Réponse au discours de réception de Gaston Boissier

Le 21 décembre 1876

Ernest LEGOUVÉ

Réponse de M. Ernest Legouvé
au discours de M. Gaston Boissier

DISCOURS PRONONCÉ DANS LA SÉANCE PUBLIQUE
le jeudi 21 décembre 1876

PARIS PALAIS DE L'INSTITUT

 

Monsieur,

Vous savez quel fut le premier nom des discours académiques. Le récipiendaire adressait à l’Académie un compliment ; le directeur lui répondait par un autre compliment, de façon que tout se passait en compliments.

Les choses ont un peu changé depuis ce temps-là ; seulement, au dire de quelques esprits graves, nous n’y avons gagné qu’à moitié, car, selon eux, nos discours constituent un genre faux, à la fois puéril et compassé, et ne sont guère, en réalité, que des panégyriques tempérés par des épigrammes.

Ce reproche est-il juste ? Je ne le crois pas. Plus d’un exemple est là pour prouver qu’il y a place ici entre l’épigramme et le panégyrique ; plus d’une voix sincère et éloquente a fait voir qu’on peut louer celui qu’on reçoit sans hyperbole, parler de celui qu’on regrette sans exagération, toucher même, en passant, quelques-unes des questions sérieuses qui se lient à ces deux noms, et donner ainsi à l’auditoire choisi qui nous écoute un plaisir digne de lui, en lui offrant deux portraits vivants, ressemblants, et où la peinture des côtés faibles fasse partie de la ressemblance.

C’est cette sincérité cordiale que je voudrais prendre aujourd’hui pour modèle, Monsieur ; je vous avouerai même que je désirerais aller un peu plus loin que la sincérité, jusqu’à la franchise ; être sincère, c’est ne dire que ce qui est ; être franc, c’est dire tout ce qui est : or, le jour de votre élection, vous avez eu vingt-trois voix pour vous, et neuf seulement contre ; hé bien, je vous avouerai franchement que j’étais un des neuf, et je vous demande la permission de vous dire pourquoi.

L’Académie française ne ressemble pas aux autres classes de l’Institut. La classe des Sciences se recrute seulement parmi des savants ; les Inscriptions et les Sciences morales, parmi des érudits ; les Beaux-Arts, parmi des artistes ; l’Académie française seule, et c’est là son caractère original, s’ouvre et doit s’ouvrir à tout ce qui brille à un titre quelconque dans le vaste domaine de l’esprit : historiens, orateurs, critiques, hommes politiques, poètes, romanciers, auteurs dramatiques, tous peuvent dire : Dignes sum intrare. Ces personnes mêmes que l’on appelle des personnages, c’est-à-dire, qui, sans position littéraire bien précise, jouent un grand rôle dans la société polie,par le goût des lettres uni à l’éclat du nom, doivent avoir leur place dans ce sénat de l’intelligence, car ils y apportent une illustration et une force de plus. Enfin, pour emprunter une comparaison à la classe des beaux-arts, je dirais volontiers que l’Académie française ressemble à un orchestre, où la richesse et la beauté de l’harmonie résultent du nombre et de la variété des instruments ; seulement je crois que les écrivains d’imagination, c’est-à-dire les poètes, les romanciers, les auteurs dramatiques doivent y figurer comme les instruments les plus nombreux. Pourquoi ? parce que la poésie, le roman et le théâtre représentent ce qu’il y a de plus rare et de plus difficile, l’invention, et qu’ils expriment ce qu’il y a plus élevé dans l’art, l’idéal, la passion et la vie. Ajouterai-je que les autres genres de littérature conduisent ceux qui y excellent à la Sorbonne, au Collège de France, à l’Académie des inscriptions, aux Sciences morales et politiques, voire même au ministère, mais que les œuvres d’imagination ne conduisent guère qu’à l’Académie ? L’on m’objecte qu’elles mènent aussi à la fortune et à la gloire. Si c’est à la gloire, ouvrons-leur bien vite, car l’Académie a besoin de gloire ! et, quant à la fortune, interrogez les rares élus qui y parviennent, ils vous diront à quel prix, même au théâtre, est souvent acheté un succès, combien d’efforts infructueux le précèdent, combien de déboires le suivent, combien d’années de stérilité stérilisent même une année d’abondance, et vous me pardonnerez, Monsieur, d’avoir soutenu ceux dont l’Académie est la seule ambition, et qui peuvent y prétendre, non-seulement par droit de talent, mais par droit de lutte et de souffrance.

J’ai hâte d’arriver, Monsieur, à vous et à vos travaux. Le lendemain de votre élection, je me mis à l’œuvre ; je pris tous vos livres, non pas pour les lire, ce qui est un plaisir, et un plaisir que je m’étais déjà donné ; mais pour les relire, ce qui est une étude, et pour en tirer un discours, ce qui est un travail. Quelle fut ma surprise ! à mesure que je pénétrais dans vos écrits, vous m’apparaissiez tout autre. Jusque-là, j’avais sans doute apprécié en vous un érudit solide, un critique distingué ; je trouvais devant moi un esprit original et inventif. Le regret me prit ; de façon qu’après avoir voté contre vous par conviction, je rétractai tout bas mon vote par remords, et qu’élu il y a six mois avec vingt-trois voix, vous vous trouvez aujourd’hui en avoir vingt-quatre.

Votre originalité consiste d’abord, Monsieur, en ce que vous n’êtes ni de votre temps, ni de votre pays ; je veux dire que vous vous êtes choisi une patrie intellectuelle à trois cents lieues et à dix-huit cents ans de distance ; vous êtes né à Rome, vers l’extrême fin de la République, console Planco : vous avez vécu, jour à jour, les lustres tragiques qui s’écoulent de César à Tibère, vous avez connu et pratiqué familièrement tout ce que cette époque a produit de plus grands hommes et de pires scélérats ; vous ne vous êtes pas contenté d’observer ce qui se passait sur la terre, vous avez voulu pénétrer dans l’Olympe et aux enfers, entrer en commerce avec Jupiter comme avec Auguste, et enfin, vos quatre grands ouvrages nous transportent si bien dans tous les coins de l’Empire, qu’on peut dire que, si vous êtes entré à l’Académie française, c’est à titre de citoyen romain.

