Discours de réception de Jules Sandeau

Le 26 mai 1859

Jules SANDEAU

M. Jules Sandeau, ayant été élu par l’Académie française à la place vacante par la mort de M. Brifaut, y est venu prendre séance le jeudi 26 mai 1859, et a prononcé le discours qui suit :

    

Messieurs,

L’honneur de votre choix, cet honneur sans égal dont je sens tout le prix, m’impose aujourd’hui une tâche bien douce. Il ne m’a pas été donné de connaître M. Brifaut ; je n’ai jamais eu la fortune de me trouver sur son chemin. Nous suivions des voies différentes. M. Brifaut vivait dans le monde, et j’ai toujours vécu dans la retraite. Les lettres, qui étaient l’ornement de sa vie, sont encore aujourd’hui le constant labeur de la mienne. Je ne l’ai pas connu, mais je l’ai cherché religieusement dans ses écrits, dans vos souvenirs, et j’ai vu se dessiner peu à peu devant moi une figure aimable et souriante, la figure d’un galant homme qui, sans avoir les splendeurs du génie, avait pourtant sa physionomie particulière, et, par les grâces du cœur et de l’esprit, l’élégance des mœurs, l’exquise urbanité des manières, rappelait avec bonheur les plus charmantes traditions de l’ancienne société française. Puissiez-vous, Messieurs, dans ce crayon bien imparfait sans doute, retrouver ses principaux traits ! Puissé-je vous le rendre un instant ! Puisse mon hommage ne pas rester trop au-dessous de vos regrets !

M. Charles Brifaut, qui marqua sa place dans le plus grand monde, était d’une famille d’artisans. Il aimait à parler du toit modeste où il avait été élevé : il en pariait simplement, sans orgueil et sans humilité. Né à Dijon, en 1781, il n’était qu’un enfant quand la révolution éclata. Trop jeune pour saisir la grandeur des principes, il ne vit que les excès, et ne fut frappé que des crimes. Un épisode de son enfance, qui se rattache à ces temps d’épouvante, mérite d’être rapporté, pour la direction qu’en reçut son esprit, et parce que son cœur s’y révèle déjà tout entier. Son père s’était enfui : la Terreur fauchait dans tous les rangs, et les conditions les plus humbles, les destinées les plus obscures, comme la naissance, le talent, le génie, fournissaient des victimes au fléau qui décimait la France. Après quelques mois d’exil, ce malheureux ne résista pas au besoin de revoir son foyer. Il revint par une nuit noire, furtivement, comme il convient aux proscrits ; mais à peine embrassait-il sa vieille mère et ses deux fils, qu’il fut averti qu’on l’avait reconnu dans l’ombre, et que, cette nuit même, on le dénoncerait au club. En effet, à quelques pas de là, hideuse parodie des hideux jacobins, le club tenait séance. La délation ne se fit pas attendre : des cris de joie féroce y répondirent, et le pauvre homme était perdu pas une voix ne s’élevait pour le défendre, lorsque soudain, au plus fort du tumulte, parut à la tribune un orateur qu’on n’attendait point. C’était le jeune Charles Brifaut. La vue de cette blonde tête imposa tout d’abord à la multitude étonnée. On se tut, il parla : il eut l’éloquence de son âge, les larmes et la prière. Disons-le pour l’honneur de l’humanité, il n’existe pas de monstres complets, Dieu n’est jamais tout à fait absent de son œuvre ; par un brusque revirement, ces âmes farouches passèrent de la fureur à la pitié, et le lion révolutionnaire, attendri, rendit le père à l’enfant, comme autrefois le lion de Florence avait rendu l’enfant à la mère.

Cette scène avait fait sur le jeune Brifaut une impression terrible, ineffaçable. De là, sans doute, le sentiment de réprobation dans lequel il enveloppa plus tard la révolution tout entière, 89 et 93, la plus juste des causes et les violences qui la déshonoraient. L’éducation qu’il reçut en grandissant le gagna sans peine aux idées qui devaient être la règle de sa vie.

