Réponse au discours de réception d’Alfred Mézières

Le 17 décembre 1874

Camille ROUSSET

RÉPONSE DE M. Camille ROUSSET
Directeur de l'Académie française

AU DISCOURS DE M. MÉZIERES

prononcé dans la séance du 17 décembre 1874

 

Monsieur,

En vous écoutant, je ne pouvais me défendre d’un souvenir à la fois douloureux et cher à mon cœur ; je me voyais, à cette même place où vous êtes, présenté à l’Académie, comme il m’avait été accordé de l’être, par M. Guizot et M. Saint-Marc Girardin. Vous venez de rendre à M. Saint-Marc Girardin, je vais essayer de lui rendre, à mon tour, l’hommage public que nous lui devions, vous et moi. D’autres voix, dans une journée solennelle, emploieront toutes les ressources de l’éloquence pour célébrer M. Guizot et sa gloire. Sous l’émotion toujours vive et comme au lendemain d’une perte si grande, si difficile à réparer, j’en atteste et l’Académie, et la France, et l’esprit humain, frappés du même coup, on pourra dire de M. Guizot ce que Montecucculi disait du grand Turenne : « Il est mort un homme qui faisait honneur à l’homme ! » Aujourd’hui cependant que, pour la première fois depuis le commencement de ce deuil, l’Académie se rassemble devant le public, comment ne s’empresserait-elle pas d’offrir à cette glorieuse mémoire les prémices de sa douleur et ce premier tribut qu’il ne lui a pas été permis de verser, après les prières saintes, au pied d’un cercueil, près d’une tombe encore ouverte ? Organe de l’Académie, je m’acquitte, en son nom, de ce pieux devoir, amère satisfaction pour moi dont la vénération, j’oserai dire filiale, a fidèlement suivi M. Guizot pendant trente-trois ans.

Des liens presque aussi anciens, presque aussi étroits, m’attachaient à M. Saint-Marc Girardin. J’ai connu cette famille si doucement unie, aujourd’hui si cruellement réduite. J’ai vu cette noble femme, admirablement dévouée, dont la place, marquée au premier rang de cet auditoire, est restée, par un nouveau coup, prématurément vide. Tandis que vous parliez, Monsieur, avec une sympathie respectueuse, de l’homme illustre qu’elle a si brusquement rejoint au-delà de ce monde, il vous a manqué de pouvoir suivre, dans ses yeux pleins de larmes, l’émotion des souvenirs ravivés par vos louanges. En évoquant du moins son image, en essayant pour un moment de la faire revivre, vous avez été heureusement inspiré, Monsieur. Après avoir si bien loué M. Saint-Marc Girardin, il était impossible de mieux achever son éloge.

Vous avez subi, comme tous ceux qui l’ont approché, la séduction de cet esprit délicat sans subtilité, ingénieux sans recherche, limpide et abondant comme une source vive, et vous avez été retenu par la grâce encore plus charmante d’une âme toujours sereine, d’un cœur ouvert à tous les sentiments affectueux, d’un caractère dont la bonté ne s’est jamais démentie. Des amis, M. Saint-Marc Girardin s’en est fait beaucoup et des plus dévoués. S’est-il fait des ennemis ? Je ne dis pas : a-t-il eu des ennemis ? La question serait trop naïve. Ce que je suis en droit d’affirmer, c’est que, de parti pris, il n’a voulu ni fait de mal à personne, pas même à un adversaire. Peut-être néanmoins trouverez-vous des gens qui se plaindront d’avoir reçu des coups de sa main et qui en montreraient au besoin les marques ; défions-nous, Monsieur ; il n’y a pire ressentiment que de ces fâcheux amours-propres qu’on ne blesse pas, mais qui se blessent.

Sarcasme, invective, raillerie mordante, plaisanterie amère, aucun de ces termes excessifs ne saurait convenir quand on parle de M. Saint-Marc Girardin. Une ironie fine, aimable, enjouée, une moquerie douce, un éclair malicieux du regard, parfois un frémissement dédaigneux de la lèvre, voilà les traits essentiels et les nuances vraies qui pourront donner de cette physionomie tranquillement expressive l’image la moins inexacte. Dans cette âme bien équilibrée, la vivacité de l’intelligence avait pour tempérament la modération du cœur, et l’esprit, en un mot, n’était que la forme exquise du bon sens.

