Réponse au discours de réception de Claude Bernard

Le 27 mai 1869

Henri PATIN

Réponse de M. Henri Patin
au discours de M. Claude Bernard

DISCOURS PRONONCÉ DANS LA SÉANCE PUBLIQUE
le jeudi 27 mai 1869

PARIS PALAIS DE L’INSTITUT

     Monsieur,

En vous donnant pour successeur à M. Flourens, nous avons assuré à la mémoire de notre savant confrère un avantage qui vous manquera aujourd’hui, celui d’être apprécié avec compétence et autorité. Mais à l’insuffisance nécessaire de mes paroles suppléera de reste ce qui parle plus haut que toutes les louanges, même les plus autorisées, ce qui vient de se faire entendre avec éclat, ce qu’exprimait, il y a quelques jours, une glorieuse faveur de la puissance souveraine, la haute et générale estime que vous ont méritée votre dévouement entier, constant, infatigable, à l’avancement de la science physiologique et aux progrès correspondants de la science médicale ; votre singulière habileté à interroger la nature et à surprendre ses secrets ; la lumière nouvelle dont vous avez éclairé les plus obscurs peut-être des phénomènes naturels, ceux qui pourtant semblent si fort à notre portée, car ils se produisent en nous, les phénomènes de la vie.

Il vient un moment où les grandes découvertes scientifiques, franchissant l’enceinte de ces sanctuaires savants dans lesquels elles s’élaborent, dans lesquels elles se discutent, se jugent et s’enseignent, arrivent à la connaissance du monde ; où par le mystère même qui les voile encore à demi, elles sollicitent sa curiosité et captivent son intérêt ; où elles prennent place parmi les objets préférés de ses préoccupations intellectuelles ; où, par là, lui apparaît avec plus de clarté le rapport intime qui rapproche, qui unit, dans leurs manifestations de l’ordre le plus élevé, les sciences et les lettres. Ce moment était arrivé pour vous, Monsieur, quand l’Académie française, prenant à la fois conseil et de ses traditions et du sentiment public, a rouvert pour vous la liste, malheureusement close par des pertes bien regrettables, de ces illustres membres de l’Académie des sciences, que de tout temps elle a été jalouse de s’associer par une sorte de consécration littéraire.

À des écrits dans lesquels vous aviez suivi, comme au jour le jour, le progrès de vos découvertes et la marche de votre enseignement, vous avez fait succéder un livre de destination moins spéciale et, dans sa généralité, d’un abord plus facile, qui a puissamment contribué à attirer sur vos travaux, déjà placés en leur rang par leurs juges naturels, l’attention et la faveur du public. Votre belle Introduction à l’étude expérimentale de la médecine lui a ouvert, pour ainsi dire, votre laboratoire et l’a fait assister à quelques-unes des plus curieuses, des plus frappantes de vos expériences, si ingénieusement imaginées et conduites, d’un regard si attentif et si pénétrant, avec une si rigoureuse précision, vers des résultats certains, fondement légitime d’une théorie. En même temps lui étaient expliqués par vous-même, avec l’autorité que vous donnaient une pratique personnelle des plus suivies et des plus heureuses, comme aussi la longue et profonde étude de vos procédés d’investigation, les principes de la méthode expérimentale considérée dans son application et aux sciences en général et, plus particulièrement, à la physiologie et à la médecine. Il apprenait de vous, dans une exposition où tout n’était pas nouveau et ne pouvait pas l’être, mais où les redites mêmes étaient marquées d’un caractère d’originalité, il apprenait de vous en quoi diffèrent et de quelle manière concourent ces deux instruments de découverte qu’on désigne par les mots, trop souvent confondus, d’observation et d’expérience ; comment un fait que montre, à qui sait le voir, l’observation, suggère, dans une intelligence douée d’invention scientifique, une explication anticipée, que contrôle ensuite l’expérience, soumettant le phénomène à des épreuves décisives qui permettent de déterminer avec certitude dans quelles conditions il peut ou ne peut pas se produire ; avec quel sage esprit de doute et, par suite, quelle liberté de jugement il faut procéder à de telles opérations, afin d’échapper au danger, trop rarement appréhendé et évité, de n’en apercevoir les résultats qu’au travers d’une idée préconçue, et dénaturés par ce milieu trompeur ; qu’ainsi instituée, ainsi conduite, l’expérience n’arrive sans doute, succès modeste, qu’à faire connaître la cause prochaine des choses et non pas leur principe ; mais que, d’autre part, au moyen de cette connaissance qui, toute bornée qu’elle est, nous permet de reproduire à volonté, de modifier, de diriger selon nos vues particulières les phénomènes, l’homme se soumet, s’asservit la nature, dispose en maître de ses forces, les accommode à son usage et devient, je répète une expression spirituelle que Fontenelle se fût applaudi de rencontrer, et devient comme le contre-maître de la création.

