Réponse au discours de réception d’Elme-Marie Caro

Le 11 mars 1875

Camille ROUSSET

Réponse de M. Camille Rousset
au discours de M. Elme-Marie Caro

DISCOURS PRONONCÉ DANS LA SÉANCE PUBLIQUE
le jeudi 11 mars 1875

PARIS PALAIS DE L’INSTITUT

     Monsieur,

Après le discours éloquent, brillant, varié, que nous venons d’applaudir, que pourrais-je ajouter pour la gloire M. Vitet ? C’est une des grandes difficultés de mon rôle : ce n’est peut-être pas cependant la plus grande. Je dois parler de vous, Monsieur ; le sujet est fécond et riche à n’en pouvoir souhaiter de plus favorable ; mais je dois parler de vous devant vous, et j’hésite. Cette sensibilité exquise et rare que vous avez si finement analysée dans l’âme de M. Vitet parce que vous en avez connu les émotions dans la vôtre, cette pudeur virile qu’un éloge fait souffrir à l’égal d’une indiscrétion, comment pourrais-je les ménager et rendre en même temps la justice que je dois à tous vos mérites ? Et pourtant point d’excuse : il faut que je me range à mon devoir qui est aussi mon droit et mon plaisir ; il faudra bien que, de son côté, votre modestie me pardonne si je lui fais quelque violence. Le seul tempérament que j’y puisse apporter, c’est que l’épreuve ne soit ni trop longue ni trop dure.

Peut-être est-ce, après tout, que je m’exagère notre mutuel embarras et vais prendre un peu plus de précautions qu’il ne serait absolument nécessaire ; car enfin, Monsieur, vous devez être fait aux applaudissements comme un brave au fracas de la canonnade. Lauréat du prix d’honneur en philosophie au concours général, brillant élève à l’École normale où vous avez bientôt reparu comme maître de conférences, professeur à la Faculté des lettres, dans une chaire où le redoutable souvenir de Jouffroy n’a fait qu’enflammer votre ardeur, adopté par une Académie voisine et sœur de la nôtre, je vous suis, Monsieur, depuis les bancs du collége jusque devant cet auditoire que vous venez de charmer, sans pouvoir saisir la moindre défaillance dans l’élan de votre fortune. J’y vois tout conspirer, non pas seulement l’Institut et la Sorbonne, mais aussi bien le monde et la faveur publique. C’est que votre philosophie ne se renferme point dans l’enceinte étroite de l’école ; active et curieuse, elle se répand au dehors, partout où il y a pour elle quelque observation précieuse à recueillir. On la rencontre dans les salons et il ne lui déplaît pas qu’on la remarque au théâtre.

Il y a, dans la première série de vos Études morales sur le temps présent, à propos de quelques-uns de nos auteurs dramatiques et de quelques-unes de leurs pièces les plus renommées, un morceau d’une critique si fine et si pénétrante que les plus piquants discours, ceux mêmes qui ont fait le succès éclatant de notre dernière séance, n’en pourraient diminuer la valeur ni le charme.