Il y avait alors à Dijon un prêtre que la persécution épargnait, bien qu’il fût digne du martyre. Nature évangélique, cœur simple et droit, esprit doux et charmant, tel était l’abbé Rousselot en qui semblait revivre l’âme de Fénelon. Charles Brifaut avait perdu son père : dépouillé par un tuteur avide, il vint un jour où tout lui manqua. Ce jour-là, il avait erré jusqu’au soir dans la campagne, autour de la ville. La nuit tombait, il avait faim, il était sans asile et il pleurait. Dieu, a dit l’Écriture, entend la fleur s’ouvrir et il distingue, dans les bois, le dernier souffle de l’oiseau. « Qu’avez-vous, mon enfant ? » C’était la voix de l’abbé Rousselot. Pressé de questions, l’orphelin raconta sa peine : le bon abbé l’emmena chez lui. « Réjouissons-nous, dit-il en le présentant à sa sœur, et remercions le ciel qui nous envoie un fils. » Le logis était pauvre, les hôtes étaient d’or. L’adolescent qui, jusque-là, n’avait connu que le déchaînement des passions populaires, se trouva transporté tout d’un coup dans un milieu conforme à la délicatesse de ses goûts et de ses instincts. Également épris du beau et du bien, l’abbé Rousselot ne pensait pas que la vertu fut dispensée de grâce et de parure. Il aimait la Bible, les Pères de l’Église ; il aimait aussi Homère et Virgile, et, sans croire offenser Dieu, allait tour à tour des monts de la Judée aux vallées de l’Ombrie, des mélodies païennes aux cantiques sacrés. Charles Brifaut acheva de grandir, son intelligence se développa sous cette poétique influence. Pendant qu’au dehors tout n’était que ruine et confusion, tout respirait autour de lui l’amour et le respect des traditions proscrites : dans le pieux intérieur qui l’avait recueilli, la royauté avait encore un trône, et la religion un autel. L’horreur du présent, les enseignements du maître le plus tendre, les saints exemples qu’il avait sous les yeux, et aussi la pente de son cœur, l’entraînaient vers le passé : il s’y réfugia comme dans un port. Cependant la Révolution poursuivait son cours : à la tourmente avaient succédé des jours d’un éclat incomparable. Depuis quelque temps, le disciple de l’abbé Rousselot tournait ses regards vers Paris. Les Muses avaient visité sa retraite : il cédait, lui aussi, à ce besoin de renommée qui sied si bien aux jeunes âmes. Il partit un matin, léger d’argent, riche d’espérances, avec une tragédie dans sa valise, et arriva juste à point pour assister aux fêtes du couronnement.

Il existe, Messieurs, un privilége de nature qui m’a toujours semblé tenir le premier rang au commerce des hommes : c’est le don de plaire. J’en dirais volontiers ce que Montaigne disait de la beauté. Comme la beauté, il séduit et entraîne notre jugement ; avec une autorité plus douce et plus sûre que celle du génie, il s’insinue au fond des âmes et n’en trouve pas de rebelles. Heureux qui l’apporte en naissant ! Voyez ce jeune homme, Messieurs ; il arrive et tout lui sourit, il vient du fond de sa province ; il est pauvre, obscur, ignoré : à peine a-t-il fait quelques pas, la bienveillance accourt et s’empresse au-devant de lui. Il a le don, il a le charme : les ronces du chemin s’écartent d’elles-mêmes, les pentes escarpées s’aplanissent ; ce premier défilé de la vie, parfois si rude à la jeunesse, et où plus d’un vaillant succombe, se change à son approche en une allée droite et sablée. C’est à qui lui tendra la main. Le Théâtre-Français l’accueille ; M. de Fontanes le conseille ; l’abbé Delille l’encourage ; Talma l’emmène à sa campagne, et là, sous les ombrages de Brunoy, ils font tous deux des plans de tragédies. Déjà les salons ne l’attirent pas moins que le théâtre, et, dès son entrée dans le monde, il laisse voir une telle perfection de manières que chacun, en l’apercevant pour la première fois, s’informe et demande quel est ce jeune gentilhomme qui, sans doute, a grandi dans l’émigration. Ces manières, de qui les tenait-il ? où les avait-il prises ? La nature se raille ainsi parfois des inégalités sociales : un chardon pousse dans un parc féodal, un lis fleurit dans un jardin d’artisans.