Ce titre, comment avez-vous commencé à le mériter ? Cela vaut d’être rapporté. Vous professiez la rhétorique à Nîmes, votre ville natale, et, chose assez rare chez un professeur de province, votre seule ambition était d’y rester. Passe un inspecteur de l’Université ; votre mérite le frappe ; vous êtes appelé à Paris. Cette rapidité d’avancement inquiète votre conscience ; vous éprouvez le besoin de la justifier par un succès. À ce moment, l’Académie des inscriptions mit au concours un sujet difficile et sévère. Il s’agissait d’un écrivain latin dont le nom est immortel, et dont l’œuvre est comme morte ; qui, selon Quintilien, a écrit sur presque tout et dont il ne reste presque rien, de Varron. Tenter de faire revivre un tel homme, c’était vouloir, à l’imitation de Cuvier, recomposer un être vivant avec des fragments de squelette. Vous l’avez fait, Monsieur. L’Académie des inscriptions l’a reconnu en vous couronnant. Vous avez su, dans ce travail, être aussi érudit que les Allemands, et l’être autrement qu’eux, c’est-à-dire que vous avez joint à la science qui rassemble l’art qui compose. C’est là un talent propre à notre pays. Les savants d’outre-Rhin sont plus habiles collecteurs de matériaux que nous ; mais nous sommes meilleurs architectes qu’eux. Vous leur avez pris leur qualité et vous avez gardé la nôtre ; je vous en félicite ; c’est un bon exemple que vous avez donné là, et utile à suivre en tout. Quand Molière imitait Plaute, il se servait de Plaute pour faire du Molière. Voilà notre modèle ! Étudions les étrangers, mais pour devenir de plus en plus Français.

Votre ouvrage sur la Religion romaine, d’Auguste aux Antonins, montre votre talent sous un aspect nouveau.

Vous êtes né en pleine antiquité, Monsieur, en naissant à Nîmes. Les premiers objets qui ont frappé vos yeux sont des monuments romains, c’était une prédestination, mais, chose caractéristique ! même jeune, vous avez plus pensé à les interroger qu’à les admirer. Sans doute, ces débris de temples, ces colonnes brisées, ces tombeaux en ruines parlaient à votre imagination et vous charmaient par la pureté de leurs lignes et la beauté de leurs formes ; mais vous y cherchiez surtout des renseignements : vous vous attachiez plus aux inscriptions gravées sur ces chefs-d’œuvre, qu’à ces chefs-d’œuvre même, allant ainsi, d’instinct, à cette science de l’épigraphie à laquelle vous devez la plus réelle valeur de votre livre, et où l’histoire trouve aujourd’hui un si puissant secours.

Aujourd’hui, en effet, tout véritable historien, rejetant les documents de seconde main, marche droit à ce qu’on appelle énergiquement et poétiquement les sources, c’est-à-dire à ce qui jaillit directement de l’âme humaine, ou des faits. Or, quelle source plus riche que le langage des pierres séculaires ? Les hiéroglyphes nous avaient appris tout ce qu’une nation intelligente et méditative peut faire tenir d’évènements sur quelques centimètres de granit ; il suffit parfois d’une ligne pour raconter un règne ; si je l’osais, je dirais que c’est de la substance de siècles. Moins concise, l’épigraphie est plus instructive encore. Elle ne nous transmet pas seulement les grands documents officiels, décrets du sénat, lettres de princes, jugements rendus ; elle raconte ce que ne disent pas les livres, la vie quotidienne des classes populaires : sur ces tombeaux, sur ces pierres commémoratives, sur ces autels, se retrouvent les costumes, les coutumes, les cérémonies, les croyances de la foule ; c’est l’histoire de ceux qui n’ont pas d’histoire.

Voilà, Monsieur, sur quel fondement à la fois solide et nouveau vous avez élevé votre livre de la religion romaine ; voilà le point de départ de l’idée vraiment originale qui y préside, et sur laquelle je crois devoir insister un moment.

Deux écoles sont aujourd’hui en présence, qui portent sur cette époque deux jugements absolument contradictoires. La première, plus ancienne et plus nombreuse, prétend qu’en réalité, dès Auguste, il n’y avait plus de religion romaine, que le paganisme n’était alors qu’un reste de superstitions usées auxquelles personne ne croyait plus, que la morale tombait en ruines comme le culte, et que le monde attendait le dieu nouveau pour avoir une foi et une loi.

