Discours sur les prix de vertu 1874

Le 13 août 1874

Alfred-Auguste CUVILLIER-FLEURY

DISCOURS

DE

M. CUVILLIER-FLEURY

DIRECTEUR DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE

13 août 1874.

 

MESSIEURS,

Il n’est pas toujours facile de louer, dans les favoris de la naissance et de la richesse les bonnes actions qui les recommandent il l’estime des honnêtes gens. La fortune y a tant mis du sien : L’éducation dont ils ont eu le privilége, encore si rare, les exemples de la famille, l’atmosphère où ils ont respiré l’honneur, la générosité, la vertu, toutes ces causes sont comme autant de circonstances atténuantes de leur mérite, devant les hommes et devant Dieu. Les causes contraires sont en grande partie le mérite des pauvres et des inférieurs, quand ils font le bien. Pour faire le bien, ils ont eu à lutter trop souvent contre l’absence nième de ces facilités qui rendent si agréable, si unie et si engageante, pour les heureux du monde, la route où chemine doucement la vertu.

Il est pourtant plus d’un riche sur lesquels l’Académie française aimerait à étendre ces couronnes d’honneur qu’elle me charge de proclamer en son nom aujourd’hui. Elle n’en a pas le droit. Elle ne les doit qu’aux pauvres, et non pas aux honnêtes gens seulement parmi les pauvres, mais à ceux qui font preuve, disons milieux, qui font profession de vertu ; vous verrez tout à l’heure si le mot est juste. Ainsi l’a voulu M. de Montyon, il y a près d’un siècle. C’est aux héros de l’indigence, s’il m’est permis de parler ainsi, que M. de Montyon destine ses récompenses, non pour le courage avec lequel ils supportent la pauvreté, mais pour le dévouement dont ils y trouvent la source précieuse ; — consolateurs parce qu’ils ont pleuré, secourables parce qu’ils ont souffert, économes des minces profits et des ressources précaires, parce que c’est leur richesse et qu’ils l’épargnent pour de plus malheureux.

Tel est le sens des belles fondations dont nous sommes les dispensateurs attentifs. L’honnêteté indigente, passive et résignée, elle est partout. Si elle n’existait pas, le monde finirait. Il faut l’aimer et la secourir. Mais lui demander de sortir d’elle-même et de sa propre détresse, pour aller d’instinct jusqu’à celle du prochain ; substituer le dévouement à la résignation, l’action à l’inertie, le désintéressement inspirateur à l’égoïsme endormi dans la souffrance personnelle, c’est à cette conception à la fois hardie et tou­chante que s’est élevé le fondateur de nos prix de vertu. C’est le mérite singulier, j’allais dire c’est l’originalité de sa fondation.

C’est bien pour cela que M. de Montyon a voulu que nous fussions les juges de ses concours de bienfaisance. Tout homme peut être juge d’une bonne action, pour peu qu’il ait le sentiment du bien. Mais la bienfaisance des pau­vres, soit envers les riches qui ne le sont plus, soit envers d’autres pauvres supérieurs par leur misère, — ces actes de si rare vertu, M. de Montyon pouvait les faire juger par des magistrats, par des femmes, par des prêtres. Il n’aurait eu que l’embarras du choix. Il a préféré des académiciens. Il a voulu que l’esprit, autant qu’il nous est donné de le représenter, fût le seul juge de la vertu. La prétention serait étrange, si elle venait de nous. Elle est venue de lui. Née de l’estime, elle a été justifiée par un usage presque séculaire du privilége qui nous avait été conféré. Au fait, la tâche n’était ni simple ni facile. La vertu, telle que M. de Montyon l’avait comprise, dans ces conditions d’obscurité souvent impénétrable et dans cette infériorité sociale où elle se cache : la vertu des pauvres avec ses ombrages, ses pudeurs stoïques, son fier courage dans les plus rebutantes épreuves et dans les plus viles fonctions, il fallait la chercher, la découvrir, la discerner, la dénoncer ; ce dernier mot a été souvent répété à cette place où je le prononce ; il n’est que juste. Dénoncer la bienfaisance qui se dérobe aux yeux du monde, la révéler même au bienfaiteur, montrer à ses regards surpris l’estime qu’il s’est acquise et la couronne qu’il a méritée, faire luire un instant sur un nom ignoré et au fond d’un obscur logis un rayon de gloire, tel est le rôle que nous a confié M. de Montyon.

« L’amour de la gloire, dit Tacite, est de toutes nos passions celle qui survit le plus longtemps, même parmi les sages, à toutes les autres. » Mais eux, les pauvres, ont-ils jamais songé à la gloire ? Tout au plus le soldat, quittant pour un temps son village, songe-t-il à la bonne chance qui peut le mettre, un matin, pour quelque fait de guerre, à l’ordre du jour de l’armée ; et à coup sûr, si le drapeau est vainqueur, sentira-t-il au fond de son âme

« … le plaisir et la gloire

Que donne aux jeunes cœurs la première victoire ! »

Mais l’éclat du nom, le retentissement des grandes ac­tions ou des grandes œuvres, — ouvrier, soldat, salarié nécessiteux ou pauvre résigné, — il n’en a que le spectacle, l’éblouissement et l’écho. L’aiguillon qui nous excite dans les rangs intermédiaires ou dans les régions supérieures de la société, l’émulation des talents, des services publics, des hautes aptitudes, tout cela est pour lui lettre morte. M. de Montyon a eu l’idée d’en faire un jour, pour ces disgraciés du sort, le relief inespéré de la vertu. Il a dit : La pauvreté aura sa lumière qui, devant les hommes, la montrera, avec tous ses mérites, aux plus indifférents et aux plus sceptiques.