Cependant, il faut bien le dire, la célébrité semblait fuir devant lui. De 1809 à 1812, M. Charles Brifaut ne se révéla guère au public que par un poëme sur le mariage de l’Empereur, et par un dithyrambe sur la naissance du roi de Rome. On a prétendu que, plus tard, sous la Restauration, il s’était excusé d’avoir chanté les fastes de l’Empire : permettez-moi, Messieurs, de n’en rien croire. Je comprends toutes les fidélités, je les comprends et je les honore. Que Delille reste fidèle à la royauté, que Népomucène Lemercier reste fidèle à la liberté, que chacun ici-bas reste fidèle à sa conscience ! Respect aux poëtes qui alors se taisaient ! Mais ceux qui élevaient la voix pouvaient le faire sans remords. Il n’y avait pas de honte pour les Muses à chanter le mariage du fils couronné de la révolution française avec la fille des Césars : les Muses ne s’humiliaient point en s’inclinant sur le berceau de l’enfant à qui la fortune promettait le sceptre du monde. Quelle époque avait jamais été plus fertile en merveilles ! La France arrachée au chaos, régénérée, enivrée de gloire : au dedans, les prospérités de la paix ; au dehors, nos légions victorieuses semant partout l’idée nouvelle, portant chez tous les peuples, même sans y songer, les conquêtes civiles de 89 ; le monde entier attentif au bruit de nos armes : était-ce là des spectacles tellement dépourvus de grandeur que la poésie ait à regretter de s’en être inspirée ? Et pourquoi donc ce jeune homme aux goûts paisibles, aux instincts élégants, pourquoi cet écrivain aux sentiments monarchiques et religieux, qu’aucun lien particulier n’enchaînait au passé, n’eût-il pas ressenti un enthousiasme loyal et sincère pour le héros qui avait dompté la tempête, reconstitué la société, relevé le trône et les autels ? Pourquoi ce poëte tragique, amoureux de son art, n’eût-il pas été captivé par le souverain qui, épris lui-même du génie de Corneille, faisait représenter le Cid devant un parterre de rois ? Ce n’était pas la liberté absente, ajournée, qu’il reprochait à l’Empereur. La liberté qui est l’honneur des lettres, l’aspiration des sociétés modernes, le prix légitime des efforts de l’esprit humain, n’était point alors le besoin de la France. M. Brifaut ne la connaissait que par les crimes qui s’étaient commis en son nom ; il en gardait un souvenir rempli d’épouvante. M. Brifaut n’avait contre l’Empire qu’un seul grief sérieux : il n’aimait pas la guerre. S’il ne pardonnait pas même à Louis XIV de l’avoir trop aimée, à Louis XIV, son roi, son idole, que les carrosses de la cour accompagnaient jusque dans les camps, certes il devait juger sévèrement le capitaine que sa grandeur n’attachait jamais au rivage, et qui, botté, éperonné, traversait l’Europe au galop, enlevant, donnant des couronnes. Il n’aimait pas la guerre : comment l’eût-il aimée, lui, si parfaitement inoffensif, de mœurs si douces, de formes si courtoises ? Je ne sais qu’une bataille qui pût trouver grâce à ses yeux : c’est la bataille de Fontenoy, où les deux armées, avant d’en venir aux mains, se saluèrent avec politesse.

