Rapport sur les concours de l’année 1878

Le 2 août 1878

Camille DOUCET

ACADÉMIE FRANÇAISE.

SÉANCE PUBLIQUE ANNUELLE

DU JEUDI 2 AOUT 1878.

RAPPORT

DE

M. CAMILLE DOUCET

SECRÉTAIRE PERPÉTUEL DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE

SUR LES CONCOURS DE L’ANNÉE 1878.

 

Messieurs,

Pour la troisième fois depuis vingt ans, la France a convié l’univers à l’un de ces concours solennels que la voix éloquente de M. Villemain salua d’ici à deux reprises, en appelant la première de nos Expositions : la grande fête du travail humain ; puis, en glorifiant les merveilles des arts « réunies, disait-il en 1867, dans le forum de l’Europe et de l’Amérique, au milieu d’une capitale agrandie ».

Aujourd’hui, Messieurs, au milieu d’une capitale qu’on aurait tort de croire diminuée, quand elle a d’autant plus l’ardeur de s’agrandir encore, souffrez qu’à notre tour nous commencions par rendre hommage à cette nouvelle grande fête du travail humain, dont la France abattue n’a pas craint de rêver l’éclat, à ce tournoi magnifique et pacifique auquel, sans hésitation, accourant, de partout, au premier appel et nous apportant leurs trésors, tous les arts, toutes les industries ont voulu venir prendre part. C’est leur honneur et c’est le nôtre !

 

Les concours dont j’ai maintenant à vous rendre compte n’auraient pas, pour être modestes, besoin d’un si grand contraste. La tâche délicate, sans gloire peut-être, mais non sans douceur ni quelquefois sans amertume, d’accueillir tant de travaux, d’en apprécier les mérites divers, et de comparaître enfin devant vous, pour proclamer ses choix et justifier ses préférences, est imposée chaque année à l’Académie, qui s’en estime heureuse et fière.

Sa récompense, Messieurs, serait d’avoir souvent à couronner des livres d’une haute portée littéraire ; ceux-là toujours étant pour elle les vrais ouvrages utiles aux mœurs. Jamais, dans ce but, l’Académie ne cessera de faire publiquement appel au talent et à la confiance des meilleurs écrivains dont, par un juste échange, elle aimerait à honorer dignement les œuvres par de plus larges récompenses.

Cette bonne fortune, nous l’avons aujourd’hui, du moins, pour le premier, le plus ancien de nos concours ; pour celui qui, depuis plus de deux siècles, appelle annuellement l’Académie à décerner, tour à tour, un prix d’éloquence et un prix de poésie.

Ce n’est pas un prix d’éloquence ; mais deux prix d’éloquence, que, cette année, ont mérités et obtenus deux de nos concurrents : deux prix entiers, qu’il nous eût été plus facile d’accorder que d’acquitter, si un ministre secourable ne nous eût tirés d’embarras, en doublant notre crédit spécial, et en nous permettant ainsi d’être doublement généreux et doublement équitables.

Après avoir mis successivement au concours des études sur Voltaire, sur Rousseau et sur Montesquieu, l’Académie devait au XVIIIe siècle, elle se devait à elle-même, comme aux lettres et à la science, réunies el personnifiées dans un seul homme, de proposer aussi pour l’un de ses prix l’Éloge de Buffon. Elle l’a fait, Messieurs, et rarement ses appels ont été plus entendus, rarement ses intentions ont été mieux comprises, rarement ses vœux mieux exaucés.

Tandis que Linné lui-même avait fini par rendre justice au grand rival dont le dédain superbe ne l’avait pas épargné ; tandis que chez nous Cuvier, reconnaissant Buffon pour son maître, s’était incliné devant ce qu’il appelait ses idées de génie ; quelques savants plus modernes affectaient, au contraire, de le dédaigner à leur tour, et de le reléguer parmi les simples littérateurs, en le rapprochant, avec une malicieuse bonne grâce, les uns de Fontenelle, de Bernardin de Saint-Pierre les autres.

Le moment était donc venu, à tous égards, de demander à de nouvelles études la vérité et la justice.

Dix-huit manuscrits nous ont été envoyés pour ce concours. Soumis d’abord à l’examen d’une commission, chacun d’eux a fini par être lu, en pleine séance, devant l’Académie, discuté et jugé par elle. À cette première épreuve, cinq discours avaient survécu ; trois seulement ont résisté à la seconde ; ils portaient les nos 2, 3 et 14.

La supériorité incontestable des deux derniers ayant bientôt été reconnue, de longues discussions s’engagèrent à leur égard, sans que, en fin de compte, il fut possible de faire un choix entre deux œuvres d’un caractère très différent, mais qui, l’une et l’autre, se recommandaient par des mérites réels, dont les juges étaient également frappés. Le second (n° 14) rentrait bien dans les conditions du programme ; il se renfermait dans des bornes convenables et en faisant une part suffisante à la science, son auteur se distinguait par un vrai mérite littéraire. Le premier (n° 3) dépassait visiblement les limites que l’Académie et la nature même du concours avaient prescrites aux concurrents ; c’était plus qu’un discours, sans doute ; mais, d’un bout à l’autre, le travail était trouvé excellent, et les qualités supérieures de cette longue étude semblaient devoir défendre l’auteur et l’ouvrage contre des observations très justes, contre des reproches très légitimes. L’Académie se demandait d’ailleurs, s’accusant volontiers elle-même pour excuser le coupable, si, en proposant l’éloge de Buffon, elle n’avait pas, en quelque sorte, amnistié d’avance ceux qui se laisseraient entraîner par l’ampleur, l’étendue et l’importance du sujet.

 

Dans cette situation, Messieurs, ne croyant pas juste de sacrifier aucun de ces discours et ne pouvant même admettre que l’un des deux fût subordonné à l’autre l’Académie a été amenée à décider que deux prix égaux, de deux mille francs chacun, étaient décernés par elle aux deux discours portant les numéros 3 et 14, pour être proclamés ex æquo, sans distinction ni préférence, dans l’ordre que leur assignait leur rang d’inscription.

Le concours étant ainsi terminé, il ne restait plus qu’à procéder à l’ouverture des deux plis cachetés contenant les noms et les adresses des lauréats.

Si j’entre dans de pareils détails, c’est qu’une surprise douloureuse allait bientôt émouvoir l’Académie et donner trop raison au parti qu’elle venait de prendre.

Le discours inscrit sous le numéro 3 portait pour épigraphe : Majestati naturae par ingenium.

Et au-dessous :

Pendent opera interrupta.

« Les travaux s’arrêtent interrompus ! »

Ce discours, à qui les plus sévères d’entre nous n’avaient reproché que d’être trop long, n’était même pas destiné, sans doute, à mériter ce reproche.

Sans avoir le temps de le revoir, de l’achever, de le perfectionner en l’abrégeant, son jeune auteur, M. Narcisse Michaut, licencié en droit, docteur ès lettres, était mort à Nancy, à l’âge de trente-deux ans !

Une simple note, d’autant plus touchante, signée par son père et par sa mère, accompagnait cette déclaration officielle.

Interprètes de l’enfant qu’ils viennent de perdre, ils ont, disaient-ils, fait recopier son travail, inter rompu par la maladie.

Pendent opera interrupta.

L’Académie a écrit à ce pauvre père et à cette pauvre mère, pour les prier tous deux de déposer en son nom, sur la tombe de leur malheureux fils, la couronne qu’elle lui décerne aujourd’hui.

Le discours inscrit sous le numéro 14 porte pour épigraphe :

Obscura de re tam lucida pango
Carmina.
(LUCRÈCE.)

Son auteur, à peine âgé de trente ans, est M. Félix Hémon, professeur de seconde au lycée de Rennes.

C’est encore au XVIIIe siècle que l’Académie emprunte un sujet pour le nouveau concours d’éloquence, dont le prix sera décerné par elle en 1880.