Tout le monde sait, d’après l’Évangile, ce que sont les pauvres devant Dieu. Ils sont tout. Un des plus beaux sermons du grand siècle a pour titre : De l’éminente dignité des pauvres dans l’Église. Vous entendez ? Dans l’Église les pauvres sont au premier rang. Les riches n’y pénètrent qu’à leur suite, pour leur rendre hommage. « Venez donc, s’écrie l’orateur, venez, ô riches, dans l’Église de Jésus‑Christ. La porte enfin vous en est ouverte ; mais elle vous est ouverte en faveur des pauvres et à condition de les servir. C’est pour l’amour de ses enfants qu’il permet l’entrée à ces étrangers. Voyez le miracle de la pauvreté ! oui, les riches étaient étrangers ; mais le service des pauvres les naturalise et leur sert à expier la contagion qu’ils contractent parmi leurs richesses. Par conséquent, ô riches du siècle ! prenez tant qu’il vous plaira des titres superbes. Vous les pourrez porter dans le monde. Dans l’Église de Jésus-Christ, vous êtes seulement serviteurs des pauvres[1].

Ainsi parle Bossuet. M. de Montyon savait autant que personne ce dessein de Dieu sur les pauvres. Tranquille sur leur destinée dans l’autre monde, il a voulu les honorer dans celui-ci. Ne soyons pas plus modestes que lui, quand il s’agit d’eux. Disons-nous qu’en regard des perspectives célestes où aucune concurrence humaine n’est permise ni possible, la vie terrestre ménage aux âmes généreuses de douces joies, au désintéressement obscur de nobles récompenses, et qu’un jour vient où la renommée, trop facilement complaisante aux vertus fastueuses, se laisse attirer et séduire pour un instant par l’honnête humilité de quelques vertueux inconnus.

Qui était moins connu et qui désirait moins l’être que ces époux Besnard sur lesquels la ville de Rennes tout entière, ses autorités en tête, semble appeler l’attention de l’Académie française ? Marie-Joseph Besnard est le chef d’un modeste atelier de serrurerie, dont le produit suffisait à peine aux besoins de son ménage. Ces humbles ressources, il a voulu les partager avec de plus pauvres que lui. « Trésor de charité, disait le roi Stanislas, seul trésor qui s’augmente par le partage. » Le gain de la semaine, Besnard le distribue tous les dimanches aux malades, aux orphelins, aux infirmes, aux prisonniers, à tous ceux qui souffrent, tantôt les uns, tantôt les autres. Sa femme est associée depuis trente ans à cette œuvre de bienfaisance, patiente, assidue, vigilante, sans trace d’étalage, sans recherche d’émotion, toujours prête pour le bien avec le calme des bonnes consciences et le sourire du sacrifice. Un jour, Mme Besnard sortait pour la première fois de chez elle après une longue maladie. Elle rencontre, à quelques pas de sa demeure, quatre enfants, à peu près abandonnés par leurs parents, le corps couvert d’une lèpre hideuse, et dans un état de saleté accumulée tellement dégoûtant que l’aumône elle-même s’éloignait d’eux avec une sorte d’horreur. Mme Besnard les attire chez elle, les adopte, se livre à une série de soins aussi rebutants que nécessaires, bravant la contagion qu’elle avait ainsi logée sous son toit. L’œuvre de salut dura plusieurs semaines. Pendant ce temps-là, et pour suffire à l’établissement de sa famille agrandie, Besnard élargissait sa maison. Où trouvait-il de l’argent pour une telle œuvre ? Demandez à Dieu. Il se faisait pauvre, se privait de tout. « Que je suis heureuse, écrit une femme du pays, sauvée elle-même et par les mêmes mains d’une situation désastreuse, que je suis heureuse que ma misère ait pu servir de témoignage, devant les autorités de notre ville, aux bienfaits cachés de Mme Besnard ! quelle douceur dans son accueil ! quelle délicatesse dans sa pré­voyance ! Combien de fois ne m’a-t-elle pas donné le premier morceau de sa table !... » Un autre jour. Mme Besnard s’arrête dans la rue. Elle avait vu passer une pauvre fille, errante, à peine vêtue. Elle lui couvre les épaules avec son camail et prend soin de la faire conduire au Refuge de Saint-Cyr, où sa jeunesse et son honneur seront en sûreté. Combien de jeunes indigentes n’a-t-elle pas ainsi sauvées du dernier malheur ! Dans cette sainte tâche du rachat des âmes, menacées ou possédées par une corruption précoce, son zèle ne s’arrêtait devant aucun dégoût, aucun opprobre. Bossuet nous parle quelque part de la passion du grand apôtre saint Paul pour ce qu’il appelle « les glorieuses bassesses du christianisme ». La charité chrétienne a aussi les siennes. Elle arrive, sous les traits de Mme Besnard, jusqu’au seuil de ces infimes repaires que le plus grossier libertinage a seul l’audace de franchir. Elle passe outre. Elle monte les degrés sordides. Elle entre dans ces réduits où les débitantes d’amour vénal attirent ou attendent leurs victimes... Elle les aborde, elle les interroge, elle les rend attentives à ses paroles ; parfois elle les attendrit. Il résulte des rapports qui ont été faits par les autorités de la ville de Rennes que Mme Besnard a sauvé ainsi plus de cent de ces malheureuses, parmi les plus jeunes. « Qu’on me procure, nous écrit l’abbé Verdy, aumônier du couvent de la Visitation, vingt femmes comme Mme Besnard, et je me charge de transformer la classe ouvrière de Rennes !... »

Mais voici que la guerre éclate. La vaillante femme apprend que le camp de, Confie regorge de malades et de mourants. Elle y court. Elle se voue au service des ambulances. Son âge semblait lui interdire une telle épreuve, et ses forces en apparence n’y pouvaient suffire.

