Discours sur les prix de vertu 1871

Le 23 novembre 1871

Ernest LEGOUVÉ

ALLOCUTION

PRONONCÉE

PAR M. LEGOUVÉ
DIRECTEUR DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE

23 novembre 1871.

 

MESSIEURS,

J’ai souvent entendu des hommes braves blâmer nos discours sur les prix de vertu ; leur raison est que la vertu n’a besoin ni de prix ni de discours. Ces rigoristes seront satisfaits cette année, du moins à demi, car, s’il y a des lauréats, il n’y aura pas de rapporteur, attendu qu’il nous manque les pièces du rapport. Les grandes catastrophes frappent parfois jusqu’aux plus humbles objets. Notre modeste dossier est une des victimes de la guerre. Emporté à la hâte sous le coup de l’invasion, fuyant devant l’ennemi comme tant d’autres proscrits, il a enfin été déposé et laissé dans un château qu’on croyait à l’abri du danger. Mais, vous le savez, les papiers laissés dans les châteaux n’ont pas eu de bonheur cette année ; — l’armée prussienne a pris les nôtres comme elle en a pris tant d’autres,— mais je doute qu’elle les publie, ils nous font trop d’honneur, et je me console de leur perte en pensant au déplaisir que nos ennemis auront eu à les lire. Ils y auront vu qu’il reste encore des vertus simples, des dévouements naïfs dans cette France qu’ils calomnient après l’avoir écrasée, sans s’apercevoir qu’en essayant de nous déshonorer, c’est leur victoire qu’ils déshonorent.

Plus agitée encore, et plus triste a été la destinée des rapporteurs choisis pour ces rapports. Le premier fut notre cher et regretté confrère, M. Prévost-Paradol, qui nous a donné, dans sa courte vie, tant d’éloquentes leçons de dignité morale, d’amour de la liberté, et dont la sombre fin nous offre encore un plus utile enseignement. Que la jeunesse, qui l’a tant aimé, apprenne de lui qu’il ne faut jamais ni désespérer de sa cause quand elle est juste, ni désespérer de la vie quand on y a un grand devoir à remplir. Que ne serait pas aujourd’hui M. Prévost-Paradol s’il avait su attendre et vivre !

Notre second rapporteur fut un orateur chrétien, plein de savoir et de courage, qui a poursuivi toute sa vie l’accord de la foi et de la raison, du catholicisme et de la liberté, qui a soutenu hardiment les droits de la science et de la conscience contre la doctrine despotique de l’infaillibilité, et de qui enfin on a pu dire comme du grand Arnauld :

Défenseur de l’Église, a dans l’Église même
Souffert plus d’un affront et plus d’un anathème.

Certes, personne n’était plus propre à parler de la vertu que le révérend père Gratry ; mais il y a quelques semaines, une maladie cruelle l’arracha à son travail commencé, l’éloigna de l’Académie, de Paris, et nous força à chercher un troisième rapporteur.

Ce troisième rapporteur fut M. de Champagny. Déjà il se mettait à l’œuvre, quand une douleur de famille le contraignit, lui aussi, à quitter Paris précipitamment ; et voilà comment j’ai été saisi à l’improviste, il y a quelques jours, par l’honneur de présider cette séance, comment je me présente devant vous sans une note, sans un fait, sans un commencement de récit, et réduit à vous lire pour tout rapport... quoi ? Une addition !

Jean-Baptiste Laurent, 3,000 fr.

Marie-Barbe Lefur, 2,000 fr.

3 et 2 font 5.

Six médailles de 1,000 chacune.

6 et 5 font 11.

Douze médailles de 500 fr.

6 et 11 font 17. Total : 17,000 fr.

On dit que rien n’est si éloquent que les chiffres. Je doute pourtant que cette page d’arithmétique vous paraisse répondre suffisamment à l’objet de notre séance.