Buffon aujourd’hui, Rabelais hier, Bourdaloue et Vauban avant eux, Sully et Jean-Jacques Rousseau, ont, depuis dix ans, reçu ici d’éclatants hommages.

Pour varier, Messieurs, et sans qu’elle s’exagère à elle-même l’importance d’un écrivain aimable et aimé, l’Académie propose pour ce concours : l’Éloge de Marivaux.

Si, de 1720 à 1746, il composa plus de trente comédies, sans compter une tragédie qu’Annibal aurait plus que moi le droit de lui reprocher, Marivaux n’est guère connu de nos jours que par trois ou quatre de ses plus gracieuses pièces qui, protégées contre l’oubli par le talent de quelques rares comédiennes, figurent encore, non sans honneur, à leur rang et à leur place, dans le répertoire élégant du Théâtre-Français. Quant à ses romans, qu’on ne lit plus qu’à peine, le souvenir même s’en est presque entièrement effacé, mais leur premier succès fut prodigieux ; la France et l’Angleterre y applaudirent des deux mains, avec une sorte de rivalité d’enthousiasme, et lorsque Paméla parut, dix ans après Marianne, Marivaux fut comme soupçonné et loué d’avoir inspiré Richardson : « Les romans de M. de Marivaux, écrivait plus tard d’Alembert, supérieurs à ses comédies par l’intérêt, par la situation, par le but moral qu’il s’y propose, ont le mérite, avec des défauts que nous avouerons sans peine, de ne pas tourner, comme ses pièces de théâtre, dans le cercle étroit d’un amour déguisé, mais d’offrir des peintures plus variées, plus générales, plus dignes du pinceau du philosophe. »

C’est à tous les pinceaux comme à toutes les plumes, à tous les philosophes comme à tous les écrivains, que l’Académie s’adresse à son tour, pour demander que dans un portrait définitif, justice soit rendue à l’auteur de Marianne et à l’auteur des Fausses Confidences, au moraliste attendri qui connaissait tous les sentiers du cœur humain, s’il n’en savait pas la grande route, comme on le lui a reproché ; au raffiné capricieux qui mettait de l’esprit partout, et qui, se piquant de ne rien emprunter, ni aux vivants ni aux morts, eut ce mérite de créer, pour son usage personnel, un genre à part, qui a gardé son empreinte et son nom.

 

Je disais tout à l’heure que l’éloge de Buffon avait paru exiger et, par conséquent, excuser des développements exceptionnels dont l’Académie a trop souvent lieu de regretter la longueur. Cette fois-ci, du moins, et sans offenser Marivaux, les concurrents vont avoir une belle occasion d’être courts.

Le conseil d’être courts que je donne ainsi volontiers aux autres, je ne manque pas, croyez-le bien, Messieurs, de me le donner d’abord à moi-même. Mais comment le suivre, quand le nombre des ouvrages envoyés à nos concours s’augmente encore chaque année, quand jamais n’a été plus considérable le nombre des livres que l’Académie a généreusement réservés, beaucoup pour des encouragements et quelques-uns pour des couronnes ?

 

Le grand prix Gobert est décerné à M. Chantelauze pour son ouvrage sur le Cardinal de Retz et l’affaire du chapeau.

Dans votre intérêt, Messieurs, et dans le mien, je voudrais pouvoir reproduire entièrement devant vous l’excellent rapport que fit à ce sujet devant l’Académie un de nos meilleurs confrères, un des plus savants historiens de la Restauration.

L’affaire du chapeau, disait-il, n’est en réalité, dans cet ouvrage, qu’un épisode, important sans doute, mais d’une importance secondaire, dans laquelle le cardinal de Retz joua un rôle si considérable ; on peut dire, le premier rôle. Après tant de mémoires où cette histoire nous a été racontée, après ceux du cardinal de Retz surtout, qui y confesse ses fautes, ses erreurs et ses mécomptes avec l’abandon d’une entière franchise, on pourrait se croire en possession de la vérité tout entière sur cette singulière époque. Grâce aux documents inédits que M. Chantelauze est parvenu à se procurer et qu’il a mis en œuvre avec beaucoup d’habileté, nous savons maintenant qu’il nous restait encore quelque chose à apprendre ; nous savons que les confessions du cardinal sont loin d’être complètes et qu’en beaucoup de points il a dénaturé les faits, à son avantage, cela va sans se dire, et au préjudice de ses adversaires. Malgré l’admiration que lui inspiraient, à juste titre, le courage, l’énergie, l’éloquence, le profond esprit politique de son héros, toutes ces grandes et rares qualités auxquelles Bossuet lui-même a rendu hommage, M. Chantelauze ne s’en laisse pas éblouir au point de croire qu’elles puissent tout excuser, justifier tout encore moins.

Partout alors, à Rome comme à Paris, la politique ne consistait guère qu’en une série d’intrigues compliquées dans lesquelles le lecteur se perdrait si elles ne lui étaient exposées tout à la fois d’une façon claire et rapide ; à ce point de vue, le livre de M. Chantelaure ne laisse rien à désirer. Son style n’a pas la gravité soutenue de l’histoire proprement dite et ne cherche pas à l’avoir ; le style simple, facile et animé des mémoires convenant par-dessus tout au récit d’événements, frivoles en eux-mêmes, si parfois ils furent sérieux dans leurs conséquences.

M. Chantelauze se propose de raconter encore, à l’aide de nouveaux documents, la lutte que le cardinal de Retz soutint pendant sept années, dans la prison et dans l’exil, après l’extinction de la Fronde, contre Mazarin ; et les missions importantes dont Louis XIV le chargea plus tard auprès du Saint-Siège. Cette seconde partie n’aura sans doute pas moins d’intérêt que la première et l’Académie, qui eut hésité, peut-être, à décerner la plus haute de ses récompenses à un travail inachevé, entend bien l’appliquer d’avance à l’ensemble, à la totalité de l’œuvre. M. Chantelauze est un bon débiteur, on lui fait volontiers crédit.

L’histoire d’une famille écrite avec indépendance, en dehors des influences intéressées à en exagérer les proportions, peut donner, sur l’état des mœurs et de la vie domestique aux différentes époques, des informations détaillées qu’on attend moins des histoires générales. N’étant pas tenus de dire tout, les écrivains peuvent choisir et, en s’attachant à mettre en relief les figures vraiment saillantes, faire une moindre part aux personnages effacés qui ne demandent qu’à rester dans l’ombre.

M. Pingaud l’a compris de la sorte et l’a ainsi pratiqué dans son livre sur les Saulx-Tavannes.

C’est au grand homme de la maison de Saulx, à celui qui l’a rendue illustre, au maréchal de Tavannes enfin, qu’il a consacré la plus grande partie de son travail et la meilleure. Bien qu’elle eût la prétention fabuleuse de remonter au delà du second siècle de notre ère, la maison de Tavannes n’avait figuré jusqu’alors qu’à la cour des ducs de Bourgogne. Cette province venant d’être réunie à la couronne, Gaspard de Saulx s’attacha aux rois de France et servit glorieusement François Ier et Henri II, avant de prendre part aux guerres civiles qui désolèrent le pays, sous le règne de Charles IX. Il gagna des batailles dans un temps où on en livrait peu, bien qu’on se battît beaucoup. C’était un représentant du moyen âge, attardé au milieu d’une génération nouvelle plus policée, plus polie au moins, sans qu’elle eût cessé d’être cruelle et corrompue. Il avait l’énergie, la vigueur, la rudesse des chevaliers du XIVe et du XVe siècle, aimant comme eux la guerre, pour le plaisir qu’y trouvait son esprit dépourvu de toute culture, pour le pillage aussi et pour le butin surtout, épargnant peu le sang des vaincus et n’épargnant jamais le sien.