Mais dans un faible corps s’allume un grand courage,

a dit le poète ; et le courage l’a soutenue jusqu’au bout. Son mari, resté à Rennes, soignait les soldats atteints de la petite vérole noire, ensevelissant les cadavres, tou­jours debout, comme en faction, à .toute heure de la nuit, au premier cri d’un agonisant, au premier appel de la mort.

Je suis bien forcé d’abréger tous ces témoignages qui ont si grandement édifié l’Académie française sur les mérites des époux Besnard. Il est un mot qui se reproduit sans cesse dans les pièces que j’avais sous les veux : « Ils s’oublient eux-mêmes ! » C’est le secret de cette pauvreté, tournée en richesse. Oui, Messieurs, l’oubli de soi-même, la calme insouciance du lendemain, la foi dans la Providence que cela regarde (c’est le mot sublime de ces insouciants de la charité) ; accepter de Dieu toute œuvre de périlleuse assistance comme une bonne aubaine qu’il nous envoie, sans songer aux risques, sans faire le compte de ses ressources ; aller de l’avant dans le bien, le cœur haut, sursum corda, l’allure modeste ; — il y a là, non pas seulement un exemple édifiant, mais un beau spectacle, et je ne sais quel attrait esthétique où se complaisait, sans cloute, quand il nous faisait les légataires de sa charité, l’heureuse prévoyance de M. de Montyon.

L’Académie accorde aux époux Besnard le premier prix Montyon, qui est de deux mille francs.

Un prix de pareille somme est accordé à Mlle Émilie Prudhomme, sur la foi d’une lettre touchante, couverte des signatures les plus honorables : députés, conseillers, magistrats, membres du clergé de la ville de Nantes. Émilie Prudhomme a cinquante-huit ans. Sa vie se résume dans une œuvre unique ; mais cette œuvre dure depuis près d’un demi-siècle. Toute jeune encore et orpheline, Mlle Prudhomme est adoptée par un honnête ouvrier, sans fortune comme elle, et qui bientôt après se trouve frappé par un affreux malheur. Un cancer avait atteint son visage et le dévorait. Pour arrêter le progrès du mal, pour soutenir non-seulement le courage du patient, mais celui de sa femme, Émilie était seule. Elle n’a jamais reculé d’un pas, d’une heure, soit devant l’horrible dégoût du traitement qu’il fallait appliquer au malade, soit devant le péril de la contagion. Un jour elle est atteinte à son tour. Après quelques semaines d’une cure énergique et hâtive, elle revient à son poste où elle est encore, important sur son visage, dit l’auteur de la lettre que nous avons citée, une cicatrice aussi glorieuse que celle du champ de bataille. » N’ajoutons rien. Demandons-nous seulement comment Émilie Prudhomme suffisait aux charges de son obscure et inépuisable bienfaisance. Elle gagnait, comme dévideuse dans une filature de coton, savez-vous combien, Messieurs ? un franc vingt centimes par jour. Un de ses parents, voulant l’arracher plus tard aux angoisses d’une pareille épreuve, lui offre chez lui un asile contre la misère. Elle refuse. Le vieil ouvrier qui l’a autrefois recueillie a plus que jamais besoin d’elle. Elle lui restera. La mort seule aura raison de sa reconnaissance obstinée.

Le troisième de nos principaux lauréats, M. le curé Massonneau, est un riche, celui-là ; un de ces riches qui n’ont rien que leur dévouement au service de Dieu, des infirmes et des pauvres, — mais qui prennent de toutes mains ; — mendiants sublimes et infatigables. Établi depuis 1851 dans la cure de Longué, un des chefs-lieux de canton du département de Maine-et-Loire, faibli Massonneau a fait de l’aumône, noblement attirée entre ses mains et habilement dispensée, une puissance créatrice de premier ordre. Avec elle, il a bâti une église, un presbytère, une école pour deux cents enfants, un cercle catholique pour les nombreux jeunes gens qui ne lui préfèrent pas le cabaret : puis un hôpital pour les malades et une maison de refuge pour les vieillards infirmes ; — le tout en moins de vingt ans : — avec une suite dans l’effort, une constance dans le  désintéressement personnel, un entrain dans la grands travaux et un bonheur dans l’exécution qui le signaient visiblement aux suffrages de l’Académie française.

Et, en effet, l’abbé Massonneau n’est-il pas un pauvre à sa manière ? a-t-il quelque chose à lui ? ne s’est-il pas imposé, durant toute sa vie, pour payer le luxe de sa prodigue bienfaisance, des sacrifices qui ont mis à sec l’épargne destinée à l’entretien de sa modeste existence ? Un jour, l’idée lui vient de mettre des vitraux de prix à l’église qu’il avait dispendieusement coi truite. À ce moment il n’avait rien. Je me trompe ; il avait, quelques mois auparavant, reçu la croix d’honneur pour s’être mis en grand péril, pendant une terrible inondation de la Loire, en sauvant quelques-uns de ses paroissiens. Nommé chevalier, il fit un chaleureux appel à ses frères de la Légion. Les vitraux arrivèrent. Ils sont magnifiques. L’église de Longué a été consacrée sous le vocable de Notre-Dame de la Légion d’honneur.

