Discours de réception d’Ernest Legouvé

Le 28 février 1856

Ernest LEGOUVÉ

Réception de M. Ernest Legouvé

 

M. Ernest Legouvé,ayant été élu par l’Académie française à la place vacante par la mort de M. Ancelot, y est venu prendre séance le jeudi 28 février 1856, et a prononcé le discours qui suit :

 

Messieurs,

Un de nos écrivains les plus distingués se félicitait, avec un juste orgueil, le jour de son entrée dans cette enceinte, de n’avoir jamais eu auprès de vous d’autres solliciteurs que ses ouvrages.

Je suis encore plus heureux que lui, Messieurs ; car si mes divers travaux ont pu attirer votre attention, j’ai eu, pour les faire valoir à vos yeux, un avocat dont je suis bien plus fier que de ces travaux même, un patronage qui me touche autant que l’honneur de votre choix, je veux dire le souvenir de mon père. Oui, je l’avouerai ; ce qui m’a peut être été le plus sensible dans mon élection, c’est de penser que je ne la devais pas à moi seul, c’est d’en partager le succès avec ce protecteur toujours invisible et toujours présent, et de pouvoir enfin lui payer, grâce à vous, quelque peu de ce que je lui dois. Tous, en effet, nous avons pour devoir impérieux de soutenir, autant que nous le pouvons, le nom que nous a laissé notre père ; et un grand moraliste appelle ce devoir la dette du fils. Eh bien ! cette dette, il me semblait, quant à moi, que je ne l’aurais jamais payée tout entière ! tant que je ne serais pas monté à ce fauteuil. Jugez donc, Messieurs, si c’est du fond de l’âme que je vous remercie, puisque l’honneur que vous m’avez fait n’est pas seulement pour moi la plus glorieuse des récompenses littéraires, mais encore une véritable joie de conscience et de cœur.

La vie des poëtes est généralement plus féconde en émotions qu’en événements, et en vous parlant aujourd’hui, Messieurs, de l’écrivain que vous regrettez, de l’auteur de Louis IX, je n’aurai à vous retracer aucune de ces grandes catastrophes politiques qui élèvent la biographie à la hauteur de l’histoire. La poésie, l’art dramatique, le style, voilà le seul sujet de ce discours ; mais permettez-moi pourtant d’espérer que, dans ce sanctuaire des lettres, le récit d’une existence toute littéraire aura son intérêt et peut-être même sou enseignement.

Les débuts de M. Ancelot furent faciles et heureux. Il arrive à Paris, jeune gai, spirituel, assez pauvre pour être forcé de gagner par son travail tous les plaisirs de la richesse, assez riche pour échapper à toutes les angoisses de la pauvreté, ayant enfin du pain et du temps, le rêve idéal du poëte ; je veux dire du poëte à vingt ans : plus tard, hélas ! on demande un peu plus. M. Ancelot avait fait, au sortir du collège, une pièce de théâtre comme on les fait au collége ; il eut le bonheur de la perdre dans un naufrage, ce qui l’obligea à en faire une seconde, un peu meilleure, mais pas bien bonne, ce qui le détermina à en écrire une troisième. Cette troisième hérita de ses deux aînées ; car les travaux non publiés ne sont pas perdus : ils enrichissent et fortifient les œuvres qui suivent, à peu près comme ces sœurs dévouées qui augmentaient la fortune de leur frère en se faisant religieuses. Louis IX en fut la preuve ; et si ce premier ouvrage de M. Ancelot parut avec tant d’éclat, c’est qu’il n’était pas le premier.

Il n’est personne de nous qui n’ait pensé quelquefois à la révolution qui s’opère dans la vie d’un jeune homme, le jour où il obtient un grand succès au théâtre. M. Ancelot connut toute la joie de cette sorte de métamorphose. Le 5 novembre 1819, il était, en se levant, un obscur employé au ministère de la marine, riche de douze cents francs d’appointements ; et le soir, à minuit, il s’appelait l’auteur de Louis IX, c’est-à-dire qu’il avait des admirateurs, des amis, même des ennemis, bonheur qui d’ordinaire n’arrive que plus tard, mais qu’il posséda, lui, tout de suite. Ces utiles ennemis le grandirent en l’attaquant. Leur animosité maladroite présenta le simple auteur d’une pièce de théâtre comme le poëte d’un grand parti ; on lui apprit qu’en écrivant sa tragédie il avait voulu embrasser la défense de l’autel et du trône. Le roi, qui le crut, offrit au jeune auteur une pension, qu’il accepta, et des lettres de noblesse, qu’il refusa. Il y avait quelque mérite dans ce refus, car on recherchait encore les titres dans ce temps-là ; il y avait encore de la vanité, voire même des préjugés dans ce temps-là ; tandis qu’aujourd’hui, oh ! mon Dieu, aujourd’hui on ne tient guère à ce qu’un souverain vous donne des lettres de noblesse : on se les donne soi-même.

M. Ancelot ne s’arrêta pas à cet heureux début ; interrogeant tour à tour l’histoire d’Angleterre et l’histoire de France, les chroniques italiennes et les annales de la Russie, il ajouta chaque année, pendant dix ans, un succès nouveau, c’est-à-dire une tragédie nouvelle, à sa première tragédie.

La tragédie, je le sais, n’est pas en grand honneur auprès de certains esprits ; elle a pourtant un mérite assez rare : c’est qu’elle a déjà été condamnée à mort deux ou trois fois, et qu’elle vit toujours.

Je me rappelle avoir assisté, vers 1830, à quelques premières représentations des ouvrages de l’école nouvelle. Quels transports, même avant le lever du rideau ! On déifiait Shakspeare, on attaquait Racine ; on demandait, par-ci, par-là, quelques têtes d’académiciens, et surtout on criait : Mort à la tragédie ! Qu’a-t-il fallu pour la faire renaître ? Un interprète digne d’elle. C’est qu’en effet la tragédie, tout aussi bien que la comédie et le drame, a sa raison d’être dans notre propre nature. Si la comédie et le drame représentent dans leurs tableaux le vrai et le réel, la tragédie se propose un autre objet qui ne nous est pas moins nécessaire, l’idéal. L’homme avec ses travers ou ses sentiments égoïstes ne lui suffit pas ; il lui faut l’homme et le héros, comme dans le Cid, ou l’homme et le citoyen, comme dans Horace, ou l’homme et le martyr, comme dans Polyeucte, ou l’homme et le prophète, comme dans Joad. La terre est le domaine de la comédie et du drame ; mais la tragédie, elle, a toujours besoin d’un coin de ciel. Quand elle représente nos passions, nos passions, s’idéalisant sous ses pinceaux, doivent y prendre je ne sais quoi de divin tout en restant humaines. Il faut qu’aux accents de la muse tragique nous nous sentions tout ensemble élevés au-dessus de l’homme, et cependant plus hommes que jamais ; et je ne saurais mieux comparer l’impression produite en moi par les grandes œuvres de Sophocle ou de Corneille qu’à celle d’un homme qui, enlevé par un aérostat dans les plaines lumineuses de l’éther, contemple notre globe avec d’autant plus d’émotion qu’il plane et vogue au-dessus de lui, et qu’il emporte, au milieu des splendeurs sereines de l’infini, le souvenir de cette petite terre où l’on souffre et où l’on aime !