Deux de ses fils, Guillaume et Jean, l’un ami fervent d’Henri IV, l’autre ardent ami de Mayenne, luttèrent ensemble pendant trois ans de suite, royaliste contre ligueur, et méritèrent tous deux de rester célèbres, non à côté, mais au-dessous du vainqueur de Jarnac et de Montcontour, dont ils ont écrit la glorieuse histoire dans des notices distinctes, dans des mémoires que le temps a respectés et consacrés.

Après ce père, après ces fils, la maison de Saulx-Tavannes, puissante encore et honorée, allait voir son éclat s’affaiblir sous les règnes de Louis XIV et de Louis XV, pour s’éteindre entièrement de nos jours, dans des circonstances sinistres que M. Pingaud a eu le bon goût de ne pas rappeler.

À ce livre plein d’intérêt et dont le style est à la fois élégant et correct, l’Académie décerne le second prix Gobert.

Fondé en faveur des meilleurs travaux historiques, le prix Thérouanne était disputé cette fois par de nombreux concurrents, parmi lesquels l’Académie a distingué surtout un ouvrage en deux volumes, intitulé : les Ducs de Guise et leur époque, dont l’auteur est M. H. Forneron.

La moitié du prix Thérouanne est attribuée à ce livre.

L’autre moitié est partagée, à titre égal, entre M. Debidour, pour son ouvrage sur la Fronde angevine, et M. A. Luchaire, pour un livre intitulé : Alain le Grand.

Comme M. Pingaud, pour les Saulx-Tavannes, c’est en quelque sorte la monographie d’une famille que M. Forneron a faite pour les ducs de Guise ; mais le rôle de la maison de Guise est si grand, son importance si considérable que l’auteur a pu, tout naturellement, donner à son ouvrage un second titre : Étude sur le seizième siècle.

Le XVIe siècle, en effet, est retracé là tout entier, dans ses institutions, dans ses mœurs, dans les grands caractères qui l’ont illustré. Rien d’essentiel n’y est omis. Des anecdotes bien choisies, des détails caractéristiques et des citations heureuses y répandent la vie, le mouvement et l’intérêt.

Les trois grands ducs de Guise : Claude, habile, prudent, circonspect, qui a préparé la grandeur de sa maison ; François, le héros de Metz, de Calais, de Dreux, qui a fondé et justifié cette grandeur par d’immenses services rendus au pays, ambitieux sans doute, mais avec mesure, et aussi vertueux qu’il était possible de l’être dans ce siècle pervers ; Henri, enfin, le brillant aventurier, l’ambitieux sans scrupule, ne reculant devant rien de ce qui pouvait servir ses desseins et ses passions, employant des talents merveilleux et une popularité sans égale à des entreprises criminelles, dont une entreprise, criminelle aussi, devait seule arrêter le cours ; ces trois personnages sont admirablement peints par M. Forneron. J’en dois dire autant des portraits de Catherine de Médicis, de Charles IX, de Henri III et de l’amiral de Coligny. Fatigué peut-être vers la fin de son travail, l’auteur en a un peu pressé le dénouement. Quelques pages de plus auraient mieux fait connaître le duc de Mayenne, trop effacé dans l’histoire par l’éclatante renommée de son père et de son frère.

 

La Fronde angevine, de M. Debidour, prouve une fois de plus que les troubles qui agitèrent la France pendant la minorité de Louis XIV eurent des causes très diverses et en partie contradictoires. Ce qui distingue surtout le mouvement angevin, c’est qu’au lieu d’avoir été fomenté, comme à Paris et à Bordeaux, par la magistrature, à Angers il fut combattu par elle. La ville d’Angers était depuis deux siècles en possession de libertés très étendues ; cependant la haute bourgeoisie et la magistrature étaient parvenues à s’emparer, à peu près exclusivement, des fonctions municipales et des droits électoraux, usant de leur pouvoir pour s’assurer à elles-mêmes tous les avantages et pour s’exonérer de toutes les charges en les faisant peser sur les classes pauvres. C’est contre ces abus bien plus que contre l’autorité royale que furent dirigées pendant la Fronde les révoltes de la population angevine, et, par une conséquence naturelle, la magistrature, partout ailleurs hostile au ministère, fit à Angers cause commune avec lui pour réprimer les mouvements populaires. Par suite de ces funestes divisions, dit M. Debidour, la ville perdit ses libertés et tomba, pour plus d’un siècle, dans la dépendance absolue du pouvoir ministériel. La monarchie, ajoute-t-il, profita-t-elle au moins de ce long espace de temps pour procurer aux Angevins les avantages qu’ils n’avaient pas su se donner ? Leur fit-elle oublier, à force de bienfaits, leurs immunités perdues et leurs droits confisqués ! L’état dans lequel les choses se trouvaient en 1789 prouve qu’elle n’avait pas su accomplir cette tâche.

Ces réflexions, textuellement empruntées à l’ouvrage de M. Debidour, sont en quelque sorte le résumé, la morale des faits exposés par lui, avec beaucoup de jugement et d’impartialité, dans un récit simple, clair et constamment plein d’intérêt.

 

En racontant, de son côté, la vie d’Alain le Grand, sire d’Albret, M. Luchaire semble avoir dressé l’acte de décès de la féodalité. À la fin du XVe siècle, les grandes dynasties princières qui, lors de l’avènement de la royauté capétienne, se partageaient le sol de la France, et dont quelques-unes étaient plus puissantes que cette royauté elle-même, avaient disparu depuis plus de deux cents ans. Une partie de leurs vastes domaines avait été réunie à la couronne ; le reste concédé aux branches apanagées de la famille royale, qui n’avaient pas tardé à s’éteindre. Il ne restait plus guère, de cette seconde lignée de grands feudataires, que le duc de Bourbon, et le moment n’était pas éloigné où, par l’effet de sa trahison, ses États devaient aussi se confondre dans le domaine royal ; bientôt enfin, la royauté allait acquérir une force qui laisserait à peine à ses vassaux les plus considérables quelques restes insignifiants de leur ancienne puissance.

Le tableau de la lutte dernière, si dramatique et si émouvante, de la féodalité contre la royauté absolue, puissamment secondée par l’action judiciaire, fait le grand intérêt du livre de M. Luchaire, qui en retrace les incidents compliqués avec beaucoup de lucidité et une connaissance parfaite de la matière.

 

Le souvenir de M. Guizot est toujours si présent parmi nous, si vivant encore, si cher et si honoré, qu’au moment de proclamer le prix qui porte son nom, j’hésite, en vérité, comme retenu par l’émotion et le respect.

Le prix Guizot, Messieurs, l’Académie l’attribue à une Histoire de Montesquieu, dont l’auteur est M. Louis Tian, avocat à la cour d’appel de Paris.

Ce n’est pas, après tant d’autres, une nouvelle étude critique et philosophique sur les œuvres de Montesquieu que M. Vian a voulu faire ; c’est l’écrivain, c’est l’homme lui-même qu’il a particulièrement étudié et qu’il nous fait bien connaître dans une biographie très intéressante, pleine de détails neufs, curieux et instructifs, notamment sur les voyages du grand Président, sur ses habitudes et ses relations de société.

« On ne saurait trop encourager ces études biographiques, qui rajeunissent de grandes figures trop délaissées et qui réveillent l’admiration et la reconnaissance. »

J’emprunte avec plaisir cette phrase à la préface dont notre éminent confrère M. Édouard Laboulaye a orné l’ouvrage de M. Vian. L’observation était juste, le conseil était bon ; l’Académie a tenu compte de l’une et de l’autre ; mais en aimant à encourager cette étude biographique qui rajeunit une grande figure, elle n’a pas laissé que de faire certaines réserves, et elle recommande surtout au jeune auteur de revoir avec soin, pour une édition nouvelle, ses deux chapitres sur les prédécesseurs de Montesquieu.

