’il est doux de faire part de son aisance à ceux qu’on aime, si c’est un devoir facile de prendre sur son superflu pour leur rendre l’existence moins misérable, le sacrifice devient très méritoire quand il faut, pour les secourir, se retrancher le nécessaire. Louise Germain est employée depuis trente-sept ans à la manufacture de dentelles fie Dieppe ; elle est seule avec sa mère qu’elle nourrit de son travail. Pour ne pas s’en séparer, elle a refusé de se marier ; elle la soigne avec un zèle et une tendresse qui ne se sont jamais démentis. La vie pourtant est rude dans ce pauvre ménage : la vieille femme, qui a aujourd’hui soixante-seize ans, est perdue de douleurs et à demi paralysée. Elle passe ses journées à souffrir ; la nuit, elle ne se trouve guère à l’aise dans ce lit étroit et sur cette dure paillasse, qui sert à la mère et à la fille, et on lui a entendu dire : « Je voudrais bien ne pas mourir avant d’avoir couché sur un matelas. » Cependant la mansarde est propre et bien rangée ; avec ses vêtements usés et rapiécés, Louise Germain est si convenablement mise que personne autour d’elle n’a soupçonné jusqu’ici l’affreuse gêne où elle se trouve souvent réduite. Elle ne s’est jamais plainte, elle ne doit rien, elle ne demande rien à personne ; et songez, Messieurs, qu’en travaillant quatorze heures par jour elle gagne soixante-quinze centimes : c’est son unique res­source pour elle et sa mère, et, depuis des années, elle trouve moyen de s’en contenter. Par exemple, le pain n’est pas toujours abondant, et il arrive plus d’une fois, à l’approche du terme, quand il faut paver quelque dépense imprévue, qu’un des deux repas est supprimé. Mais Louise Germain, qui est la seule qui travaille, est aussi la seule qui jeûne la vieille mère n’a jamais manqué de rien. Ne trouvez-vous pas, Messieurs, que le devoir accompli dans ces conditions touche à l’héroïsme ?

Dois-je dire que parmi toutes ces vertus d’ordre et pour ainsi dire d’étages différents, dont je viens de vous entretenir, ce sont les plus humbles, celles que nous récompensons avec des médailles de la fondation Camille Favre, qui m’ont peut-être le plus touché. Elles ont un air plus simple, plus familier, plus naturel ; ceux qui les pratiquent ne peuvent pas être suspects d’avoir songé un moment aux applaudissements et aux récompenses, des gens obscurs, inconnus, il n’y a pas moyen de croire qu’en servant leurs maîtres sans gages, en se sacrifiant à leur famille, ils songeaient à faire quelque bruit dans le monde ; ils obéissaient simplement à l’élan de leur cœur, et il leur semblait que ce qu’ils faisaient était trop ordinaire pour être remarqué de personne. Dans ces belles actions, qui ne devaient pas avoir de témoins, que des voisins ont surprises par hasard et qu’ils nous racontent avec un accent de vérité qui ne peut tromper, il n’y a ni charlatanisme, ni mensonge, ni calcul d’intérêt ou de vanité. Tout y est sincère et vrai ; c’est bien l’homme que nous saisissons cette fois, l’homme dans ses meilleurs instincts, avec son fonds d’honnêteté naturelle. Ce spectacle, qui a pour nous un grand charme, n’est pas non plus sans profit, et il me semble que l’utilité en est plus grande aujourd’hui que jamais. Nous avons, vous le savez, une jeune école de gens d’esprit et de talent qui se méfie beaucoup de l’imagination, quoiqu’elle n’en manque pas, qui a la prétention d’introduire dans la littérature les méthodes rigoureuses de la science, de ne nous représenter que des peintures réelles, des portraits authentiques, et, comme elle dit, de travailler sur des documents. Eh bien ! nous lui offrons les nôtres : ce sont des documents aussi, et, quoiqu’ils ne soient pas tirés des comptes rendus de la cour d’assises, on peut y avoir