Tout cela nous éloigne-t-il beaucoup des intentions exprimées par M. de Montyon, qui n’a voulu récompenser que des pauvres ? Ce qui nous en rapproche, je l’ai dit, c’est la pauvreté du prêtre, volontaire ou non. Ce n’est pas d’ailleurs le premier emploi de ce genre que l’Académie ait fait des générosités du bienfaiteur. Les rapports sur nos prix de vertu sont remplis de ces attributions intelligentes. Presque chaque année a la sienne[2]. Et puis, savez-vous la conclusion ? Ces prêtres généreux ne soulagent pas seulement les infirmes ; ils fondent des villes. Voici ce que nous écrivaient les autorités de Longué et plus de deux cents notables du pays : « Avant l’arrivée de M. Massonneau, Longué n’était qu’un amas de vieilles maisons qui présentaient l’aspect le plus triste. Aujourd’hui, tout est changé... Sa charité a fait des merveilles :... » On cite des dieux et des héros de l’antique mythologie qui bâtissaient des villes en quelques heures, au son de la lyre. À la charité chrétienne il faut plus de temps. Elle met l’histoire où le paganisme n’avait pu mettre que le roman.

Le compte de M. de Montyon est de 18,500 francs dans nos distributions d’aujourd’hui. Nous sommes loin de l’avoir épuisé. Après nos trois grands prix, l’Académie accorde quatre médailles de première classe, de mille francs chacune, dont je pourrais confondre les titres et résumer l’histoire en un mot : la passion persévérante et industrieuse au service de la charité. Martin (Jean-Baptiste) nous est présenté par l’évêque de Fréjus et tous les notables de cette ville, comme un de ces serviteurs assidus de la pauvreté. C’est un prédestiné dans l’œuvre qu’il a entreprise. Il s’y livre d’instinct, et comme incapable de faire autre chose. Il a servi, pourtant, et avec honneur, dans la marine. Embarqué à bord de la Didon pendant la campagne de Portugal, en 1831, et chargé durant le combat du Tage de relever les morts et les blessés, il revint au pays quelques jours plus tard portant lui-même la cicatrice honorable d’une grave blessure qu’il avait reçue. Sa vie était finie, ou plutôt elle commençait. Il se voua, ayant tant souffert, au soulagement de l’humanité souffrante, faisant profession d’infirmier volontaire et toujours prêt, employant à cette œuvre, sans en rien garder pour lui, le mince pécule qu’il avait laborieusement amassé. Martin est un caractère. Comment suffit-il à tout le bien qu’il fait chaque jour ? Il prend sur sa pauvreté pour ainsi dire. Lui demandez-vous quelques détails de sa biographie particulière pour les joindre aux pièces destinées à l’Académie, il y résiste, et c’est en faisant violence à sa modestie qu’on a pu surprendre quelques dates qui ont permis, nous disent les autorités de Fréjus, de rédiger un mémoire en sa faveur.

Albertini (Étienne), natif du canton de Calacuccia (Corse), maréchal des logis dans l’ancienne garde de Paris, a concentré dans une seule action, mais cette action est hors ligne, toutes les facultés d’énergique bienfaisance dont il est si richement doué. Depuis 1863, sa vie est un sacrifice continu. Un de ses anciens camarades, M. Cremona, officier de gendarmerie, se mourait à Ségré. Albertini, alors au service, obtient une permission de huit jours, va fermer les yeux à son ami, veille à ses funérailles dont il fait les frais ; puis il entreprend d’arracher à la misère la famille de cet infortuné, une femme et quatre enfants. La tâche était rude. Il les ramène tous à Paris et prend tout aussitôt à sa charge le plus jeune de ces enfants dont il surveille l’éducation, de concert avec sa propre femme que nous mettrons de moitié dans la récompense. Le garçon grandit ; il entre comme enfant de troupe au 26e bataillon de chasseurs à pied. Un autre fils de Mme Cremona doit également à Albertini son entrée clans l’armée active. La veuve obtient une pension, non sans peine. C’est ainsi que grâce à l’intervention d’un brave soldat, et avec ses modiques ressources, toute une famille se trouve aujourd’hui relevée d’un malheur qui semblait sans remède. Vrai triomphe de la confraternité militaire, qui saute un degré pour ainsi dire, et du subalterne arrive au supérieur en comblant la distance par le dévouement.

La veuve Maréchal, mère de deux enfants, domestique au service des époux Chéron, à Viroflay, accomplit auprès de ses maîtres, atteints par l’indigence, un de ces miracles de la multiplication des épargnes du pauvre qui se reproduisent si souvent sous nos yeux, sur ce livre d’or de la charité privée. La marquise de Lambert disait, il y a un siècle : « Il faut traiter nos domestiques comme des amis tombés dans le malheur. » C’est quelquefois le tour des maîtres d’être ainsi traités, heureux quand ils ont été justes et bienveillants envers leurs serviteurs, sur lesquels ils s’assurent ainsi comme une douce créance, payable à l’échéance de l’adversité. M. Chéron était banquier à Mortagne, puis à Paris. La veuve Maréchal, sa servante, avait placé sur lui toutes ses épargnes. C’est dire qu’elle perdit tout quand vint la liquidation. Elle devint pauvre et resta fidèle, travaillant pour le compte de ses maîtres, après avoir été ruinée par eux. L’épreuve a duré vingt ans.