La seconde école, plus restreinte, mais non moins considérable par le mérite de ses fondateurs, affirme que la religion païenne, loin d’être aussi morte alors qu’on le prétend, a lutté contre le- christianisme pendant deux siècles et qu’elle n’a été abattue qu’au bout de quatre. Ils ajoutent que le christianisme a calomnié le paganisme après l’avoir nié, l’a dépouillé après l’avoir calomnié, et que la religion antique, épurée et renouvelée comme elle l’était, suffisait au monde pour se relever et pour croire. Entre ces deux doctrines, laquelle avez-vous adoptée, Monsieur ? Ni l’une ni l’autre et toutes les deux. D’un côté, vous avez montré, d’accord en cela avec l’école nouvelle, que, d’Auguste aux Antonins, le monde antique avait fait un effort immense pour reconstituer le paganisme ; que les idées religieuses tombées en désuétude et même en mépris à la fin de la République s’étaient énergiquement relevées à la voix de la philosophie ; que cette philosophie n’était pas seulement l’occupation de quelques esprits d’élite, et n’avait pas seulement la morale pour objet, mais que, s’adressant au culte même, elle avait entrevu et poursuivi l’idée d’un dieu unique ; qu’elle avait deviné et mis en pratique la vertu toute chrétienne de la charité, qu’elle s’était émue des problèmes de la misère, de l’égalité, de la solidarité, qu’elle avait suscité entre les classes travailleuses le principe de l’association, qu’elle avait créé des sociétés de secours mutuels, adouci et moralisé le sort des esclaves, et qu’enfin elle avait fait œuvre de religion en entreprenant de régénérer la société tout entière au nom de la divinité. Voilà, Monsieur, ce que, grâce à l’épigraphie, vous avez avancé, affirmé et prouvé. Puis, une fois justice rendue à ce grand mouvement religieux de l’antiquité et aux écrivains éminents qui le défendent, vous avez démontré qu’après deux siècles de lutte, ce mouvement s’était arrêté comme à bout de forces ; que son rôle était fini ; qu’après avoir réveillé dans toutes les âmes la soif de la religion, il avait été incapable de la satisfaire ; que ses efforts pour tirer un seul dieu de tant de dieux et condenser tout l’Olympe en un Jupiter quelconque, avaient échoué devant l’encombrement de cet amas de déités qui ne voulaient pas céder la place, et qu’ainsi, la loi religieuse que les philosophes avaient voulu donner pour fondement à la loi morale se dérobant pour ainsi dire sous eux, ils avaient laissé le monde tout rempli à la fois d’un immense besoin et d’une immense impuissance de croire. C’est alors, ajoutez-vous avec autant de force que de vérité, c’est alors que le christianisme, s’avançant, et s’avançant fortifié par deux siècles de lutte, s’empara de toutes ces âmes préparées pour lui, leur donna ce qu’elles demandaient, une foi précise, un culte simple, un dogme impératif, hérita enfin de tout l’ensemble des vertus érigées contre lui, et voilà comment la religion chrétienne porte un caractère doublement sacré, étant l’œuvre commune du monde ancien et du monde nouveau, et Dieu ayant donné à la fois saint Jean pour précurseur au Christ, Marc-Aurèle et Épictète pour coopérateurs à saint Paul !

Il faut l’avouer, Monsieur, il y a là une conception forte, ingénieuse, qui suffirait à vous mériter le nom d’un esprit original. Je retrouve ce mérite de nouveauté dans un autre de vos ouvrages. Cet ouvrage a pour titre : l’Opposition sous les Césars, et peut se résumer dans ce seul mot : il n’y a pas eu d’opposition sous les Césars. Cette opinion, qui semblerait un paradoxe sous une plume moins sûre que la vôtre, fait table rase de nos souvenirs et de nos illusions de collège. Sur la foi des vers de Lucain et de la prose de Tacite, nous rêvions dans le monde dégénéré de l’empire toute une phalange, je dirais volontiers tout un peuple d’esprits généreux, qui protestaient contre le despotisme au nom des antiques vertus romaines. Votre examen, méthodique comme un cadastre, de toutes les classes de la société romaine, et votre analyse minutieuse de leurs divers sentiments, nous montrent partout le dégoût ou l’oubli de la république, l’indifférence pour la liberté, l’acceptation volontaire du pouvoir absolu, et Tacite lui-même nous apparaît poursuivant, pour tout idéal de gouvernement, le despotisme tempéré par la bonté du prince. Vous l’avouerai-je, Monsieur ? aucun de vos ouvrages ne m’a plus été au cœur que celui-là, car il démontre invinciblement quel abîme nous sépare de cette Rome de la décadence, à laquelle on nous assimile toujours. Non, nous ne ressemblons pas au peuple satisfait d’Auguste et de Tibère, car nous n’avons jamais ni douté, ni désespéré de la liberté ! Non, nous ne ressemblons pas à la Rome impériale, car vingt ans d’un empire, à qui on ne saurait refuser, sans injustice, une véritable prospérité matérielle, n’ont pas pu réconcilier la nation avec le principe du gouvernement personnel ; et c’est au milieu de tout l’éclat de ce règne qu’une voix éloquente proclama aux applaudissements de la France qu’il y a des libertés nécessaires !

J’arrive, Monsieur, au plus populaire de vos ouvrages Cicéron et ses amis. Le succès en fut très-vif et général ; les salons y applaudirent, les femmes même le lurent ; cette faveur, qu’obtiennent rarement les livres de cette nature, flatta sans doute votre amour-propre d’auteur, mais inquiéta votre conscience d’écrivain sérieux. Comme cet orateur, qui, s’entendant applaudir par la foule, s’écria : Est-ce que j’aurais dit quelque sottise ? vous vous dites tout bas, non sans une certaine crainte : Est-ce que j’aurais fait un livre amusant ? Hé bien, oui, Monsieur, il faut vous y résigner, vous avez fait un livre amusant ! très-amusant ! Vous y avez mis la qualité, et, oserai-je le dire ? le défaut où je trouve le trait le plus caractéristique de votre esprit. Vous êtes un érudit, un historien, un habile épigraphiste ; mais vous êtes aussi un satirique et, ne vous récriez pas, un romancier. Voici comment. Quel est l’objet du romancier, du romancier moraliste ? Faire revivre la société de son temps, en étudier les mœurs, en rechercher les types et mettre les mœurs en lumière en mettant les types en action. Hé bien, vous avez tenté pour le passé ce que le romancier essaye pour le présent. La vie, les mœurs, les caractères, voilà ce que vous cherchez avant tout dans vos études sur la société romaine. Convaincu que les petits détails, les petits faits, sont ce qui donne la vérité et la réalité, vous avez demandé non-seulement à l’épigraphie, mais aux poètes, aux historiens, aux philosophes, les mille particularités caractéristiques qui pouvaient ressusciter ce monde disparu et ces personnages évanouis : de là l’intérêt de votre livre, Cicéron et ses amis. Toutes les figures en sont vivantes. Il est tel d’entre eux, votre Cœlius, par exemple, qui a eu presque la popularité d’un personnage de Balzac, tant vous excellez à reproduire le fond de leurs sentiments, tant votre regard pénétrant poursuit ce qu’il y a eu dans leur cœur de plus secret et de plus personnel. Là se montre, Monsieur, le côté vraiment supérieur de votre talent, et celui qui me semble moins élevé.