C’est avec la même justesse élégante que vous nous donnez la vraie mesure d’un écrivain moderne qui a voulu être un moraliste au rebours de la morale. Stendhal ou, pour lui restituer son vrai nom, Henri Beyle, était un homme de talent qui s’est donné beaucoup de mal pour gâter son caractère et fausser son esprit ; d’un épicurien aimable il a réussi à faire un fanfaron quinteux de paradoxe et de brutalité. Homme du monde et tout au plaisir, Stendhal avait la prétention de bien connaître les femmes qu’il aimait ardemment, mais auprès desquelles son succès n’était pas toujours celui qu’il se flattait d’avoir, et il a cru devoir laisser aux hommes le fruit de son expérience, ou plus exactement de ses expériences, dans un livre qu’il a intitulé de l’Amour. C’est tout le contraire du platonisme avec autant de raffinement et de recherche. « J’ai appelé cet essai un livre d’idéologie, » a-t-il osé dire. Un livre d’idéologie ! Quel blasphème ! Vous en êtes indigné, Monsieur, et c’est justice. « Il y aurait, dites-vous, un beau livre à faire sur ce sujet ; mais, pour le faire comme nous l’entendons, il aurait fallu une réunion bien rare de qualités exquises, délicatesse de pensée, finesse d’observation, profondeur de sentiment, et sur tout cela un souffle de Platon. Sentir profondément l’amour, mais le sentir avec respect, car le respect est la condition de la délicatesse ; joindre à la vivacité des impressions une sagacité pénétrante, une heureuse subtilité d’esprit habile à saisir les moindres nuances et les détails les plus fins ; avoir dans l’intelligence cet élan de l’idée qui sait rapporter tous les faits humains à leur source la plus élevée, et qui va puiser dans les causes les plus hautes l’explication des plus délicats mystères de notre nature ; à tous ces dons de l’âme unir le privilége d’une langue choisie, pure, à la fois élevée et limpide, pour qu’elle puisse monter jusqu’aux idées supérieures, sans peine et sans effort, et redescendre avec la même grâce jusqu’aux profondeurs du cœur humain qu’elle laisse apercevoir dans sa merveilleuse transparence ; que dé perfections ! Et tout cela n’est pas assez encore : j’ajouterai qu’il faudrait n’avoir vécu que dans un milieu naturellement élevé, je ne dis pas tant par la distinction du rang que par celle du cœur ; il faudrait avoir eu cette fortune rare et particulière de ne connaître intimement et autour de soi que des femmes ayant toutes les grâces, mais aussi toutes les pudeurs de leur sexe, sensibles et réservées, de ces femmes qui provoquent les tendresses confuses et les élans secrets du cœur sans éveiller une seule idée de volupté, et dont on croirait profaner par un désir la ravissante et fière image. Il faudrait cela pour parler dignement de l’amour... Ce livre, tel que nous l’imaginons, dites-vous pour conclure, ce n’est pas Stendhal qui pouvait le faire. » Non, ce n’est pas Stendhal, dirai-je à mon tour ; mais qui pourrait-ce être, à moins que ce ne soit l’esprit heureusement subtil et délié, l’ingénieux analyste, l’écrivain exquis et charmant qui vient de nous en donner l’avant-goût délicieux dans un programme d’une suavité idéale ? Si j’allais, ici, à l’instant même, introduire une manière de plébiscite et demander à cet auditoire l’approbation de mon souhait, j’obtiendrais, ou plutôt vous obtiendriez, Monsieur, n’en doutez pas, un vote par acclamation.

Cet appel que je vous adresse, — ne l’oubliez pas, je vous prie, — c’est Stendhal qui m’a induit à le faire, nouveau grief, si c’en est un, dont vous voudrez bien, à ma décharge, grossir son débit déjà considérable ; car il a plus d’un compte à régler avec vous, Stendhal n’est pas un philosophe, mais il a sa philosophie tout opposée à la vôtre. « Nous autres païens, » disait-il volontiers de lui-même et de ses amis. Païens, c’est un euphémisme ; entendons matérialistes, c’est plus simple et plus vrai. « Il niait Dieu, nous dit Mérimée, qui n’est certes point un témoin suspect, et nonobstant il lui en voulait comme à un maître. » Entre l’absolue négation et l’inquiétude rancunière, il avait fini par adopter cette formule qui tient de l’une et de l’autre : « Ce qui excuse Dieu, c’est qu’il n’existe pas. » Je ne suis donc point surpris que, dans le même volume où se trouve votre brillante étude sur la vie, les œuvres et les idées de Stendhal, vous ayez placé un premier essai sur les tendances de cette philosophie négative dont Stendhal a été l’adepte et qu’il a eu le triste orgueil de faire passer dans la pratique de sa vie. L’Essai sur le mouvement et les tendances de la philosophie française était aussi un programme, une promesse ; mais le public n’a plus, comme tout à l’heure, à en réclamer de vous l’exécution. Trois ouvrages considérables, l’Idée de Dieu et ses nouveaux critiques, la Philosophie de Goethe, le Matérialisme et la science, ont passé l’attente des bons juges ; votre talent s’y est donné carrière, et le succès de l’écrivain a confirmé le renom et l’autorité du penseur.