Le tisserand Adolphe Liesse, de Saméon (Nord), qui obtient la quatrième de nos grandes médailles, achète un jour aux époux Godomé, tombés tous deux en paralysie, une pauvre masure qui, était leur unique ressource. Il s’y installe. Les vendeurs s’étaient réservé une chambre ; mais ils ne pouvaient ni travailler, ni cultiver leur jardin, ni suffire aux besoins de leur ménage. Adolphe Liesse et sa femme se chargent de tout. Mais la femme meurt. Liesse est tout seul ; et il lui faut pourvoir aux soins de cette maladie implacable qui retient au lit, impuissants et immobiles, les deux infortunés. Liesse continue la tâche commencée, au prix de quelles épreuves, de quelles fatigues, de quels dégoûts, il est impossible à la parole de l’exprimer en public. Mais les dégoûts, le pauvre artisan ne les ressent pas ; les fatigues, il est toujours prêt ; les épreuves, c’est Dieu qui les envoie. Les deux paralytiques perdent l’usage de la parole. Quand ils ont besoin d’assistance, ils frappent sur la muraille, avec un bâton, du seul de leurs quatre bras qui leur est resté... Des années se passent : puis la mort termine cette longue agonie… Liesse avait conservé jusqu’au bout sa bonne humeur. Pourtant, une fois délivré : « Il me semble, dit-il, que je suis maintenant en Paradis... » Et au fait, il l’avait bien mérité.

Après les premiers prix et les grandes médailles, nous arrivons, Messieurs, aux médailles de seconde classe de la même fondation. Ici, un scrupule nous saisit. Pourquoi ces différences entre des vertus qui ont partout la même inspiration ? Les circonstances seules sont différentes, et elles sont le fait du hasard. Le plus grand de nos poètes a dit.

« Ainsi que la vertu le crime a ses degrés… »

Qui osera marquer ces degrés de la vertu, depuis le jour où ce titre lui est justement acquis, jusqu’à l’heure où elle atteindrait, par la grâce de Dieu, l’idéale perfection qui est la sainteté ? Je ne fais qu’indiquer cette difficulté qui souvent nous arrête dans le classement des actes vertueux. Je n’y insiste pas. Nous nous décidons par les circonstances accessoires, les difficultés vaincues, le nombre et la durée des bonnes actions : mais, tout compte fait, nous aimons à confondre dans une estime commune l’inégalité forcée de nos récompenses.

La distribution des largesses de M. de Montyon se complète aujourd’hui par le don de dix-sept médailles de 500 francs, dont huit sont accordées à ce que j’appellerai des bienfaits domestiques, les serviteurs succédant aux maîtres dans l’entretien de la maison, soutenant le ménage avec leurs épargnes ou leur travail, les assistant ruinés, les relevant abattus, les soignant malades, les consolant dans ces afflictions, les plus cruelles de toutes, qui mêlent le souvenir de la prospérité aux souffrances de la misère.

… Nessun maggior dolore
Che ricordarsi del tempo felice
Nella miseria[3]

Ces pauvres servantes qui soulagent la détresse de leurs maîtres font quelquefois mentir les vers du Dante, et grâce à elles un rayon de bonheur vient luire encore, par instants, dans la solitude de ces existences dévastées.

Laissez-nous donc vous nommer ici, en dépit de votre modeste obscurité, car nous ne voulons oublier personne ; laissez-nous vous nommer, Marie Puissant de Corenc (Isère) ; Eugénie Varandal, de Martigny (Vosges) ; Angélique Papuchon, de Poitiers ; Marie Maltaise, de Chemillé (Maine-et-Loire) ; Marie Grosbois, de Paimbeuf ; Marie Durand, de Paris ; et vous aussi, Joséphine Garnier, de Forcalquier (Hautes-Alpes) qui deux fois, quoique jeune encore, refusez un mariage avantageux, pour rester fidèle à vos maîtres malheureux ; et vous enfin, Charlotte Demange, de Nancy, qui aviez persuadé à votre vieille maîtresse, absolument ruinée, qu’elle était toujours riche, et qui l’entreteniez à vos frais dans l’aisance des anciens jours, renonçant ainsi au légitime retour d’une gratitude qui devait être votre seule récompense.

Après ces bienfaitrices désintéressées du foyer domestique, nous récompensons par cinq médailles de la même classe cinq institutrices de village dont le métier est d’enseigner, ce qu’elles font avec zèle, niais dont la vraie vocation est de faire le bien tout autour d’elles, à leurs moments perdus : Jeanne Letellier, de Saint-Gilles Manche) ; Laure Calvat, nommée la Providence d’Échirolles (Isère) ; Thaïs Poitou, de Montlivault (Loir-et-Cher), qui, vouée à la charité la plus active aux dépens de sa santé, de son sommeil et de son pain quotidien, « ne s’en est jamais, nous écrit M. Paul Andral, ni vantée ni plainte » ; Anne Serres, de Saint-Rome (Aveyron) ; Antoinette Jalicon, de Chamalières (Puy-de-Dôme), aveugle de naissance, bienfaitrice assidue des malheureux depuis sa première jeunesse, et dont un de nos correspondants a pu dire, en résumant toute une existence consacrée au bien : « Elle se fait des yeux, celle-là, avec son cœur ! »