Le temps me manque, mais le courage semblerait me manquer plus encore si je m’arrêtais sans faire part à M. Vian d’un scrupule qui m’est personnel. L’ardeur de son dévouement ne l’entraîne-t-elle pas jusqu’à l’injustice, quand il accuse les descendants actuels de Montesquieu de confisquer entre leurs mains, et au détriment du public, ce qu’ils possèdent de la correspondance et des manuscrits inédits de leur illustre aïeul ? Je tiens d’eux, au contraire, que bientôt tout ce qui pourra contribuer à honorer cette grande mémoire et à enrichir le trésor des lettres françaises, sera publié par leurs soins. J’en prends acte et, heureux qu’il en soit ainsi, je l’annonce avec plaisir à ceux qui, comme nous et comme M. Vian, l’espèrent, le désirent et le demandent.

 

C’est au bruit des clairons, des tambours et des trompettes, que je voudrais pouvoir proclamer le prix Halphen ; l’Académie l’ayant décerné à un général pour quatre gros volumes contenant l’histoire de deux généraux, et cela, sur la proposition d’un quatrième général qui s’y connaît et que vous y reconnaîtriez avec plaisir, s’il m’était permis de reproduire ici, dans leur entier, les termes mêmes de son excellent rapport.

Les Parisiens qui ont assisté aux revues de la garnison de 1830 à 1840, se rappellent la haute taille, la fière tournure à cheval, la belle et imposante figure du général commandant la première division militaire.

C’était le général Pajol.

Pendant de longues années, il avait pris une part brillante à toutes les campagnes de la Révolution et de l’Empire. Parti du dernier échelon, il avait monté, comme tant d’autres, pour ne s’arrêter qu’au sommet.

Cette histoire, qui méritait que le souvenir n’en fût pas perdu, est racontée en détail, avec une simplicité gracieuse et une compétence impartiale, par le fils aîné du général Pajol, général de division lui-même, qui gagna bravement ses grades sur les champs de bataille d’Afrique et de Crimée. Déjà, dans l’intervalle de ses campagnes, et dans les loisirs de la garnison, il cultivait les arts avec ardeur et avec succès. Deux statues en bronze sont sorties de son atelier : l’une d’elles, premier et juste hommage d’un fils à son père, orne à cette heure la promenade de Chamars à Besançon ; l’autre, représentant l’empereur Napoléon Ier, domine majestueusement le pont de Montereau qu’elle voudrait défendre encore. Sans quitter l’ébauchoir ni l’épée, s’armant un jour de la plume, et tenté de mettre en lumière des documents nombreux que l’héritage paternel lui avait transmis, le général-artiste se plut à raconter en trois volumes les glorieux combats et les événements historiques auxquels son père avait pris part.

Ayant rencontré sur sa route un nom illustre, celui de Kléber, il consacra un quatrième volume au héros alsacien, au vainqueur de Damiette et d’Héliopolis.

Écrites sans prétentions, ces deux curieuses monographies, l’une intitulée Kléber, l’autre Pajol, sont une mine de renseignements nouveaux et précieux ; les récits sont clairs et exacts, les appréciations judicieuses et impartiales. C’est un monument un peu fruste, a-t-on dit, auquel peut manquer la proportion, mais qui pourtant a sa grandeur.

Le même rapport avait signalé avec faveur un autre ouvrage intitulé : Histoire de rétablissement des Arabes dans l’Afrique septentrionale, composée par un jeune Français d’Afrique, M. E. Mercier, interprète civil à Constantine, qui promet d’y occuper bientôt un rang distingué parmi nos arabisants. Ce livre, inspiré par l’importante histoire d’un célèbre écrivain du XVe siècle, Ibn-Khaldoun, contient des documents curieux, choisis avec discernement ; la lecture en est agréable et intéressante. En m’invitant à le mentionner dans ce rapport, l’Académie a voulu donner à son auteur un témoignage d’estime et d’encouragement.

 

Nous entrons maintenant, Messieurs, dans une série de prix que l’Académie a été amenée à partager tous, avec regret peut-être, mais en croyant ainsi se montrer à la fois juste et bienveillante.

Le prix Bordin est décerné, avec une allocation de deux mille francs à M. Gustave Merlet pour un tableau de la littérature française, de 1800 à 1815 ; le surplus étant attribué à M. le comte de Gobineau, ancien ministre de France en Suède, pour un volume d’études d’histoire et d’art, intitulé : la Renaissance.

Sur le prix Marcelin Guérin, deux mille francs sont alloués, en première ligne, à un volume intitulé : la Russie, dont l’auteur est M. Alfred Rambaud, professeur de la Faculté des lettres à Nancy.

Et mille francs à chacun des ouvrages suivants : David d’Angers, deux beaux volumes grand in-octavo, par M. H. Jouin ; Les Harmonies du son et les instruments de musique, par M. Rambosson ; L’Instruction publique dans les États du Nord, par M. Hippeau.

 

M. Gustave Merlet est un lettré et un érudit ; il sait tout et porte sur tout des jugements très sains et très judicieux.

Dans son tableau de la littérature pendant les quinze premières années du XIXe siècle, il a su faire d’excellents choix entre les écrivains modernes, et donner à chacun d’eux la part qui lui revenait : ses portraits les rappellent à ceux qui pouvaient les oublier : à ceux qui les connaissaient mal, il apprend à les bien connaître.

M. le comte de Gobineau a fait, en hommes de lettres plus encore qu’en historien, son livre sur la Renaissance. Si quelques erreurs chronologiques ont paru lui échapper, c’est volontairement sans doute qu’il les a commises ; usant de la liberté que s’arrogent souvent les romanciers et les auteurs dramatiques, de rapprocher, pour les besoins de leur cause, des hommes et des événements que l’austère vérité voudrait qu’on tînt à distance. Avec des noms et des personnages historiques, M. de Gobineau a composé une série de tableaux qui ont leur mérite, leur grâce et leur charme et dont l’ensemble constitue une lecture agréable et intéressante.

Historien véritable et déjà connu par d’importantes publications que l’Académie a remarquées, M. Alfred Rambaud a condensé dans son nouvel ouvrage toutes les parties éparses de l’histoire de la Russie. Ce n’est pas l’impression passagère d’un voyage fait à la hâte qui se reproduit dans son livre ; le pays lui est bien connu ; il l’a visité et même habité ; c’est donc le fruit d’un long séjour et d’une longue étude qu’il publie, avec une libre facilité de forme qui, sans qu’elle aille jamais jusqu’à l’incorrection, contraste parfois un peu, par son élégance même, avec l’exacte sévérité du fond.

Au moment de quitter la Russie, dont M. Rambaud vient de nous enseigner l’histoire, nous rencontrons à sa frontière M. Hippeau qui nous y retient un instant encore. Après avoir visité toutes les institutions de l’Europe et de l’Amérique, M. Hippeau a terminé sa tâche en allant inspecter pour nous les écoles de la Russie, de la Suède, de la Norvège et du Danemark. Plein d’observations intéressantes sur l’organisation de l’instruction publique dans les États du Nord, le livre qu’il en rapporte se recommandait à l’attention de l’Académie.

Au même titre, Messieurs, et du droit qu’elle croit avoir d’encourager, pour des mérites de forme et de style, des travaux d’art ou de science qui, tout d’abord, sembleraient peut-être échapper à sa compétence naturelle, l’Académie a distingué l’ouvrage de M. Jouin sur David d’Angers et celui de M. Rambosson sur les Harmonies du son et les instruments de musique.

Dans chacun de ces livres, à côté de certains détails techniques dont nous ne saurions être les juges ni les garants, une part considérable est faite à la philosophie, comme à l’étude des mœurs et des caractères. Tandis que l’honnête et savant ouvrage de M. Rambosson est écrit avec une élégante simplicité, le portrait de David d’Angers est dessiné de main de maître par M. Jouin et le tableau des rapports que le grand artiste eut avec les hommes illustres de son temps est si heureusement présenté, si habilement mis en relief, qu’en faisant un livre d’art, l’auteur se trouve, en fin de compte, avoir fait aussi un livre de bonne littérature et de saine morale.