M. Sainte-Beuve faisait grand cas de vous ; je le comprends, vous lui ressemblez. Il a écrit quelque part : Je ne suis content que quand j’ai trouvé dans un grand homme le point vulnérable, le côté faible... Hé bien, Monsieur, vous aussi, vous avez le goût du côté faible. Votre livre : Cicéron et ses amis, est plein de mille appréciations, fines, vives, piquantes ; mais sont-elles toujours la vérité et la justice, ou plutôt sont-elles toute la vérité et toute la justice ? Je ne le crois pas. J’admire beaucoup dans les sciences d’observation l’usage du microscope qui nous fait voir les infiniment petits ; mais, quand il s’agit des astres, c’est au télescope qu’il faut recourir. Or, vous ne vous servez pas assez du télescope. Je prends Cicéron pour exemple. Je vous reprochais un jour de l’avoir rapetissé. C’est impossible, me répondîtes-vous vivement, je n’ai choisi ce sujet que sous le coup d’une nouvelle lecture des lettres de Cicéron, et par enthousiasme pour ces lettres. Voilà précisément ce qui explique, je ne dirai pas votre injustice, mais votre sévérité à l’égard de ce grand homme. Vous êtes entré dans son âme par la petite porte, en y entrant par la correspondance ; car qu’est-ce que cette correspondance, sinon la peinture journalière de toutes les mobilités, de toutes les contradictions, de toutes les défaillances passagères, de toutes les grâces mêlées de faiblesse qui sont le propre de cette nature ondoyante et multiple dont Voltaire seul peut nous donner une idée ? Rien donc de plus vivant et de plus amusant que votre portrait de Cicéron ; et cependant, ce n’est pas lui parce que ce n’est pas tout lui ! Les grandes lignes fixes disparaissent dans la peinture des mille physionomies de chaque minute ; le trait dominant manque.

Un jour, l’empereur Auguste surprit son petit-fils lisant un livre qu’il s’empressa de cacher ; l’empereur prit le volume, c’était un ouvrage de Cicéron. Après en avoir lu quelques lignes, il le rendit à l’enfant, et ajouta d’une voix émue, où perçait peut-être quelque remords : « Mon fils, cet homme-là aimait profondément son pays ! » Voilà le trait dominant de Cicéron ; voilà ce qui efface tous ses défauts, voilà ce qui alimente et immortalise son génie ! Voilà enfin ce que j’aurais voulu voir plus vivement reproduit dans vos pages ! Qu’importe que ce grand homme ait eu quelques pusillanimités de détail, quelques vanités de passage ? Dès que l’intérêt de Rome était là, vanité, terreurs, hésitations, tout disparaissait ; il ne voyait plus qu’une chose, la patrie ; il n’avait plus qu’un but, le salut de Rome, et il allait droit, non pas seulement au devoir, mais à l’héroïsme, de façon qu’on peut dire que, dans ces terribles tempêtes civiles, il eut tous les petits effrois et tous les grands courages.

En voulez-vous la preuve ? Rappelez-vous ses admirables réponses à Cœlius, à Atticus, à Caton lui-même. Caton, vous le savez, Caton, avant Pharsale, le suppliait de ne pas aller rejoindre Pompée, et lui conseillait de se retirer à Tusculum pour y écrire quelque beau livre sur la concorde. Que lui répond Cicéron ? « Mes livres ! mes études ! la philosophie ! tout cela ne m’est plus rien ! Je regarde du côté de la mer ! Je suis comme un oiseau qui veut s’y envoler, car c’est là qu’est la république et la liberté ! » On lui démontrait que c’était courir à sa perte ! « Soit, je vais comme Amphiaraüs me jeter volontairement dans l’abîme ! » Cœlius l’adjurait de se conserver pour son fils !... « Si la république subsiste, mon fils sera toujours assez protégé par le nom de son père... Si elle doit périr, qu’il subisse le sort des autres citoyens ! »

Ah ! croyez-moi, Monsieur, quand on rencontre dans l’histoire de pareils hommes, il faut non pas atténuer leurs grandeurs par leurs petitesses ; mais noyer leurs petitesses dans leurs grandeurs ! Il faut, tout en respectant les droits imprescriptibles de la vérité, laisser leur image dans cette attitude sculpturale, qui les présente à la postérité comme autant de phares immortels, destinés à luire à travers les âges, pour enchanter les regards des générations successives et leur servir de guides.

En revanche, si je vous trouve trop sévère pour Cicéron, vous me semblez trop indulgent pour Brutus. Son austérité vous plaît, sa douceur vous touche, sa culture d’esprit vous charme, et il nous apparaît sous votre plume comme une sorte de Vauvenargues ; mais Vauvenargues n’avait assassiné personne, et je vous avoue que je n’ai aucun goût pour les assassins honnêtes. Nos déclamations de collège sur les grands meurtriers de l’antiquité, nos pièces de vers latins sur Harmodius et Aristogiton, ont, selon moi, tellement perverti notre sens moral et politique que j’en suis arrivé à haïr dans ces célèbres immolateurs jusques à leurs vertus. Oui ! le désintéressement de tel ou tel des proscripteurs de la Convention m’inspire une sorte de colère parce qu’on l’invoque en sa faveur comme une sorte d’excuse ; et je répéterai toujours avec Shakespeare : Qu’il y a une tache que tous les parfums de l’Arabie et tous les flots de l’Océan ne peuvent pas laver, c’est une tache de sang.