Complétons cette liste en y ajoutant le nom de celles qui ne rentrent dans aucune des catégories précédentes, des sœurs de charité libres, pour ainsi cuire, la veuve Héquet, de Nancy, vouée au soutien des enfants abandonnés ; Jean-Marie Toinon, de la commune du François (Martinique), « une saint Vincent de Paul sous les traits d’une femme », nous écrit un conseiller à la cour d’appel de Fort-de-France : puis, Marie Bourassin, de Changy-les-Bois (Loiret) sur le compte de laquelle la duchesse de Dalmatie écrit ces lignes, que n’eût pas désavouées M. de Montyon lui-même : « Je vous félicite d’avoir à mettre en lumière tant de mérite et une si grande modestie » Et enfin, pour terminer cette revue des médaillés de seconde classe, nommons le seul homme qui, pour l’honneur de notre sexe, y figure, Ambroise Blanc, garde forestier à Aillon-le-Vieux (Savoie), un sauveteur par vocation, qui fait généreusement métier d’éteindre les incendies partout où ils éclatent ; — deux fois entre autres avec une sorte d’héroïsme qui a appelé sur lui l’admiration de tout le pays. La maison d’un de ses ennemis brûlait ; il y court et parvient à la sauver d’une ruine imminente. Une autre fois, son jeune fils venait de mourir. Le père était absorbé et comme enseveli dans une profonde douleur... Un bruit le réveille. Au feu ! criait-on. Le village de Chatelard était en proie aux flammes. Grâce au courage de l’intrépide forestier, à l’intelligence de ses dispositions et des secours qu’il appelle et dirige de tous côtés, le village est sauvé.

 

Arrêtons-nous là. Messieurs ; nous en avons fini, non sans peine, avec la prodigue générosité de M. de Montyon. Les dix médailles que nous donnons ensuite, de la valeur de 300 francs, sont le produit d’une fondation récente faite par Mme Marie-Palmyre Lasne, à cette condition qui semble imitée des intentions de M. de Montyon lui-même, que les récompenses seraient accordées aux plus pauvres, et autant que possible, ajoutait la testatrice, « à ceux qui auraient donné de bons exemples de vertu filiale. » Nous avons étendu le sens de cette disposition, non sans le res­treindre pourtant à la série exclusive des vertus privées, exercées au sein de la famille et à son profit. C’est pour des mérites bien constatés de ce genre que nous nommons ici Élisa Clichy, de Janville (Eure-et-Loir) ; Émilie Hébert, de Saint-Cloud ; les époux Marcel, de Villegusien (Haute‑Marne) ; Florence Rauzier, de Florac (Lozère) ; Catherine Lescarboura, de Labastide (Basses-Pyrénées) ; Ferdinand Jacquin, de Paris ; Henri-Charles Bisilliat-Maret, de Paris ; Jean-Pierre Pépin, d’Estables (Lozère) ; Rose Chérin, de Briollay (Maine-et-Loire) ; Joséphine Cicéron, de Toulon (Var), fille d’un adjudant-major de l’ancien et glorieux 17e léger, tué à l’ennemi pendant l’expédition des Portes-de-Fer que commandait le duc d’Orléans. Joséphine Cicéron n’avait que douze ans quand sa mère, devenue infirme, est obligée de renoncer à la direction d’un bureau de poste qui la faisait vivre. L’enfant s’en empare ; avec l’aide de quelques amis, elle suffit à tout. Condamnée à un rude travail de nuit pour l’expédition des courriers, une infirmité cruelle l’atteint à son tour à moins de vingt ans. Le courage lui reste : son œuvre s’accomplit. Aujourd’hui, au moment où nous lui offrons non pas un secours (qu’il soit bien entendu que l’Académie n’en donne pas à ses lauréats), mais une récompense pour sa noble conduite, Joséphine Cicéron a plus de quarante ans. Elle a perdu sa mère. Le bureau, son unique ressource, a passé en d’autres mains. Elle soutient malgré tout plusieurs de ses neveux orphelins. Elle est cligne de l’honorable distinction qu’elle reçoit. Si nous l’avons particulièrement louée, c’est pour que l’éloge rejaillisse sur tous ceux que nous avons condamnés, bien malgré nous, à une simple nomenclature. Tous se ressemblent, comme ces sœurs dont parle le poëte Ovide. Différentes par les traits du visage, elles avaient toutes un air de famille. Nos lauréats se ressemblent par la vertu.