Attiré par les grands écrits de M. Saint-Marc Girardin, vous n’avez touché qu’en passant à l’un de ses premiers essais, le Tableau de la littérature française au XVIe siècle. Ce n’est, j’en conviens, qu’une brillante esquisse, une eau-forte lestement enlevée ; selon mon goût, si vous voulez bien que j’avoue ma prédilection, c’est un petit chef-d’œuvre. Souvent on conseillait à l’auteur de reprendre son ébauche et de l’agrandir ; il en parlait quelquefois lui-même, mais il y pensait moins qu’il n’en parlait : au fond la volonté n’y était pas. Dans ces projets de révision trente-trois ans se passèrent, si bien qu’en fin de compte l’esquisse, telle qu’au premier jour, reparut devant le public avec les excuses de l’auteur. « J’avais, disait-il en manière d’apologue, j’avais un de mes amis en Limousin qui habitait une fort méchante maison ; on le pressait de bâtir et il promettait de le faire. Un jour je lui en parlai. « Ma maison est prête, » me dit-il, et, me menant sur la place, il me montra d’un air joyeux ses pierres taillées, ses poutres équarries, ses planches sciées et rabotées. « Vous voyez, me disait-il, ma maison est prête, il ne reste plus qu’à la bâtir : ce n’est rien. » Ce rien était tout, et il ne le fit pas, car il mourut. C’est un peu là mon histoire ; seulement je n’ai jamais cru que ma maison fût faite, parce que j’en avais amassé les pierres ; c’est au contraire la difficulté de l’œuvre qui m’a arrêté. » Bonhomie charmante ! Si j’ai cité ce petit morceau, c’est qu’il donne le ton du causeur et la manière habituelle de l’écrivain.

Dans le Tableau de la littérature au XVIe siècle, M. Saint-Marc Girardin essaye de définir l’esprit français et il lui attribue pour caractère distinctif une sagacité malicieuse et pénétrante. Est-ce là tout l’esprit français ? non, sans doute ; mais c’en est la bonne part, et c’est assurément l’esprit de M. Saint-Marc Girardin. Quand il nous représente ce bourgeois du moyen âge, « homme de bon sens, moqueur au besoin, qui garde en tout son franc juger et prend quelquefois son franc-parler », je le reconnais à coup sûr ; mais où je le reconnais mieux encore, c’est à la fin du XVIe siècle, dans ce grand parti des politiques, gens de bien, d’honneur et d’esprit, hommes d’accommodement honorable et de bonne volonté, les meilleurs et les plus utiles alliés dont Henri IV ait jamais pu se servir, dont Henri IV a su se servir pour le salut de la France. Ce groupe qui vient de passer, riant des fanatiques et morguant les ligueurs, ce sont les écrivains de la Ménippée. M. Saint-Marc Girardin ne serait-il pas avec eux d’aventure ? et parmi leurs voix n’aurais-je pas entendu la sienne ? En vérité, je ne me trompais guère, et c’est en aussi bonne compagnie que je le retrouve, aux environs de 1830, dans le bureau d’un journal.

M. Saint-Marc Girardin a été journaliste et professeur ; il n’a jamais séparé ces deux titres dont il se faisait également honneur et que la dignité de son caractère a recommandés également à la considération du public. Journaliste un peu avant 1830, professeur un peu après, c’est au milieu des agitations révolutionnaires qu’il a commencé de parler et d’écrire. Si justifiée ou excusable que puisse paraître une révolution, il n’y en a pas dont l’ébranlement ne remue la société jusque dans ses bases. Juillet à peine achevé, malgré sa jeunesse et l’enivrement du succès, M. Saint-Marc Girardin eut le mérite de voir où était le péril, et la résolution d’y courir, au risque de rencontrer devant soi des alliés de la veille. « Cette révolution, a-t-il dit lui-même, changea ma vocation de journaliste : d’un écrivain d’opposition elle fit de moi, presque dès le lendemain, un défenseur du pouvoir, et je l’en remercie. » Libéral, il l’était et ne cessa jamais de l’être ; mais il ne se savait pas aussi bien conservateur : il le fut tout d’un coup, résolument et pour toujours.