M. Charles Brifaut vit enfin se réaliser le plus cher de ses rêves : Ninus II fut représenté sur la scène du Théâtre-Français. Le sujet de cette tragédie était emprunté à l’histoire moderne ; le héros s’appelait primitivement don Sanche : la scène se passait en Espagne. Terrain brûlant ! Pour échapper à la censure, don Sanche avait dû quitter ses États de Castille, se réfugier en Assyrie, et se cacher sous les traits de Ninus. Qu’il s’appelle Ninus ou don Sanche, l’homme est de tous les temps et de tous les pays. C’est l’homme avant tout que le poëte dramatique doit étudier et s’appliquer à peindre : l’exactitude du costume n’importe guère, pourvu que la nature humaine vive et palpite sous l’habit. M. Brifaut s’était moins préoccupé de la couleur locale que des grands mouvements de l’âme ; ses personnages parlaient le langage éternel de la passion ; ils appartenaient à la patrie universelle avant d’appartenir à la Castille ou à l’Assyrie : voilà comment ils avaient pu émigrer et se travestir sans cesser pour cela d’être touchants et vrais. Malgré les sombres préoccupations du moment (nous étions en 1813), le succès fut immense ; il était légitime : le souvenir en est resté. Un style brillant, plus d’une situation hardie ou pathétique, de beaux élans d’amour maternel, une vive peinture de l’ambition poussée jusqu’au crime et du crime aux prises avec le remords, ont sauvé l’œuvre elle-même de l’oubli. Ninus se détache encore aujourd’hui sur le fond un peu gris de la littérature impériale. Heureuse fortune du théâtre ! C’est la renommée conquise en un soir, c’est la gloire à deniers comptants. Tandis que le livre chemine lentement, en silence, et gagne les esprits un à un, la tragédie, la comédie, le drame, ne demandent qu’une heure pour faire irruption dans la foule. M. Brifaut se trouva porté tout d’abord au faîte de sa réputation littéraire. L’auteur de Ninus fut pendant un été le sujet de tous les entretiens, le point de mire de la curiosité générale. Les salons se disputaient sa présence ; je me suis laissé dire qu’on le suivait dans les promenades ; au théâtre, le parterre se levait pour le saluer. La jeune génération, infatuée d’elle-même, fait assez bon marché de ces succès refroidis par le temps. Il est bon de lui rappeler que le monde ne date pas du jour où elle est née, que le talent et l’enthousiasme existaient avant elle, qu’elle doit vieillir à son tour, et que le dédain du passé est tout à la fois une faute de goût et un manque de prévoyance.

Les débuts éclatants ont leurs périls : comme la fortune, le public a ses retours soudains. Il aime à défaire ce qu’il a fait, à frapper aujourd’hui ceux qu’il caressait hier. Il se livre aisément à la première rencontre : à la seconde, il est sur ses gardes, et il faut l’emporter d’assaut. Jane Gray, représentée sous la Restauration, ne réussit pas comme Ninus. M. Brifaut reconnut lui-même qu’il s’était trompé, et on put observer, en cette occurrence, un phénomène qui ne se produit que de loin en loin : un auteur tombé, n’imputant sa chute ni aux acteurs, ni au parterre, ni aux journaux, et ne s’en prenant qu’a lui-même. Charles de Navarre, joué quelque temps après sur la scène de l’Odéon, n’eut pas un sort beaucoup plus heureux. M. Brifaut avait écrit cet ouvrage dans des vues de conciliation politique : il s’était donné la tâche de rapprocher les partis. Noble tâche à coup sûr, d’autant plus généreuse qu’on ne l’accomplit jamais qu’a ses dépens. Il advint au poëte une de ces mésaventures si fréquentes dans la destinée du héros de Cervantès. En cherchant à rapprocher les partis, il ne parvint qu’à se les aliéner tous : les partis se rapprochèrent bien un instant, mais ce fut seulement pour s’unir contre lui. Il y a des natures qui semblent trempées pour la lutte la mêlée les attire, l’obstacle les enflamme, le danger les enivre. Il y en a d’autres que l’appréhension d’une résistance effarouche, et qui ne s’épanouissent qu’au souffle de la bienveillance. M. Brifaut n’était pas de ces écrivains opiniâtres qui s’acharnent à vouloir amuser les gens malgré eux. Après deux sommations, il se tint pour averti ; il renonça aux hasards du théâtre, et se retira dans les salons, où il ne devait compter que des succès.