Les récompenses distribuées par l’Académie française ne vont pas chercher la vertu hors de nos frontières. Le nombre considérable de dossiers qui nous ont été adressés de toutes les parties de la France a plus que prouvé combien, depuis un an, notre réserve sur ce point était sage. Ce sont des vertus françaises que nous récompensons, et non pas toutes, mais celles-là seulement, quoique nos frontières, nullement fermées aux bonnes œuvres du dehors, soient partout largement ouvertes à ce genre d’importation. Étaient-ce des étrangères, ces deux demoiselles Bournac (Julie et Henriette) nées à Metz, y résidant encore, après y avoir pratiqué pendant plus de trente ans, et aux yeux de tous, car elles appartenaient à une famille distinguée, les plus nobles et les plus laborieuses vertus ? Leur pauvreté les a condamnées, en 1871, à une nationalité fatale qu’elles ont subie comme le comble de leur infortune. « Est-ce une raison, nous écrit un magistrat, émigré de la ville conquise, pour oublier, clans la distribution de ces prix destinés à toute la France, ceux de ses enfants qui, après avoir prodigué leurs soins à ses défenseurs pendant les désastres de la guerre, ont le malheur de ne plus appartenir à la mère patrie[4] ? » L’Académie n’aurait pas commis un tel déni de justice. Mlles Bournac auraient eu droit à une des médailles de la fondation Marie Lasne au titre des vertus privées qu’elles avaient cachées dans l’ombre du foyer domestique. Le courage qu’elles ont déployé pendant toute la durée du siége de Metz, dans un service public, en soignant aux ambulances les malades et les blessés de notre patriotique armée, les désignait à une récompense plus éclatante. L’Académie a disposé en leur faveur du prix unique de la fondation Souriau, dont le but n’est pas seulement d’honorer la vertu clans l’accomplissement, même pénible, des devoirs de famille, mais le dévouement au prochain sans distinction et à tout risque.

 

C’est là, Messieurs, le vrai caractère de la charité chrétienne. Faire la charité, c’est aimer, au sens le plus rigoureux du mot. Il faut aimer qui ne vous est rien, aimer jusqu’à la passion, jusqu’au sacrifice. Aimer ses parents, ses fils, ses frères, ses sœurs, pour notre propre bonheur, cela est trop facile, on, le mérite n’est pas grand d’aimer qui nous aime, de secourir qui nous assiste, de subir avec toutes ses chances cette solidarité de la famille, qui est pour nous la force quand elle nous soutient, l’honneur quand elle nous invoque, qui a ses bons et ses mauvais jours, étant instituée de par Dieu comme le fondement, parfois menacé, toujours durable, de la société générale.

Mais le prochain, les indifférents, les pauvres, ceux qui disaient tristement sous Auguste : Nos numerus sumus, et qui le disent aujourd’hui, en France, avec moins d’humilité peut-être ; le peuple en un mot, ces masses confuses, ardentes et souffrantes, c’est là qu’il nous faut pénétrer hardiment et doucement au nom de l’humanité. « Qui dit peuple, écrivait la Bruyère, dit plus d’une chose. C’est une vaste expression, et l’on s’étonnerait de voir ce qu’elle em­brasse, et jusqu’où elle s’étend... » Le mot, pris dans son ancienne acception, embrasse encore aujourd’hui tous ceux qu’on appelait alors les inférieurs, de toute condition précuire et nécessiteuse, ceux qui souffrent à un degré quelconque de l’insuffisance de leurs ressources, les existences sans lendemain, les salaires sans épargnes, les chômages forcés, les mères indigentes et fécondes, les filles sans maris et sans ouvrage, les invalides de l’atelier, les victimes du travail sous toutes ses formes, toute cette immense multitude d’êtres humains, doués des mêmes facultés que les heureux du monde, leurs frères dans l’Église, leurs égaux devant la loi, et que tant de causes indépendantes de toute politique humaine condamnent pourtant à une infériorité irréparable. J’appelle cela les pauvres, ceux parmi lesquels M. de Montyon nous a excités à chercher la vertu.

Eh bien ! Messieurs, direz-vous que nous ne l’avons pas trouvée ? Nous n’avons eu que la difficulté du choix dans un si grand nombre. N’est-ce pas dire que la pauvreté s’est à la fin fait sa place. non plus devant Dieu seulement, mais devant les hommes, d’autant plus cligne de nos éloges et de nos respects que nous avons eu à forcer partout le secret dont elle s’enveloppe pour faire le bien, et « que nos prix », comme l’a dit un de mes plus illustres et de mes plus chers prédécesseurs à cette place, « nos prix n’étonnent que ceux qui les reçoivent[5] ? »

Par quelles transformations l’idée de pauvreté, si long­temps associée à un sentiment de mépris et de dégoût, est- elle arrivée, en France surtout, à ce degré d’honneur où nos proclamations publiques l’ont portée ? Le temps me manque pour suivre ces métamorphoses dans l’histoire des mœurs et des sentiments de l’humanité. Le premier des pauvres est Thersite. Le plus célèbre des cyniques n’est qu’un pauvre qui répond au mépris par l’insolence. « Le malheur de la pauvreté, disait Juvénal, c’est qu’elle expose les hommes à la raillerie. » — « Pauvreté, mère des crimes, » disait-on sous Louis XIV. « La pauvreté, disait Champfort, met le vice au rabais... » De plus indulgents ajoutaient : « Pauvreté n’est pas vice, » et ils se croyaient quittes envers elle. Un jour Molière, rencontrant un pauvre, lui donne par mégarde une pièce d’or. Le mendiant court après le poète et l’avertit de son erreur... « Où la vertu va-t-elle se nicher, » s’écrie Molière, et il ajoute un louis à son offrande ; véritable prix de vertu qui a précédé, peut-être inspiré les nôtres[6]. On sait le rôle du pauvre honteux dans le Festin de pierre. Personne aujourd’hui n’oserait placer le dernier des mendiants entre une aumône et un blasphème. Don Juan n’est pas mort. La poursuite des folles amours et des aventures équivoques -est un mal .que la richesse entretient dans les sociétés les plus policées. L’impertinent mépris de l’inférieur n’est plus que le vice ou la sottise de quelques âmes dégradées par les injustes faveurs de la fortune. Pour ceux qui s’appliquent au contraire à les justifier, le pauvre est sacré, s’il est honnête. « La question des intérêts populaires fait battre notre cœur à tous. disait le duc de Noailles en 1855. — « C’est parmi les petits et les faibles, » disait aussi M. de Rémusat, « que se réfugie quelquefois la dignité de l’espèce humaine... » Quelques années auparavant, M. Guizot, traitant à Londres, comme ambassadeur du roi Louis-Philippe, avec sir Robert Peel, remarquait l’émotion du grand ministre anglais, s’attachant à lui dépeindre les souffrances des classes laborieuses en Angleterre[7]. Vous le voyez, Messieurs, nous avons fait du chemin depuis Juvénal et depuis Molière. La niche est devenue un temple, et la pauvreté y reçoit, avec éclat, de toutes les bouches, les hommages dus à la vertu.