La métaphysique a traversé bien des disgrâces ; il y a même des gens qui s’imaginent qu’elle est depuis longtemps morte, Voltaire lui ayant, il y a cent ans et plus, porté le dernier coup. Elle a survécu cependant ; la raillerie de Voltaire ne l’a pas tuée plus que ne la tuera, je pense, ce qu’on nomme abusivement aujourd’hui l’esprit scientifique. Elle vit si bien que voici votre livre sur l’Idée de Dieu, un livre de métaphysique s’il en fut, qui a eu, dès la première année, trois éditions et qui en compte actuellement cinq. Je le dis à l’honneur du public autant qu’au vôtre. Rien n’est plus salutaire que le succès durable de ces œuvres sérieuses et fortes l’intelligence du lecteur, comme le talent de l’écrivain, s’y éclaire et s’y élève avec le sujet. Et quel sujet plus grand et plus lumineux que celui-ci ? Dieu, Cause première, Raison souveraine, créateur du monde que sa Providence maintient et gouverne, l’âme humaine, immatérielle et immortelle, libre et volontaire, unie au corps, mais distincte de lui, supérieure à lui, créée pour survivre à lui, en un mot, tout ce qu’une voix éloquente (1 ) revendiquait ici naguère comme le glorieux patrimoine du genre humain, voilà les vérités sublimes dont vous vous êtes porté le défenseur. Qu’elles soient ‘attaquées, ce n’est point un fait à nous surprendre : l’attaque est aussi vieille que la dialectique ; mais ce sont les procédés d’attaque qui se renouvellent et veulent, pour être combattus, des moyens renouvelés dans la défense.

Aujourd’hui c’est une coalition qui investit le spiritualisme. Entre trois ou quatre, les systèmes adverses ont combiné leurs approches ; s’il résiste à celui-ci, on espère bien qu’il n’échappera pas à celui-là, tout au moins à cet autre. Débarrassés une bonne fois de l’ennemi commun, les coalisés, comme d’usage, se disputeront la gloire et les dépouilles. En effet ils ont des principes qui ne s’accordent pas. Voici le panthéisme où Dieu, étant tout, n’est rien, car il n’a ni existence distincte ni volonté propre. Dans le système voisin, Dieu a pu être un moment, à l’origine des choses ; mais une fois l’impulsion donnée, la matière en mouvement, il est devenu tout à fait inutile, et les causes secondes, désormais suffisantes, ont doucement éconduit la Cause première, en la remerciant, — c’est l’expression même d’un chef d’école, — en la remerciant de ses services provisoires. Erreur ! disent les partisans de l’éternel devenir, Dieu n’a jamais été dans le passé, si loin que vous puissiez atteindre ; c’est devant vous qu’il faut regarder, non pas en arrière. Dieu sera peut-être un jour ; nous n’affirmons rien, mais, selon la loi du progrès, il est très-probablement en voie de se faire. Enfin viennent les décidés pour qui Dieu n’a jamais été, n’est pas et ne sera jamais ; dernier terme de la négation, c’est le matérialisme absolu, le pur athéisme.

Dans ce rapide exposé, j’ai dû, Monsieur, négliger les nuances qui jouent, paraît-il, un grand rôle dans les controverses métaphysiques ; je n’ai même pas indiqué tous les systèmes ; à plus forte raison me garderai-je bien d’introduire ici des noms propres. Il est vrai que, sur ce point délicat comme dans les grandes parties de la discussion, je n’aurais qu’à vous prendre pour modèle et pour guide. En combattant leurs idées, vous n’avez jamais été blessant pour vos adversaires : générosité rare et qui n’a pas toujours été payée de retour ; mais, dédaigneux des coups qui ne s’adressaient qu’à votre personne, il vous a suffi, comme aux anciens preux, de tenir haut et hors d’atteinte le drapeau d’une grande cause. La polémique, même courtoise, dont vous avez donné l’exemple et dont il était de mon devoir de vous faire honneur, excéderait sans doute ce qui est ici de mon droit ; mais si les convenances académiques m’interdisent de nommer des contemporains, je puis me mettre à l’aise avec l’illustre nom de Goethe. Aussi bien ce nom résume à peu près les théories modernes et les procédés nouveaux qu’on a mis en usage pour saper le spiritualisme. « Au double titre de savant et de poëte, avez-vous dit, Goethe représente assez bien les aspirations mêlées et l’éclectisme confus d’un temps comme le nôtre, où l’on prétend concilier une morale active, la doctrine même du progrès, avec un panthéisme qui la rend impossible en droit, sinon en fait, et qui logiquement la détruit... En étudiant un homme, c’est tout un siècle que nous avions devant les yeux. » De cette étude est issu votre livre sur la Philosophie de Gœthe, livre excellent, d’un intérêt soutenu et varié, d’un style ferme et souple, le meilleur spécimen de votre esprit, allais-je dire, si le discours auquel je réponds ne venait pas d’ajouter aux marques de son heureuse abondance.

