Discours de réception d’Alfred Mézières

Le 17 décembre 1874

Alfred MÉZIÈRES

Réception de M. Alfred Mézières

 

M. Mézières (Alfred-Jean-François), ayant été élu par l’Académie française à la place vacante par la mort de M. Saint-Marc Girardin, y est venu prendre séance le 17 décembre 1874, et a prononcé le discours qui suit :

 

Messieurs,

Avant de vous remercier de vos suffrages, permettez-moi, Messieurs, de reporter ma pensée vers ma patrie, vers la vaillante et malheureuse Lorraine, de tout temps si française, par sa langue, par ses mœurs, par son esprit d’initiative, par le caractère humain et généreux des œuvres qu’elle entreprend. Elle comptait déjà parmi vous un illustre représentant ; vous avez ajouté au nom historique qu’elle vous envoya jadis le nom modeste d’un enfant de Metz, comme pour mieux lui montrer que votre sympathie s’accroît avec ses malheurs, comme pour conserver, à défaut de notre ancienne frontière politique, la frontière littéraire de la France.

Peut-être aussi vous êtes-vous souvenus, en m’appelant à l’honneur de siéger dans votre compagnie, que la Sorbonne vous avait donné mon éloquent prédécesseur. La faculté des lettres réclame M. Saint-Marc Girardin comme une de ses gloires ; il y continuait, par la popularité et par l’éclat de son enseignement, les traditions d’un âge héroïque dont le dernier représentant vient de s’éteindre, au milieu du deuil de la patrie, après vous avoir étonnés et charmés si longtemps par la jeune vigueur de sa vieillesse que sa mort, quoique prévue, vous a semblé prématurée.

M. Saint-Marc Girardin ne ressemblait cependant à aucun de ceux qui l’ont précédé. Il n’imitait personne ; son éloquence tempérée, sans se refuser au besoin les mouvements oratoires et les paroles émues qui entraînent les foules, se rapprochait plus volontiers de la familiarité aimable d’une conversation spirituelle. Ceux qui l’ont entendu ne peuvent oublier ce que la bonne grâce naturelle du professeur, l’art de bien dire et de bien lire, ajoutaient à l’agrément d’une parole simple, souvent enjouée et piquante, quelquefois pleine de feu, mais toujours maîtresse d’elle-même et assurée de plaire. Les leçons de M. Saint-Marc Girardin perdent nécessairement quelque chose à n’être point prononcées par lui ; elles se refroidissent sur le papier ; mais ce qui s’y conserve de science solide, de critique ingénieuse et de saine philosophie console le lecteur de n’avoir pu entendre le maître dans cet amphithéâtre de la Sorbonne où s’est réfugiée quelquefois la liberté de l’éloquence française.

Il restera de son enseignement plus qu’un souvenir, plus qu’une légende fidèlement transmise aux générations nouvelles par les générations anciennes. Son Cours de littérature dramatique durera aussi longtemps que seront estimées en France la délicatesse de l’esprit et la fermeté de la raison. Contemporain des luttes passionnées qui divisent les classiques et les romantiques, fort au courant des querelles littéraires du commencement de ce siècle, il se dérobe par le tour ingénieux de sa critique à l’obligation de prendre parti dans le débat. Pendant qu’on discute autour de lui sur des questions de forme, qu’on rétrécit ou qu’on étend les limites de la liberté, il ne s’attache qu’au fond des idées et ne s’intéresse qu’à la valeur morale des productions poétiques. Qu’un drame embrasse vingt-quatre années ou vingt-quatre heures de la vie d’un homme, que le lieu de la scène change ou ne change point, que le ton y soit constamment sérieux ou mêlé de bouffonnerie, peu lui importe ; il ne se fait le gardien d’aucune doctrine littéraire ; il n’estime que la vérité et le naturel des peintures ; il n’a d’autre superstition que celle du bon sens. Qu’il entende exprimer les sentiments éternels du cœur humain dans le langage le plus simple, il applaudit ; mais, à la moindre apparence d’affectation ou d’excès, il sourit ironiquement. Personne ne saisit mieux que lui les traits qui manquent de justesse et ne s’en moque de meilleur cœur. Ni l’engouement de ses contemporains, ni le bruit qui se fait autour des noms populaires, ne défendent contre son ironie ceux qui cherchent le succès par des moyens violents. On a beau lui parler de personnages et de sentiments extraordinaires, lui représenter qu’il y a des âmes étranges, accessibles à des passions que ne connaît pas le vulgaire, dont les emportements touchent à la fureur ou à la démence ; il se défie des monstres et soupçonne qu’on ne les lui montre que parce qu’on ne sait pas peindre les hommes. L’image, matérielle des sensations et des instincts remplacera-t-elle jamais sur la scène l’expression des sentiments qui suffisaient aux Grecs et à Racine pour produire dans les âmes les émotions les plus dramatiques ?

 

La tragédie grecque ne supprime ni la douleur ni la passion ; mais elle n’en décrit pas les effets sur la santé ; elle laisse à la médecine les chagrins qui rendent malade et les passions qui rendent fou. Ne confondons pas les scènes d’hôpital avec les scènes dramatiques. M. Saint-Marc Girardin a trop peur d’être dupe pour tomber dans le piége de la fausse sensibilité ; il ne tombe pas davantage dans le piége de la mélancolie qui a été si à la mode, lorsqu’il était jeune, mais dont les langueurs ne convenaient guère à son tempérament vigoureux et à sa bonne humeur habituelle. Il réserve sa pitié pour des malheurs plus réels que ceux de Childe Harold ; il donne rendez-vous dans dix ans aux pâles ténébreux qui, à l’âge de la gaieté, maudissent la vie et appellent la mort comme une délivrance ; il ne désespère pas de vivre assez pour les voir mariés, pères de famille, contents de leur sort et florissants de santé. La littérature débile n’obtient pas auprès de lui plus de faveur que la littérature violente. Il n’estime que les œuvres saines, viriles, dont la lecture n’amollit et ne décourage personne.

Une autre séduction à laquelle de grands esprits n’ont pas résisté, dont les sociétés vieillies et blasées subissent facilement le charme, la séduction du paradoxe, ne détourne jamais M. Saint-Marc Girardin de la route simple et droite qu’il a résolu de suivre. Les idées fausses ou dangereuses qui s’introduisent dans le monde, sous un air de nouveauté, ne trouvent en défaut ni sa raison ni sa vigilance. Il en démêle tout de suite le caractère équivoque et en signale le péril. Ce n’est pas impunément que la rhétorique jette des fleurs sur les grands criminels, qu’on oppose aux vertus bourgeoises dont se contentent les honnêtes gens, à l’esprit de famille, à l’accomplissement des devoirs réguliers, un idéal de grandeur qui dédaigne les conventions vulgaires, des passions supérieures aux lois, des besoins qui ne se satisfont qu’aux dépens de la morale éternelle, des vices qui se décorent d’un beau nom, et dont on pare l’ignominie de toutes les magnificences du langage. La société qui applaudit chez les écrivains ce déréglement d’imagination en porte la peine tôt ou tard ; elle voit sortir de son sein, armés pour la détruire, les imitateurs pratiques de ces héros du drame et du roman dont elle admirait de loin, avec une complaisance qu’elle croyait sans danger, les théories audacieuses et les professions de foi hautaines.