 

Parmi les ouvrages présentés pour le prix de traduction fondé par M. Langlois, la plupart étaient naturellement consacrés aux grands anciens, poètes ou prosateurs, toujours traduits et que toujours on aime à traduire encore. Horace et Virgile, Perse et Homère, Sénèque et Cervantès ont eu, cette fois, à lutter contre des œuvres contemporaines, dont trois, d’inégal mérite, frappaient particulièrement l’attention de l’Académie.

Pendant que M. Alfred Rambaud préparait en Russie l’excellent ouvrage dont je vous parlais tout à l’heure, un écrivain anglais, alors peu connu, célèbre aujourd’hui, M. Mackensie Wallace, poursuivait le même but, faisait le même voyage, se livrait au même travail, voyant tout, apprenant tout, pénétrant à la fois dans les institutions anciennes du pays, dans ses mœurs actuelles et dans ses besoins nouveaux ; et bientôt, voilà deux ans à peine, le fruit de ses études paraissait à Londres sous ce titre : la Russie, le Pays, les Institutions, les Mœurs. Le succès fut tel que 35 000 exemplaires s’en vendirent en quelques semaines.

Si bon qu’il soit, et si grande que puisse être sa popularité en Angleterre, ce n’est pas cet ouvrage que l’Académie couronne ; il échappe à nos récompenses, sans pouvoir échapper à nos éloges. En le traduisant, M. Henri Bellenger a fait une œuvre utile ; il a fait une œuvre agréable en lui prêtant le charme d’un style élégant et correct.

L’Académie lui décerne le prix Langlois.

Sous ce titre : Théorie générale de l’État, M. Bluntschli, professeur à l’Université d’Heidelberg, correspondant de l’Institut de France, a publié un livre savant et purement théorique dont le succès d’un autre ordre, sans égaler celui qu’obtenait en Angleterre l’ouvrage de M. Mackensie Wallace, fut aussi, en Allemagne, très grand et très honorable. Rempli d’idées auxquelles je ne reproche pas d’être anciennes, quand elles sont présentées d’une façon ingénieuse qui les rajeunit, cet ouvrage abonde en détails historiques fort intéressants et se fait remarquer par des jugements, qui sont des arrêts, sur les hommes et sur les choses.

Au point de vue spécial du concours Langlois, ce livre a le mérite d’être traduit en bon style, élégant et clair.

Rendant justice à ces qualités, l’Académie m’a recommandé de mentionner ici avec honneur le nom et le travail du traducteur français, M. Armand de Riedmatten, docteur en droit, avocat à la Cour d’appel de Paris.

 

Un pareil témoignage de sympathie et d’encouragement est accordé par elle à M. le baron d’Estournelles de Constant, pour sa traduction du drame de Galatée, qu’un jeune poète grec, mort récemment avant l’âge, mais non avant la célébrité, M. Basiliadis, faisait, il y a peu d’années, représenter et applaudir, à la clarté du gaz, sur le premier, sur le seul théâtre d’Athènes. Cette résurrection de l’antique est, pour le moins, curieuse et originale ; elle nous montre comment l’art dramatique est compris maintenant dans la patrie d’Eschyle et de Sophocle ; je devrais dire surtout dans la patrie d’Euripide, puisque Euripide, ainsi que nous le rappelait ici dernièrement, avec tant d’esprit et de grâce, le plus jeune de nos confrères, osa le premier ouvrir à l’amour les portes de la scène tragique ; jusqu’ici, l’amour avait le mérite d’avoir donné la vie à Galatée ; il lui donne aujourd’hui la mort.

L’Académie n’a pu voir sans intérêt cette œuvre toute moderne d’un petit-fils des grands anciens. Je félicite en son nom le jeune traducteur, qui, déjà connu d’elle, se recommande doublement à ses yeux par plusieurs travaux littéraires distingués et par le souvenir protecteur de Benjamin Constant, son grand-oncle.

 

Quand, l’année dernière, l’Académie ayant à décerner, pour la première fois, le prix Archon Despérouses, l’attribuait à la belle et importante publication des Grands Écrivains de la France, parmi les meilleurs et les plus utiles collaborateurs de notre savant confrère M. Adolphe Régnier, je nommais d’abord M. Marty-Laveaux à qui cette vaste collection était redevable d’une édition de Corneille et d’un lexique de Racine.

Pour d’autres titres, pour d’autres travaux plus personnels, M. Marty-Laveaux s’est présenté directement, cette année, au concours fondé par M. Archon Despérouses et spécialement affecté à la science philologique, à l’étude de notre langue et à ses monuments de tout âge.

Sa Pléiade française, qui permet d’apprécier sainement l’école de Ronsard ; les textes fidèles et corrects de Rabelais que nous lui devons ; son édition de La Fontaine, remplie de rectifications et d’éclaircissements précieux ; sa Grammaire historique, qui explique les anomalies apparentes de notre langue, en les présentant comme des débris du langage de diverses époques, répondent à tous les désirs, à toutes les prescriptions du programme et témoignent d’une connaissance approfondie et délicate des moindres particularités de la philologie française.

Le montant annuel de cette fondation s’élevant à quatre mille francs, l’Académie a cru devoir en former deux prix inégaux ; le plus considérable, de deux mille cinq cents francs, mérité en première ligne par un vétéran de la science, est décerné à M. Ch. Marty-Laveaux.

L’autre, de quinze cents francs, est attribué, par contre, à un débutant, à un jeune érudit déjà très connu en France et à l’étranger, M. Arsène Darmesteter, pour deux mémoires sur les noms composés et sur le néologisme. Le bagage semble mince au premier coup d’œil ; mais il a son poids et sa valeur. M. Darmesteter a groupé dans quelques pages une suite d’études curieuses sur l’organisme, sur la structure du langage, sans négliger même l’examen de ce que le XVIIe siècle appelait dédaigneusement le jargon. Cette méthode rigoureuse, absolue, qui s’occupe des causes plus encore que des résultats, n’est pas née en France ; mais elle s’y acclimate depuis quelque temps avec succès. Elle méritait qu’on l’encourageât, et, l’occasion étant bonne, l’Académie l’a saisie avec empressement.

 

Quatre-vingt-treize ouvrages seulement nous ont été adressés cette année pour le concours Montyon (ouvrages utiles aux mœurs). Je dis seulement, parce que, d’habitude, en 1877 par exemple, et surtout en 1876, c’est à cent vingt que s’était élevé le chiffre des concurrents.

Ne vous hâtez pas, Messieurs, d’en conclure que le nombre de nos prix ait dû diminuer d’autant ; au contraire. Si nous avons reçu moins de livres, nous nous sommes vus, à regret, entraînés à en récompenser encore davantage. Dans des proportions plus ou moins grandes, et avec plus ou moins de faveur, onze ouvrages vont être couronnés devant vous, et ce ne sera pas tout. Je commencerai par en mentionner, par en désigner sommairement quelques-uns auxquels, sans pouvoir s’y arrêter tout à fait, l’Académie a voulu donner, en passant, un témoignage d’intérêt et d’encouragement.

Avant tout, Messieurs, j’ai à vous parler d’un livre qui, tout en se présentant au jugement de l’Académie, se plaçait, pour ainsi dire, en dehors du concours ; sollicitant moins une récompense effective qu’une sorte de consécration morale, un témoignage d’estime et d’approbation.

Sous ce titre : Feuilles volantes, M. Louvet, ancien ministre, a publié un recueil de pensées dont on ne saurait trop louer la justesse, la solidité et l’honnête modération. C’est le résumé d’une noble vie, vouée au culte des sentiments les plus élevés, à la pratique de la vertu et à l’amour du bien public.

En mourant, M. Garsonnet, ancien inspecteur général de l’instruction publique, avait laissé derrière lui, publiés déjà, mais épars dans les journaux et les revues, des articles, des notices, des études qui méritaient qu’on les recueillît et qu’une publicité plus durable leur fût assurée.