Dans ce dernier naufrage de la Restauration, tout s’en allait en débris, gouvernement, institutions, lois politiques et croyances morales. L’insurrection n’était plus seulement, en certains cas déterminés, le plus saint des devoirs : en proclamant ce qu’on nommait le droit de la passion, l’essor illimité de la passion désormais souveraine, on faisait de l’insurrection, partout et à tout instant, le moteur nouveau de la vie privée comme de la vie publique. Règles sociales, traditions, usages, coutumes, précautions et prescriptions légales, rien de tout cela ne comptait plus, n’ayant plus de raison d’être : la passion déchaînée remplaçait tout, embrassait tout, justifiait tout. À certains égards, le journaliste est comme un soldat embusqué aux avant-postes ; il faut qu’il couvre son parti, l’oreille tendue, l’œil au guet, toujours prêt à donner l’éveil. Tel était M. Saint-Marc Girardin en avant de ce qui restait de la société française. Le danger qu’il avait signalé, le matin, dans le journal et combattu à l’improviste, quelques heures après, dans sa chaire de la Sorbonne, il l’étudiait plus à loisir et conduisait à l’encontre une défense méthodique. On a cherché pourquoi, sortant de l’usage, M. Saint-Marc Girardin avait donné à son enseignement un tour imprévu ; on s’est imaginé qu’après l’éblouissant éclat de M. Villemain, redoutant la comparaison, il avait voulu faire autrement, coûte que coûte, et dans la critique littéraire arbitrairement substitué la morale à l’histoire. On s’est trompé ; où l’on n’a vu qu’un caprice, il y avait une nécessité sociale, et l’élan d’un citoyen où l’on n’a soupçonné qu’un intérêt vulgaire. Déracinées par la tourmente révolutionnaire, il fallait de nouveau et plus profondément implanter les idées morales dans les âmes. C’est à cette noble tâche que M. Saint-Marc Girardin a consacré toutes les ressources d’un talent incomparable, depuis le ton enjoué de la conversation familière jusqu’aux accents émus de la grande éloquence, toujours guidé par une conviction forte, une fermeté de principes qui, sans concessions ni complaisances, finissait par arracher des applaudissements, même aux plus rebelles. Ai-je besoin d’ajouter que ce moraliste était un chrétien ? « Quant à moi, a-t-il écrit quelque part, je ne suis pas un incertain ; mon choix est fait depuis longtemps. La difficulté de ne pas croire au christianisme m’a de bonne heure paru mille fois plus grande que la difficulté d’y croire. » Ainsi le souffle vivifiant de son enseignement public comme de ses grandes œuvres littéraires, c’est l’esprit même de la morale chrétienne qui commande le sacrifice, refrène la passion et la range sous le devoir.

Le professeur voit son sujet de haut et d’ensemble : le journaliste est aux prises avec le détail. On peut publier intégralement une série de leçons : il faut faire un choix parmi des articles. D’un petit nombre des siens M. Saint-Marc Girardin a composé, sous ce titre : Souvenirs et réflexions politiques d’un journaliste, un recueil qu’il a dédié au plus ancien, au plus cher de ses compagnons de travail et d’étude, M. de Sacy. En le nommant à côté de M. Saint-Marc Girardin, j’aime à regarder l’amitié dont il m’honore comme un legs et, pour ainsi dire, ma réserve d’héritage dans la succession du généreux ami que nous regrettons tous les deux. Avec des matériaux qui auraient pu fournir à plus de vingt tomes, les Souvenirs d’un journaliste se sont resserrés en un seul volume. S’il est vrai qu’il y ait une sorte de vanité particulière aux écrivains de la presse, on peut affirmer à coup sûr que M. Saint-Marc Girardin n’a pas connu cette faiblesse. « C’est grand honneur, a-t-il dit, pour un article politique de défrayer la causerie du matin ; si l’on en parle encore le soir, c’est presque de la gloire. Il y a, dans la première partie de ce recueil, deux ou trois articles dont on m’a loué même au bout de plusieurs jours ; j’étais tenté de les croire immortels : en les relisant, je me suis aperçu que je ne m’en souvenais plus moi-même. » Il n’est guère possible de pousser plus loin, ni de meilleure grâce, la sincérité vis-à-vis de soi-même. Telle est d’ailleurs l’impression que laisse dans l’esprit la lecture de ce recueil : c’est l’examen de conscience et la confession politique d’un homme de bonne foi. S’il s’est trompé, il n’hésite pas à le reconnaître ; mais son erreur n’a jamais été qu’un tort de forme : le fond, les principes n’ont reçu aucune atteinte. Aussi l’écrivain peut-il, en concluant, porter envers lui-même ce témoignage d’une fierté légitime : « J’ai vu avec plaisir que je n’ai pas changé de convictions ; j’espère donc que je mourrai dans les opinions de ma jeunesse, triomphantes ou battues, peu m’importe : cela en effet regarde la fortune et non pas la conscience. »