Goethe n’est pas plus que Stendhal un philosophe de profession, mais il a une philosophie plus sérieuse et plus relevée. Après avoir traversé le mysticisme à la hâte, il était venu tomber sous l’étreinte puissante de Spinoza. Il admirait le génie du maître, mais ce maître était un despote. La raideur de ses formules impératives et géométriques ne pouvait convenir à ce libre et mobile esprit qui disait volontiers de lui-même : « Je ne puis, quant à moi, me contenter d’une seule façon de penser. » Par un vigoureux effort, il se dégagea, rompit ses liens et s’enfuit, emportant avec soi, comme un fragment de la robe de Nessus, un lambeau de panthéisme. C’était le moment où les sciences modernes prenaient leur magnifique essor ; l’inconnu reculait devant elles comme un ennemi vaincu ; la lumière envahissait d’immenses espaces et révélait le fourmillement de la vie en des régions, à des profondeurs qu’on croyait vouées fatalement aux ténèbres et à la mort ; le monde des infiniment grands et le monde des infiniment petits, atteints l’un et l’autre par des instruments optiques d’une puissance énorme, venaient se mettre docilement à la portée de la vision humaine ; le fantastique des vieilles légendes était dépassé. Attirée par l’éclat de ces merveilles, la vive intelligence de Goethe s’en éprit jusqu’à la passion ; il y eut désormais deux maîtresses de sa vie, la poésie et la science. Saisi d’une ardeur fébrile et comme affolé, c’était son nouvel amour qu’il affichait de préférence par des démonstrations quelquefois hyperboliques. Je prends pour exemple cette scène étrange du 2 août 1830. La révolution de juillet vient d’être connue subitement à Weimar. « Eh bien ! s’écrie Goethe en voyant Eckermann accourir, que pensez-vous de ce grand événement ? Le volcan a fait explosion, tout est en flammes ; ce n’est plus un débat à huis clos. » — « C’est, répond Eckermann, une terrible aventure ; mais dans des circonstances pareilles, avec un pareil ministère, pouvait-on attendre une autre fin que le renvoi de la famille royale ? » — « Eh ! mon bon ami, reprend Goethe, nous ne nous entendons pas ; je ne vous parle point de ces gens-là. Il s’agit pour moi de bien autre chose ! Je vous parle de la discussion, si importante pour la science, qui a éclaté publiquement entre Cuvier et Geoffroy Saint-Hilaire. » Eckermann était confondu ; j’avoue que je le suis moi-même. Vous admirez, Monsieur, cette scène et ce que vous nommez les ardeurs toujours jeunes du génie : permettez-moi d’être plus défiant. Je ne sais pourquoi, mais quand je pense à cette anecdote, il m’est impossible de ne me pas rappeler tout de suite ce passage d’une terrible apostrophe de Herder à Goethe : « Il ne faut point qu’on vienne nous amuser avec des poses de théâtre. » Je ne voudrais pas dire que la préoccupation de Goethe ne fût pas sincère, mais l’expression en était certainement excessive.

Le spiritualisme a malheureusement à lui reprocher des dédains et des oublis plus graves que ceux dont la politique peut prendre aisément son parti. Ébloui par le spectacle du monde sensible, Goethe n’a pas cherché à voir au delà ; la création lui a caché le Créateur ; il a tout connu, hors Dieu. Il le nomme pourtant et l’introduit parfois dans ses vers, à titre de personnage poétique ; mais, prenons-y garde, ce n’est point Dieu, c’est la nature divinisée, c’est la vie universelle qui circule incessamment à travers la substance unique, incréée, indestructible, éternelle. Le monde qui n’a jamais commencé, qui n’aura jamais de fin, porte en soi le principe de son existence, la force. Quand on élimine Dieu, encore faut-il qu’on le remplace d’une manière plausible. Ceux qui accusent le spiritualisme de ne se payer que de mots, sont-ils bien sûrs de n’en avoir pas eux-mêmes à revendre, la nature, les forces, les formes, les atomes, que sais-je ? Goethe est un de ces grands inventeurs de vocables et de symboles. Son imagination féconde crée des fantômes qui se tournent contre lui-même et lui causent par instant une émotion voisine de l’effroi. Faust, amoureux de la beauté antique, veut à tout prix évoquer Hélène et Pâris ; il faut qu’il s’enfonce dans les entrailles de la terre, au milieu des ténèbres, du silence et du vide. Tout à coup apparaissent devant lui des divinités mystérieuses, gardiennes farouches des formes et des types, les Mères. Un jour, l’honnête Eckermann se hasarde à solliciter du maître l’interprétation de ce mythe ; mais lui, les yeux démesurément ouverts, comme saisi d’une horreur sacrée, s’en va répétant : « Les Mères ! les Mères ! Cela sonne d’une façon étrange. » D’explication pas un mot : voyez si le doute d’Eckermann était bien éclairci.