Dans les anciennes pièces de théâtre, il suffisait d’un seul vice pour gâter beaucoup de vertus ; maintenant il suffit quelquefois d’une seule qualité pour absoudre de beaucoup de vices. « Encore cette vertu n’est-elle pas chargée de purifier l’âme pervertie où elle s’est conservée par hasard. Elle respecte soigneusement l’indépendance des vices qui veulent bien la souffrir près d’eux ; elle n’est même plus chargée d’inspirer l’intérêt aux spectateurs, car c’est le vice aujourd’hui qui inspire l’intérêt parce qu’on lui donne je ne sais quelle allure noble et fière qui vient des héros de Byron et qui séduit le public… Il semble, ajoutait spirituellement M. Saint-Marc Girardin, que nous ayons le goût des ruines en morale, comme en architecture, et que nous aimions mieux ce qui est à moitié tombé que ce qui est resté debout. Aimons, j’y consens, ce qui reste encore de bon et de pur dans les âmes perverties, comme un témoignage de la dignité humaine qui ne peut jamais se perdre entièrement ; mais n’admirons les ruines qu’en souvenir de l’édifice, n’estimons pas le lambeau plus que l’étoffe ; prenons enfin dans le crime ce qui reste de vertu comme une excuse, et ne poussons pas la pitié qu’inspire l’excuse jusqu’au respect et jusqu’à l’admiration. »

N’être jamais dupe, ne l’être ni du présent ni du passé, ne se laisser ni éblouir par le faste des mots, ni séduire par les grâces caressantes de la rhétorique, conserver en toute circonstance la liberté d’esprit et le sang-froid d’un juge, dominer les entraînements de la sensibilité pour n’obéir qu’à la raison, telle fut la tâche que s’imposa M. Saint-Marc Girardin et qu’il accomplit heureusement, sans être obligé, pour y réussir, à aucun effort de volonté. Il était né d’humeur calme, peu sujet aux passions ; le parfait équilibre de ses facultés le maintenait facilement au-dessus des tentations que des natures moins saines n’auraient point évitées. La famille d’honorable bourgeoisie à laquelle il appartenait l’avait élevé virilement ; sa mère, femme d’un grand sens et qu’il eut le bonheur de conserver tard, avait traversé des temps difficiles, sans illusions, sans faiblesse, avec une clairvoyance courageuse et paisible ; elle transmit à son fils les principes solides, la sagacité et la droiture d’esprit qui l’avaient aidée elle-même à tirer de la vie tout ce que la vie comporte. Il ne faut ni trop en attendre ni trop en désespérer. Afin de s’épargner les déceptions, le mieux est d’ouvrir les yeux de bonne heure, de se rendre compte de tout, de se tenir en garde contre les surprises de l’imagination ou des sens, de ne se laisser tromper ni par soi-même ni par les autres, et de juger les choses non pour ce que le vulgaire les estime, mais pour ce qu’elles valent en réalité. Un bourgeois, né à Paris et homme d’esprit, n’a pas de peine à penser ainsi ; l’ironie un peu sceptique qu’il respire en naissant le préserve facilement de la crédulité et de l’enthousiasme. M. Saint-Marc Girardin naquit et resta bourgeois ; les mœurs changèrent autour de lui, la vieille cité de son enfance se transforma, il demeura le même et s’en fit gloire. La qualité de bourgeois dont il se défendait quelquefois plaisamment, – mais, plus il s’en défendait, plus l’opinion publique continuait à la lui attribuer, – sous-entendait pour lui, avec les anciennes vertus domestiques, la liberté d’examen, le droit de se moquer de la sottise humaine et de se distinguer de la foule, non par la nouveauté, mais par la clairvoyance constante et la sagesse constante des opinions. Il consentait volontiers à ce qu’on l’accusât de retarder sur son temps, pourvu qu’on ne l’accusât jamais d’avoir été la dupe de son temps.

Lorsqu’il eut à traiter longuement la délicate question de l’amour, on devine dans quelles dispositions il le fit. On a rarement parlé du sentiment qui suppose le plus d’illusions avec moins d’illusions que n’en avait l’auteur du Cours de littérature dramatique. Les élans de l’amour chevaleresque, la théorie de l’union des âmes au-dessus des infirmités de la terre, dans la pure région de l’idéal, n’abusent M. Saint-Marc Girardin ni sur la fragilité d’un tel dessein ni sur les démentis que l’histoire donne au système. Dante aime platoniquement Béatrix et épouse Gemma Donati. L’amour chevaleresque a donc besoin, même chez les poëtes, d’être complété par un autre amour moins éthéré et plus réel. Pétrarque se confesse à saint Augustin d’avoir été condamné par la vertu et par la rigueur de Laure à un platonisme plus sévère qu’il ne l’eût souhaité ; il n’eût pas demandé mieux que d’être moins platonique, il ne l’était d’ailleurs qu’avec Laure, comme le prouve sa double paternité. L’amour chevaleresque n’en inspire pas moins de généreuses actions, de grands dévouements, des sacrifices héroïques ; mais ne dites pas à M. Saint-Marc Girardin que c’est le commencement de l’amour de Dieu. Il connaît trop bien les Pères de l’Église, il est trop pénétré du sentiment chrétien pour rapprocher l’attachement intéressé qui s’adresse à la créature de la piété qui s’adresse au Créateur. Le propre de la religion est de nous détacher de nous-mêmes, tandis que l’amour humain nous ramène à nous à travers l’être aimé. L’amour platonique obtient bien des sacrifices, mais il ne se sacrifie pas lui-même et, c’est en cela qu’il se montre inférieur au renoncement qu’inspire la foi.

Votre confrère, Messieurs, n’a point passé toute sa vie dans l’enceinte d’une ville. L’été, il habite la campagne, il s’y installe en homme qui aime la terre ; il y possède des vignes, des prés, des champs. On ne lui en imposera point par des pastorales de convention où l’on placera dans la bouche de faux paysans l’expression d’une fausse sensibilité et d’une fausse délicatesse. Il a vécu au milieu des cultivateurs, il s’est entretenu avec eux, il sait ce qu’ils pensent et ce qu’ils disent ; aucun langage ne ressemble moins au leur que le langage langoureux de l’idylle. C’est le citadin qui apporte l’idylle à la campagne ; il ne l’y trouverait pas s’il n’arrivait aux champs avec des sentiments qu’a développés la culture de l’esprit et qu’ignorent les âmes naïves. La poésie des blés jaunissants qui fait rêver l’homme de la ville et lui inspire d’aimables comparaisons ne fait faire au paysan qu’un calcul d’arithmétique. Tandis que l’un s’extasie sur la couleur dorée des fruits de la terre, l’autre se demande combien de gerbes il rentrera dans sa grange et ce qu’il en tirera d’écus sonnants. L’herbe fine et douce sur laquelle se posent avec ravissement les pieds mignons des dames de la ville, que leur langue poétique compare à un tapis étendu sous leurs pas par la nature, c’est un pré qui gazonne et que son propriétaire mettra en luzerne l’année prochaine.