confiance. Sans cloute ils nous montrent l’humanité sous un autre jour que les romans à la mode : elle y paraît moins noire, moins corrompue que ne se le figurent les pessimistes déterminés ; mais je ne vois pas que ce soit une raison de nous en plaindre et de refuser d’y croire. Au siècle dernier, on accusait les idylles du bon Florian d’être un peu trop fades. « Il n’y a pas mis de loup, » disait-on. C’est un reproche qu’on ne fera pas aux auteurs d’aujourd’hui ; il n’y a que des loups dans leurs ouvrages, et ce sont les agneaux qui manquent. Pendant quelque temps, il a été d’usage de peindre toujours le grand monde comme un foyer de corruption, tandis que l’homme et la femme du peuple donnaient l’exemple de toutes les vertus. On a fait un pas de plus dans ces derniers temps, et l’ouvrier ni le paysan n’ont été plus épargnés que les autres. Que les peintures qu’on nous en fait soient souvent exactes, je ne voudrais pas le nier ; le tort consiste à nous donner l’exception pour la règle. On nous présente un coin de notre société — un coin désagréable et où, pour ma part, je ne séjourne pas volontiers — et l’on nous dit que c’est la société tout entière. Ce qui est curieux, c’est de voir avec quelle facilité cette prétention est admise par la plupart des gens. Les étrangers d’abord l’acceptent du premier coup. Je n’en suis pas surpris ; c’est leur intérêt d’y croire : il est utile à ceux qui ne nous aiment pas qu’on ait de nous une mauvaise opinion. Rappelez-vous avec quelle insolence, il y a quelque dix-sept ans, nos ennemis, montrant ces livres, où nous semblons prendre plaisir à nous calomnier nous-mêmes, disaient au monde : « -Voilà pourtant comme ils sont ! ils le reconnaissent, ils l’avouent, ils s’en glorifient. Vous le voyez, c’est une société gangrenée, qui ne mérite pas de pitié, c’est Sodome, c’est Gomorrhe, et nous sommes chargés par Dieu d’y faire tomber le feu du ciel ! » Je suis plus surpris de voir que cette opinion, après s’être répandue chez les étrangers, se soit si aisément accréditée parmi nous. Vous rencontrerez tous les jours de braves gens, qui n’auraient qu’à ouvrir les yeux pour avoir autour d’eux des spectacles d’honneur et de probité, et qui pourtant se laissent duper par les exagérations que la littérature leur présente. Il est dans la nature qu’on croit moins à ce qu’on voit qu’à ce qu’on lit. Le livre impose, surtout quand il est fait avec talent, et il laisse des impressions auxquelles il n’est pas aisé de se soustraire. Si nous cédions trop vite à ces impressions, nous finirions par croire que la vertu a tout à fait disparu de ce monde.

Voilà pourquoi il est bon qu’il y ait un lieu, un jour où elle soit publiquement affirmée et récompensée. Un jour, c’est bien peu, quand on songe à la façon dont on la traite tout le reste de l’année ! Mais enfin ce jour-là elle prend sa revanche, elle sort de l’ombre où elle se tient trop enfermée d’ordinaire, elle s’étale, elle triomphe. Elle répond à ceux qui lui signifient qu’elle n’existe plus, non pas par des déclamations, mais par des faits. Cette réponse, Messieurs, il me semble qu’elle est victorieuse. On aura beau faire, tous les sophismes des moralistes désenchantés, qui ne veulent croire qu’à l’existence du mal, toutes les peintures des romanciers, qui prennent plaisir à nous jeter dans un monde où il n’y a plus que des gens sans cœur et sans honneur, n’empêcheront pas que ceux qui viennent d’entendre le récit de ces vies honorables que nous tirons pour un moment de leur obscurité, qui ont applaudi à ces merveilles de courage, de sacrifice, d’héroïsme que nous avons la mission de faire reconnaître et de récompenser, ne puissent se dire avec assurance en sortant d’ici : « Il reste encore d’honnêtes gens ! »