Heureusement, si les dossiers de 1870 sont perdus, il nous en reste d’autres plus riches, plus émouvants, et indestructibles, car ce n’est pas sur une feuille de papier qu’ils sont écrits, c’est dans tous nos cœurs. Qui de nous n’a pas songé, avec une émotion profonde, à tout ce qui s’est dépensé en France, depuis quatorze mois, de dévouement, de charité, de générosité, de courage ! Combien les armées de Bourbaki, de Chanzy, de Faidherbe, dans leurs sanglantes marches travers les neiges, ont-elles semé sur leur passage, d’actions héroïques et de morts sublimes ! De combien de vertus ignorées ont été témoins nos villes envahies et nos campagnes dévastées ! Chaque jour, quelque récit particulier vient nous en apporter un nouveau et touchant témoignage ; de façon que notre chère France, si humiliée depuis un an aux yeux des hommes, n’a peut-être jamais été plus grande aux yeux de Dieu, et que nous, ses humbles panégyristes, nous n’avons jamais eu de plus nobles exemples à vous proposer, de noms plus éclatants à proclamer devant vous, car nos lauréats s’appellent Châteaudun, Saint-Quentin, Toul, Bitche, Belfort, Strasbourg, Coulmiers et Paris !

J’ai nommé Paris ; son premier siége restera dans notre histoire comme une date d’honneur. Cette population si ardente, si fiévreuse, devint tout-à-coup douce, patiente, résignée. Pendant cinq mois de privations et de dangers, pas une plainte ! Pendant cinq mois de demi-impunité, pas une attaque nocturne, pas un vol à main armée ! La cour d’assises n’a pas ouvert ses portes, et la police correctionnelle aurait presque pu fermer les siennes. Enfin, et c’est là le vrai titre de gloire du siége, pendant ces cinq mois il y eut une lutte incessante entre la misère et la pitié où la pitié a toujours eu le dessus !

Jusque-là, Paris avait montré souvent bien des qualités charmantes ; pendant le siége il montra des vertus. Tous, hommes et femmes, vieillards et jeunes gens, artistes et artisans, furent comme saisis par la sublime fièvre de la charité ! Les théâtres étaient des hôtels-Dieu. Le foyer de la Comédie-Française se changea en ambulance. Les femmes riches ouvraient leurs hôtels aux malades, et s’y faisaient infirmières. Celles qui n’avaient pas d’argent à elles, donnaient... l’argent des autres, c’est-à-dire quêtaient, soignaient, travaillaient. En vérité, il y eut des jours où Paris ressemblait à un chapitre de l’Évangile.

C’est au nom de ces vertus que j’ose vous adresser un dernier mot. Dans le mois d’octobre 1870, quand l’artillerie prussienne menaçait nos monuments de ses obus, un cri d’indignation partit de cette enceinte, et l’Institut de France en appela à toutes les nations civilisées, de la destruction de nos richesses artistiques. Eh bien ! il y a quelque chose de plus précieux pour une grande cité que ses édifices, ses musées et ses bibliothèques : c’est son rang de capitale ; les uns ne sont que sa parure, l’autre est son honneur. Qu’il soit donc permis à l’Institut, qui a protesté contre le bombarde­ment de Paris, de protester contre sa décapitation ; qu’il fasse appel non plus aux académies de l’Europe, mais aux villes de France, nos sœurs ! qu’il leur dise qu’amoindrir Paris, c’est réjouir la Prusse, c’est s’associer à son œuvre de jalousie et de haine. Qu’il rappelle à nos provinces ce temps d’union, ce temps du siége, où leurs fils ont si généreusement mêlé leur sang au sang des enfants de Paris, et où Paris a offert une hospitalité si fraternelle à leurs fils ! Qu’il leur répète bien haut que, dans nos horribles désastres, nous ne pouvons nous sauver que par la concorde ! Et qu’il les adjure, enfin, d’oublier tout, griefs, ressentiments, rivalités, pour ne penser qu’à une seule chose, le relèvement de la patrie : car c’est d’elle qu’il s’agit, et la France ne redeviendra la France que quand Paris redeviendra Paris.