La critique serait incomplète si elle se contentait de saisir les ridicules, d’opposer des peintures exactes aux peintures infidèles, le langage durable de la raison aux raffinements, aux bizarreries éphémères de la mode. Ce n’est même que la moindre partie de sa tâche. Elle n’est réellement féconde qu’à la condition de sentir la puissance du beau et d’en faire passer l’impression dans les esprits. M. Saint-Marc Girardin ne laisse rien échapper de ce qui est admirable sans nous le faire admirer ; impitoyable pour la fausse grandeur, il comprend tout le prix de la vraie. Sa pensée s’échauffe alors, son style s’élève ; les ornements et les procédés ingénieux disparaissent ; il ne s’agit plus de provoquer l’attention par le tour délicat de la phrase ni de la surprendre par le rapprochement imprévu des idées ; l’homme se laisse aller à l’émotion qui naît du sujet et l’écrivain ne songe qu’à la traduire dans le langage le plus expressif. Les paroles se pressent sous sa plume, énergiques, inspirées, revêtues d’une couleur poétique, parsemées d’images brillantes. On croit l’entendre du haut de sa chaire dérouler de sa voix sonore une de ces périodes émues auxquelles ne résiste pas la froideur des assemblées et qui pénètrent jusqu’au fond des âmes pour en arracher des transports d’admiration.

Écoutez-le parler d’Antigone, lorsque Antigone, après avoir enseveli son frère Polynice malgré les ordres de Créon, oppose à la loi éphémère qu’invente le caprice ou la haine d’un homme les lois éternelles de la piété envers les morts : « Il y a près de deux mille cinq cents ans que ces paroles ont retenti dans Athènes, et, depuis deux mille cinq cents ans, elles ont vécu, ces lois qu’attestait Antigone, qui n’ont ni code, ni ministres, ni satellites ; elles sont restées immortelles à travers la fragilité des décrets humains, toujours favorables à l’humanité, toujours vengeresses de l’injustice. Non, personne ne les a vues naître ; personne non plus ne sait où elles reposent, ni du fond de quel abri inaccessible elles apparaissent tout à coup avec une puissance et une majesté souveraines. Tantôt, comme à Thèbes, elles sortent de la conscience d’une jeune fille qui n’a d’autre force que de savoir mourir, et, ce jour-là elles s’appellent le respect de la sépulture ; tantôt, comme à Rome, elles crient contre les Tarquins ou contre les décemvirs avec le sang de Lucrèce ou de Virginie, et, ce jour-là, elles s’appellent la pudeur des femmes ; tantôt, enfin, elles paraissent avec les martyrs devant le tribunal des proconsuls, et elles s’appellent la foi ; car c’est leur privilége de s’appeler tour à tour des noms les plus beaux et les plus saints de l’humanité. »

La Fontaine, quoiqu’il ne paraisse écrire que pour notre agrément, est un des écrivains qui nous excitent le plus à penser. L’étude de ses fables offrait à M. Saint-Marc Girardin l’occasion naturelle de tourner vers la morale ces entretiens de la Sorbonne où les questions purement littéraires avaient toujours tenu moins de place que l’observation des mœurs. Les hommes se reconnaissent sans peine et reconnaissent encore mieux leurs voisins dans les portraits que le fabuliste trace des animaux ; ils attribuent des noms propres au lion, au renard, à l’âne, au loup, à l’agneau ; mais l’avantage qu’ont les animaux sur les hommes, c’est de fournir au moraliste des types permanents, invariables, connus de tous. Dès que vous nommez un personnage, vous limitez la leçon ; si vous remplacez l’homme par l’animal, la leçon se généralise et s’applique à tous les temps. Les conseils que donne la Fontaine, sous le couvert de la fable, conviennent aussi bien aux Français du dix-neuvième siècle qu’à ceux du dix-septième. Chacun peut les suivre de nos jours, d’autant plus aisément qu’ils n’exigent de nous ni efforts héroïques, ni vertus extraordinaires. La morale du bonhomme ne fera de nous ni des héros ni des saints ; elle nous parle d’expérience plus que de principes et de prudence personnelle plus que de dévouement ; elle nous engage à nous corriger des défauts qui nous nuisent, mais en nous laissant les défauts qui ne nuisent qu’aux autres. M. Saint-Marc Girardin nous demande davantage, sans trop présumer cependant de la faiblesse humaine. Il se contenterait à la rigueur de ce qui suffit au fabuliste. Une société d’où disparaîtraient la vanité du paon, l’ignorance de l’âne, l’astuce du renard, vaudrait mieux que la nôtre. Il y a surtout une qualité que nous enseigne la Fontaine et qui, dans tous les temps, garde son prix : le bon sens. C’est assez pour sa gloire d’avoir orné la raison de toute la grâce de l’esprit, de retrouver toujours, au milieu des caprices apparents de la poésie la plus libre, le sentiment de ce qui est vrai, la conscience de ce qui est juste. L’univers lui parle et il en comprend l’harmonieux, le mystérieux langage, sans laisser absorber sa personne dans l’immensité des êtres, sans perdre la notion claire de son identité ; les mœurs des animaux lui sont assez connues pour qu’il ne fasse ni parler ni agir hors de leur caractère, et cependant il les identifie si bien avec nous que nous croyons entendre des hommes. À tous les mérites de ses prédécesseurs, à la sobriété, à la précision, à la justesse, il ajoute le naturel inimitable du style, l’art de dire autrement, avec un tour plus heureux et plus vif, ce que d’autres ont dit avant lui. On ne remarque l’insuffisance de sa morale qu’après avoir admiré sa supériorité en tout le reste et comme pour laisser à ses successeurs quelque espoir de nouveauté.

Le cours de poésie française de la Faculté des lettres amena un jour votre confrère à parler de Racine. Suivant sa coutume, il s’exprima en moraliste ; il rechercha surtout à quel état nouveau des esprits, à quelle nouvelle manière de sentir répondait une tragédie telle qu’Andromaque. Est-il vrai que l’amour avant Racine n’ait parlé au théâtre et dans les romans qu’une langue de convention, que l’art d’aimer érigé en doctrine chevaleresque, soumis à des règles aussi absolues que celles du point d’honneur, ne se soit prêté que difficilement au libre jeu de la sensibilité ? Racine est-il le premier qui ait introduit la vie dans ces cadres artificiels et animé de passions sincères des personnages émus ? Chimène et Camille n’avaient-elles pas déjà senti l’amour comme une souffrance, Pauline ne l’avait-elle pas combattu comme une faiblesse ? L’originalité de Racine ne serait-elle pas d’avoir donné au sentiment, non un caractère plus vrai, mais plus de tendresse et de pathétique ? Corneille peint surtout des âmes fortes, Racine des âmes faibles ; l’un lui attribue assez de force pour qu’elles puissent résister aux assauts de la passion, l’autre fait sortir leur douleur de leurs fautes et mêle à la souffrance que leur cause leur infortune le remords de l’avoir méritée.