Seulement, de même qu’il est fort difficile de diriger un ballon, à cause de l’élément où l’on navigue, de même la conduite d’une tragédie est chose très-malaisée, parce qu’il n’y a pas là de terrain solide et fixe pour y poser des règles. En effet, les personnages que reproduit la muse tragique se rattachent généralement à des époques historiques fort anciennes, ou se perdent même dans les lointains fabuleux de la mythologie ; d’où il suit que, séparé d’eux par une longue suite de siècles, le poëte ne trouve plus autour de lui aucune trace de leurs mœurs, de leur civilisation, de leurs usages, de leurs passions. Comment donc les peindra-t-il ? S’il s’agit de héros historiques, les récits, les témoignages du passé pourront lui venir en aide, et quoique la science moderne, avec ses incessantes découvertes de correspondances et de manuscrits, nous refasse les grands hommes tous les vingt ans, le poëte peut, pour les peindre, sortir de son siècle et se transporter dans le leur ; mais quand il est question d’un personnage des temps héroïques ou mythologiques, quel parti prendre ? Il n’y a pas de mémoires contemporains ou de lettres autographes qui nous représentent fidèlement Phèdre, Oreste ou Myrrha ; où donc le poëte moderne cherchera-t-il son modèle pour les représenter ? Interrogera-t-il son propre cœur, ou imitera-t-il seulement les poëtes anciens ? Fera-t-il abstraction de toutes les idées, de tous les sentiments dont les progrès de la civilisation ont enrichi l’humanité, et qui l’animent, lui aussi ? ou bien, rattachant son œuvre à son siècle, cherchera-t-il à y intéresser ses contemporains en faisant entrer quelque chose du cœur humain de son temps dans les personnages des temps passés ?

Trois hommes de génie semblent s’être chargés de répondre à cette question : ce sont Eschyle, Sophocle et Euripide. Tous trois ont traité un sujet antique, même pour eux : le meurtre de Clytemnestre par son fils. Voyons si ce qu’ils ont fait ne nous dira pas ce que nous avons à faire.

Eschyle commence, et dans son œuvre, un peu rude comme son époque, ce meurtre nous apparaît comme l’exécution d’une sentence, et d’une sentence divine. Pas d’hésitation de la part du fils, pas de pitié ! Sa mère a tué son père ; elle doit mourir, et lui seul doit la frapper. Ce n’est pas un assassin, ce n’est pas même un vengeur ; c’est quelque chose de plus inflexible encore et de plus froid : c’est un juge.

Sophocle vient ensuite, et, quoique peu d’années le séparent de son maître, le temps a marché pendant ces années, et avec le temps l’art, et avec l’art l’âme humaine, qui a déjà des instincts de délicatesse, et, si je puis m’exprimer ainsi, des nuances nouvelles de moralité. Le sentiment public fait hésiter Sophocle devant cette terrible vengeance ; il se sent comme forcé de la racheter en prêtant au meurtrier des doutes, des anxiétés ; bien plus, il cherche à atténuer le crime en le répartissant entre deux personnages, et à côté d’Oreste, qui frappe, il crée Électre, qui conseille et qui dirige. Il n’a pas osé faire peser la responsabilité d’une telle action sur le fils tout seul.

Vient enfin Euripide, et voilà qu’avec lui, c’est-à-dire avec son époque, la résolution parricide se complique encore plus d’angoisses, d’incertitudes, de terreurs, de remords ; et déjà commence à nous apparaître l’image du fils vengeur tel que le conçoit le monde moderne, le fantôme de ce pâle Hamlet, qui succombe sous le poids de la punition dont il est l’instrument.

Eh bien ! ne vous semble-t-il pas, Messieurs, que ces illustres maîtres nous ont tracé la route ? Ne nous disent-ils point par leur propre exemple : Voulez-vous être vraiment poëte : inspirez-vous des idées de votre époque ! Si en effet l’artiste met quelque vie dans ses ouvrages, d’où la tire-t-il, sinon de son propre cœur ? Et ce cœur, de quoi est-il formé, de quoi s’émeut-il, de quoi s’indigne-t-il, sinon de ce qui forme, de ce qui émeut, de ce qui indigne les hommes de son temps ? Certes il ne s’agit pas ici de prêter à Antigone ou à Oreste, à Hécube ou à Ariane, les subtilités de sentiment et les délicatesses fugitives de passion que la mode crée et détruit chaque jour et dans chaque pays. Non, ce ne serait pas les agrandir, ce serait les défigurer ! Mais nés de l’imagination, ces êtres poétiques appartiennent à l’imagination ; représentations idéales de certains sentiments généraux, l’amour, l’amour maternel, la jalousie, la vengeance, ils doivent, pour en rester les modèles vivants, profiter de tous les grands développements que la marche des âges a ajoutés à ces sentiments même ; c’est-à-dire que, flottant dans les vastes et communes régions de la poésie, au-dessus de toutes les petites circonscriptions de lieux et de temps, ils doivent vivre de la vie des siècles et non de la vie des jours, demeurer antiques en devenant modernes !

C’est ce que Racine a si merveilleusement réalisé dans le personnage de Phèdre ; Phèdre est toujours grecque par le tour, par l’image, même quand elle est chrétienne par le cœur ; et s’il est vrai qu’Hippolyte ressemble un peu trop à un jeune seigneur de la cour de Louis XIV, c’est encore là une leçon que le poëte nous donne, en montrant dans le même ouvrage ce qu’il faut faire, et, que sa grande ombre me pardonne, ce qu’il faut éviter.