J’interroge à mon tour quelqu’un des métaphysiciens de la nature et lui demande, non pas ce que sont les Mères, mais quelle est son opinion sur le principe du monde ; et le voilà qui me regarde, comme Goethe, avec de grands yeux, en répétant : « Les forces ! les forces ! Cela sonne d’une façon étrange. » Les forces, ou selon la théorie de l’unité, chère à la science moderne, la force, qu’est-ce à dire ? Qu’est-ce que la force, s’il vous plaît, et d’où vient-elle ? Sur ces entrefaites, passe un savant illustre qui, voyant le désordre de mon interlocuteur, s’approche et nous dit : « L’attraction qui soutient les astres dans l’espace, qui en connaît la nature ? L’affinité qui lie les molécules des corps, n’est-ce pas un mot dont le sens nous échappe ? Notre esprit se représente la matière comme formée d’atomes : savons-nous s’il existe des atomes ? Le physiologiste décrit les phénomènes de la vie : n’ignore-t-il pas ce qu’est la vie ?... Si parfois l’homme se sent fier d’avoir tant appris, ne doit-il pas plus souvent encore se sentir bien humble et bien petit de tant ignorer ( 2) ? » Belles paroles qui ne sont pas nouvelles pour vous, Monsieur ; car vous les avez naguère entendues et applaudies avec nous dans cette enceinte.

Voici une autre gloire de la science française, le doyen de nos chimistes, je me trompe et dois le nommer, comme il lui plaît, dans son aimable et spirituelle bonhomie, de se nommer lui-même, le doyen des étudiants de France. Vous lui demandez, Monsieur, ce qu’il pense de la nature, au sens qu’entendent Goethe et ses adhérents : « Nous ne concevons rien, vous répond-il, à l’opinion bâtarde de ceux qui, voulant bannir de la langue les mots Dieu et Providence, ont dit Nature… Nous ne pouvons comprendre un être doué d’attributs divins qui ne soit pas Dieu, et qui semble n’avoir été imaginé que pour dire aux spiritualistes : « Nous pensons comme vous, » et aux matérialistes : « Nous ne croyons pas à Dieu, mais comme vous nous croyons à la nature sensible à nos sens ( 3). »

Enfin, il y a quelques mois, le président de l’Association française pour l’avancement des sciences, un de nos plus éminents confrères, un maître dont l’autorité scientifique est soutenue par une parole éloquente ( 4), terminait ainsi son discours d’inauguration : « Tel est l’ordre de la nature ; à mesure que la science y pénètre davantage, elle met à jour, en même temps que la simplicité des moyens mis en œuvre, la diversité infinie des résultats. Ainsi, à travers ce coin du voile qu’elle nous permet de soulever, elle nous laisse entrevoir tout ensemble l’harmonie et la profondeur du plan de l’univers. Quant aux causes premières, elles demeurent inaccessibles là commence un autre domaine que l’esprit humain sera toujours empressé d’aborder et de parcourir. Il est ainsi fait et vous ne le changerez pas. C’est en vain que la science lui aura révélé la structure du monde et l’ordre de tous les phénomènes : il veut remonter plus haut, et dans la conviction instinctive que les choses n’ont pas en elles-mêmes leur raison d’être, leur support et leur origine, il est conduit à les subordonner à une cause première, unique, universelle, Dieu. »