La piété de son fils s’est chargée de ce soin. Les œuvres de M. Garsonnet ont été réunies dans un volume vraiment agréable et intéressant, intitulé : Essai de critique et de littérature.

Comme l’ouvrage de M. Louvet, ce livre ne pouvait passer inaperçu. L’Académie les a distingués l’un et l’autre avec une sympathie toute particulière.

Après eux et au-dessous d’eux, elle a vu avec intérêt deux honnêtes romans, et trois charmants recueils de poésies : la Casa giojosa par mademoiselle Benoit, directrice d’un pensionnat de demoiselles à Reims, et la Pupille de Salomon, par mademoiselle Marthe Lachèze, d’Angers ; Poèmes anecdotiques, par M. Louis Tronche ; Poèmes sincères, par M. Chantavoine ; et Jours d’été, par M. Gaston David.

Déjà connu de l’Académie, déjà mentionné honorablement dans l’un de nos derniers rapports, M. Gaston David se distingue toujours par une grande pureté de langage et une rare délicatesse de sentiments. Il en est de même de M. Chantavoine, dont la muse gracieuse et discrète a le vol plus soutenu qu’élevé, plus doux que présomptueux ; tandis que M. Louis Tronche se fait remarquer, au contraire, par sa verve, sa force, et sa hardiesse. Récemment couronné dans la patrie de Clémence Isaure, M. Louis Tronche mérite qu’après Toulouse, Paris l’encourage encore. Comme M. Chantavoine et M. Gaston David, il est de ceux avec qui l’on compte et sur qui l’on aime à compter.

Non moins intéressante et non moins vertueuse que la Pupille de mademoiselle Lachèze, la Casa giojosa de mademoiselle Benoît a déjà valu à son estimable auteur une des médailles de la Société d’encouragement au bien.

Ce livre, qui semble composé tout exprès pour le concours des ouvrages utiles aux mœurs, est, à coup sûr, un des plus agréables et des plus édifiants que les mères puissent, sans crainte, mettre entre les mains de leurs filles.

Trois prix de deux mille francs chacun ; cinq de quinze cents francs ; et trois de mille francs ; onze en tout, voilà, Messieurs, je le répète, le résultat du concours fondé par M. de Montyon.

L’Académie les décerne aux ouvrages suivants savoir :

Prix de 2,000 francs.

Un Homme d’autrefois, souvenirs recueillis par son arrière-petit-fils, M. le marquis Costa de Beauregard ;

Montcalm et le Canada français, par M. Charles de Bonnechose ;

Dosia, par Henry Gréville.

Prix de 1,500 francs.

Autour du foyer, par M. Octave Noël ;

Dans les herbages, par M. Gustave Levavasseur ;

Poèmes et Poésies, par M. Prosper Blanchemain ;

Mademoiselle Sauvan, par M. Émile Gossot ;

Le Mont Blanc, par M. Charles Durier.

Prix de 1000 francs.

L’Égypte à petites journées, par M. Arthur Rhoné ;

Le Pôle et l’Équateur, par M. Lucien Dubois ;

Essai sur la critique d’art, par M. A. Bougot.

Un Homme d’autrefois, par M. le marquis Costa de Beauregard, et Montcalm et le Canada français, par M. Charles de Bonnechose, sont deux études très intéressantes ; des ouvrages d’histoire, plus encore que des biographies historiques.

L’histoire d’Un Homme d’autrefois a ce premier mérite d’être écrite par un homme d’aujourd’hui.

Français d’hier, appartenant à la plus haute noblesse de l’ancienne Savoie, M. le marquis Costa de Beauregard se battit héroïquement en 1870, à la tête du bataillon décimé des mobiles savoyards, qu’il commandait, et, tandis qu’un de ses frères, Olivier Costa de Beauregard, jeune sous-lieutenant de lanciers, tombait en brave, frappé au front, sur un de nos champs de douleur, il versait, lui aussi, une part de son sang pour la défense., que ne puis-je dire pour le salut de sa nouvelle patrie !

De pareils souvenirs eussent protégé un autre livre ; celui-ci n’en avait pas besoin, se recommandant de lui-même.

À l’âge de quinze ans à peine, celui dont son petit-fils vient d’écrire l’histoire, Henri de Costa, est amené à Paris, en 17137, et rien de plus curieux, rien de plus piquant que de voir ce jeune homme, cet enfant, dans les lettres, plus mûres que lui, qu’il ne cesse d’écrire à son père et à sa mère, parler de tout à la fois, des hommes et des choses : de Diderot qu’il évite et de Marmontel qu’il recherche ; de Michel Vanloo, de Greuze et de Boucher, à qui il ne craint pas de montrer lui-même ses premières esquisses ; jugeant volontiers, avec un peu d’aplomb peut-être, mais avec beaucoup d’esprit, de finesse et de malice, les grands écrivains et les grands artistes de son temps.

Devenu plus tard l’intime ami de Joseph de Maistre, le marquis libéral ne partage pas toujours ses idées philosophiques ; mais à ces différences mêmes d’opinions nous devons de mieux connaître le noble comte, et de connaître surtout de lui des lettres nouvelles qui sont vraiment admirables. Plus tard encore, le contre-coup de la Révolution française ayant retenti au delà des Alpes, Henri de Costa se rencontre un jour avec le vainqueur de Montenotte, avec le général Bonaparte, pour discuter, au nom du roi de Piémont, la suspension d’armes de Cherasco, dans une scène dont l’effet dramatique est des plus puissants. Le temps marche et l’intérêt du livre augmente à chaque page. Le retour du marquis auprès de sa famille émigrée et sa visite nocturne au château ruiné de Beauregard émeuvent le lecteur comme pourrait le faire un roman.

Dans cette histoire de plus d’un siècle, où deux nationalités, et, par conséquent, deux patriotismes se trouvent en présence, souvent en lutte, avant de s’unir et de se confondre, l’Académie française, qui comprend tous les sentiments mais qui n’en a qu’un, a dû naturellement faire certaines réserves que je devrais reproduire ici en son nom. Elle aime mieux rendre hautement justice à l’ensemble de l’ouvrage, à l’élévation des pensées généreuses qui le remplissent et qui sont exprimées dans un style d’une grande élégance et d’une rare distinction.

 

Aucune réserve ne saurait être faite par le patriotisme le plus ombrageux contre l’ouvrage de M. Charles de Bonnechose : Montcalm et le Canada français. Tout est français dans son livre, comme tout est resté français dans ce beau pays perdu pour la France, mais où, depuis plus d’un siècle, le souvenir de la France n’a pas cessé de régner encore.

Une poignée de Français luttant, sans secours, contre l’armée anglaise puissante et pourvue de tout : voilà le drame navrant et glorieux à la fois qui se déroule, devant nos yeux, devant nos cœurs, dans ce livre touchant, et plein d’une émotion sincère.

Magistrat estimé, mais condamné d’avance, en quelque sorte, à devenir un jour écrivain, M. Charles de Bonnechose reçut en naissant un nom cher aux lettres, un nom respecté, dont il s’honore et qu’il honore. À son père, M. Émile de Bonnechose, l’Angleterre et la France doivent deux de leurs meilleurs histoires, et, de son côté, l’Académie se souvient avec plaisir qu’en 1833, à pareil jour, à pareille fête, quand, ayant mis au concours pour le prix de poésie la Mort de Bailly, elle en couronnait ici l’auteur, c’est le nom de M. de Bonnechose qui, pour la première fois, et non pour la dernière, était applaudi dans cette enceinte.