M. Ancelot, qui, lui, me pardonnerait, j’en suis sûr, de l’avoir oublié un moment pour la tragédie, puisa ses inspirations dramatiques à une autre source que les récits mythologiques ou légendaires ; entraîné, sans doute, par le mouvement général qui portait alors les esprits vers l’étude de l’histoire, il tira, comme nous l’avons dit, tous ses sujets des annales du moyen âge ou de la renaissance ; seulement, par un contraste assez singulier, quoiqu’il fût très-classique, à ce qu’il croyait, il suivit, non pas le grand art du XVIIe siècle, mais la brillante école d’un poëte étranger, qui a apporté dans la tragédie historique plus d’imagination que de profondeur ou de vérité. En effet, il y a diverses manières de traduire l’histoire sur la scène, et Schiller représente, à cet égard, tout autre chose que Corneille ou Racine, et même que Shakspeare.

Shakspeare n’a qu’un but, la peinture des caractères ; ce qu’il cherche dans les événements, ce sont les hommes, et il lui suffit d’une page de Plutarque pour faire revivre Jules César, Coriolan et Brutus, comme il n’a besoin que de quelques lignes de légendes pour créer Otello, Hamlet et Roméo.

Tout autre est le système de nos grands tragiques : l’objet de leurs drames historiques est la mise en lumière d’une idée morale. Fénelon reprochait à Corneille de n’avoir pas représenté Auguste assez simple de langage et de mœurs : c’est que Corneille visait plus haut qu’à mettre Suétone en vers ; il voulait peindre l’âme du vieil empereur aux prises avec sa première tentation de clémence ; et si Britannicus et Cinna sont peut-être les chefs-d’œuvre de notre scène, c’est qu’ils nous montrent, l’un, comment un despote sort du crime, et l’autre, comment il y entre !

Schiller, lui, n’atteint ni à la vérité historique de Shakspeare, ni à la profondeur morale de Corneille ; ce n’est pas qu’il n’en sache beaucoup plus en histoire que le premier, et en philosophie que le second ; mais son génie l’entraîne malgré lui vers les situations théâtrales et les rencontres pathétiques. Pour obtenir un effet de théâtre, il ne craindra pas de réunir, dans des scènes fort belles sans doute, mais impossibles moralement, impossibles historiquement, Marie Stuart et Elisabeth, Guillaume Tell et Jean le Parricide, Philippe II et le marquis de Posa. Bien plus, par une nouvelle infidélité qui tient encore à son imagination, il fait presque toujours de ses divers personnages des êtres semblables à lui ; ils sont poétiques comme Schiller, éloquents comme Schiller, passionnés comme Schiller ; seulement cette poésie, cette éloquence, cette passion sont si sincères dans le grand artiste allemand, qu’elles communiquent à ses personnages une vie qui n’est pas la leur, mais qui est de la vie cependant ; c’est comme un flot de son sang qu’il leur infuse, et qui, tout étranger qu’il leur soit, n’en anime pas moins leur visage et n’en fait pas moins battre leur cœur.

Tel est le système qu’à son insu peut-être, et avec les différences qui séparent le talent du génie, M. Ancelot a suivi dans la composition de ses tragédies historiques. Ébroïn, Fiesque, Olga, Elisabeth, et, plus tard, Maria Padilla, se recommandèrent vivement à l’attention publique par une piquante variété de sujets, par une recherche heureuse de situations dramatiques, par une habile combinaison d’effets de théâtre ; et, sur la foi de tant de succès, M. Ancelot, en 1829, marchait d’un pas égal à la fortune, à la gloire et à l’Académie, quand tout à coup éclatent deux révolutions : l’une politique, l’autre littéraire. La première emporte tout l’édifice de fortune du pauvre poëte, supprime sa pension, lui ravit son emploi, disperse ses admirateurs ; la seconde fait tomber la forme même de l’art qu’il cultivait ; et à trente-cinq ans, dans toute la force du talent et dans toutes les joies de l’espérance, il voit renverser à la fois les deux objets de son culte : le trône et la tragédie ! Le coup était cruel ; M. Ancelot le soutint avec une énergie véritable. On lui brisait sa plume de poëte tragique dans la main : il se fit poëte satirique ; on l’exilait du Théâtre-Français : il se réfugia au Vaudeville ; et tandis que tant d’écrivains s’épuisent en efforts impuissants pour se créer une existence littéraire, il prouva, lui, qu’à force de talent et de volonté on peut s’en créer deux. J’avouerai même que, soit sympathie pour le courage qui a dicté son volume de poésies, soit que le poëte, exalté par son malheur, exaspéré par l’injustice de ses ennemis, ait trouvé dans sa souffrance des accents que sa muse heureuse ne connaissait pas ; j’avouerai, dis-je, que ses satires me semblent supérieures à ses tragédies, même pour le style. Certes, l’auteur de Louis IX est véritablement habile dans l’art d’écrire ; mais son talent ne révèle-t-il pas plutôt un poëte qu’un écrivain dramatique ? La langue du poëme, de l’ode, de l’épître, est une langue écrite ; la langue du théâtre doit être à la fois une langue écrite et une langue parlée ; l’élégance, l’harmonie, la propriété des termes, la richesse du coloris y sont des qualités indispensables, mais insuffisantes ; il y faut, avec tout cela, et peut-être avant tout cela, le son de la voix humaine. Lisez le Misanthrope, Athalie, Britannicus ; ne croyez-vous pas entendre la parole même de l’homme ? Comme ce langage est vivant, et pourtant poétique ! Comme il s’imprègne profondément du caractère de chaque personnage, tout en gardant la marque du génie du poëte ! Comme l’on sent par quel art merveilleux ? je ne puis le dire, comme l’on sent que c’est toujours Joas ou Athalie, Alceste ou Célimène qui parle, et que pourtant c’est toujours Racine ou Molière qui les fait parler ! L’écrivain de génie, au milieu des personnages qu’il anime, est tout à la fois lui et eux. M. Ancelot n’a dérobé, ce me semble, à nos maîtres que la moitié de leur secret ; mais cette moitié lui a suffi pour assurer à ses épîtres un rang très-distingué parmi les productions de ce genre. Il s’y montre vraiment poëte, parce qu’il y est vraiment homme. C’est son âme elle-même qui parle ; il est ému, blessé, indigné. Ses vers à M. Paul Duport sur le vaudeville, ses vers à sa sœur sur leurs souvenirs d’enfance, et surtout son épître à l’ingénieux auteur de Picciola, sont remarquables par une vigueur d’accent, une sincérité chaleureuse, et souvent une familiarité énergique, qui font vibrer les mots de sarcasme comme des mots partis du cœur. Quand on est jeune, l’injustice humaine vous arrache des larmes ; quand on devient vieux, elle vous fait sourire. Démocrite, qui rit toujours, n’est peut-être autre chose qu’Héraclite, à cinquante ans. M. Ancelot arriva assez vite à cette phase de gaieté triste et de scepticisme railleur qui lui a inspiré plusieurs de ses morceaux les plus piquants, et aussi quelques-unes de ses plus amusantes boutades. Il avait pour habitude d’écrire chaque matin douze vers, ni plus, ni moins. Un de ses amis lui dit un jour : « Douze vers ! douze vers ! Mais enfin s’il vous en vient un treizième qui soit bon ? – Eh bien ! répondit-il, tant pis pour lui ! » Ce mot nous peint à merveille un côté de l’esprit de M. Ancelot, esprit plein de saillies, d’imprévu, et qui, on le comprend, trouva très-bien sa place dans cette carrière de vaudevilliste où j’ai hâte de le suivre, car il y fut entraîné par une influence aussi touchante que légitime.