Quelque drapeau qu’on ait suivi, on ne peut s’empêcher, Messieurs, de reconnaître que la Restauration fut pour l’esprit français une époque de renouveau. Il existait bien sous l’Empire une société brillante et lettrée. Formée des débris du XVIIIe siècle, cette société, fidèle aux goûts du temps où elle était née, aimait et recherchait les plaisirs de l’intelligence ; mais la littérature elle-même ne vivait que de traditions ; la jeunesse était aux armées, et il y avait alors un homme qui représentait à lui seul le génie de la France, un homme qui en était la tête et le bras, qui pensait, agissait pour elle, et qui l’absorbait dans sa gloire. Quand le chêne tombe, fracassé par la foudre, tout ce qui végétait à l’ombre de sa forte ramure se développe et prend un nouvel essor. Il y eut, pour ainsi dire, sous la Restauration, une explosion de sève et de vie. Presque tous vous étiez là, Messieurs : poëtes, philosophes, historiens, orateurs, vous étiez l’espoir du pays, de même qu’aujourd’hui vous en êtes l’honneur et l’orgueil. La sève et la vie débordaient partout : vous aviez soufflé dans toutes les âmes les nobles ardeurs qui vous possédaient. C’est pendant ces années de renaissance que la société, le monde des salons, retrouva son ancien prestige et brilla d’un éclat bien altéré depuis. Années radieuses que la France ne saurait oublier sans ingratitude ! Le culte des intérêts matériels n’avait point desséché les cœurs ; on ne regardait pas la richesse comme le but suprême de la destinée ; la splendeur des lettres et des arts passait encore pour le plus beau luxe que pût étaler une nation intelligente et fière. Les jeunes gens étaient jeunes ; ils brûlaient des généreuses passions de la jeunesse : s’ils ne poursuivaient que des illusions, ces illusions valaient mieux que les réalités de notre âge. Les femmes participaient au mouvement des esprits ; elles l’encourageaient, elles en étaient la grâce et le charme. Pour juger une époque, il suffit de considérer la place qu’y tiennent les femmes. Malheur au temps où leur rôle s’efface, où leur influence s’amoindrit ! Le caractère de l’homme s’élève au niveau de leur ambition : quand elles abdiquent, l’homme déchoit.

M. Brifaut n’avait pas vu d’un œil indifférent les désastres de la patrie ; mais, vous le savez, Messieurs, son éducation, ses idées, ses sentiments, ses impressions d’enfance, tout, jusqu’à ses manières, l’attachait à l’ancienne monarchie : la Restauration répondait à l’idéal qu’il s’était formé. Repoussé du théâtre, il se réfugia dans les salons aristocratiques et devint l’hôte assidu, le familier du faubourg Saint-Germain. Il avait en lui toutes les élégances de ce monde où l’on eût dit qu’il était né c’est là que devait s’écouler le reste de sa vie, heureuse, facile, honorée.

Il y a parmi les écrivains du dix-septième siècle une figure avec laquelle M. Brifaut offre une ressemblance telle, qu’il est impossible de ne pas en être frappé ; si la mode était aux parallèles, celui-là me tenterait peut-être. Le neveu de Voiture a laissé un portrait de son oncle ; souffrez que j’en détache quelques traits :