Après ces grands témoignages, — et j’en aurais pu citer bien d’autres, — que devient ce désaccord prétendu, cet antagonisme dont on fait rumeur, entre le spiritualisme et la science ? La science ? où la prendrons-nous, sinon dans cette cour souveraine, par qui viennent, de tous les points du monde, se faire juger les théories et sanctionner les découvertes ? Eh bien ! si jamais je sentais en moi s’ébranler ma croyance, c’est à l’Académie des sciences que j’irais la raffermir. Il est vrai, Monsieur, et vous n’hésitez pas à le reconnaître, ç’a été le tort de la philosophie française de s’isoler trop longtemps, de se désintéresser du grand mouvement scientifique dont notre XIXe siècle a le mérite et l’honneur. Plus avisés et plus alertes, les adversaires du spiritualisme ont essayé de détourner le courant au profit de leur cause, et, comme ils avaient pris les devants, ils ont paru triompher d’abord. L’esprit français, un instant surpris, revient peu à peu de cette mauvaise aventure. C’est à la jeune école, c’est à vous, Monsieur, et à vos amis de le remettre dans sa voie. Le naturalisme et le panthéisme nous sont venus d’Allemagne : qu’ils y retournent ! Achevez votre œuvre, rétablissez la philosophie française, et vous aurez bien mérité de l’esprit humain. « On recommencera, dites-vous, non sans lutte, mais avec des méthodes mieux assurées, avec une vue plus exacte et plus étendue des rapports d’ensemble, l’œuvre éternelle de la philosophie. On ressaisira les dogmes essentiels, chers à l’humanité, et en voyant comme ils s’accordent sans peine avec les données de la science, on s’étonnera d’avoir pu croire un instant que les uns et les autres fussent incompatibles. »

C’est avec une égale confiance que M. Vitet augurait de l’état des âmes dans un avenir prochain. C’est ce rapport de vos idées au grand esprit de votre prédécesseur, cette affinité morale de votre intelligence à la sienne qui a décidé l’Académie à vous confier le soin de prononcer son éloge. Vous l’avez fait, Monsieur, avec une telle ampleur qu’il faut, non pas certes que je vous remercie, mais que je vous complimente au moins de ne m’avoir laissé rien à dire.

C’est surtout dans ses écrits que vous avez cherché M. Vitet pour le peindre ; il n’y a pas, en effet, d’écrivain qui justifie mieux le célèbre adage : « Le style est l’homme même. » Cette langue ferme, pure, sobre, précise, est bien l’expression du caractère et de la personne. Une haute stature, la tête fortement modelée, de grands traits, un front large, d’épais sourcils légèrement froncés par une habitude méditative, le regard profond, la bouche d’un dessin correct et serré, toutes les lignes nettes, arrêtées, distinctes, la physionomie sérieuse, l’air noble, l’attitude simple et grave, voilà l’homme : il imposait. Vous rappelez-vous, Monsieur, l’ancienne façade du vieux Louvre, opposée aux Tuileries ? Cette sévère ordonnance d’une muraille pleine, percée de rares fenêtres, à peu près dépourvue d’ornements, M. Vitet l’admirait et l’a regrettée comme un chef-d’œuvre ; c’était bien, selon son grand goût, le dehors majestueux d’une demeure royale, dont on ne devait approcher qu’avec une gravité respectueuse. Vous traversiez le guichet : quel contraste ! Sur la façade intérieure, des jours multipliés, des pilastres, des colonnes, des marbres, la diversité des ordres, la richesse du décor, la splendeur, en un mot, qui convient à l’éclat d’une cour et à la magnificence d’un roi. C’était dans cette opposition même que Pierre Lescot avait révélé la souplesse de son génie. Ceux qui ont eu l’honneur d’approcher M. Vitet ont passé par les impressions successives que l’architecte du Louvre avait voulu donner .aux admirateurs éclairés de son œuvre. Le premier abord était froid ; on se sentait tenu à distance, étudié, pénétré, jugé par un observateur exact, difficile dans le choix de ses relations, et qui ne se faisait pas volontiers tout à tous ; mais l’épreuve achevée, l’admission permise et le guichet franchi, que de richesses et que de jouissances dans le commerce de cet esprit et de cette âme ! Quelles chaudes affections sous ce froid dehors ! Que de tendresse et de passion sous un aspect si grave !