La révolution de juillet avait renversé sa fortune ; ses satires et ses épîtres, toutes poétiques qu’elles fussent, n’étaient guère propres à la relever, et la gêne, que dis-je ? la pauvreté le menaçait. Heureusement la Providence avait placé près de lui un de ces soutiens dont notre prétendue force virile a tant besoin, et elle lui dit, car on devine de qui je veux parler, elle lui dit avec ce mélange d’émotion et de bon sens pratique qu’on ne trouve guère que chez les femmes : « Nous voilà pauvres, et notre fille grandit. Pourquoi n’emploieriez-vous pas votre esprit à lui faire une dot ? – Je n’ai pas d’esprit ! Par exemple ! – Non, vous dis-je, je n’ai pas d’esprit, je n’ai que du talent, ou tout au plus un peu de génie. – Qui peut le plus peut le moins. – Mais que voulez-vous que je fasse ? – Des nouvelles, des contes. – Des contes ! En prose ! » Cet... en prose disait tout. Il refusa, non par une crainte chimérique de son incapacité, mais par orgueil de poëte. Il lui semblait que c’était déroger que d’écrire des nouvelles, et que ses filles aînées, ses œuvres tragiques, ne lui pardonneraient jamais de leur donner de telles sœurs d’un second lit. Mais il avait affaire à ce qu’il y a de plus heureusement obstiné au monde, une mère qui veut assurer l’avenir de son enfant ; cette mère imagina donc d’écrire elle-même une nouvelle, et la signa du nom de l’auteur de Louis IX. La nouvelle eut grand succès : on en fit au signataire des compliments qui, pour être en prose, ne lui en plurent pas moins. Elle s’en aperçut, et un soir elle lui raconta un sujet de vaudeville. Le sujet était ingénieux ; la tête de l’auteur dramatique se monta, et séance tenante ils se mirent à disposer ensemble la marche et l’ordre des scènes, si bien que, quand la soirée fut finie, le plan était achevé. Mais ce plan, ce n’était pas tout de le faire, il fallait le remplir. Elle lui proposa alors d’écrire, elle les rôles de femmes, pendant qu’il écrirait, lui, les rôles d’hommes. L’offre lui sourit, et de cette association résulta, dans leur œuvre, un mérite tout particulier, une sorte d’accord du genre masculin et du genre féminin, qui charma le public et ouvrit à M. Ancelot toute une carrière nouvelle de succès. En effet, c’est alors qu’il eut le mérite de créer ce que l’on a nommé depuis la comédie en poudre, c’est-à-dire la peinture dramatique des mœurs de la Régence et du règne qui l’a suivie. Voilà pourtant où les révolutions conduisent les poëtes ; on commence par chanter Louis neuf, et on finit par chanter Louis quinze ; enfin, c’était toujours de la littérature monarchique ; c’était surtout de la littérature fort agréable, car Madame du Barry, le Régent, Madame d’Egmont, Madame du Châtelet, sont autant d’ouvrages charmants à voir, charmants à lire, où le soin d’une exécution toute littéraire s’allie heureusement à la vivacité du mouvement théâtral, et qui font grand honneur à M. Ancelot, quoiqu’il les ait composés en partie avec des collaborateurs.

Cette sorte de création en commun, qu’on appelle la collaboration, occupe aujourd’hui une grande place dans l’art dramatique français ; quelques esprits sérieux s’en étonnent ou s’en effrayent ; pour moi, j’ai dû une amitié trop précieuse à ce genre de travail pour ne pas voir avant tout son heureuse influence sur les écrivains et sur le théâtre modernes. Il faut le dire, le théâtre n’est plus ce qu’il était ; le public est devenu tout ensemble mille fois plus facile et mille fois plus exigeant. Écrivez votre pièce en prose ou en vers, en un acte ou en cinq ; qu’elle se passe en dix ans ou en un jour, dans l’histoire ou dans la Fable, dans la fantaisie ou dans la réalité, peu importe au spectateur ; il vous permet tout, même d’être régulier, même d’être vertueux ; mais, en revanche, il vous demande impérieusement de le faire rire, pleurer ou penser. Là-dessus, pas de quartier ; vous aurez beau vous écrier que votre pièce est construite selon toutes les règles de l’art, que votre style est d’une pureté académique ; il vous renverra à l’Académie, qui ne vous recevra pas toujours, et pour lui il s’en tient à la définition de Molière dans la Critique de l’École des femmes : la seule règle dramatique, c’est de plaire. Mais, cette règle, combien devient-elle plus difficile à observer par cela même qu’elle est la seule, et que l’on a pour juge ce public parisien à la fois si avide d’émotions et si délicat. Il faut, pour le satisfaire réellement, une réunion de qualités très-diverses, et il y a peu d’esprits, même parmi les plus distingués, en qui cette réunion se rencontre. Les uns ont l’imagination qui invente, et manquent de l’art qui dispose et développe ; les autres rencontrent des mots heureux, et ne peuvent pas conduire une scène ; ceux-ci font parler à merveille leurs personnages, et ne savent pas les faire agir ; ceux-là ont de la sensibilité et n’ont pas de goût, cette qualité précieuse qui ne donne pas les succès, mais qui empêche les chutes. Eh bien ! que toutes ces intelligences distinguées, mais incomplètes, restent isolées, et, après quelques essais malheureux, elles tomberont dans le découragement ou dans la stérilité agitée ; elles iront grossir le nombre de ces esprits inquiets qui, sentant ce qu’ils valent et ne comprenant pas ce qui leur manque, épuisent toute leur vie en efforts impuissants, et finissent par se consumer dans le chagrin, la misère et quelquefois la haine. Mais qu’ils s’unissent au contraire, et, par cette loi admirable qui fait qu’en association un et un font trois, leurs qualités se fortifieront, leurs défauts s’atténueront, et leur vie deviendra à la fois utile pour les autres et charmante pour eux. Je dirai plus, ils satisferont ainsi à un de leurs goûts les plus vifs, comme Français. Qu’y a-t-il en effet de plus français que notre besoin d’entrer en perpétuelle communication d’idées et de sentiments avec les autres, de comprendre leurs opinions à peine exprimées, de mûrir les nôtres en les exprimant, et de nous élever souvent au-dessus de nous-mêmes par ce vivifiant échange de pensées qui se complètent en s’associant ou en se contredisant ? N’est-ce pas là ce qui fait de nous le peuple le plus causeur et le plus sociable. Or, qu’est-ce que la collaboration ? une causerie sur un sujet donné. Qu’est-ce qu’une comédie faite à deux ? C’est de la sociabilité en cinq actes. Nous sommes donc intéressés, ne fût-ce que par patriotisme, à défendre cette forme de travail, qui, sans étouffer aucun esprit vigoureux, a vivifié tant de talents secondaires, renouvelé plus d’un talent supérieur, et qui, pour dernier bienfait, répand dans l’Europe entière l’esprit, les mœurs et les sentiments de la France. Si en effet l’art dramatique français règne partout, si l’on ne représente à Saint-Pétersbourg, à Madrid, à Naples, à Londres, à Vienne, et même en Amérique, que des ouvrages français, à qui le devons-nous ? à la collaboration, qui, décuplant le nombre des productions ingénieuses et même originales, permet seule à l’imagination de la France de devenir, pour ainsi parler, l’imagination du monde.