Il est mort, comme il avait espéré, dans les opinions de sa jeunesse, partisan décidé de la monarchie constitutionnelle, défenseur infatigable des institutions parlementaires. Il en connaissait le fort et le faible, les imperfections comme les mérites, mais les inconvénients lui paraissaient bien moindres que les avantages ; même après les apparents démentis donnés par les révolutions à ses doctrines, il ne se sentait pas ébranlé. Dans ces renversements, il voyait la faute, non des institutions, mais des hommes, et il dénonçait, non sans amertume, le plus redoutable de nos défauts politiques. « Les partis en France, disait-il, ceux qui sont dans le cercle de la constitution comme ceux qui sont en dehors, excellent surtout à ne pas vouloir ; ce qu’ils savent le mieux, c’est ce qu’ils ne veulent pas. Pour nier, pour détruire, ils s’entendent à merveille, mais, pour agir, ils s’accordent fort peu. L’action les gêne et les embarrasse. Ils sont négatifs : c’est là le trait caractéristique de leur nature. » Il y a trente-cinq ans que M. Saint-Marc Girardin notait cette observation ; il y a quinze ans qu’il la publiait de nouveau. Faut-il aujourd’hui la reléguer au nombre de ces vieilles remarques dont il disait lui-même : « Il y a ici bien des choses qui ne sont plus de mise ? » Souhaitons, Monsieur, de n’avoir plus à déplorer, ni les uns ni les autres, un désaccord si fatal aux intérêts de la patrie. C’est à combattre ce mal, funeste jusqu’à pouvoir être mortel, c’est à rétablir, dans une grande assemblée où son caractère lui avait fait une place éminente, l’union, l’harmonie si nécessaire, que M. Saint-Marc Girardin a voué ses suprêmes efforts ; c’est à ce patriotique devoir qu’il a sacrifié le repos des derniers jours et la douceur paisible du foyer domestique ; il y a consumé sa vie, mais il nous a laissé un noble exemple. Honorons sa mémoire ; elle est de celles qui ont formé, à travers les siècles, la grande tradition française.

Il y marquait déjà sa place, lorsque, sur la tombe de M. Villemain, il attestait légitimement ses propres services : « Professeurs et écrivains, disait-il, nous avons tous travaillé à soutenir, chacun selon sa force, l’œuvre de nos glorieux devanciers. Nous avons tenu droit le drapeau qu’ils nous avaient confié, et nous le remettrons honorablement à ceux qui nous suivent. »

Vous êtes, Monsieur, de ces lieutenants éprouvés qui, reconnus chefs à leur tour, saluent avec une émotion grave le drapeau dont l’honneur vient d’être commis à leur garde, et prennent avec respect la place que leurs prédécesseurs ont laissée vacante. En vous donnant la succession de M. Saint-Marc Girardin, l’Académie française a considéré à la fois ce qu’elle devait au maître et ce qu’elle attendait du disciple. Elle attend beaucoup, Monsieur, d’un talent dont elle a reçu déjà beaucoup. Vous lui avez présenté presque tous vos ouvrages : elle vous les a rendus toujours avec des couronnes. C’est ainsi que, vous ayant distingué de bonne heure, elle vous a, de bonne heure aussi, ouvert une porte qui résiste souvent à plus d’un effort. Soyez le bienvenu parmi nous, Monsieur; vous allez apporter dans nos discussions les lumières d’un philologue et le goût d’un écrivain familiarise par les voyages comme par l’étude avec les secrets des langues et des littératures étrangères. Il n’y a pas encore cent ans, les sympathies de l’Académie ne vous auraient pas été aussi facilement acquises. Moins libéral à cet égard que notre dix-septième siècle, qui se piquait de parler couramment l’italien et l’espagnol, le dix-huitième affectait un profond mépris pour tout ce qui n’était pas le français, et c’est seulement dans les premières années du nôtre que « les littératures étrangères furent explorées, traduites, vengées de l’ignorance frivole qui les avait dédaignées ; l’affranchissement fut complet ». J’emprunte ces deux lignes, – notre éminent secrétaire perpétuel, mon vénéré voisin, ne s’en souvient pas peut-être, – à la réponse que lui adressait M. de Barante, le jour, heureux pour l’Académie, où M. Patin venait y prendre séance. C’est notre siècle qui est dans le vrai, Monsieur, et le dix-huitième avait tort. Les lettres françaises ont assez de grandeur pour n’être ni dédaigneuses, ni jalouses, ni défiantes ; aucune comparaison ne leur est importune, et, si vous me permettez l’expression, elles n’ont rien à perdre aux transactions du libre échange.