« M. de Voiture avoit plusieurs talents avantageux dans le commerce du monde, et, entre autres, ceux de réussir admirablement en conversations familières, et d’accompagner d’une grâce qui n’étoit pas ordinaire tout ce qu’il vouloit faire ou qu’il vouloit dire. Il avoit la parole agréable, la rencontre heureuse, la contenance bien composée, entendoit la belle raillerie, et tournoit agréablement en jeu les entretiens les plus sérieux. Il avoit une noble hardiesse à se produire, tempérée d’une douceur et d’une civilité polie, avec laquelle il savoit se démêler judicieusement de la compagnie du grand monde. Et en cela particulièrement il a réussi, et a été de pair avec les meilleurs gentilshommes de son temps. Il s’est trouvé pourvu par la nature de lettres de faveur et de je ne sais quel caractère qui l’ont fait chérir et honorer des plus grands au delà de sa condition, si bien qu’étant de naissance médiocre, il est mort ainsi qu’il avoit vécu, entre les plus belles connoissances et les plus célèbres amitiés » N’est-ce pas là toutes proportions gardées, M. Brifaut ? Il excellait, comme Voiture, dans l’art de causer, à peu près perdu de nos jours ; il avait l’ironie enjouée, le mordant sans fiel, le trait qui effleure et ne blesse jamais ; ce don de plaire que je signalais tout à l’heure, il en avait fait, sans l’altérer, une science complète et raisonnée. Comme Voiture, au charme du bien dire, il joignait le charme du bien écrire : ses lettres, ses billets surtout, ses billets du matin, sont d’un joli tour, d’une vive allure, et je regrette qu’on ne les ait pas recueillis. On y trouve bien quelque chose d’un peu précieux, une certaine recherche voisine parfois de l’afféterie ; mais cette recherche même, qui était passée dans sa nature est toujours si aimable, que je ne saurais rien de plus exquis, si la simplicité n’existait pas. Il n’avait pas seulement les séductions de l’esprit, il avait aussi les qualités sérieuses qui font les affections durables. Ce serait faillir à sa mémoire que de ne point nommer ici une des grandes maisons de France : il trouva dans la maison d’Uzès ce que la Fontaine avait trouvé chez Mme de la Sablière, une sollicitude, un dévouement, une adoption, qui furent le bonheur de sa vie. C’est en France l’éternelle gloire des grandes familles d’avoir compris de tout temps qu’elles s’élevaient encore en aimant les lettres et en les honorant. L’amour, le culte de l’intelligence, étaient en quelque sorte héréditaires dans la maison d’Uzès : un duc d’Uzès avait épousé la fille de Julie d’Angennes, la petite-fille de la marquise de Rambouillet. Ce nom, qu’entourent tant de souvenirs poétiques, n’indique-t-il pas un dernier point de ressemblance et comme un lien de parenté entre Voiture et l’auteur de Ninus ?

S’il y eut jamais un écrivain réalisant, par le complet accord du talent et de la personne, cette alliance des lettres et du monde qui est, Messieurs, la vie de votre institution, certes ce fut M. Brifaut. Un succès éclatant au théâtre, un poëme touchant, des dialogues, des contes en vers, le désignaient suffisamment aux suffrages de l’Académie ; en outre, il possédait au suprême degré ce ton de la bonne compagnie, cette politesse de langage qui, depuis Vaugelas, a rendu au dictionnaire pour le moins autant de services que les grammairiens les plus consommés. Son élection eut un caractère tout aristocratique : il s’était retiré courtoisement devant le duc Matthieu de Montmorency ; aux amis qui le pressaient de maintenir sa candidature, il avait répondu qu’il ne convenait pas qu’un Montmorency levât le siège. Il remplaça le marquis d’Aguesseau, et fut reçu par le marquis de Pastoret. Il m’a été accordé de lire, et je n’ai pas lu sans attendrissement, une lettre écrite par lui le lendemain de sa réception, et dans laquelle il rend compte de ses émotions en prenant séance. Nature vraiment choisie, ce qui l’agite et le préoccupe, ce n’est pas la présence des noms illustres accourus pour l’entendre, mais l’absence des êtres chéris, disparus à jamais : dans cette réunion d’élite, c’est son maître, son bienfaiteur, c’est l’abbé Rousselot qu’il cherche d’un regard attristé. Il était mort, le bon abbé ! Après avoir ensemencé le terrain, il était mort avant la moisson : du moins, avant de se fermer, ses yeux en avaient vu les promesses.