Les auditeurs de la Sorbonne reçurent les premières confidences des nombreux articles que M. Saint-Marc Girardin écrivit sur J.-J. Rousseau dans la Revue des Deux-Mondes, et que la piété de sa famille réunit aujourd’hui en deux volumes. Il y a là des pages qui suffiraient à préserver de l’oubli la mémoire de votre confrère, lors même que d’autres titres ne le recommanderaient pas à la postérité. On peut dire beaucoup de mal de Rousseau à la condition d’en dire aussitôt beaucoup de bien. Commençons par le mal ; le bien aura son tour. L’écrivain qui a jugé la société moderne avec le plus de sévérité et qui s’est jugé lui-même avec le plus d’indulgence trouve dans M. Saint-Marc Girardin un juge sans illusions qui lui demande compte à son tour de ses rigueurs envers les autres et de sa complaisance pour ses défauts. De toutes les réformes que ce grand réformateur nous propose, celle dont il parle le moins et qu’on est tenté de lui demander le plus, c’est celle de son caractère. Lorsqu’on le voit se donner tant de peine pour régénérer l’homme et pour refaire l’État, on voudrait qu’il employât à se corriger lui-même la sagacité de son analyse et la vigueur de sa dialectique. Mais les esprits solitaires et orgueilleux s’appliquent rarement les leçons qu’ils donnent. Les descendants de Rousseau, fidèles aux exemples de leur maître, sinon à son génie, continuent à nous offrir des solutions pour tous les problèmes, des remèdes pour tous nos maux, remettent en question ce que le temps a établi, ce que l’expérience a consacré, et se hâtent de douter de tout avant de douter d’eux-mêmes. Je pardonnerais plus volontiers à Rousseau ses paradoxes que ses disciples. Comment oublier, en le lisant, que nous lui devons la contagion d’une maladie nouvelle, plus fatale à la France que nos vieux préjugés, source première de nos révolutions et de nos désastres, la maladie du moi ? Tous ceux qui se croient plus de droits que de devoirs, qui invoquent le bénéfice de sentiments extraordinaires, qui se considèrent comme des êtres à part, affranchis de la loi commune, d’un tempérament plus délicat et plus susceptible que le vulgaire, descendent en droite ligne de l’auteur des Confessions. Il a peuplé le monde d’âmes incomprises et de citoyens déclassés.

 

Il l’a aussi peuplé de prétentions. Lui-même prétend tout renouveler. M. Saint-Marc Girardin oppose spirituellement à l’ambition de ses projets le néant des résultats. Suivant Rousseau, on avait mal compris jusqu’à lui la nature de l’homme ; on développait avec excès l’intelligence humaine ; qu’on revienne aux soins du corps, et l’humanité retrouvera sa vertu primitive. Ce magnifique système nous ramène en réalité à l’innocence des brutes ; l’idéal qu’on nous propose, c’est le triomphe de l’instinct, c’est la vie sans la pensée, c’est le travail toujours semblable du castor, de la fourmi, de l’abeille. Puisque le grand mal que combat le philosophe, l’inégalité des conditions humaines, a pour cause l’inégalité de l’éducation, moins les hommes penseront, plus ils seront près d’être égaux. On croyait auparavant que le véritable signe de la supériorité de l’homme, ce qui le distinguait des animaux, c’était la faculté de réfléchir. On se trompait, le mal commence au contraire avec la réflexion ; l’homme qui pense est un animal dépravé ; dès qu’il réfléchit, il est perdu, il sort de l’état de nature, il introduit l’inégalité dans le monde par la disproportion des intelligences. Le dernier mot de la réforme inaugurée avec tant de pompe et si solennellement annoncée, c’est d’inviter l’humanité à prendre désormais pour type un sauvage bien portant.

Renonce-t-on à cette chimère pour se résigner à l’éducation de l’enfant, au prix de quels efforts, dans quelles conditions d’invraisemblance l’élèvera-t-on ? Pour que l’éducation d’Émile réussisse, il faut qu’Émile habile un château isolé, que personne n’y pénètre, que l’élève n’entende d’autre voix que celle du maître, ne reçoive que des exemples autorisés par lui. Une conversation de quelques minutes avec un étranger pourrait détruire l’effet de plusieurs années de précautions. Émile ne doit apprendre ce qu’il lui importe le plus de savoir qu’à une époque déterminée, dans des circonstances prévues ; s’il le sait trop tôt ou trop tard, l’échafaudage s’écroule. Que de subtilités, d’autre part, et que de complices ! Par quel tour de force la série des drames domestiques qui initieront le jeune homme aux réalités de la vie se développera-t-elle sans accident ? Le moindre hasard dérangera tout. Ne pourrait-on l’instruire à moins de frais ? Lui faut-il un décor pour chaque leçon ? Ne comprendra-t-il la beauté de l’Évangile que si le soleil se lève en face de lui sur les cimes des Alpes ? Rousseau nous annonçait un moyen infaillible d’élever les hommes, et voilà que son procédé ne sera peut-être applicable qu’une seule fois en un siècle.

 

Que ferait-on d’ailleurs d’un homme tel qu’Émile dans un état tel que l’organise le Contrat social ? La supériorité de son éducation lui inspirerait un sentiment de sa dignité et de ses droits, peu compatible avec l’esprit de soumission absolue que Rousseau exige de chaque citoyen. À quoi bon développer les facultés intellectuelles dans un système de gouvernement où la souveraineté de l’État anéantit l’individu ? Si la volonté du peuple est tout, si la liberté individuelle de penser et d’agir n’est plus protégée par ces lois de l’éternelle justice qui n’ont pas de représentant sur la terre, qu’il n’appartient à aucun pouvoir, ni peuple, ni souverain, de confisquer à son profit, tout ce qu’Émile a appris ne servira qu’à faire de lui un factieux, à moins qu’il ne devienne un dictateur.

Les erreurs de Rousseau nous rendront-elles insensibles aux puissantes qualités de son esprit, à la force de son langage, à tant de sentiments nobles qu’il exprime souvent avec éloquence, quelquefois avec charme ? N’a-t-il pas compris mieux que personne en France la vie de la nature, la mystérieuse poésie des champs et des bois ; n’a-t-il pas entendu le premier cette voix universelle qui s’élève à certaines heures du sein de la terre et qui parle de l’infini au cœur de l’homme ? L’âme que remue si profondément le spectacle des choses, qui de l’arbre ou de la fleur remonte sans effort à celui qui les a créés, ne garde-t-elle pas, malgré ses souillures, la trace lumineuse de sa divine origine ? L’honneur éternel de Rousseau sera d’avoir ramené en triomphe, au milieu d’une société frivole et incrédule, des sentiments que l’ironie mondaine en exilait. L’amour, que les romans de Crébillon fils rabaissaient jusqu’au libertinage, se relève et s’épure dans la Nouvelle Héloïse. Julie ne remplace pas seulement la galanterie par la passion ; elle ennoblit les dernières années de sa vie par la sincérité de son repentir, par sa défiance de ses forces, par l’humilité de son recours à Dieu. Fiez-vous à votre âme qui est pure et forte, fiez-vous à votre vertu, lui disent son mari et son amant ; plus on lui parle de sa force, moins elle y croit ; elle sent qu’elle succombera de nouveau si une main divine ne la soutient et ne la sauve. L’Émile nous introduit dans un monde moral qui n’a pas encore la beauté du monde chrétien, mais qui n’a plus la légèreté du siècle ; il nous parle de devoir et de règle, tandis qu’on ne parlait ailleurs que de penchants et de plaisir.