 

Plusieurs romans estimables, inspirés par les sentiments les meilleurs, étaient adressés à ce concours, où leur part naturellement ne peut être que très restreinte. Une femme distinguée qui, sous le nom de Henry Gréville, a conquis depuis quelque temps en France, comme elle l’avait fait en Russie d’abord, une renommée honorable, nous avait, entre autres, présenté quatre de ses ouvrages ; le dessus de son panier, sans doute. Elle aurait pu n’en rien garder et, fleurs et fruits, y joindre presque tout le reste. N’ayant que l’embarras du choix, l’Académie a compris et englobé tout ce charmant bagage dans une seule et même récompense, dans un de ses premiers prix, qu’elle décerne à Dosia ; œuvre exotique et exquise, aimable entre toutes, élégante et de bonne compagnie ; très attachante aussi, comme un petit drame du grand monde, et d’une exécution à part qui, a son cachet, sa grâce et son charme ; pleine de touches légères, de nuances subtiles et délicates.

« Ça se respire plus que ça ne se définit, et ça sent très bon», a dit, de ce livre et de ce talent, celui de nos confrères qui s’y connaît le mieux, étant lui-même le modèle que madame Gréville semble le plus vouloir imiter ; de loin encore.

 

Au sortir du salon élégant et parfumé, le livre de M. Gustave Levavasseur nous conduit brusquement dans les herbages ; c’est-à-dire dans la chaumière, dont l’odeur locale nous saisit d’abord à la gorge. Ce livre est l’œuvre d’un gentilhomme qui fait valoir ses terres et qui, tantôt en vers, tantôt en prose, esquissant, inter amicos, des études d’après nature, et des portraits rustiques d’une grâce originale, écrit comme ses fermiers labourent, avec une grande vigueur d’exécution, dans un style savoureux, à la fois brillant, simple et fort. Il semble n’avoir étudié qu’un petit coin de la Normandie : mais ce petit coin est à lui ; il le sait par cœur et il se plaît à nous le montrer, en vrai propriétaire qu’il est, dans ses moindres détails, sans en rien omettre ; faisant volontiers le tour d’un brin d’herbe, nous le faisant faire avec lui, et nous amenant bientôt à y trouver du plaisir.

Ce livre étrange, au parfum champêtre, n’a rien de commun avec la grâce ambrée de Dosia. Les rapprochant sans les confondre, et faisant à chacun sa part, l’Académie, qui ne s’effraye d’aucun contraste et que charment tous les talents, les a couronnés l’un et l’autre, l’un après l’autre.

Voici un livre utile, qui se présente sans bruit et sans étalage, sous un titre peu fait pour piquer la curiosité publique et pour se concilier d’avance l’attention du lecteur : Autour du foyer.

Déjà, sans doute, on a publié un grand nombre de livres spéciaux destinés à répandre les connaissances usuelles, et à mettre la science de l’économie domestique et politique à la portée de tout le monde ; mais, presque toujours, arides comme les sujets qu’ils traitent, ces manuels manquent le but qu’ils devraient atteindre.

Souvent mêlé d’anecdotes agréables, écrit d’ailleurs avec beaucoup de clarté et de charme, l’ouvrage de M. Octave Noël a cela d’excellent qu’il ne sépare pas la morale de l’instruction. Bon à lire autour de tous les foyers, pour les gens du monde comme pour les ouvriers, il contient des notions élémentaires très précieuses, sur la fortune publique et privée, sur la formation de la propriété, sur le capital, le crédit et les institutions de banque ; il démontre l’heureuse influence des machine substituées au travail manuel, qu’elles ne dépossèdent pas entièrement, mais dont elles sont les plus utiles auxiliaires ; il fait la part du bon luxe et celle du mauvais ; il va enfin jusqu’à justifier l’impôt en le défendant contre les préjugés qui l’attaquent.

Somme toute, et dans son ensemble, cet ouvrage est très estimable ; il rentrait particulièrement dans les conditions de notre concours, et M. de Montyon l’eut encouragé avec plaisir.

 

Au nom de cet homme de bien, qui nous en a légué la tâche, l’Académie encouragea jadis et récompensa souvent, sans jamais croire l’honorer assez, une femme… de bien, elle aussi, dont M. Émile Gossot, dans un petit livre simplement publié sous ce titre : Mademoiselle Sauvan, nous a retracé la vie modeste et les éclatants services.

« Sa vie est un modèle à suivre, » disait, en parlant de Franklin, notre cher doyen M. Mignet : « Chacun peut y apprendre quelque chose ; le pauvre comme le riche, l’ignorant comme le savant, le simple citoyen comme l’homme d’État. »

La vie de mademoiselle Sauvan est aussi un modèle à suivre ; le pauvre comme le riche, l’ignorant comme le savant, chacun peut y apprendre quelque chose. Première inspectrice des écoles de filles de la ville de Paris, mademoiselle Sauvan eut ce mérite et cet honneur de réformer, de transformer l’enseignement primaire. Son œuvre lui a survécu, et, la trace féconde qu’elle a laissée derrière elle, elle n’a pas à craindre que rien l’efface.

Peu d’hommes ont fait autant de bien et répandu autant de lumière que cette petite femme d’un si grand cœur et d’une si grande énergie, de qui Delille semblerait avoir dit d’avance, comme des abeilles de Virgile :

Et dans un faible corps s’allume un grand courage.

Plusieurs des livres qu’elle publiait dans l’intérêt de l’enseignement ayant été alors récompensés par l’Académie, — Donnez-nous-en un tous les ans et nous le couronnerons, lui disait M. Villemain en 1840.

C’était donc à l’auteur plus qu’à l’ouvrage, à la femme surtout, à ses vertus, à son zèle, à son dévouement que s’adressaient des encouragements toujours mérités et jours offerts.

Aujourd’hui, Messieurs, c’est encore mademoiselle Sauvan que l’Académie couronne, en accordant un prix à la notice pleine d’intérêt que M. Émile Gossot vient de consacrer à sa mémoire.

 

M. Prosper Blanchemain est un érudit fort distingué, dont tout le monde a lu la savante étude sur Ronsard et les curieuses notices sur les Écrivains de la Renaissance ; un érudit et un poète ! Le poète seul a frappé à notre porte. Elle s’est ouverte avec plaisir devant les cinq volumes de vers qu’il nous présentait et qui contiennent l’ensemble de ses travaux poétiques pendant sa longue et laborieuse carrière si honorablement remplie.

Ne pouvant couronner à la fois cinq volumes du même auteur, l’Académie a particulièrement remarqué, a choisi comme le plus complet et le plus digne de recevoir la consécration qu’ils méritaient tous, celui qui porte ce titre simple et sans prétention : Poèmes et poésies. L’élévation s’y fait remarquer à chaque page et la forme en est toujours élégante, agréable et pure.

 

Si la muse ailée de M. Blanchemain nous a emportés un moment avec elle dans les hauteurs poétiques de l’idéal, voici celle de M. Charles Durier qui, d’un autre air et d’une autre allure, musa pedestris, armée de haches, de cordes et de bâtons ferrés, toute vêtue de velours et guêtrée de chamois, comme un Balmat de Chamonix, s’empare de nous et, de force d’abord, de bon gré ensuite, tant il y a plaisir à la suivre dans sa lutte héroïque contre la nature, nous transporte tout haletants, mais tout éblouis, jusqu’au sommet du jeune Mont-Blanc, plus rude à franchir que l’ancien Parnasse et que le vieil Hélicon. Rien de plus intéressant et de plus instructif que ce terrible voyage, si commodément fait, en bonne compagnie, avec un pareil guide, solide, aimable et savant, qui nous dispenserait de partir de Paris pour aller visiter sa montagne, s’il ne nous en donnait, au contraire, le goût, l’envie et le besoin.

Les trois ouvrages suivants, aussi estimés que les autres, n’eussent pas été matériellement moins récompensés qu’eux, si les ressources de la fondation l’eussent permis. Peut-être ne rentraient-ils pas tout à fait dans les conditions précises de notre concours, et peut-être, sans méconnaître leur mérite, l’Académie s’est-elle encore demandé si, en accueillant deux livres de science et un livre d’art, elle n’empiéterait pas trop sur la frontière des voisins.