Il faut une exquise sensibilité, une rare délicatesse, pour prendre dans les arts, de l’aveu des plus grands artistes, l’autorité que M. Vitet y avait prise. Le salon de Rossini, jusqu’au dernier jour, n’a pas eu d’hôte plus honoré ni plus intime, et Meyerbeer ne venait pas une seule fois à Paris qu’il n’essayât, pour une soirée au moins, de disputer à son illustre rival la compagnie d’un tel juge, Passionné pour la musique, M. Vitet avait appris d’un neveu de Méhul l’harmonie et la composition, et reçu de Boïeldieu des conseils. Des essais, connus de quelques amis de sa jeunesse, ont prouvé qu’il savait unir l’inspiration à la science ; ceux qui ont eu l’heureuse et rare fortune de le surprendre assis devant un piano, peuvent attester qu’à ce double élément des œuvres mélodiques il savait ajouter l’émotion qui les anime et l’expression qui les achève. Familier avec les chefs-d’œuvre des maîtres, habile à lire une partition, à suivre l’orchestre dans tous les détails comme à le saisir d’un coup d’œil, il portait en connaissance de cause des jugements respectés ; on peut dire que ses articles du Globe ont fondé en France la critique musicale.

Vous avez trop bien parlé, Monsieur, de sa légitime autorité dans le domaine de l’archéologie et dans les arts du dessin pour que je n’aie pas l’appréhension de tomber dans les redites. Ce qu’il estimait le plus dans tous les genres et ce qu’il recherchait le plus dans toutes les œuvres, d’art ou de littérature, c’était la sincérité, l’expression simple et vraie d’un sentiment naturel ; son goût s’offensait d’une invention excessive, d’une décoration trop chargée, d’un style déclamatoire. Sans aucune affectation d’archaïsme, la tendance de son esprit le portait vers les âges de foi naïve où la pensée humaine, sous une forme ou sous une autre, se traduisait avec ingénuité, où l’âme transparaissait, pour ainsi dire, à travers le corps. D’autres fois, sans remonter si loin, il lui suffisait, par exemple, de consulter le XVIIe siècle pour opposer à l’emphase de Lebrun la simplicité de Lesueur. Avez-vous remarqué, Monsieur, avec quelle habileté de composition il enchâsse dans la Vie du peintre de saint Bruno ce travail exquis, gravé avec toute la finesse et toute la perfection d’une intaille, sur l’histoire de la peinture en Italie et en France, du milieu du XVIe au milieu du XVIIe siècle ? Vingt pages pour l’Italie, vingt pages pour la France, il ne lui faut pas plus, et nous avons de ces cent années-là le résumé le plus complet et le plus lumineux que je connaisse. C’est un des rares morceaux qu’il soit possible de détacher d’un écrit de M. Vitet sans en rompre la trame. Telle est, en effet, la texture de son œuvre, tels sont l’enchaînement et la cohésion des parties qui la composent, qu’il faut ne citer rien ou tout citer.

Vous avez cependant, Monsieur, su trouver à cette règle générale d’heureuses exceptions ; j’en en trouvé moi-même, une surtout : vous voulez sans doute bien que je vous fasse part de ma bonne fortune. C’est dans une étude sur le Palais-Royal, à propos d’Anne d’Autriche et des neuf années de sa régence, une rapide évocation de la Fronde, illuminée comme par un éclair. « Quelle histoire, s’écrie M. Vitet, que celle de ces neuf années ! Quelle conclusion spirituelle et pittoresque à quatre-vingt-dix ans de guerres civiles ! Chez quel peuple, à quelle époque trouver un drame plus varié, plus brillant, des physionomies d’acteurs plus vives, plus élégantes ? L’esprit et les créations de Beaumarchais lui-même pâlissent devant ces tourbillons d’intrigues, de cabales et de galanteries. D’abord un délicieux préambule de cinq années, entremêlé de jeux de cour et de victoires, comme Rocroi et Nördlingen ; puis, tout à coup, le vieux sang ligueur se réchauffant et bouillonnant de colère, les mousquets et les barricades envahissant les rues, le peuple en armes, la cour en fuite, la magistrature en guerre ouverte, deux armées en campagne ; et tout cela, moitié pour rire et moitié pour tout de bon ; espèce de divertissement d’un genre mixte, inventé pour le plaisir de quelques duchesses aux yeux de turquoise et aux dents de perle, pour le délassement d’un Mirabeau en camail et en rochet, fanfaron de vice et de popularité, jaloux de Catilina et de Mazarin. On s’aime, on s’adore, on se quitte, on. se trahit, on se bat, on s’agite, puis, quand chacun a bien fait parler de soi, quand tout le monde est ruiné, épuisé, harassé, le cinquième acte arrive par lassitude et, comme dans toutes les bonnes et grandes comédies, l’action se termine par une mystification générale des vainqueurs et des vaincus. »