 

La Profession de foi du vicaire savoyard, remettant en honneur des idées méconnues, fait passer du côté de la religion l’éloquence, la passion, le génie qu’on employait auparavant à déraciner des âmes jusqu’aux derniers restes du sentiment religieux. Une société qui a perdu le souci de la grandeur morale, mais où souffrent tous les cœurs qui ont besoin de croire, besoin d’espérer, entend enfin revendiquer comme un patrimoine nécessaire et impérissable de l’esprit humain les droits de la conscience, les droits de la liberté, la notion de l’existence de Dieu. Ces idées dont ne peuvent se passer les hommes, mais que le persiflage philosophique réduisait au silence, et dont une fausse honte retenait l’expression sur les lèvres mondaines, reparaissent avec éclat entourées de tout le prestige d’un nom et d’un style populaires. Ce ne sera pas encore la victoire du christianisme, mais ce sera déjà la défaite de l’incrédulité. Après Rousseau on ne rougira plus de confesser sa foi, il deviendra plus embarrassant de ne rien croire que de croire à quelque chose. Tenez votre âme en état de désirer toujours qu’il y ait un Dieu, et vous n’en douterez jamais, disait le vicaire savoyard. Dès lors le doute ne ressemble plus à un acte d’énergie, à une démonstration de courage et de liberté d’esprit ; il ressemble, au contraire, à l’aveu d’une faute. Rousseau, du reste, malgré sa timidité et la gaucherie orgueilleuse qui le paralysaient souvent dans le monde, n’avait jamais permis qu’on touchât devant lui à l’idée divine. Un soir chez Mlle Quinault, voyant que la conversation prenait le tour d’un athéisme élégant, il interrompit tout à coup cette débauche d’incrédulité, très à la mode alors, en s’écriant d’une voix forte : « Si c’est une lâcheté que de souffrir qu’on dise du mal de son ami absent, c’est un crime que de souffrir qu’on dise du mal de son Dieu qui est présent, et moi, Messieurs, je crois en Dieu. » De telles paroles rachètent bien des erreurs ; en les citant, M. Saint-Marc-Girardin oublie tout ce qui le sépare de Rousseau pour ne se souvenir que de tant de croyances, de tant d’espérances qui leur sont communes.

Les études littéraires de votre confrère s’achèvent ici encore par une leçon morale, mais par une leçon aimable autant qu’élevée et qui s’insinue dans les âmes, sans inquiéter l’amour-propre, en ornant les bons sentiments de toute la parure du beau langage et de toutes les grâces de l’esprit. C’est ainsi que M. Saint-Marc Girardin a pu acquérir parmi les étudiants une popularité de bon aloi, à laquelle il ne fut point insensible, mais qu’il n’acheta jamais en flattant la jeunesse. Aucune des illusions qui séduisent ou des passions qui entraînent les jeunes esprits ne reçut de lui le moindre encouragement. Pendant qu’à côté de lui, dans une enceinte voisine, deux professeurs célèbres enflammaient les imaginations par des paroles véhémentes, il demeurait populaire en restant modéré. Il vint un temps où des liens plus étroits se formèrent entre l’auditoire et le maître par la communauté des regrets et des espérances politiques. Le grand amphithéâtre de la Sorbonne contenait avec peine la foule qui se pressait aux leçons du jeudi pour saisir au passage de piquantes allusions : innocente vengeance de l’esprit contre la force, souvenir d’un temps où la parole avait été libre à une époque où elle ne l’était plus.

 

Ceux qui ont joui, pendant leur jeunesse, de la liberté de penser et de la liberté d’écrire, comme d’un droit naturel, se résignent difficilement au silence. M. Saint-Marc Girardin ne s’y résigna jamais. Professeur et journaliste, il eût doublement souffert de l’obligation de se taire. Le libre usage de la plume lui était aussi nécessaire que celui de la parole. Il continua donc à écrire dans le journal indépendant où il avait débuté, vingt-cinq années auparavant, par un coup d’éclat. Si une moitié de la vie publique de votre confrère appartient à la Sorbonne, l’autre moitié, Messieurs, appartient au Journal des Débats. C’est là qu’entouré d’amis que votre compagnie s’honore de compter dans son sein, il charma si longtemps la France lettrée par la grâce originale de son langage, sans la déconcerter ni l’effrayer par aucun de ces paradoxes dont la presse se sert pour irriter au besoin la curiosité publique. De vieilles vérités dites par lui paraissaient plus jeunes que des nouveautés dites par d’autres ; il excellait à les rajeunir comme pour montrer aux novateurs qu’il n’y a rien de plus nouveau que ce qui est ancien.

Comment choisir entre tant d’articles écrits au jour le jour, inspirés par les circonstances et souvent plus dignes de vivre que les événements qui les ont fait naître ? À deux reprises, M. Saint-Marc Girardin en a fait lui-même un choix où il s’est montré plus sévère que nous ne l’aurions voulu. Ce qu’il nous donne ne nous dédommage qu’imparfaitement de ce qu’il ne nous donne point ; c’en est assez néanmoins pour nous faire admirer chez lui autant de qualités morales que de qualités d’esprit. Dire qu’il est spirituel serait trop peu dire ; il a défendu ses opinions avec un courage, avec une constance, avec une modération qui méritent tous les respects. La presse, telle qu’il la comprend, doit son autorité et l’influence qu’elle exerce moins encore peut-être à la liberté du langage dont elle se sert qu’aux limites qu’elle s’impose. Elle n’a pas besoin d’être avertie par la loi du danger de tout oser; elle n’ose rien dont elle puisse rougir, rien qu’elle puisse regretter après la chaleur du combat. Sévère pour les idées, elle ménage les personnes et ne se permet envers ses adversaires aucun procédé qui les offense.

 

Quelle a été, Messieurs, la politique ainsi défendue par votre confrère ? Celle du grand parti libéral qui, après avoir formé sous la Restauration l’opposition constitutionnelle, conquit le pouvoir avec le gouvernement de Juillet et le garda jusqu’en 1848. Ce libéralisme n’avait rien de révolutionnaire ; il avait voulu avertir, non renverser la monarchie légitime, et, lorsque le trône devint vacant, il y plaça le roi Louis-Philippe dans une pensée d’ordre, par esprit de conservation. M. Saint-Marc Girardin resta fidèle aux convictions de sa jeunesse ; mais, par cela même qu’il n’en voulut point changer, il lui arriva de se trouver tantôt en avance, tantôt en retard sur les gouvernements qui changeaient. Sous la Restauration et sous le second Empire, il parut plus libéral que conservateur ; sous les deux républiques, au contraire, il parut plus conservateur que libéral. Ce n’était point lui qui modifiait ses idées, c’étaient les conditions du pouvoir qui se modifiaient autour de lui. Quand il croyait la liberté en péril, il défendait la liberté ; quand il croyait l’ordre menacé, il défendait l’ordre ; conséquent avec lui-même, et, en politique circonspect, se portant d’instinct au secours des points faibles. Il a pu ainsi sans contradiction commencer sa vie politique dans les rangs des libéraux et la terminer dans les rangs des conservateurs. Il n’en faudrait pas conclure qu’en 1827 il n’aimât pas encore l’ordre, et qu’en 1873 il n’aimât plus la liberté. L’homme demeurait le même ; les temps seuls étaient changés. On le connaissait et on le jugeait mal lorsqu’on attendait de lui une autre conduite, lorsque, après l’avoir vu si touché, sous l’Empire, des inconvénients d’un pouvoir trop fort, on le croyait encore occupé des mêmes soins, au lendemain de la Commune.