Si je voulais, Monsieur, mériter tout à fait le brevet de franchise que je me suis décerné, je devrais vous quereller encore à propos des poètes. Il me semble que vous les jugez trop en moraliste et pas assez en artiste ; leur vie vous fait trop oublier leurs vers. Que vous a fait le pauvre Ovide pour vous attacher à la peinture de ses faiblesses de courtisan, sans y mêler, au moins comme compensation, quelques aperçus sur son charmant génie ? Pourquoi nous démontrer, avec votre érudition impeccable et votre observation implacable, que ce Juvénal, si éloquemment appelé par Victor Hugo la vieille âme libre des républiques mortes, n’avait souci ni de la république ni de la liberté ? Victor Hugo n’en a pas moins raison ! Je ne sais si Juvénal possédait ou non les vertus qu’il célébrait, mais ses satires les possédaient ! Que dis-je ? Il les possédait lui-même dans le moment où il composait ses satires ! Le poète pense tout ce que lui dicte son génie, tant que son génie parle ! Son imagination fait partie de sa conscience ! ses vers font partie de ses vertus, car c’est dans ses vers qu’il vivait le plus pleinement ! c’est dans ses vers qu’il se survit ! c’est dans ses vers qu’il faut le juger ! Quand on me parle de la pusillanimité de l’auteur du Cid en face de Scudéry, je réponds par une tirade de don Diègue, et je dis : Voilà le véritable Corneille !

Ces sentiments, Monsieur, étaient ceux de votre cher et regretté prédécesseur. Je me souviens qu’il y a deux ans, sur une petite côte de Bretagne, nous nous promenions, lui et moi, au bord de la mer. La conversation tomba sur Lamartine. Si j’avais eu le plaisir de vous avoir pour compagnon de promenade, le nom de Lamartine eût probablement amené sur vos lèvres quelque fait piquant, quelque trait caractéristique, authentique et épigrammatique : savez-vous ce que fit M. Patin, déjà octogénaire ? Il me récita cent vers des Harmonies poétiques, tout d’une haleine, sans une erreur, sans une hésitation de mémoire, et avec l’émotion, l’enthousiasme d’un jeune homme de vingt-cinq ans,... d’un jeune homme de vingt-cinq ans d’autrefois, car aujourd’hui l’enthousiasme n’a guère moins de quarante ans.

Dans ce petit fait se marque le caractère particulier de l’intelligence de M. Patin, la sympathie. Vous avez rendu une éclatante justice, Monsieur, à l’immense érudition dont témoignent les Études sur les tragiques grecs, vous avez montré à l’œuvre cette infatigable ardeur d’investigations qui contrôlait tous les textes, recueillait toutes les leçons, interrogeait tous les travaux étrangers ; mais d’où venait cette ardeur ? Était-ce seulement curiosité, besoin de savoir, amour du vrai ? Non, c’était aussi, c’était surtout amour du beau, et adoration pour les trois grands génies qu’il étudiait. Il cherche à travers les siècles et les langues tout ce qu’ils ont non-seulement créé, mais inspiré ; il parcourt tous les théâtres pour y découvrir une belle scène, un beau vers, un trait de sentiment qui se rapporte à une de leurs tragédies. Pourquoi ? Pour rassembler autour d’eux tout ce qui est sorti d’eux, pour les entourer de leur postérité, pour faire gerbe de tout ce qu’a produit leur souffle créateur et le déposer sur leur autel ! Travail d’abeille qui aspire le suc et le parfum des choses ! don de sympathie qui change un ensemble de recherches en une œuvre passionnée, personnelle, vivante ! Mélange d’esprit critique et d’esprit enthousiaste, grâce auquel ce livre est un livre à part, que personne n’avait fait, que personne ne refera, qui durera en France autant que l’étude même du génie grec, et qui rattache M. Patin à l’éclatante génération des professeurs de 1830. Oui, il est de la famille des Villemain, des Cousin, des Royer-Collard, car c’est un croyant comme eux ! Il a le culte du grand comme eux ! Et peut-être est-ce là qu’il faut chercher la différence de cette ancienne Université et de la nouvelle. La première était un point d’admiration ; la seconde est un point d’interrogation ; ce qui n’empêche pas que vous admirez quelquefois et qu’ils interrogeaient toujours.

Ici, Monsieur, s’impose à moi une question bien grave, qui partage et passionne les meilleurs esprits, où je vous retrouve tous deux, M. Patin et vous, activement mêlés, et je suis d’autant plus empressé de vous y suivre que cette question a été pour moi l’objet des plus sérieuses études. Je veux parler des réformes de l’enseignement secondaire.

Vous vous rappelez, Monsieur, l’effet immense produit par la circulaire d’un ministre de l’instruction publique, qui n’était pas encore notre confrère, et qui a un peu tardé à le devenir, peut-être à cause de cette circulaire, Elle était bien hardie en effet. Supprimer radicalement les vers latins, porter atteinte au thème, faire prévoir la déchéance future du discours latin, mettre au premier rang l’étude de la littérature française et de la langue française, prendre enfin pour devise : Les langues mortes sont faites pour être lues et les langues vivantes seules pour être parlées ; il y avait là, il faut en convenir, des réformes, qui ressemblaient fort à une révolution ; c’était comme un nouveau siège de Rome par les Barbares. L’émotion fut profonde au sein de l’Académie ; nos voix les plus éloquentes, nos plumes les plus autorisées, firent cause commune pour la défense de la ville éternelle. M. Patin se sentit blessé dans le culte de toute sa vie. Quelle eût été votre opinion, Monsieur., si nous avions eu déjà à ce moment le plaisir de vous compter parmi nous ? Je n’ai qu’à relire vos quatre articles sur l’enseignement, si remarqués dans la Revue des Deux-Mondes, pour m’assurer que votre sentiment eût été conforme au mien. Je crois que, comme moi, vous auriez approuvé cette circulaire, sinon dans tous ses détails, du moins dans son esprit général ; mais je crois que, comme moi aussi, vous l’auriez approuvée tout bas. Je dois en effet vous l’avouer ; quand je vis ces réformes si vivement attaquées par nos confrères, je n’osai pas les défendre ; non par défaut de conviction, mais par déférence et par affection pour M. Patin. Je le voyais si profondément ému que je m’arrêtai devant la crainte de le blesser, de l’attrister, je dirais volontiers de le contrister.