Ai-je besoin, Monsieur, d’aller chercher bien loin des exemples ? Vous avez fait sur Pétrarque un livre qui est devenu classique dans la patrie même de Pétrarque. Il y a quelques mois, en Italie et en France, les admirateurs du grand poëte italien s’accordaient pour célébrer par des fêtes littéraires l’anniversaire d’un jour qui, par une singulière fatalité, a marqué de la même façon sa naissance et sa mort. Avignon vous avait invité, mais Arqua sollicitait également l’honneur de votre présence. Si je ne craignais d’inquiéter votre modestie par une sorte de rapprochement dont l’indiscrétion serait trop grossière, il me serait facile de rappeler ici les hésitations de Pétrarque appelé, le même jour, par le Sénateur de Rome et par l’Université de Paris, à recevoir, dans l’une et l’autre de ces grandes cités, le laurier poétique. Vous avez choisi Avignon, sans que l’Italie vous ait su mauvais gré de cette préférence. Tandis que vous recueilliez des applaudissements sur les bords du Rhône, une distinction flatteuse et rare vous arrivait de l’autre côté des Alpes : la plus ancienne et la plus célèbre des Académies italiennes inscrivait votre nom sur sa liste, de sorte qu’après avoir discuté à Paris le dictionnaire de la langue française, il vous sera toujours loisible d’aller, comme il vous plaira, porter sur des travaux analogues vos observations à Florence.

À la suite de Pétrarque vous avez parcouru Vaucluse. Séduit comme lui par la beauté du paysage, vous avez écrit sur ce vallon fameux trois pages que je voudrais pouvoir citer d’un bout à l’autre, comme un modèle du style descriptif. J’en détacherai au moins quelques lignes, à l’endroit où, sur les bords charmants de la Sorgue, les souvenirs pittoresques de vos nombreux voyages se réveillent en foule et se groupent, autour de la fontaine immortalisée par le poëte, avec infiniment d’art et de goût. «À la racine même des rochers, dites-vous, s’ouvre une caverne d’où jaillit la rivière qui descend aussitôt par une pente rapide, bondissant avec fureur au milieu des blocs noirâtres qu’elle couvre d’une écume blanche. Dès qu’elle se repose, dès qu’elle ne rencontre plus d’obstacles, elle étend, entre deux rives fleuries, une nappe d’eau limpide, d’une couleur merveilleuse, dont je n’ai retrouvé nulle part, ni dans les Alpes, ni dans les Pyrénées, ni en Italie, ni en Espagne, ni en Orient, les teintes douces et transparentes. Le lac de Zurich est moins pur, le lac de Côme plus bleu, la Méditerranée plus foncée ; les fleuves célèbres, le Pénée, l’Alphée, l’Achéloüs, sont plus argentés, le Styx et l’Achéron plus noirs, l’Arno, le Tage, le Guadalquivir, le Rhône plus troubles. La Sorgue seule, d’un vert tendre à la surface et jusqu’au fond de son lit, ressemble à une plante verte qui se serait fondue en eau ; c’est comme une herbe liquide qui court à travers les prés. On se rappelle, en la voyant, ces sources vives qui, sortant des rochers de la côte, viennent quelquefois verser leurs eaux d’émeraude dans les flots de la mer Égée ou de la mer Ionienne. »

Aussi bien que les visiteurs de Vaucluse, les admirateurs de Pétrarque vous doivent, Monsieur, de la reconnaissance ; vous leur avez appris à mieux connaître l’objet de leur admiration. « Le vrai Pétrarque n’est point seulement un faiseur de sonnets et de chansons, avez-vous dit ; c’est la plus grande figure du XIVe siècle. Tant qu’il a vécu, rien de grand ne s’est fait dans son pays, ni même hors de son pays, sans qu’il en ait été le confident ou le juge. » En est-ce donc fait du Pétrarque spiritualiste, du poëte sentimental et mystique dont le platonisme reconnaît, sous les traits adorés de Laure, et chante en même temps la religion, la philosophie, la vertu, les pures conceptions de l’esprit dégagé de la matière ? Non sans doute ; tout cela nous demeure, mais il nous est venu autre chose encore. Je me figure volontiers le Pétrarque idéal sous l’aspect d’un de ces petits anges dont on ne voit qu’une tête et deux ailes au milieu des nuées. Vous avez, Monsieur, restitué la personne tout entière, non pas la statue seulement, mais le personnage vrai, vivant, historique. Peut-être y aura-t-il des délicats qui vous reprocheront de n’avoir humanisé plus que de besoin, sans compter les zélatrices dont vous aurez troublé le culte pour l’image symbolique de Laure. N’est-il point en effet douloureux, quand on se complaisait à nier son existence réelle, d’apprendre que cette pure abstraction n’a pas eu moins de neuf enfants en légitime mariage ? Mais n’est-ce point surtout le comble du scandale qu’on puisse voir le désolé Pétrarque trompant les ennuis d’un amour sans espoir par les distractions effectives de la paternité, ou bien encore le chantre mystique du Canzoniere lié avec Boccace de l’amitié la plus intime et se délectant, comme un autre, aux contes sensuels du Décaméron ? N’en déplaise aux délicats, ces reproches, Monsieur, ne sauraient vous émouvoir. En humanisant Pétrarque, vous nous l’avez fait mieux comprendre et, je n’hésite pas à dire, aimer davantage. Cette forme angélique, entrevue dans les vagues espaces, nous laissait étonnés et froids ; nous voulions voir l’homme sous le poëte. Vous nous le rendez avec ses misères, ses faiblesses, tout ce qui le rapproche humainement de nous, et l’admiration que le poëte exige s’accroît de toute la sympathie que nous donnons volontiers à l’homme. Non, vous n’avez ni rabaissé Pétrarque, ni diminué sa gloire ; loin de là. Depuis que vous lui avez fait toucher terre, nous pouvons mieux juger de combien il est plus grand que nous.