 

Ses débuts dans la polémique avaient été éclatants ; son premier article le rendit célèbre et décida de sa fortune politique. C’était en 1827, sous le ministère de M. de Villèle ; Paris venait de nommer les candidats de l’opposition ; pendant que la population parisienne se réjouissait de sa victoire, une bande de gamins parcourut les rues Saint-Denis et Saint-Martin en criant d’illuminer et en jetant des pierres dans les fenêtres qui ne s’illuminaient pas. « Vous abusez de votre victoire pour faire une émeute » disait le ministère à l’opposition. – « C’est vous qui payez l’émeute pour déshonorer notre victoire, » répondait l’opposition. Les troubles furent réprimés sévèrement, et pour la première fois, depuis les journées de la Révolution, le sang coula dans les rues de Paris. Le jeune Saint-Marc Girardin, qui avait vu l’infanterie tirer des coups de fusil sur la foule et la cavalerie charger les groupes sans défense, rappela ironiquement aux vainqueurs de la rue Grenéta « le soleil d’Austerlitz » et, devant les civières qui portaient les blessés à l’Hôtel-Dieu, osa dire que « les bulletins de la grande armée s’affichaient maintenant à la Morgue. » Voilà ce qu’écrivait alors le plus modéré des libéraux, ce qu’applaudissait toute la société libérale. Mais qu’on ne se trompe pas sur l’intention : il n’y a là aucun encouragement à la révolte ; il y a le regret du sang versé, le sentiment d’une disproportion évidente entre la faute et le châtiment, et l’indignation qu’éprouve une opposition légale d’être confondue avec l’émeute. Le jeune homme qui parlait au ministère un langage si hardi était en même temps très-résolu à pratiquer, à prêcher le respect de la loi. La liberté qu’on avait conquise autrefois au bruit du canon et du tocsin, il entendait ne la conquérir que par des moyens pacifiques, par l’exercice régulier du droit de suffrage. La cause libérale eût pu être gagnée, en effet, sans effusion de sang si M. de Martignac, qui avait remplacé M. de Villèle, se fût maintenu au pouvoir. M. Saint-Marc Girardin le souhaitait, quoiqu’il se reprochât plus tard de n’avoir pas assez défendu le ministère de transaction et de n’en avoir bien compris le mérite qu’après sa chute. On sait où devaient aboutir les généreuses tentatives que faisaient alors tant d’esprits clairvoyants, tant d’âmes patriotiques pour concilier les vœux de la nation avec le respect de la royauté ; s’ils échouèrent dans leurs efforts, s’il ne leur fut pas donné d’éviter la révolution qu’ils avaient prédite comme la conséquence inévitable du coup d’État, il faut leur rendre cette justice, qu’ils n’avaient épargné au pouvoir aucun avertissement, et que, le jour où s’engagea la lutte définitive, le signal du combat qui emporta la monarchie ne partit point de leurs rangs.

 

Avec la révolution de Juillet commençaient pour votre confrère de nouveaux devoirs ; jusque-là il avait combattu le gouvernement, il en devenait désormais le défenseur. Tâche difficile dans les pays libres où le pouvoir, attaqué chaque jour à la tribune et par la presse, a besoin d’avoir raison chaque jour contre ses adversaires, quelquefois même contre ses amis. Le nouveau gouvernement courait le double danger d’être entraîné par les passions populaires à trop de sévérité envers les ministres de Charles X et à trop d’indulgence pour le désordre. Parmi ceux qui l’avaient créé et qui se croyaient des droits sur lui, il y avait des hommes qui ne le supportaient qu’à la condition de ne point lui obéir. M. Saint-Marc Girardin disputa énergiquement la vie des ministres à l’émeute et demanda avec autorité qu’avant de se quereller sur les conditions du gouvernement, on commençât par en avoir un en rétablissant l’ordre dans les rues de Paris.

Les événements le rapprochèrent à cette époque d’un homme dont il ne partageait point les idées, mais dont le courage le frappa et qu’il jugea depuis lors avec une indulgente sympathie. Quoi de commun au premier abord entre le libéralisme prudent de M. Saint-Marc Girardin et les audaces de pensée du général la Fayette ? L’un avait l’effroi de l’esprit révolutionnaire ; l’autre, qui avait commencé sa vie par une révolution, eût mis l’Europe en feu pour la régénérer ; l’un ne croyait qu’à la vertu des progrès lents, réguliers, pacifiques ; l’autre avait plus de foi dans l’efficacité triomphante des mouvements populaires que dans les combinaisons timides des politiques. Mais il y avait un point où tous deux se rencontraient : c’était le sentiment profond qu’on ne peut séparer impunément la politique de la morale, et que le spécieux prétexte de la raison d’État n’autorise ni ne justifie les crimes commis en son nom. Le jour où M. Saint-Marc Girardin vit le général la Fayette exposer une vie qui n’avait jamais été ménagée et une popularité, plus douloureuse à perdre que la vie, pour sauver les ministres du roi Charles X, il se rappela cette journée du 20 juin où le même courage et la même honnêteté résistaient déjà aux mêmes sophismes et aux mêmes passions. « Mon unique ambition, disait M. de la Fayette, était de voir mon pays juste et libre. Ce sentiment excluait toute complaisance pour les projets des factieux. Pour peu que j’eusse cédé, à quel point me serais-je ensuite arrêté ? Avant de m’engager dans cette vaste carrière où, selon Cromwell, on ne va jamais si loin que lorsqu’on ne sait pas où l’on va, je m’étais interdit toute chance d’égarement en assignant d’avance les limites de l’obéissance et de l’autorité, du pouvoir légitime et de l’usurpation, en les cherchant, non dans les caprices de mon imagination ou dans les calculs de mon intérêt, mais dans les droits évidents, impérissables, de la nature et de la société. »

Je ne sais si M. Saint-Marc Girardin, en citant ces nobles paroles, n’éprouve pas autant de surprise de les rencontrer sous la plume d’un républicain que d’admiration pour l’honnête homme qui les écrit. Il comprenait et il admirait la grande république américaine ; il n’a parlé d’aucun roi avec plus d’estime qu’il ne parle de Washington ; mais, pour son compte, il s’en tenait à la liberté anglaise ; en France, il avait toujours peur de ne pas trouver parmi les républicains assez. de la Fayette, et d’y trouver, au contraire, trop de partisans du 20 juin. L’âge ne le corrigea point de ces impressions de jeunesse. Il vécut assez néanmoins pour voir, à deux reprises différentes, des républicains défendre l’ordre et offrir leur poitrine à l’émeute. Il y a cela de consolant dans nos dernières guerres civiles que les divisions de partis s’effacent devant le danger commun, et que, le jour du combat, il ne reste plus en présence que les honnêtes gens d’une part, les égarés et les scélérats de l’autre.