Je gardai donc le silence vis-à-vis de lui, et à cause de lui, jusqu’à ce qu’un jour mon opinion m’échappa malgré moi. Je n’oublierai jamais cette conversation. C’était encore pendant notre séjour en Bretagne ; nous remplissions, lui et moi, l’office qui échoit souvent aux parents pendant les vacances ; nous étions les répétiteurs honoraires de nos deux petits-fils, graves personnages de douze à treize ans. Un jour, après la correction d’un thème où nos deux écoliers avaient réuni toutes les variétés de barbarismes et de solécismes à propos de règles qu’ils avaient apprises deux cents fois, M. Patin tomba dans un silence plein de tristesse. Sous le coup du même sentiment, j’allai à lui et je lui dis : « Mon cher ami, est-ce que cela ne vous trouble pas ? est-ce que cela ne vous éclaire pas ? — Me troubler ? m’éclairer ? Que voulez-vous dire ? — Je veux dire, m’écriai-je en lui montrant nos deux enfants consternés, que soumettre ces jeunes esprits à une telle besogne, ce n’est pas les former, c’est les déformer, ce n’est pas les instruire, c’est les torturer » Il se leva en se récriant. Je repris avec plus de calme : « Voyons, mon ami, voyons, ne nous emportons pas et raisonnons. Voilà deux enfants qui ne sont pas plus inintelligents ni plus entêtés que d’autres, et voilà des solécismes qu’on leur a corrigés trois cents fois depuis trois ans, et qu’ils refont toujours. Est-ce leur faute ? Est-ce leur faute s’ils sont là, tous deux, devant cette malheureuse grammaire, comme des bornes ? Est-ce leur faute ? non. C’est la nôtre ! oui, la nôtre, à nous qui faisons précisément le contraire de ce que nous indique la nature. Ces deux enfants, hors de la classe, hors du thème, dans la vie, dans la conversation, dans le commerce journalier avec les êtres et avec les choses, ne sont-ils pas avisés, éveillés, attentifs ? Oui. Pourquoi ? Oh ! Pourquoi ? Parce qu’ils s’instruisent alors comme des enfants de leur âge doivent s’instruire, par les yeux, par les faits, parle spectacle et l’examen des choses extérieures. L’enfant est, avant tout, un être de sensation ; nous en faisons une machine à réflexion. Dieu lui a donné pour premiers instituteurs les cinq sens ; nous étouffons ces cinq sens. Il a des yeux, nous les lui crevons. Il a des oreilles, nous les lui bouchons. La curiosité est chez lui un appétit, nous le satisfaisons avec quoi ? avec la syntaxe ! Nous l’arrachons au libre et éclatant domaine de la nature qui est le sien, pour l’enfermer dans la plus froide et la plus obscure des prisons, dans l’abstraction ! Et quelle abstraction ? L’abstraction de la grammaire ! Et quelle grammaire ? La grammaire latine ! » À ce mot, M. Patin releva la tête, jusqu’à ce moment mon impétuosité l’avait un peu étourdi ; il était plus occupé de me suivre que de me répondre. Mais mon dernier mot le blessa à l’endroit le plus sensible. « Mon ami, me dit-il vivement, ne touchez pas à la langue latine, c’est frapper notre mère ! » Alors, avec une émotion et une éloquence vraiment supérieure, il me rappela tout ce que nous devons à l’antiquité ; il me montra nos plus grands écrivains, depuis Rabelais jusqu’à Montesquieu, nourris du génie des Latins ; notre langue formée de la langue latine, nos lois civiles sorties des lois romaines, notre organisation administrative empruntée en partie aux Romains, les plus illustres personnages de nos annales façonnés à l’image des caractères antiques, nos conversations remplies des souvenirs de l’antiquité, des citations de l’antiquité, l’âme de Rome enfin mêlée de tous côtés à notre âme, et vivant en nous comme une partie de nous-mêmes ! ... « Et voilà, ajouta-t-il avec une véhémence qui touchait à l’indignation, voilà ce que l’on ne craint pas de renier, d’attaquer, d’ébranler, de détruire ! — Mais, mon ami, m’écriai-je à mon tour, il ne s’agit ni de renier ni de détruire, mais de circonscrire et de fortifier en circonscrivant. J’admire l’antiquité comme vous, je crois comme vous qu’il n’y a pas de fortes études littéraires sans cette étude... Mais ni vous ni moi ne pouvons empêcher que le monde ne soit changé, et que, par conséquent, tout ne doive changer autour de lui comme en lui. Que l’étude de la langue latine fût le pivot de l’éducation d’autrefois, rien de plus juste, puisqu’elle était le fondement de toutes les œuvres intellectuelles, le lien de toutes les relations sociales. Les livres de médecine, de droit, d’histoire, de sciences, s’écrivaient en latin ;’ les correspondances se faisaient en latin ; Marguerite dé Valois adressait aux ambassadeurs vénitiens une harangue en latin ; Montaigne nous apprend que chez son père les domestiques devaient parler latin... et ils ne demandaient pas d’augmentation de gages pour cela. C’était la langue universelle, c’était une langue vivante ; mais aujourd’hui, qu’est-elle ?... » Il ouvrit la bouche pour m’interrompre, mais je l’arrêtai, et lui prenant la main : « Tenez, mon ami, lui dis-je, tenez, levez les yeux, et regardez le ciel. Autrefois notre globe terrestre y jouait le premier rôle ! Il était le centre de l’univers. La science est venue, qui l’a détrôné. L’infini s’est peuplé à nos yeux de milliers d’astres plus importants que lui, et il a fallu que notre petit globe se résignât à n’avoir plus .que sa place dans le grand chœur céleste. Eh bien, voilà précisément l’histoire de la langue latine. Elle doit garder une place dans l’éducation, une belle place, mais sa place. Quoi ! lorsque tant d’objets merveilleux et utiles sollicitent notre curiosité, et réclament l’effort de notre intelligence, lorsque tous les peuples nous ouvrent leurs annales, quand la vie du passé et la vie du présent éclatent à nos yeux sous tant de formes, quand la nature lève un à un tous ses voiles devant les investigations de la science... quoi ! c’est alors que nous prendrions à l’enfance et à l’adolescence dix ans, et quels dix ans ? la fleur de la vie ! pour leur enseigner mot à mot, règle à règle, comme s’ils devaient la parler et l’écrire, une langue qu’ils n’écriront jamais, qu’ils ne parleront jamais ! S’ils la savaient au moins ! mais ils ne la savent pas ! Ce que l’on décore du nom de discours latin est un amalgame du style de toutes les époques qui ferait reculer Cicéron d’horreur ! Nos enfants perdent à parodier les grands écrivains le temps qu’ils devraient employer à les connaître ! Sur cent élèves sortant de rhétorique, il n’y en a pas quinze capables de lire couramment vingt pages d’un livre latin ! Voilà ce que nous attaquons ! Nous ne demandons pas qu’on supprime l’étude de la langue latine, mais qu’on l’enseigne aux enfants, plus tard, plus vite, autrement et mieux ! Nous demandons qu’au lieu de leur montrer à l’écrire mal, on leur montre à la lire bien ! Nous demandons... » Je m’arrêtai court. Pourquoi ? Parce que je sentis soudainement que je perdais mes paroles, et que j’aurais pu continuer ainsi pendant une heure sans faire un pas de plus dans la conviction de M. Patin. Je me trouvais en face de ce qu’il y a de plus inébranlable au monde, un principe, et de ce qu’il a de plus respectable ici-bas, une croyance. Je me tus donc, et je fis bien, car je n’attendis pas longtemps une preuve évidente de la force de cette croyance. M. Patin avait deux facultés également puissantes et également indéfectibles, son amour pour le travail, et sa force de travail. Il disait souvent : « Chaque jour où l’on ne gagne pas, on perd. » Cette belle maxime, il la mit en pratique jusque dans le cours de sa dernière maladie. Personne n’a étudié plus avant dans la mort. Un matin, à la veille de ses derniers moments, il dit à une personne bien chère qui veillait près de lui : « Prends une plume et écris... » Il dicta alors quelques lignes et demanda qu’elles fussent serrées dans un tiroir qu’il désigna. Or, savez-vous que contenaient ces lignes ? Un sujet de vers latins pour le concours général. Je ne connais rien de plus caractéristique, et le dirai-je ? de plus touchant. C’est la protestation d’un fidèle en face des faux dieux qui s’avancent ; il me semble entendre un royaliste s’écriant sous la Terreur en allant à la mort : « Vive le Roi ! » et l’on peut dire de M. Patin, et à sa gloire, qu’il a été le dernier des Romains !