Je voudrais bien n’être pas accusé d’exagération, ni surtout d’injustice envers les classes élevées, quand je fais servir un moment le mandat qui m’a été confié à la glorification des malheureux. Les noms illustres que je viens de citer protesteraient contre un pareil reproche. J’en pourrais citer d’autres, et montrer dans le plus haut rang la charité près de la vaillance. L’Académie serait bien aveugle si elle ne voyait tout autour d’elle, dans ce monde supérieur et intelligent, ce que cette bienfaisance lui inspire de nobles actions, souvent aussi cachées par la discrétion du riche bienfaiteur que celles du pauvre par son obscurité. Jamais, à aucune époque, en. France, « le pays de l’aumône », comme on l’a si bien dit, jamais la société n’a tant fait pour le soulagement des misères qui sont le fond permanent de toutes les grandes agglomérations humaines ; jamais elle n’a pourvu si promptement à la réparation de ces malheurs foudroyants, qui éclatent à l’improviste, et où parfois la précède la généreuse initiative de la presse quotidienne. Non ce n’est pas calomnier la haute société française que de faire ressortir les qualités des classes inférieures. C’est s’associer plutôt à son œuvre, et c’est ainsi que pour ma part, à cette place, j’ai compris ma mission.

Je viens, en effet, de passer plusieurs jours les yeux fixés sur ces édifiantes archives de la pauvreté vertueuse, montant et remontant, à la suite de nos lauréats, ces calvaires de l’épreuve obscure et douloureuse qu’ils ont gravis si souvent ; et maintenant je voudrais avoir le droit de dire que j’en suis à mon tour devenu meilleur. Je ne l’ose ; mais je souhaite à tous ceux qui m’écoutent ou qui me liront d’avoir quelque jour, sous une forme quelconque, une pareille tâche à remplir. Je souhaite à mes contemporains, à mon pays, à ceux qui obéissent et à ceux qui gouvernent, je souhaite à tous, aux grands et aux petits, aux humbles et aux puissants, — aux puissants surtout, — de songer à ces exemples que nous venons de recueillir à leur intention ; car ce ne serait rien de récompenser la vertu, si l’on ne la donnait en même temps pour modèle.

La plus grande leçon qui sorte de tant d’honnêtes actions, si simplement accomplies, vous le savez. Messieurs ! c’est aussi la plus grande de toutes celles que donnent la religion et la morale : le renoncement à tout intérêt personnel en vue du bien qu’on veut faire, soit au prochain, soit au pays : car tout est là, en haut et en bas : s’oublier soi-même. L’Académie n’est pas, à Dieu ne plaise, une assemblée politique, ni même un congrès consultatif sur des questions internationales ; elle n’a pas de sentence à rendre, pas de décrets à promulguer. Qui pourrait lui refuser le droit d’être écoutée, au nom des lettres, dans des questions de moralité publique ? La distance est-elle donc si grande de la littérature à la morale, et du culte du beau à l’adoration du bien ? « La vertu, dit Jean-Jacques Rousseau, n’appartient qu’à un être faible par sa nature, fort par sa volonté[8]... » Que manque-t-il donc à ceux que la naissance, la fortune, le génie et l’autorité, la guerre et la victoire ont faits puissants sur cette terre, en France et hors de France, que leur manque-t-il pour être vertueux ?...

 

[1] Sermon sur l’Éminente dignité des pauvres dans l’Église, p. 393 du t. II des chefs-d’œuvre (Lefèvre, 1844).

[2] Voir notamment de MM. le duc de Noailles (1851), Guizot (1859), Charles de Rémusat (1860), Victor de Laprade (1861), le comte de Montalembert (1862), Saint-Marc Girardin (1863). L’abbé Brandelet, recommandé à l’Académie, en 1865, dans un édifiant rapport de M. Sainte-Beuve, a peut-être servi de modèle au pieux héros dos Courbezon. On sait que cet excellent livre de M. Ferdinand Fabre, roman, si l’on veut, mais vrai sans réalisme et touchant par sa simplicité même, a été couronné en 1862 par l’Académie française.

[3] L’Inferno, canto V.

[4] Lettre d’un ancien président de chambre à la cour impériale de Metz, aujourd’hui conseiller à la cour d’appel de Paris.

[5] M. Saint-Marc Girardin (1863).

[6] Voltaire, Vie de Molière, tome XXVIII (Édit. Lefèvre).

[7] Étude sur Robert Peel, par M. Guizot.

[8] Émile, liv. V.