Les gouvernements changent, mais les mœurs ne changent pas. En 1814 une nuée de solliciteurs encombrait les antichambres des ministres de la Restauration ; c’était à qui ferait valoir auprès du roi légitime des services rendus en Vendée, des persécutions subies sous la Terreur, des souffrances endurées pendant l’émigration. L’année suivante, après Waterloo, même assaut de fidélité et de sollicitations. « Je ne sais pas comment cela se fait, disait un homme d’esprit, nous étions quinze cents à Gand et nous en sommes revenus quinze mille. » Dès le 16 août 1830, M. Saint-Marc Girardin, qui n’épargna jamais les ridicules, même dans son parti, signalait parmi les vainqueurs une nouvelle insurrection, l’insurrection des chercheurs de places. « Ils courent aux antichambres, disait-il, avec la même ardeur que le peuple courait au feu. Dès sept heures du matin, des bataillons d’habits noirs s’élancent de toutes les parties de la capitale ; le rassemblement grossit de rue en rue. À pied, en fiacre, en cabriolet, suant, haletant, la cocarde au chapeau et le ruban tricolore à la boutonnière, vous voyez toute cette foule se presser vers les hôtels des ministres, pénétrer dans les antichambres, assiéger la porte du cabinet… Chaque département envoie ses recrues qui accourent successivement, impatientes, avides, jalouses et craignant toujours d’arriver trop tard. Les diligences, les pataches, les coches sont remplis ; les solliciteurs s’entassent dans les voitures, surchargent l’impériale ; les six chevaux des diligences soufflent et halètent, attelés à tant d’intrigues… Paris ! Paris ! tel est le cri de toutes ces ambitions qui fatiguent les routes et les postillons… Tout se remue, s’ébranle, se hâte, le Nord, l’Orient, l’Occident, et, pour comble de maux, la Gascogne, dit-on, n’a pas encore donné. »

Que de fois depuis lors ce spectacle s’est renouvelé ! À quelque parti qu’il appartienne, ce que le Français désire le plus, c’est une place. Cette manie devint si forte après 1830 qu’on voulut placer même les morts. La chambre discuta sérieusement pendant plus d’un mois pour savoir si le Panthéon serait rendu aux cendres des grands hommes, et à quelles conditions on serait reconnu grand homme. L’apothéose serait-elle mise aux voix ? Deviendrait-on grand homme à la majorité absolue ou à la majorité relative des suffrages ? Pourrait-on introduire un grand homme par voie d’amendement ? Toutes ces questions se posaient et se débattaient solennellement. Votre confrère égaya la France aux dépens des auteurs de propositions si frivoles et ne fut peut-être pas étranger à leur échec.

On a souvent reproché aux hommes d’État de 1830 de n’avoir point prévu la gravité de la question sociale, de n’avoir point soupçonné que, sous l’ordre apparent de la société, se cachaient parmi les travailleurs des germes de mécontentement et de haine près d’éclater. Le rapide développement de l’industrie ayant changé les conditions de l’équilibre économique, la véritable sagesse n’eût-elle pas consisté à s’occuper avant tout des classes laborieuses, à écouter leurs griefs, à adoucir, s’il se pouvait, leurs souffrances, à les intéresser au maintien d’un ordre social dont la stabilité dépend en partie de leur bien-être ? Si d’autres méritent ce reproche, il serait injuste de l’adresser à M. Saint-Marc Girardin. Il ne s’était mépris à 1’origine ni sur le caractère, ni sur la portée des émeutes de Lyon ; il avait reconnu là un de ces mouvements populaires que les agitateurs politiques peuvent exploiter à leur profit, mais qui ne se produiraient pas s’ils ne répondaient à des inquiétudes ou à des souffrances réelles, si ceux qu’on pousse à la révolte ne se croyaient les victimes d’une organisation sociale défectueuse. Les insurgés qui inscrivaient sur leur drapeau cette douloureuse devise : « Vivre en travaillant ou mourir en combattant, » se battaient peut-être pour des chimères, mais non pour des chimères politiques ; ils ne demandaient ni un changement de gouvernement ni une part dans l’administration des affaires publiques, comme on essayait de le faire croire ; ils demandaient du travail et du pain. Pouvait-on, devait-on leur en donner ? La société avait-elle à leur égard des obligations particulières ? Était-elle tenue de veiller sur eux plus que sur d’autres ? S’ils souffraient, d’autres ne souffraient-ils pas également, sans se plaindre, sans rejeter sur personne la responsabilité de leurs malheurs ? Graves questions que M. Saint-Marc Girardin n’essayait pas de résoudre, mais qu’il signalait à l’attention des hommes d’État comme le grand problème politique de notre temps. Il se défiait par instinct des solutions générales ; il ne croyait à la vertu d’aucune de ces panacées que préconisent les utopistes et qu’exploitent les courtisans de la popularité ; il n’attendait d’aucun règlement ni d’aucune loi la suppression de la misère. Il avait plus de foi dans la bonne volonté de chacun, dans les efforts individuels, que dans les plus séduisantes théories. Là où les patrons seront humains, attentifs aux besoins des pauvres, pénétrés de l’esprit chrétien, là où les ouvriers seront économes, laborieux, patients, le mal ne disparaîtra point de ce monde, mais la somme des misères qui pèsent sur nous diminuera. Est-ce la société qui empêche les prolétaires d’acquérir, de posséder, de s’élever d’abord à l’aisance, plus tard à la richesse ? Des milliers de propriétaires devenus riches n’ont-ils pas commencé par la pauvreté et par le travail des mains ? Y a-t-il un seul bourgeois enrichi qui ne compte parmi ses ancêtres des ouvriers ? Les plus grands ennemis des travailleurs ne sont-ils pas souvent les travailleurs ? Avant de s’en prendre à la société de tous les maux qu’ils souffrent, ne devraient-ils pas s’en prendre à eux-mêmes ? M. Saint-Marc Girardin protestait surtout contre ces raisonnements spécieux qui attribuent à une partie de la société tous les devoirs, à l’autre tous les droits. Il voulait bien qu’on parlât aux patrons de leurs devoirs, mais à condition qu’on en parlerait aussi aux prolétaires, qu’on ne représenterait pas ceux-ci comme investis de droits supérieurs qui les dispenseraient du bon sens, de la raison, de la patience, de l’ordre, de toutes les vertus sans lesquelles la philanthropie n’est qu’un mot et les lois les plus favorables aux travailleurs ne sont que des chimères.

Quoique souvent occupé de politique intérieure, M. Saint-Marc Girardin, qui aimait l’histoire et qui la connaissait bien, qui l’avait professée, trois ans, comme suppléant de M. Guizot, qui la représenta même sous le gouvernement de Juillet au conseil royal de l’instruction publique et dans les jurys d’agrégation, ne fuyait pas les questions de politique étrangère. Il parlait volontiers de l’Allemagne qu’il avait visitée, où il avait connu Hegel dans sa gloire et Goethe à son déclin ; plus volontiers encore de l’Orient, théâtre douloureux d’une lutte de races qu’il paraît plus facile à la diplomatie européenne d’entretenir que de terminer. Le fond du caractère français se compose si naturellement de générosité chevaleresque et de sympathie pour ceux qui souffrent que les esprits les plus positifs, les plus dégagés de toute sentimentalité politique, ne peuvent s’empêcher d’être émus lorsqu’une injustice s’accomplit, fût-ce sur une terre lointaine, dans des lieux auxquels ne les attachent ni intérêt personnel ni intérêt national. L’avantage de la France, quand il s’agit de l’Orient, a toujours été de ne rien demander pour elle-même, de ne défendre que la cause générale de l’humanité, de n’ouvrir aucun avis qui parût intéressé. D’autres ont contribué au combat de Navarin et participé, comme nous, à la création du royaume de Grèce ; échappent-ils, comme nous, au soupçon d’avoir mêlé à ces actes de justice quelques pensées ambitieuses, quelques secrètes espérances ? M. Saint-Marc Girardin ne cherche en Orient aucune occasion de profit pour notre politique ni de triomphe pour nos diplomates ; il n’est touché que d’un seul intérêt, de l’intérêt des populations chrétiennes. Avant tout, que celles-ci soient libres de régler, comme elles l’entendront, leurs différends avec les Turcs ; qu’on ne les empêche point d’agir quand elles jugeront le moment favorable ; qu’on leur reconnaisse le droit de combattre en champ clos pour leur indépendance ; qu’on ne leur impose point comme un dogme l’intégrité de l’empire ottoman, c’est-à-dire une servitude sans fin et des malheurs sans limites.