Nous voici naturellement amenés aux beaux travaux de notre confrère sur les poètes latins ; vous en avez justement fait ressortir, Monsieur, toute la primitive originalité et toute la richesse. Je ne peux penser sans respect que cet homme, qui a fait tant d’autres choses, a traduit tout le poème de Lucrèce, une grande partie de Plaute et de Térence, des fragments considérables de Virgile, de Martial, de Lucain, de Juvénal, à peu près tout ce qui nous reste des vieux poètes, et enfin l’œuvre entière d’Horace, sur lequel vous nous avez lu une si jolie page. Dans ce dernier travail, il a rencontré de nombreux concurrents. Le goût, et, si j’ose le dire, la manie de traduire Horace est une maladie qui sévit aujourd’hui sur les hommes de toutes les professions, vers l’âge de cinquante ou soixante ans. C’est le coup de cloche de l’adieu au monde. Au XVIIe siècle, on se retirait dans un couvent ; aujourd’hui on se retire en Horace. Un magistrat quitte sa toge ? il traduit Horace. Un avocat abandonne le barreau ? il traduit Horace. Un ministre perd son portefeuille sans espoir de retour ? il traduit Horace... pour se persuader qu’il est philosophe. Un négociant renonce à son commerce ? il traduit Horace pour se persuader qu’il est latiniste. Puis, la traduction faite et imprimée, on la présente aux concours de l’Académie ; c’est la seconde phase de la maladie, et la troisième, c’est que l’Académie ne se lasse pas plus de récompenser les traducteurs d’Horace que, ceux-ci de le traduire. J’en ai déjà vu concourir plus de vingt et couronner plus de quatre. Vous en verrez aussi, Monsieur, et s’il vous arrive d’objecter aux candidats le nombre des traductions précédentes, ils vous répondront tout bas ce qui m’a toujours été répondu à moi : « Elles sont si mauvaises, Monsieur, pleines de contre-sens ! » Sur quoi je me récrie, en disant : « Il y en a pourtant une, Monsieur, qui fait exception ! — Laquelle donc ? — Celle de M. Patin. » Vous voyez d’ici leur embarras, et avec quel empressement ils me répliquent : « Oh ! je ne parlais pas de M. Patin. Certaine ment, celle de M. Patin... —Alors, Monsieur, je vous demande la permission de m’y tenir, car elle réunit, selon moi, les deux qualités fondamentales de toute bonne traduction, la fidélité et l’élégance. »