Ces réflexions, toutes nationales qu’elles sont, n’empêcheront pas que le public n’accorde toujours, et avec grande raison, la première place aux œuvres signées d’un seul nom, et que vous-mêmes, Messieurs, vous ne leur réserviez très-justement vos suffrages ; et pourtant il me revient à ce sujet un souvenir que je vous demande la permission de vous citer.

Un écrivain, que vous devinerez sans que je vous le nomme, sachant à quel prix s’obtenait le titre si enviable de votre confrère, entreprit seul un ouvrage en vers, une tragédie antique. Soins, recherches, temps, il n’y épargna rien et lorsque, après deux ans de travail, il eut achevé son ouvrage, il le soumit au jugement de plusieurs arbitres fort compétents, dont quelques-uns ne vous sont pas inconnus, Messieurs. Ces auditeurs lui donnèrent mieux que des éloges ; ils lui donnèrent des conseils. L’un lui indiqua un heureux mouvement pour le héros : ce héros s’appelait Jason ; l’autre lui signala une faute de composition ; un troisième le mit sur la trace d’un développement nouveau ; tous enfin lui apportèrent une critique ou une idée, et il se servit si bien de tout que le résultat final, je ne vous l’aurais pas dit il y a un an, le résultat fut que je n’ai jamais eu autant de collaborateurs que dans cette pièce, que j’ai faite tout seul. C’est qu’en effet, Messieurs, tout est collaboration dans la vie. Quel est l’inventeur qui n’ait pas eu un prédécesseur ? Quelle est la pensée nouvelle qui ne soit pas fille d’une pensée antérieure ? Tu te vantes, pauvre artiste, de tes romans, de tes comédies ; mais ce personnage que tu appelles une création, tu l’as emprunté à tes souvenirs d’enfance ; ce mot touchant, tu l’as trouvé sur les lèvres d’un ami ; ce trait, qu’on applaudit comme un trait de génie, n’est qu’un trait de dévouement, et c’est ta mère qui te l’a fourni ! Laisse donc là ton orgueil, ou plutôt transforme-le en reconnaissance, et dis-toi, avec Marc-Aurèle : Rien n’est tout à fait à nous, ni dans nos mérites, ni dans nos travaux, et ceux que nous aimons sont pour moitié dans tout ce que nous faisons !

J’arrive, Messieurs, à un des moments les plus heureux de la vie de M. Ancelot, je veux dire celui où il fut admis parmi vous. D’abord, s’il est vrai, comme on l’assure, que l’attente d’un bonheur ajoute beaucoup à sa vivacité, M. Ancelot dut être bien heureux de son titre d’académicien, car, grâce à une suite de circonstances fortuites, il s’écoula onze ans entre sa première candidature et son élection. Ajoutons bien vite que, si l’Académie tarda aussi longtemps à l’élire, elle regretta beaucoup d’avoir autant tardé, une fois qu’il fut élu ; car personne, dit-on, n’apporta dans vos réunions plus d’esprit, de verve et de malice permise. C’est qu’en effet M. Ancelot était avant tout un esprit gai, railleur, et un peu épigrammatique. Tant qu’il fut candidat, il fit une foule d’épigrammes contre les académiciens ; quand il fut académicien, il en fit contre les candidats, surtout contre les candidats critiques, qui avaient mal parlé de ses ouvrages ; contre ceux-là, sa verve était inépuisable. Mais, par une réserve bien rare, quoique ces épigrammes ne montent pas à moins de trois cents et qu’elles fussent presque toutes très-spirituelles, il ne voulut jamais en publier une seule ; imprimer une épigramme, c’eût été, à ses yeux, changer une malice en une méchanceté.

M. Ancelot vous a dû, Messieurs, un bonheur encore plus réel que le plaisir, si vif pourtant, et si bien senti par lui, de votre commerce ; vous lui avez donné la dernière, la plus pure de ses joies littéraires ; ou plutôt, je me trompe, vous avez fait plus vous avez effacé pour lui toute une longue suite de regrets amers et d’espérances brisées, par l’éclat imprévu d’un dernier succès. Grâces à vous, il a fini sa carrière comme il l’avait commencée, par un triomphe.

Ce fait mérite de nous arrêter quelques moments, tant il peint au vif les douleurs amères et profondes attachées souvent à ce brillant titre de poëte, tant surtout le dénouement honore M. Ancelot, comme homme de talent et comme homme de cœur.