C’est en mars 1830 qu’était crayonnée cette brillante et vive esquisse : à quatre mois de là, les barricades de la Ligue et de la Fronde se relevaient devant l’auteur des Scènes historiques, la comédie s’achevait en drame, l’émeute en révolution, et M. Vitet se trouvait jeté dans la politique. L’attitude qu’il y a voulu prendre, les limites qu’il avait fixées lui-même à son essor, ce stoïcisme d’une âme forte, étrangère à l’ambition, mais toute au devoir, l’influence que ce désintéressement même lui avait acquise, ses conseils recherchés, écoutés, suivis par des hommes d’État considérables, par M. Guizot, par le comte Duchâtel, parle duc de Broglie, les honneurs qui venaient le surprendre, les fonctions éminentes que plusieurs de nos assemblées politiques lui ont successivement déférées, toutes ces marques d’un noble caractère et tous ces témoignages de l’estime publique, je n’ai même plus à les rappeler, Monsieur, devant l’assistance qui vient de vous entendre. Encore moins me permettrais-je d’ajouter rien au tableau dramatique de Paris assiégé dont mes souvenirs me représentent, comme les vôtres, l’émouvante et saisissante image. M. Vitet y tient, selon le droit, la place qu’il s’y est faite ; ce n’est pas l’auteur des Jours d’épreuve qui pouvait méconnaître ou désavouer, comme une indiscrétion regrettable, l’action éloquente des Lettres du siége et, j’oserai dire, leur inspiration tyrtéenne. Je vois encore, Monsieur, votre illustre prédécesseur, je le vois, dans une rue de Paris, rencontrant par hasard et saluant au passage quelques hommes de bonne volonté qui s’en allaient faire leur devoir aux avant-postes ; je vois son geste ému et je sens encore le tressaillement généreux qui de son âme frémissante se communiquait à nos âmes.

On vit plus vite dans les grandes émotions : vous l’avez dit, Monsieur, on en meurt peut-être aussi plus vite. Avant de partager les douleurs de la patrie mutilée, M. Vitet, pour son propre compte, avait cruellement souffert. Il avait perdu la compagne de sa vie ; il avait perdu cet ami, plus qu’un ami, ce frère, le comte Duchâtel, à qui je m’étais flatté de pouvoir aujourd’hui rendre hommage. C’est vous qui l’avez fait, Monsieur, c’était votre droit ; souffrez du moins que je donne au regret d’avoir été prévenu l’expression que réclament également les souvenirs d’une intimité bienveillante et d’une affection respectueuse.

M. Vitet n’était pas de ces hommes que le malheur terrasse. Convaincu de la supériorité infinie de l’esprit sur la matière, il avait, dans les jours heureux, élevé son âme, éprise de l’idéal, vers ces régions sereines où l’art pur a son principe et d’où l’inspiration descend sur le génie des grands maîtres : il y trouva, dans les mauvais jours, la divine consolation qui descend sur les douleurs humaines. Le spiritualiste était devenu un grand chrétien.

Si j’avais l’honneur d’être peintre, j’imaginerais une composition dont l’ordonnance serait empruntée à l’École d’Athènes de Raphaël. Au sommet, sous un vaste portique, je placerais M. Guizot, le comte Duchâtel, le duc Victor de Broglie ; près d’eux, d’un côté, Jouffroy et Victor Cousin, de l’autre, Villemain et le baron de Barante ; sur les degrés, çà et là, des archéologues, Prosper Mérimée, Auguste Le Prévost, Charles Lenormant, Jean-Jacques Ampère ; des artistes, peintres, sculpteurs, architectes, Ingres, Eugène Delacroix, Ary Scheffer, Paul Delaroche, Victor Orsel, Hippolyte Flandrin, Simart, Visconti, Duban ; au premier plan, des musiciens, Boïeldieu, Rossini, Meyerbeer. Cependant, parmi ces amis personnels de M. Vitet, comme lui enlevés de ce monde, où le placer lui-même ? Auquel de ces groupes le rattacher ? Car chacun le réclame. C’est au milieu d’eux tous que je l’introduirais, entre Montalembert et le Père Gratry, s’entretenant de l’âme immortelle et rendant gloire à Dieu.

Notes :

1 M. Mignet, Notice sur le duc Victor de Broglie.

2 M. Dumas, Éloge d’Auguste de La Rive.

3 M. Chevreul, Histoire des connaissances chimiques.

4 M. Wurtz.