C’est en savant plus qu’en touriste que M. A. Rhoné a parcouru l’Égypte à petites journées, et l’excellent livre dans lequel, avec ses impressions et ses souvenirs, il a consigné le fruit heureux de ses recherches, est un ouvrage d’érudition, qui se recommandait particulièrement à notre estime par l’élégance d’un style brillant, correct et distingué.

M. Lucien Dubois n’a pas fait, comme M. Charles Durier et M. A. Rhoné, le grand voyage qu’il nous fait faire an Pôle et à l’Equateur ; mais il a studieusement puisé aux meilleures sources ; il s’est instruit pour nous instruire ; si bien qu’on s’y trompe et que, dans son livre, qui n’a rien d’un roman que l’intérêt, on voit, grâce à lui, tout ce qu’il n’a pas vu lui-même.

L’Essai sur la critique d’art, par M. Bougot, comprend deux parties : la première, toute théorique, sur l’utilité de la critique d’art, sur ses règles et ses principes, est un long développement esthétique, sage, raisonnable et instructif. Dans la seconde partie, M. Bougot fait, dans des conditions nouvelles et très distinguées, l’histoire de la critique d’art en France. On ne peut trop louer ce qu’il dit de Félibien, de Du Bos et de Diderot surtout ; jamais peut-être ce côté important de l’histoire de nos deux grands siècles littéraires n’avait été mieux étudié ni plus clairement mis à la portée du lecteur.

 

J’en ai fini, Messieurs, avec le concours Montyon, et, à proprement parler, avec tous les concours dont l’Académie est chargée.

Trois prix qui, ceux-là, ne sont pas l’objet, d’un concours, restent à proclamer encore : le prix Lambert, le prix Maillé-Latour-Landry et le prix sans nom, mais non sans honneur, qu’un de nos anciens et illustres confrères légua en 1873 à l’Académie, pour être employé, comme elle l’entendra, dans l’intérêt des lettres.

Ce dernier prix, dont le montant formé par le produit annuel d’une action de la Revue des Deux Mondes, s’élève, pour cette fois, à 5,750 francs, est décerné par moitiés égales, sans préférence et sans distinction, à deux poètes : M. Edouard Grenier et M. Joséphin Soulary.

Trois fois déjà, M. Éd. Grenier avait obtenu de l’Académie des encouragements et des récompenses : en 1860, au concours Montyon, pour un volume intitulé : Petits Poèmes ; en 1867 et 1869, au concours de poésie, pour deux pièces de vers très justement remarquées : La Mort de Lincoln et Seméïa. Nous le connaissions, en outre, comme auteur d’un volume de Poèmes dramatiques, et d’un autre poème intitulé Marcel, dans lequel la passion politique jouait peut-être un trop grand rôle, mais dont le mérite littéraire avait été par tous apprécié à sa juste valeur. En sollicitant de nouveau les suffrages de l’Académie, M. Édouard Grenier était certain d’avance de ne rencontrer chez nous que de bons souvenirs, des préventions favorables et une grande estime pour son talent comme pour sa personne.

Jamais, au contraire, M. Joséphin Soulary n’avait rien demandé à l’Académie, et son premier appel a été entendu, prévenu même, avec d’autant plus d’empressement et de sympathie. M. Joséphin Soulary habite et a toujours habité la ville de Lyon ; mais sa réputation l’avait devancé à Paris, et, quand, cette année, il nous a envoyé ses vers, déjà l’Académie se préparait à les couronner.

S’il n’atteint pas la perfection absolue, M. Soulary s’en rapproche dans quelques-uns de ses sonnets, et se distingue par beaucoup de verve, de passion et de fierté : tantôt par des touches douces et gracieuses, tantôt par une puissante énergie. C’est un esprit essentiellement moderne, qui, parfois, va jusqu’à se montrer injuste envers les anciens. Quelques mots malséants lui ont échappé contre Malherbe et contre Boileau lui-même ; nous nous reprocherions de ne pas les lui reprocher.

Poète par le tempérament plus que par le sentiment, M. Soulary n’élève presque jamais sa pensée dans les hauteurs religieuses du spiritualisme ; la terre est sa patrie, il y reste, s’y complaît à la fois et s’y déplaît. S’il s’en détache un peu, ce n’est guère que dans ses dernières œuvres. Présentant son talent sous un nouveau jour, elles ajoutent aux titres qui le signalaient à la bienveillance de ses juges.

 

C’est un des premiers devoirs de l’Académie, une de ses tâches les plus douces, de tendre la main à la jeunesse et d’encourager les débuts. Très jeune encore, M. Gustave Toudouze a déjà publié plusieurs romans qui se distinguent par l’élégance de la forme et par l’honnête élévation des sentiments. Dans chacun d’eux, dans la Coupe d’Hercule, le Coffret de Salomé, Octave, la Sirène et le Cécube, l’Académie a retrouvé avec plaisir les mêmes qualités, et volontiers elle eût attribué à M. G. Toudouze la totalité du prix fondé par M. le comte Maillé-Latour-Landry.

Des mérites différents et des titres d’un autre ordre recommandaient en même temps à son attention un homme de bien, qui, dans la maturité de son âge, a paru digne aussi d’obtenir un témoignage de sympathie et d’intérêt. Ancien capitaine de dragons, blessé en Afrique et contraint dès lors de renoncer au service militaire, M. Émile Andrieu a écrit avec son épée deux volumes intitulés : Scènes et Tableaux de la vie d’Afrique que, l’année dernière, il présentait à notre concours des ouvrages utiles aux mœurs. Le souvenir n’en a pas été vainement invoqué.

Ainsi, Messieurs, deux écrivains que trente années séparent, se trouvent réunis à cette heure. Couronnant l’un au choix et l’autre à l’ancienneté, l’Académie décerne le prix Maillé-Latour-Landry, chacun par moitié, à M. Émile Andrieu et à M. Gustave Toudouze.

 

Un mot encore, Messieurs, et je m’arrête ; heureux de céder enfin la parole à notre savant directeur pour qu’à son tour il proclame d’autres récompenses accordées, non plus à de bons livres, mais à des bonnes œuvres, à des actes de vertu, de courage et de dévouement.

Avant son rapport, que vous attendez, et qui vous dédommagera de la longueur et de l’aridité du mien, un de nos confrères, habile en l’art de bien dire, lira devant vous quelques passages tirés des deux Éloges de Buffon qui, l’un et l’autre, je vous le rappelle, ont obtenu le prix d’éloquence. Tous deux méritent d’être écoutés avec une égale faveur ; mais ce n’est pas, j’en suis sûr, sans quelque émotion que vous entendrez un fragment du beau et bon travail de ce pauvre Narcisse Michaut, si cruellement, si fatalement interrompu par la mort,

Pendent opera interrupta !

Cette devise, Messieurs, pourrait être aussi celle du lauréat dont il me reste à prononcer le nom. C’est sur un lit de douleur que j’ai à déposer la dernière couronne de l’Académie.

Très connu et très aimé dans le monde des lettres où sa vie était facile, heureuse et brillante, M. Xavier Aubryet s’est vu subitement, en 1874, foudroyé, terrassé, paralysé à l’âge de la grande force ; son intelligence aujourd’hui survit seule à la ruine de tous ses organes. Couché toujours, non pour dormir, mais pour souffrir, entièrement aveugle, et de ses mains raidies ne pouvant même plus signer son nom, il travaille encore, Messieurs, il pense encore, il dicte encore, et son dernier ouvrage intitulé : Chez nous et chez nos voisins, est un charmant livre, plein d’esprit, de bon sens, de bonne humeur, de gaieté même, qui fait pleurer !

Son honorable fondateur l’ayant destiné surtout à un homme de lettres auquel il serait juste de donner une marque d’intérêt public, le prix Lambert ne pouvait recevoir un meilleur, un plus digne emploi. Avec une touchante unanimité qui sera, j’espère, une consolation pour ce patient, pour ce martyr, qui, dans sa préface, hélas ! s’appelle lui-même le supplicié, l’Académie a décerné le prix Lambert à M. Xavier Aubryet.