Chaque profession a sa maladie particulière : les ouvriers peintres sont menacés de l’empoisonnement ; les fondeurs en verre, de la cécité ; les tisserands, des maladies de poitrine : il y a pour l’homme une cause de mort dans tout travail qui le fait vivre. Or la profession des lettres a aussi son fléau, fléau d’autant plus redoutable qu’il ne s’attaque pas seulement à notre corps ou à notre santé physique, mais parfois même à notre caractère. Permettez-moi de laisser ici de côté les phrases de convention et les déguisements habituels de la pensée. Oui ! la profession des lettres a vainement pour objet l’étude de ce qu’il y a de plus grand dans le monde, après le bien, le beau ; il faut le dire, c’est souvent un état malsain pour l’âme. La vanité qu’il surexcite, l’ardeur d’imagination qu’il suppose, les qualités mêmes qu’il exige, amènent presque forcément à leur suite un besoin de succès et une émulation fiévreuse qui dégénèrent bien vite en amertume, pour peu qu’on se voie déçu dans ses espérances de gloire. Qu’est-ce donc quand, cette gloire, on la perd après l’avoir possédée ? Qu’est-ce surtout quand on voit un artiste comme soi, un émule, être tout seul ce qu’on était avec lui, régner sans partage là où l’on régnait à côté de lui, et s’enrichir, ce semble, de tout ce qui vous échappe ? L’âme alors se révolte, perd la direction d’elle-même, et passe malgré elle du découragement à l’irritation, presque à l’animosité ! Eh bien ! le hasard, par une sorte de cruauté, semblait prendre plaisir à pousser, à contraindre le cœur de M. Ancelot à ces douloureux sentiments ! Cet émule, avec lequel il avait débuté dans la vie et dont il avait partagé tous les succès, cet émule continuait ses triomphes, et lui, Ancelot, il voyait tout à coup s’arrêter les siens ; cet émule était applaudi par toute la jeunesse, et lui, Ancelot, il n’entendait plus autour de son nom que des paroles de malveillance ; cet émule siégeait à côté de vous, et lui, Ancelot, il était toujours sur le seuil ; cet émule se voyait adoré par sa ville natale, et lui, Ancelot, fils de cette même ville, honneur de cette même ville, il n’y rencontrait qu’indifférence, froid accueil et parfois hostilité. Enfin, en août 1830, M. Ancelot donne à l’Odéon une tragédie pleine de talent, de beaux vers, de situations dramatiques, le meilleur de ses ouvrages, peut-être, le Roi fainéant, et les jeunes gens, arrêtant la pièce au second acte, font tomber le rideau. Devinez à quel bruit ! au bruit des sifflets ? non, cherchez quelque chose de plus cruel encore, au bruit des vers de cet éternel rival, au chant de la Parisienne ! Avouons-le, il y avait là un coup bien poignant, une souffrance bien cruelle, d’autant plus cruelle que celui qui la causait en était innocent, que c’était le meilleur de tous les hommes, que M. Ancelot le savait, lui rendait justice, et que par conséquent il s’en voulait de lui en vouloir, qu’il se le reprochait jusqu’à en rougir, jusqu’à en pleurer. Oui, en pleurer ! Un jour, un de ses amis va le voir. L’auteur du Paria menait de donner un ouvrage dont on opposait malignement le triomphe à la chute du Roi fainéant. Le cœur tout blessé de ce continuel et douloureux parallèle, M. Ancelot amène malgré lui l’entretien sur ce nouveau succès de son heureux rival ; l’ami en parle avec enthousiasme : le poëte pâtit ! Que faire ? Revenir sur ses louanges ? C’était impossible ! Interrompre brusquement l’entretien ? C’était dire au poëte : J’ai vu ta pâleur. Il continue donc, mais en termes plus froids, plus enveloppés. Peine inutile ! Le malheureux ne l’entendait plus, ou plutôt il entendait sous ces éloges si réservés toutes les cruelles paroles de comparaison qu’il avait recueillies depuis huit jours, et avec un accent de colère concentrée il s’écria : « Dis donc tout de suite que c’est un homme de génie, et que moi je ne suis qu’un manœuvre. – Mais mon ami ! – Donne raison à tous ceux qui m’attaquent et qui l’exaltent ! – Mais, écoute-moi, il a son talent, et tu as le tien. – Non ! non ! je n’ai pas de talent, moi, je ne sais rien, je ne suis rien, pas même pour toi ! Oh ! je m’en suis bien aperçu ! Je vois bien que chaque jour je déchois dans ton esprit, que je perds ta sympathie, ton affection. – Mon ami ! mon ami ! – Que c’est lui que tu aimes ! Et si tu es venu, c’est pour observer mon chagrin et aller ensuite t’en réjouir et t’en moquer avec lui ! » Jusque-là son ami avait cherché à le calmer ; mais, à cette parole cruelle, il se leva et se dirigea vers la porte, décidé à ne jamais revoir un homme qui l’avait ainsi méconnu. Mais, arrivé sur le seuil, il se sent arrêté par le bras ; il se retourne et il voit le poëte pâle, fondant en larmes, et lui disant d’une voix entrecoupée : « Pardonne-moi, pardonne-moi ! Je suis un ingrat ! je suis un insensé ! Mais je suis si malheureux ! » Oh ! que de plus inflexibles lui jettent la première pierre ; mais pour moi je ne puis que le plaindre ! le plaindre de toute mon âme, et souffrir avec lui ! Ou plutôt, non, je me trompe, il ne s’agit ni de souffrir ni de le plaindre ; ce qu’il faut, Messieurs, c’est l’admirer et vous remercier ; car, ce désespoir, vous l’avez changé en allégresse ; ces larmes de colère, vous les avez converties en larmes de joie ; et lui, il a racheté cette animosité secrète et involontaire par le plus touchant et le plus fraternel des hommages. Ah ! je n’aurais jamais eu la force de commencer un tel récit si je n’avais eu ce dénoûment pour le finir !