C’est par une méthode analogue que vous avez entrepris d’aborder l’œuvre incommensurable de Shakspeare. Autour de lui vous avez groupé ses devanciers, ses contemporains, ses successeurs. Il s’élève au-dessus d’eux tous, comme le mont Blanc domine de sa majesté souveraine les plus hautes sommités des Alpes. Ne nous y trompons pas : dans la pénombre où les a plongés le rayonnement de sa gloire, il y a quelques-uns de ces hommes, Marlowe et Ben Jonson par exemple, qui ont eu leurs jours d’éclat et, par moment, des accès de génie. Voici un même sujet dramatique, la haine d’un juif contre les chrétiens, qui a été traité par Marlowe dans le Juif de Malte, et dans le Marchand de Venise par Shakspeare. Rien n’est plus émouvant que le drame de Marlowe. Son héros, Barabas, a la férocité d’imagination la plus inventive ; c’est avec un art infernal qu’il fait détruire, les unes par les autres, celles de ses victimes qu’il ne s’est pas réservé de frapper lui-même. Nous tenons ici le défaut capital du drame : il y a trop de péripéties terribles, et l’émotion du spectateur est épuisée bien avant que le dramaturge ait conduit toutes ces horreurs à leur terme. Voyons au contraire Shylock dans le Marchand de Venise. Au lieu de disperser sa haine, il la ramasse ; il y a un seul homme qu’il poursuit de sa lente et patiente vengeance ; mais en cet homme il voit tous les chrétiens ensemble, et c’est dans son sang qu’il aura la jouissance de laver les injures accumulées de sa race. Rien n’arrête, rien n’interrompt le développement de cette passion sourde ; rien ne distrait le spectateur dont l’âme frémissante se retrouve tout à coup satisfaite et calmée, lorsqu’au dernier moment la décision du juge arrache au juif confondu sa victime. Telle est la supériorité de Shakspeare sur Marlowe comme sur tous les autres. Ni dans ses conceptions les plus sombres, ni dans ses inventions les plus fantastiques, il ne sort jamais de la vérité humaine ; mais il sait l’embrasser tout entière. Son théâtre est universel comme l’œuvre d’Homère. L’homme de tous les temps y tient la scène, avec les sentiments, les passions, les contradictions éternelles de notre nature : c’est la part largement faite à la vérité générale et philosophique ; mais il y a aussi, comme dans l’œuvre d’Homère, une part donnée à la vérité locale et contemporaine. À supposer une catastrophe qui en aurait détruit les autres monuments, l’époque d’Elisabeth pourrait disparaître de l’histoire que le seul théâtre de Shakspeare suffirait à la restituer avec ses idées, ses croyances, ses mœurs, ses connaissances acquises, en un mot avec la physionomie intellectuelle et morale qui marque particulièrement un certain âge dans la vie de l’humanité. Je lisais l’autre jour qu’un original avait entrepris de rechercher minutieusement toutes les variétés d’arbres, d’arbustes et de plantes herbacées dont Shakspeare a fait mention dans ses œuvres. Composer une flore de Shakspeare, voilà sans doute une bizarre imagination, et personne n’en aurait été plus surpris que le grand poëte : preuve inattendue, après tout, qu’en écrivant pour ses contemporains, il nous a légué, sans le vouloir ni le savoir, une véritable encyclopédie de son temps.