Si cette politique humaine avait été suivie, il y a longtemps que l’empire turc, attaqué à la fois sur le Danube, en Albanie, en Thessalie, en Épire, en Crète, hors d’état de se défendre sur tant de points différents, sans finances sans routes, sans marine, sans organisation administrative, aurait mis bas les armes devant les populations chrétiennes.

Ils le comprenaient bien, ces jeunes Roumains qui ont honoré de leur reconnaissance la tombe de votre confrère. Elles le comprennent aussi, ces populations helléniques qui lui avaient accordé le droit de cité, que j’ai entendu, dans d’humbles villages, au pied des hautes montagnes, au fond des vallées écartées, prononcer son nom avec respect en l’associant au noble nom de Fabvier. M. Saint-Marc Girardin méritait d’être aimé des Grecs ; il les aimait, il aimait leur histoire, leur poésie, leurs arts, la ressemblance lointaine des mœurs modernes et des mœurs anciennes, la persistance des mêmes qualités et des mêmes défauts dans la même race ; il aimait leur pays qu’il avait visité, d’où il rapporta de poétiques souvenirs, et dont les sites qu’on n’oublie point se représentaient à son esprit pendant qu’il commentait les tragédies de Sophocle : « Beau pays, que mes yeux ont vu, qu’ils n’oublieront jamais, et dont ils aiment à évoquer le souvenir pour éclairer les brouillards de notre ciel ; montagnes, qui vous transfigurez dans une auréole de lumière ; îles charmantes, mer azurée, qui faites de la terre et des eaux le plus gracieux mélange que puisse rêver l’imagination des hommes ; fontaines, dont l’onde est aussi pure que l’air dont elles tempèrent la chaleur ; fleuves, qui remplacez vos eaux que tarit l’été par la verdure et la fleur des lauriers-roses ; clarté du ciel surtout, clarté pleine de pourpre et d’or, qui dessines et qui dévoiles tout dans un pays où l’art et la nature ont une beauté et une grâce qui n’ont jamais besoin des ménagements du demi-jour ; douce vue, aspects chéris, qui deviez en effet rendre la vie plus regrettable aux mourants ; c’est vous qui serviez de décorations aux théâtres antiques ; c’est vous qui enchantiez les yeux des spectateurs, tandis que les vers de Sophocle et d’Euripide enchantaient leurs esprits ! »

La politique, qui avait été douce à M. Saint-Marc Girardin sous le gouvernement de Juillet, qui l’avait porté jeune à la Chambre, sans engager sa conscience dans aucun débat douloureux, réservait à sa vieillesse de pénibles épreuves. Lorsqu’au mois de février 1871, la France envahie et vaincue commença à reprendre possession d’elle-même par des élections libres, le département de la Haute-Vienne, qui avait élu autrefois votre confrère, qui ne l’avait point oublié sous l’Empire, l’envoya à l’Assemblée nationale sans qu’il eût sollicité ni même souhaité cet honneur. Le suffrage universel le choisissait avec discernement comme l’un des plus dignes dans ce groupe d’esprits libéraux et modérés qui n’avaient ni approuvé la déclaration de guerre, ni conseillé qu’on prolongeât la lutte contre toute espérance. M. Saint-Marc Girardin reçut à Antibes, au milieu de sa famille, la nouvelle de son élection ; il en parut plus effrayé que satisfait ; son premier mouvement fut d’embrasser les siens en pleurant, comme s’il prévoyait que de grands sacrifices l’attendaient. Le plus grand de tous lui fut imposé sur-le-champ par la confiance de ses collègues ; l’Assemblée le nomma l’un de ses commissaires pour la négociation du traité de paix. Tâche douloureuse que le patriotisme ne permettait ni de refuser ni de remplir sans déchirements. Ceux dont la voix n’avait point été entendue dans les temps de prospérité, qui avertissaient alors la toute-puissance de se défier d’elle-même et de ne point juger de ses forces par les illusions de ses courtisans, recevaient du pays, éclairé trop tard et qu’il n’avait point dépendu d’eux de sauver, la difficile mission de réparer des fautes qu’ils n’avaient point commises. L’histoire leur saura gré de leur abnégation ; ce n’étaient pas des noms innocents de nos malheurs qui auraient dû figurer au bas des conditions imposées par l’ennemi ; personne ne méritait moins de subir cette épreuve que l’illustre homme d’État dont M. Saint-Marc Girardin avait partagé les appréhensions au début de la guerre, dont il partageait les angoisses au jour de la défaite. Aimer avec passion la gloire de son pays, avoir consacré la vie la plus active à célébrer la grandeur de la France, avoir prévu le danger qui la menaçait, avoir employé toute son énergie d’abord à prévenir, plus tard à diminuer nos désastres et ne pouvoir mieux servir sa patrie qu’en signant le traité qui la démembre ; la reconnaissance publique elle-même n’a pas de compensations pour de tels sacrifices.

 

Votre confrère, Messieurs, devina par sa propre douleur ce qu’imposait de souffrances à un patriotisme égal au sien une responsabilité plus haute. Il se sépara néanmoins du chef politique qu’il s’était donné lui-même avec toute la France, dont tant de souvenirs anciens et tant de liens nouveaux le rapprochaient ; cette séparation ne se fit pas sans tristesse. D’autres soucis s’ajoutèrent à celui-là. Vice-président de l’Assemblée nationale, président du centre droit, retenu à Versailles par une succession non interrompue de travaux, éloigné des doux loisirs de Morsang et plus séparé des siens qu’il ne l’avait jamais été, M. Saint-Marc Girardin, qui paraissait si jeune encore, qui avait porté si légèrement le poids de la vie, se sentit pour la première fois fatigué et comme accablé. On ne retrouva plus en lui sa vivacité accoutumée. Aux souvenirs amers et toujours présents de nos désastres se mêlèrent sans doute alors la conscience de difficultés intérieures qu’on avait espéré résoudre par la concorde, mais qu’aggravaient chaque jour les divisions des honnêtes gens ; le sentiment de l’impuissance d’un homme dans les grandes crises de la patrie et le regret douloureux de tant d’efforts stériles. M. Saint-Marc Girardin avait vécu dans des temps pleins d’espoir ; il vieillissait sans sécurité pour le présent, sans confiance dans l’avenir. C’en fut assez pour briser les ressorts d’une vie heureuse jusque-là et qui avait besoin de bonheur. C’est la guerre, c’est la politique née de la guerre, qui vous a pris avant l’heure votre illustre confrère et creusé deux tombes en même temps. La compagne si dévouée de M. Saint-Marc Girardin l’a suivi presque aussitôt, comme pressée de le rejoindre et de retrouver par-delà la mort l’étroite union de leurs âmes.