Casimir Delavigne, je ne crains plus de le nommer maintenant, Casimir Delavigne venait de mourir ; le Havre lui avait voté une statue, ainsi qu’à Bernardin de Saint-Pierre ; vous voulûtes, Messieurs, vous associer à ces deux inaugurations solennelles, et vous nommâtes à l’unanimité, pour vous représenter, M. Ancelot. Aussitôt tout change en lui et pour lui plus d’esprit de rivalité, plus d’amer regret ; il n’a désormais qu’une pensée, prendre sa revanche contre lui-même en célébrant dignement celui que vous regrettiez, et dès le lendemain, lui, Ancelot, il est à l’œuvre ; dès le lendemain il commence un dithyrambe en l’honneur de Casimir Delavigne, et, comme si le doux et fraternel sentiment qui le remplissait dès lors tout entier eût élevé son talent à une hauteur inaccoutumée, jamais, même aux jours de sa glorieuse jeunesse, il n’avait trouvé d’accents plus purs, plus inspirés ; il devient l’égal de celui qu’il célèbre. Le 7 août il arrive au Havre avec la députation : un nouveau bonheur l’y attend. Ces compatriotes dont la froideur lui avait toujours été si douloureuse, touchés alors de le voir venir comme le panégyriste de leur cher poëte, l’accueillent en amis. Il parcourt ces rues, ce port, ces belles côtes d’Ingouville, où son enfance avait été si heureuse, mais que, depuis, l’indifférence de sa ville natale lui avait comme gâtés, et à chaque pas ce sont des visages bienveillants qui lui sourient, des paroles d’admiration qui l’entourent. Il paraît au lieu de la cérémonie, il lit ses vers, et soudain éclatent de toutes parts les applaudissements les plus passionnés ; la voix publique unit son nom au nom de Casimir Delavigne : il a retrouvé son pays ! il a retrouvé sa gloire ! Et comment ? en chantant cette gloire ennemie qui avait si longtemps obscurci la sienne ! C’est lui qui donne à son rival sa dernière couronne, et c’est son rival qui lui donne, à lui, son dernier succès ; la Providence les réconcilie dans l’éclat d’un triomphe qu’ils se doivent l’un à l’autre, et le pauvre poëte tombe éperdu dans les bras d’un ami en s’écriant : « Ah ! j’emporte du bonheur pour tout le reste de ma vie ! »

Hélas ! ce ne fut pas pour longtemps ! Atteint depuis plusieurs mois par un mal qui ne pardonne pas, M. Ancelot entra, presqu’à partir de ce jour, dans une de ces longues maladies chroniques qui tarissent notre sang goutte à goutte, nous enlèvent aujourd’hui une force, demain une faculté, le surlendemain un goût, ne nous permettent d’aller voir encore les arbres et le ciel que pour nous convaincre que rien de tout cela ne peut plus nous ranimer, ni souvent, hélas ! nous charmer ; car ce mal désenchante même de ce qu’il laisse, et, lorsqu’il se décide à nous prendre, il n’emporte plus en nous qu’une sorte de spectre où il ne reste rien de la vie que la crainte de la mort. On aurait eu peine à reconnaître l’auteur brillant et jeune encore de Fiesque dans ce vieillard prématuré, qui allait chaque jour s’asseoir tristement sous les beaux ombrages des Tuileries, ou qui, le soir, se traînait jusqu’au foyer du Théâtre-Français, comme pour y chercher l’écho affaibli des bravos, et un souffle lointain de cette atmosphère brûlante qui consume et qui fait vivre ! Retourné au Havre peu de temps avant sa fin, il entendit un de ses compatriotes, qui montait avec lui dans la voiture publique, dire à mi-voix et avec bonne grâce : « Voilà M. Ancelot qui vient prendre mesure pour sa statue ! » Le poëte mourant ne vit dans cet hommage qu’un présage de mort. Il se pencha vers son ami en lui disant : « Tu entends ! » et rentra chez lui frappé au cœur. Qui eût pu prévoir qu’un jour on le désespérerait en lui parlant de sa statue ?

De retour auprès de sa femme et de sa fille, il dut à leurs tendres soins, et aussi aux marques de votre amitié, Messieurs, quelques dernières consolations, et s’éteignit le 7 septembre 1854, après trente-cinq ans de travail, de succès et de luttes, ayant écrit plus de quarante mille vers, qui, presque tous, ont été lus, ayant composé plus de quatre-vingts pièces de théâtre, qui, presque toutes, ont été applaudies, et n’ayant pourtant pas laissé peut-être tout ce qu’on pouvait attendre de lui. C’est qu’avec tant de dons précieux, avec de l’esprit, de l’imagination, de l’invention dramatique, M. Ancelot n’avait pas ce dont les hommes de génie même ne peuvent se passer, un sentiment profond et un amour réel de son temps. Sans doute ses épîtres et ses satires peignent souvent en traits vifs et précis les mœurs du XIXe siècle ; mais l’observation s’y arrête aux surfaces, et ne devient jamais cette sympathie émue et pénétrante qui s’associe à toutes les idées sérieuses d’une époque, et s’intéresse avec elle et comme elle aux grandes questions qui l’agitent, l’éducation, la famille, le sort de tous. Cette lacune se fait surtout sentir dans son élégante épître intitulée les Femmes. Nulle part son talent ne s’est montré plus facile, plus harmonieux, plus élégant ; mais nulle part non plus, ce me semble, cette élégance ne s’est plus trompée de date. À voir comme, dans un sujet si présent, le poëte se rejette toujours vers le passé, on dirait qu’il est contemporain de tous les temps, excepté du sien. Sans doute il est très-permis de chanter l’empire des femmes sous la chevalerie, et de peindre les nobles dames du moyen âge distribuant devises et rubans aux vainqueurs des tournois, mais n’y a-t-il pas quelque chose de plus réellement poétique et de plus vivant à nous parler des femmes de nos jours, à nous dire ce qu’elles sont aujourd’hui, ce qu’elles pensent aujourd’hui, ce qu’elles souffrent aujourd’hui ? et là encore, au lieu de les comparer éternellement à des anges, ou à la colombe qui apporte le rameau d’olivier, l’artiste ne doit-il pas chercher des inspirations plus profondes et plus sérieuses dans la peinture de leurs devoirs, de leurs luttes, des difficultés sans nombre qu’elles rencontrent dans la vie, de la place qu’elles peuvent prendre ou qu’elles ont prise dans la société actuelle ? C’est ce que l’on désire plus qu’on ne le trouve dans l’œuvre de M. Ancelot. Il décrit en vers pleins de grâce et de couleur les succès des femmes dans les arts, et il ne dit pas leur part immense dans le plus grand fait de notre civilisation, l’amélioration du sort des classes pauvres ; il loue nos femmes poëtes nos femmes auteurs, et certes il était bien là dans son droit, mais il ne dit pas qu’à l’imitation de cette grande dame chrétienne, qui fonda le premier hôpital connu dans le monde, les femmes de nos jours ont établi, à force d’active compassion, une sorte de ministère de la charité, et que, pendant que nos inventeurs font chaque jour presqu’autant de découvertes que nous avons de désirs, elles ont créé, elles, presqu’autant de sociétés de secours que nous avons de misères. Enfin, et c’est là le point qui m’étonne le plus, M. Ancelot adresse cette charmante épître à sa fille, et ce nom seul ne lui donne pas la pensée de considérer les femmes sous leur noble et touchant aspect de filles, d’épouses, de sœurs, de mères ; il n’aborde, en un mot, aucun des côtés sérieux de cette question si sérieuse, la famine moderne. Ici, Messieurs, je touche, je le sais, à un sujet fort délicat ; le seul mot de famille moderne peut surprendre et effaroucher certains esprits sérieux, qui regardent la famille patriarcale comme un modèle presque divin ; pour eux, ce que nous appelons progrès est une véritable décadence ; si vous leur parlez, par exemple, de l’amélioration du sort des femmes, ils vous répondent que cette amélioration n’est qu’une immoralité, et la preuve, disent-ils, c’est que les femmes sont aujourd’hui beaucoup moins soumises à leurs maris qu’au bon vieux temps. J’avoue que, sur ce dernier point, ils n’ont pas complétement tort. Vous vous rappelez les vers d’Arnolphe à Agnès :