C’est ce caractère à la fois universel et particulier, ce mélange, cette circulation incessante des idées générales et des faits accidentels, ce conflit des passions éternelles et des intérêts d’un jour, surtout le mouvement, l’animation vivante de son théâtre, qui lui ont suscité, à cent cinquante ans de distance, le plus illustre des disciples. « La première page que j’ai lue de Shakspeare, a dit Gœthe, m’a fait son homme pour la vie. » Passer de l’un à l’autre, d’Angleterre en Allemagne, c’est vous suivre, Monsieur, sur un terrain nouveau, mais où vous êtes, comme toujours, le meilleur et le plus intéressant des guides. Entre Shakspeare et Gœthe, il faut convenir avec vous que les rapprochements sont moins curieux à noter que les dissemblances. Dans sa belle étude sur Shakspeare, M. Guizot nous fait admirer, parmi les qualités originales du poëte, « cette naïve ignorance des merveilleuses richesses qu’il répand à pleines mains ». Est-ce Gœthe qui aurait mérité un compliment pareil ? Gœthe est un riche très-avisé qui gouverne parfaitement sa fortune, calcule, ménage et fait, à l’occasion, grande dépense, mais toujours à bon escient. Voici une autre différence plus importante et, selon moi, capitale. S’il y a dans la vie de Shakspeare des lacunes, des obscurités qui désespèrent les biographes, qu’importe à son œuvre ? elle est impersonnelle. Pour Gœthe, c’est tout le contraire. Il est impossible de bien comprendre l’écrivain si l’on ne connaît pas à fond l’homme et ses entours.

Sur l’écrivain et sur l’homme vous avez composé, Monsieur, deux volumes de la lecture la plus attachante. Rien n’y manque. Si grand toutefois qu’ait été votre labeur, je ne vous plains pas : il est évident que vous y avez trouvé du charme. Le sujet d’ailleurs se prêtait complaisamment à vos recherches. Gœthe ne se renferme point ; il fait le plus aisément du monde sa confession et celle d’autrui. Ce terrible égoïste avait le commerce dangereux. Ce qu’il a brisé de cœurs et rompu d’attachements nous étonne ; mais ce qui nous étonne encore plus et nous attriste, c’est que, dans la construction de ses plus grandes œuvres, il a fait entrer, parmi des matériaux vulgaires, les débris de ses amitiés et de ses amours. On sait avec quelle douleur la vraie Charlotte et son honnête mari se virent livrés au public dans le roman de Werther. Si j’ajoute que Gœthe, un certain jour, a cru faire une bonne plaisanterie allemande, en ridiculisant, sous la figure d’une autruche, l’excellent Lavater, j’aurai le droit de dire qu’il a manqué, ce jour-là, et d’esprit et de cœur. Il n’a guère épargné que le plus illustre de ses contemporains, Schiller, son rival de gloire, et la plus pure entre les compagnes de sa jeunesse, Mlle de Klettenberg ; mais aussi quelle admirable amie que cette personne angélique! et quelle âme ! C’est elle qui, recherchée par un gentilhomme élégant, inquiète et troublée de l’avenir qu’elle va se faire, lui propose de vivre exclusivement l’un pour l’autre, dans la retraite, loin de la cour et du monde. Dès les premiers mots le courtisan pâlit et son refus met à néant le projet de mariage. N’est-ce pas là, Monsieur, le dénoûment du Misanthrope, mais renversé ? Célimène, c’est le courtisan frivole, et Alceste, Mlle de Klettenberg. J’ai dit que Gœthe l’avait épargnée dans ses œuvres ; il l’y a cependant introduite, mais à la place d’honneur, en écrivant d’après elle les Confessions d’une belle âme.

La vie de Gœthe est le roman d’une intelligence qui veut tout savoir et d’une activité qui veut tout faire. Poëte, romancier, dramaturge, il a été par surcroît ministre des finances, ministre de la guerre, ministre des travaux publics et directeur de théâtre. Il a essayé de devenir artiste et entrepris de se faire savant. L’original qui s’est épuisé à extraire une flore de Shakspeare aurait bien mieux fait de s’adresser à lui : il eût trouvé un botaniste ingénieux, un anatomiste passable et un physicien médiocre. Au déclin de sa vie, Gœthe a fini par vouloir être le critique de ses propres œuvres. Ici je rencontre le dernier de ses familiers. L’honnête et fidèle Eckermann, le Wagner, le famulus de cet autre Faust, était doué d’une mémoire prodigieuse ; il avait assez d’intelligence pour comprendre, trop peu d’imagination pour inventer, en somme tous les mérites d’un témoin irréprochable. Sa véracité n’est pas douteuse et les notes qu’il nous a données ont la valeur d’une sténographie. Eckermann n’est pas un auditeur, c’est un auditoire : Gœthe professe devant lui comme devant un public. Il passe en revue les grands et les petits événements de sa longue existence, les hommes et les femmes qu’il a sacrifiés plus ou moins aux caprices de son humeur changeante ; il commente, il explique ses poésies, ses romans, son théâtre, ce qu’il a dit et surtout ce qu’il a voulu dire ; mais ce qu’il a le plus à cœur, c’est de gagner des adeptes et de les initier aux mystères du second Faust. Cette composition étrange devait être son œuvre capitale, la synthèse de sa vie. À force d’y accumuler les incidents bizarres, les abstractions et les symboles, il est parvenu à nous rendre la parfaite image du chaos. Le bon Eckermann, en dépit de ses efforts et des indications du maître, n’a jamais pu s’y retrouver. À votre tour et avec un zèle bien digne d’éloge, vous avez tenté, Monsieur, d’y porter la lumière ; excusez mon insuffisance : je ne me sens pas en mesure de décider si le succès a récompensé votre héroïsme.