J’ai dit l’élégance ; en effet, quoique l’on ait spirituellement reproché à M. Patin de mettre dans ses phrases trop de virgules et pas assez de points, son style se recommande par des qualités très-particulières, très-personnelles de justesse exquise dans les termes, et de gracieux abandon dans les tours. Le style, c’est l’homme, a dit Buffon. Personne ne l’a mieux prouvé que M. Patin, et je ne sais pas de plus exacte définition de son talent que ce trait de sa vie. Il y a un grand nombre d’années, la chaire de littérature latine devint vacante à la Sorbonne. Deux concurrents s’y présentèrent, l’un porté par la Faculté des lettres, c’était M. Victor Le Clerc ; l’autre porté par le conseil académique, c’était M. Patin. M. Victor Le Clerc fut nommé. Quelques jours après, parut, dans un journal important, un long article sur le nouveau professeur. L’éloge était sans restriction, et l’article sans signature. M. Victor Le Clerc voulut connaître le nom de celui qui l’avait si bien loué ; impossible de le découvrir, et ce fut seulement quelques années plus tard que le hasard lui apprit que son panégyriste était son concurrent. M. Patin avait fait cet article sans le dire, et ne l’avait pas dit après l’avoir fait. Y a-t-il rien de plus délicat, de plus rempli d’élégance morale ? Hé bien, voilà comme il écrivait ! Aussi M. Cousin, si fin appréciateur des hommes, et si habile à revêtir ses appréciations d’une forme originale et piquante, disait souvent de M. Patin : « C’est une créature charmante ! » Oui ! charmante par le mélange exquis de la grâce de l’esprit et de la grâce du cœur ! Charmante par cette incomparable bonté qui se répandait sur son visage comme une lumière ! Charmante par l’accord des dons les plus variés ! Ces dons s’unissaient chez lui dans une si heureuse proportion, que ses œuvres et sa vie, son esprit et son âme formaient un tout harmonieux, pareil à une belle œuvre d’art. Il fut, ce qui peut-être est le plus rare en ce monde, il fut complet dans sa mesure.

Je l’ai connu il y a plus de quarante ans. Il était alors déjà tel que vous l’avez vu depuis, si savant qu’il aurait pu se passer d’être aimable, si aimable qu’il aurait pu se passer d’être savant. Sa modestie, unie à son solide mérite, attirait tellement tout le monde, que chacun s’empressait de mettre en avant cet homme qui se mettait toujours en arrière ; c’est ainsi qu’il est arrivé à tout, à force de ne pas se pousser. Il a occupé les deux plus hautes fonctions littéraires ; il a été doyen de la Faculté des lettres après M. Victor Le Clerc et secrétaire perpétuel de l’Académie française après M. Villemain. Un seul de ces héritages eût été lourd, même pour un homme de mérite ; une seule de ces fonctions eût suffi à l’activité d’un homme encore jeune : M. Patin les obtint toutes deux, sans les briguer, à plus de soixante-quinze ans, et il les porta si légèrement, il les remplit si dignement, qu’après sa mort, nous disions de lui ce qu’on disait de ses illustres prédécesseurs : « Comment le remplacer ?» C’est encore lui qui nous a tirés d’embarras, Monsieur, en désignant d’avance à notre choix son spirituel successeur... qui ne le fait pas oublier ; il fait mieux, il le rappelle.

Dans nos séances particulières, sa parole persuasive, élégante et facile, s’emparait de l’attention avec tant de force et si peu de bruit, que nous nous apercevons aujourd’hui seulement de toute la place qu’il tenait, en mesurant tout le vide qu’il laisse. Ajoutez que cet homme si occupé avait tous les goûts d’un homme qui ne fait rien ; il écoutait la musique en dilettante, il allait voir tout ce qui se produisait de beau, il cultivait ses amis, il se livrait au monde, à la conversation, et son esprit délicat y montrait une finesse qui n’excluait pas la malice, mais que tempérait toujours l’urbanité ; enfin c’était un véritable Grec ! Il semblait que, dans son long commerce avec Sophocle et Euripide, il eût retenu quelque chose de la grâce attique : il en avait le sel et le miel.

Un mot encore, et je finis.

La Providence avait accordé à M. Patin, pour couronnement de tant de bienfaits, ce je ne sais quoi d’achevé que donne le bonheur. Heureux en tout comme il était heureux de tout, il rencontra au milieu de sa carrière une compagne vraiment digne de ce beau nom, propre à le comprendre, et, au besoin, à le compléter. Quand les armées allemandes entourèrent Paris, les amis de M. Patin, justement préoccupés de son grand âge, lui conseillèrent de fuir les fatigues et les privations du siège. Il refusa. « Je suis doyen de la Faculté des lettres et secrétaire perpétuel de l’Académie française, répondit-il ; mon poste est à la Sorbonne et à l’Institut, j’y resterai ! » — « Tu fais bien ! » lui dit sa femme, et elle resta avec lui. C’est là que j’ai compris que le meilleur conseiller des résolutions courageuses est encore le foyer domestique. C’est là que j’ai vu comment certaines affections saintes et profondes réunissant, ce semble, en elles seules toutes les autres affections, une femme peut avoir à la fois, pour l’homme dont elle est fière de porter le nom, la vigilance d’une mère, le respect d’une fille, la tendresse d’une sœur et la vaillante affection d’une amie.

Je m’arrête, Monsieur. Je ne veux pas pénétrer dans cette famille, dont M. Patin a été pendant quarante ans la joie et l’honneur, et que son absence remplit aujourd’hui de deuil et de larmes. L’incurable douleur de ceux qui lui survivent reste encore son plus beau panégyrique. Que leur consolation soit de se dire que si notre époque compte des noms plus brillants, et dont il restera une plus éclatante mémoire, nul ne laissera après soi un plus touchant et plus honoré souvenir.