L’Académie avait satisfait l’unique ambition de M. Brifaut ; quelques années plus tard, la révolution de Juillet le frappait au cœur. Il fit voir, en cette occasion, que l’aménité des manières n’exclut pas la fermeté de l’âme. La royauté nouvelle lui avait offert une pension équivalant à celle qu’il tenait des bontés du roi Charles X ; voici sa réponse : « Honoré des bienfaits du roi déchu, je me vois dans l’impossibilité d’en recevoir d’autres. Je ne puis ni ne veux déplacer ma reconnaissance. Puisque le gouvernement est généreux, j’espère qu’il me pardonnera d’être fidèle. » Noble refus, noblement exprimé ! On aime à sentir un caractère sous le talent, un homme sous l’écrivain.

Atteint par la révolution de Juillet dans ses plus vives affections, M. Brifaut ne se mêla point aux luttes littéraires du temps : l’ardeur un peu bruyante des nouveaux venus l’effrayait. À Dieu ne plaise qu’il m’arrive jamais de parler sans respect de ces luttes qui ont été l’honneur et les fêtes de notre jeunesse ! mais je conçois que M. Brifaut ait refusé d’y prendre part. Admirateur fervent de nos chefs-d’œuvre classiques, médiocrement sensible aux beautés des chefs-d’œuvre anglais et allemands, il n’avait pas la prétention de frayer des routes nouvelles. En poésie, comme en politique, c’était son avis qu’il vaut mieux suivre les sentiers battus que de s’aventurer à travers champs. Ami de la règle et de l’autorité, il ne voulait d’anarchie nulle part ; les insurrections au Parnasse n’étaient pas plus de son goût que les émeutes dans la rue. Il se tint à l’écart, et laissa le silence se faire peu à peu autour de son nom. Il avait eu son jour : témoin des succès de ses jeunes confrères, il n’en fut pas jaloux. Une seule fois, depuis l’échec de Charles de Navarre, il avait été tenté de rentrer dans la lice. C’était au déclin de la Restauration il avait écrit une comédie qui reproduisait avec esprit les mœurs, les travers de l’époque, et où il disait, en vers bien tournés, la vérité à tous les partis, même au sien. Cette comédie, intitulée l’Amour et l’Opinion, allait être représentée ; en y regardant de près, le poëte comprit qu’il y avait là plus d’un trait blessant peut-être pour le monde au sein duquel il avait abrité sa vie : il n’hésita pas, et sacrifia son œuvre. Comment ce monde ne l’eût-il pas aimé ? Il ne se montra pas ingrat, il l’entoura jusqu’à sa dernière heure d’estime et de respect, d’affection et de dévouement. Quand la maladie ne permit plus à M. Brifaut d’aller dans le monde, le monde vint chez lui, et, comme Voiture, il s’éteignit doucement, entre les plus belles connaissances et les plus hautes amitiés.

Ma tâche n’est pas terminée, Messieurs. Pendant la dernière moitié de sa carrière, M. Brifaut s’était laissé oublier. On a pu croire, vous-mêmes vous avez cru sans doute que chez lui l’homme du monde avait absorbé l’écrivain. La mort met tout en son vrai jour. Nous le savons maintenant, M. Brifaut n’avait pas cessé d’aimer, de cultiver les lettres : il les aimait pour elles-mêmes, comme elles veulent être aimées. Il travaillait, produisait sans relâche, cet homme que les salons pensaient posséder tout entier : seulement, comme les avares, il enfouissait son trésor. Près de s’éteindre, il avait confié à deux de ses amis le soin de recueillir et de publier ses manuscrits : un magistrat, M. Rives, honneur de la magistrature ; un poëte, M. Bignan, que vous avez couronné plusieurs fois, se sont fidèlement acquittés de ce pieux devoir. En général, les œuvres posthumes n’ajoutent rien à la réputation d’un auteur ; celles de M. Brifaut sont toute une révélation : sa renommée refleurit depuis qu’il n’est plus ; il semble que la mort lui ait restitué la vie et la jeunesse. De nouveaux dialogues, de nouveaux contes en vers, récits ingénieux et rapides, cachant sous un tissu léger une pensée morale ou une vérité piquante ; de nombreuses tragédies où court le souffle de Ninus ;des comédies rappelant la grâce de Marivaux ; plusieurs morceaux qui montrent que l’auteur maniait la prose aussi bien que le vers ; un écrit sur la religion, ou respire la douceur des apôtres ; des mémoires où revivent la société de l’Empire et celte de la Restauration : tel est l’ensemble de ces œuvres, destinées à venger de l’oubli où il était tombé un des noms littéraires les plus purs et les plus aimables.