 Vous voyez que je suis un peu plus sévère pour l’auteur de Faust que vous ne l’êtes vous-même ; j’ai hâte de me mettre tout à fait d’accord avec vous. Il y a, chez Gœthe, un mérite qui rachète, à mes yeux, bien des torts : il a aimé l’esprit français et rendu justice à la France. En 1813, au milieu de l’Allemagne soulevée contre nous, on lui avait reproché son indifférence et sa froideur. « Comment moi, répondait-il plus tard, moi pour qui la civilisation et la barbarie sont des choses d’importance, comment aurais-je pu haïr une nation qui est une des plus civilisées de la terre, à qui je dois une si grande part de mon propre développement ? » Dans cet ordre d’idées généreuses, Gœthe n’a point fait école parmi ses compatriotes.

Enfant de la vaillante Lorraine que, par un beau mouvement de piété filiale, vous avez tout à l’heure conviée aux honneurs de cette séance, vous avez écrit, Monsieur, des Récits de l’invasion ; vos douleurs patriotiques y sont exprimées dans un noble langage. Je ne parlerai cependant pas de ce livre : ma réserve est aussi du patriotisme. En vous lisant, je me rappelais un épisode de votre Pétrarque. Cinq ans après la bataille de Poitiers, un an après le traité de Bretigny, le grand poëte était venu complimenter le roi Jean, au nom du seigneur de Milan, Galéas Visconti, dont les trésors avaient contribué, pour une large part, au payement de la rançon royale. Pétrarque retrouvait, sanglante et dépouillée, la France dont il avait, trente années auparavant, admiré la richesse et la force. « Je n’ai plus rien reconnu, disait-il, de cet opulent royaume de France, tellement ravagé par le fer et par le feu qu’à peine pouvais-je me persuader que ce fût le même. Partout la solitude, la tristesse, la dévastation, les campagnes incultes, les maisons désertes ou ruinées ; partout de tristes vestiges, et les cicatrices encore saignantes des horribles blessures que le glaive de l’ennemi a faites. » Cependant, avec un mélange de sympathie courtoise et de confiance vraie dans le génie de la France, il ne craignait pas de dire au roi, dans une audience publique : « Aucun homme, que je sache, ne peut être assez dépourvu de jugement pour ne point voir que, si abîmé que soit ce royaume, à peine échappé du naufrage, il est encore le premier, le plus grand de tous. » Efforçons-nous, Dieu aidant. d’approprier à notre fortune le compliment de Pétrarque. Aujourd’hui je ne saurais mieux faire que de revenir à vous, Monsieur, et de vous emprunter des paroles plus conformes à notre état. « Ne recommençons pas, dites-vous, à nous bercer d’illusions, à nous payer de mots sonores, comme nous l’avons fait trop souvent, en nous décernant des éloges supérieurs à notre mérite. La dure leçon que nous donnent les faits doit nous servir à mieux juger des choses, à nous défier des complaisances de l’amour-propre national, de la crédulité que nous inspire notre confiance en nous, de la facilité avec laquelle nous accueillons tout ce qui flatte nos espérances, tout ce qui répond à nos rêves de grandeur, à nous mieux connaître, en un mot, et à mieux connaître les autres Peut-être sortirons-nous de cette épreuve plus forts et mieux trempés ; peut-être avions-nous besoin d’être secoués par le malheur pour retrouver la virilité de notre race et le don toujours français d’accomplir de grandes choses. »

Je m’arrête, Monsieur, sur cette belle page. Ce n’est pas l’orgueil qu’elle nous veut inspirer ; c’est un sentiment plus digne et plus fécond, l’espérance.