Du côté de la barbe est la toute-puissance !
Et ce que le soldat dans son devoir instruit
Montre d’obéissance au chef qui le conduit,
Le valet à son maître, un enfant à son père,
À son supérieur le moindre petit frère,
N’approche pas encor de la docilité,
Et de l’obéissance, et de l’humilité,
Et du profond respect, où la femme doit être
Pour son mari, son chef, son seigneur, et son maître.

Il faut bien le confesser, les femmes de nos jours ne sont plus tout à fait aussi obéissantes que cela. Je crois même qu’elles goûteraient peu cette loi du XIIe siècle, rapportée par Beaumanoir, et qui permettait à un mari de battre sa femme, pourvu que ce fût modérément. Je conviendrai encore, si l’on veut, que, sous le prétexte fort légitime qu’elles sont les égales de leur mari, et que, par conséquent, elles doivent avoir la moitié des droits, la moitié du pouvoir, quelques-unes d’entre elles confondent la partie avec le tout, et deviennent, je ne sais comment, les maîtresses absolues de leurs maîtres ; mais ce sont là des exceptions très-rares, et qui n’empêchent pas que l’institution du mariage et de la famille ne soit, ce me semble, par la seule marche des idées, plus pure et plus sainte qu’elle ne l’a jamais été. Certes quand, à travers les ombres du passé, nous nous représentons, comme dans un tableau, le père des temps anciens, avec sa figure grave et sa physionomie moitié de juge et moitié de roi, l’épouse dans son attitude respectueuse et un peu craintive d’inférieure dévouée, les enfants silencieusement inclinés et groupés selon la hiérarchie de l’âge et du sexe autour du chef suprême, il en résulte pour notre imagination un spectacle qui n’est pas sans grandeur ; mais il y manque trop souvent ce qui, pour nous, hommes modernes, est la première condition de toute beauté, la tendresse et la liberté ! Dans la famille comme dans l’État, l’autorité est un grand principe, le respect est un admirable sentiment, mais tous deux, sentiment et principe, deviennent stériles, s’ils ne s’allient, pour se féconder, à la liberté et à l’affection ! Eh bien ! voilà pourquoi, malgré beaucoup de critiques souvent légitimes, la famille moderne me paraît supérieure à la famille antique ; c’est qu’elle tend à concilier les deux principes, c’est que tous les esprits élevés conçoivent désormais l’idéal du mariage, non plus comme la réunion d’un administrateur et d’une administrée, d’un maître et d’une inférieure, mais comme l’alliance vraiment divine de deux créatures égales et libres, s’unissant par l’amour pour se perfectionner par lui ! Dira-t-on que, si c’est là l’idéal aujourd’hui, ce n’est pas du moins la réalité ? Qu’importe ! La grandeur d’un siècle ne se mesure pas moins à ses aspirations qu’à ses progrès ; car, désirer le mieux, c’est déjà être meilleur, et l’idéal d’aujourd’hui sera le réel de demain. Il l’est déjà ! Combien de femmes, qu’une éducation plus forte a préparées au véritable rôle d’épouse, s’associent aujourd’hui aux pensées, aux études, aux travaux même de leurs maris, et, dans les rudes sentiers de la vie, amènent, si je puis parler ainsi, une âme de renfort à son âme ! Et les enfants ! Comme ils tiennent une bien plus grande place dans notre existence ! Il faut le dire, les enfants autrefois étaient à peine mêlés à la famille. Chaque jour, à l’heure du repas, chaque soir, à l’heure du repos, on les conduisait auprès de leurs parents, et, après quelques rapides caresses, on les remettait, petits enfants, à leur nourrice, adolescents, à leur gouverneur, et la séparation était complète. Aujourd’hui, c’est une communication éternelle, incessante, et aussi féconde pour les parents que pour les enfants eux-mêmes. On voit des pères revenir à leurs livres de collége pour pouvoir surveiller les études de ces chers collégiens ; j’ai vu des mères apprendre le grec en cachette pour servir de répétiteurs à leur fils ; et ainsi, pères et mères, penchés sur cette petite créature que Dieu leur a envoyée, la réchauffant de leur cœur, la nourrissant de leur esprit, ils apportent tout ce qu’ils savent, tout ce qu’ils valent, à cette jeune âme qui le leur rend bien, car elle répand, elle, autour d’eux ce divin parfum de l’enfance qui embaume et assainit tout ce qu’il touche, l’innocence et la pureté ! En vain quelques censeurs craignent-ils que cet excès de tendresse pour messieurs les enfants n’énerve la puissance paternelle. Non ! non ! les parents ne seront pas moins respectés parce qu’ils seront plus respectables ; et je n’en veux pour preuve que notre théâtre ! Certes, on n’accusera pas la comédie moderne de pruderie, et nous voyons tous les jours le public accepter et applaudir les personnages les plus hasardés, pourvu qu’il y ait du talent dans le peintre et de la vérité dans le portrait. Eh bien ! que le plus hardi des écrivains dramatiques essaie ce que Molière a fait dix fois ; qu’il nous montre, comme dans les Fourberies de Scapin ou dans l’Avare, un fils se moquant de son père après l’avoir volé, ou s’accordant avec un valet pour le faire battre, et il verra toute la salle, se soulevant d’indignation, flétrir de ses sifflets et de ses mépris le sacrilége qui ose attenter à la majesté paternelle. Ne désespérons donc pas d’une époque où les sentiments naturels vibrent si haut dans le cœur de tous, et nous, artistes, faisons comme notre temps, retrempons-nous à ces sources vives, élevons sans cesse dans nos cœurs l’idéal de la famille, améliorons-nous sans cesse, comme frères, comme pères, comme fils, comme maris ; car la vraie gloire elle-même est à ce prix, et on ne survit à son siècle que quand on le reflète dans ce qu’il a de pur, et qu’on le représente dans ce qu’il a d’immortel !