Ajouterai-je que M. Brifaut nous a laissé aussi quelques romans ? Je ne crois pas qu’il attachât à ces petits ouvrages une grande importance : je les ai lus avec avidité, j’y ai pris un plaisir étrange. En les lisant, je sentais un lien mystérieux s’établir entre l’auteur et moi : nous nous rencontrions sur un terrain commun ; il m’abordait en souriant et me tendait la main. Il ne m’appartient pas, Messieurs, de vous entretenir ici d’un genre de littérature auquel je me suis voué presque à l’exclusion de tout autre : je n’ai pas le droit d’en parler avec orgueil, et il ne convient pas d’en parler avec humilité. Je lui dois de m’asseoir auprès de mes maîtres, et cependant, malgré honneur que je reçois, je ne puis me défendre d’un sentiment de tristesse et de confusion, quand je me vois à cette place où Lesage et Prévost ne se sont pas assis, où de nos jours, entre tant d’illustres contemporains, la mort, l’impitoyable mort, devançant vos suffrages, ne vous a pas permis d’appeler M. de Balzac, le romancier le plus profond, un des plus vigoureux génies de notre siècle.

Quelques mots encore, Messieurs, et j’ai fini. Si les œuvres de M. Brifaut ne doivent pas rester comme des modèles, sa vie peut servir de leçon et d’exemple à tous. D’une condition médiocre, au lieu de s’emporter contre le sort, il s’appliqua sans humeur à le corriger : il y réussit. Fils d’artisans, il entra dans le monde par la porte d’honneur, par celle qui n’est jamais fermée au talent, à la courtoisie, à la dignité personnelle. Il fut recherché pour son esprit et son urbanité ; il fut aimé parce qu’il était loyal, courageux et sincère. Poëte, il n’a chanté que de nobles causes. Écrivain, il n’est pas tombé de sa plume une goutte de fiel. Chrétien, il a rendu à Dieu une âme pieuse. Royaliste, il est mort fidèle à ses regrets.

Fidèle a ses regrets, oui, Messieurs ! Et pourtant, que de grandeurs nouvelles, que de glorieux retours auraient pu entraîner sa foi ! Près de la tombe, il avait cru reconnaître le bruit de la tempête qui avait épouvanté son berceau, et il avait vu la société menacée se rallier encore une fois autour du grand nom de Napoléon. Un instant, il avait tremblé pour la patrie, et, après une guerre entreprise non plus pour ébranler l’équilibre du monde, mais pour le raffermir, il avait vu la patrie, calme et fière, à la tête des nations. Beau spectacle ! que ne lui a-t-il été donné de vivre assez longtemps pour en voir un plus beau, un plus magnifique encore ! Nos aigles franchissant les Alpes, une guerre chevaleresque, la France émue n’ayant plus qu’une âme, et l’Empereur partant comme revient un triomphateur, au milieu d’un cri d’enthousiasme ! Ah ! sans aimer la guerre, son cœur, toujours jeune et vivace, même sous les glaces de l’âge, eût tressailli, battu avec les nôtres, et l’image de l’Italie affranchie par nos armes eût souri à ses derniers jours.