Cette action féconde de la méthode expérimentale doit-elle se renfermer exclusivement dans le domaine de la matière brute, et ces conquêtes auxquelles elle a conduit et conduit sans cesse la physique et la chimie, lui est-il interdit de les assurer à la physiologie ? Vous ne le pensez pas, Monsieur, malgré des assertions contraires d’un ordre très-considérable, et vous avez acquis le droit de ne le point penser. Dans la partie la plus spécialement physiologique de votre ouvrage, qui en est en même temps la partie la plus étendue et la plus neuve, vous avez établi victorieusement, à ce qu’il semble, que l’expérience, telle que vous la définissez, a prise sur la matière vivante elle-même ; que, dans les corps vivants, bien que leur extrême complexité les rende des plus difficiles à étudier, elle peut, quoi qu’on en ait dit, isoler les divers appareils de l’organisme, et, par les épreuves auxquelles elles les soumet, déterminer les conditions de leur fonctionnement régulier ; que ce travail, activement et efficacement poursuivi de nos jours, prépare, pour une époque encore bien éloignée sans doute, l’avénenent d’une médecine nouvelle, non plus seulement empirique et conjecturale, mais sévèrement scientifique.

Je résume, Monsieur, comme je le puis, bien imparfaitement et bien sèchement, un livre qui par la richesse des développements, par l’abondance et la nouveauté des vues, par la chaleur éloquente de la conviction, a vivement intéressé, en dehors du cercle des savants, de nombreux lecteurs, et rendu presque populaire, avec la physiologie elle-même, son habile et heureux promoteur.

Vous avez dû, Monsieur, on ne saurait s’en plaindre et l’on doit plutôt s’en applaudir, vous prêter à seconder la favorable disposition, le mouvement empressé des esprits. De là, dans les plus graves et les plus accréditées de nos Revues, dans ces réunions publiques également consacrées à l’active propagation des idées, utiles autant qu’agréables intermédiaires entre la science et la curiosité du monde, d’officieuses communications où, avec un art d’exposition dont vous avez tout à l’heure donné une nouvelle preuve, vous vous êtes employé à mettre à la portée de tous et, pour ainsi dire, en circulation, les nouveautés introduites par vous dans le trésor de nos connaissances.

Les fictions dont s’amuse l’imagination sont quelquefois moins merveilleuses que les réalités de la science. Vous l’avez remarqué, Monsieur, en 1864, dans un article ( ) bien propre à justifier cette pensée. Il s’agissait d’une préparation toxique appelée curare, qu’emploient les sauvages de l’Amérique du Sud pour empoisonner leurs flèches, et dont vous avez fait, dans l’intérêt de l’humanité et au grand profit de la science, un sujet d’expériences physiologiques. Vous retraciez, par des images d’une vérité descriptive saisissante, les effets apparents du poison, assez semblables, dans leur succession rapide, à l’invasion subite et paisible du sommeil. Et puis, péripétie imprévue d’un effet tragique, vous avertissiez que ce calme était mensonger et cachait une torture des plus cruelles. En effet, vous l’aviez constaté, le curare ne s’attaquant dans le corps soumis à son action qu’aux nerfs moteurs, et laissant intacts les nerfs de la sensibilité, l’être sentant conservait la conscience douloureuse de l’envahissement graduel qui supprimait successivement en lui tous les mouvements jusqu’au dernier, le mouvement respiratoire. Au mécanisme de la mort vous opposiez en finissant, concluant votre drame physiologique par un dénouement heureux, le mécanisme du retour à la vie. Dans ce corps que la vie allait quitter, la respiration, artificiellement ramenée, permettait au sang de reprendre son cours et d’entraîner hors de l’économie le terrible poison que d’adroites ligatures, alternativement appliquées et enlevées ou modérément serrées, ne laissaient passer qu’en doses désormais innocentes. Vous ne pouviez, Monsieur, par un plus frappant exemple, initier le public à la connaissance d’une des plus intéressantes pratiques de votre méthode d’expérimentation. Ce n’a pu être non plus sans un sentiment de surprise voisin de l’admiration qu’il a appris le rôle inattendu qu’y jouent les poisons, ces redoutables agents de destruction, apprivoisés en quelque sorte par votre art, rendus inoffensifs, peut-être bientôt secourables, et transformés en instruments d’analyse scientifique.

Une autre fois, en 1865, devant l’auditoire mondain que reçoivent le soir les murs de la grave Sorbonne, traitant de la physiologie du cœur et de ses rapports avec le cerveau (), vous avez ajouté à l’attrait d’un tel sujet, traité par vous, celui d’une piquante application de la physiologie à la littérature. Comment le cœur, qui n’est pour l’anatomiste et le physiologiste que l’organe central de la circulation du sang, a-t-il pu devenir légitimement, dans le langage, même le plus usuel, et cela en tout temps, en tous lieux, ce qu’il n’appartient d’être qu’au cerveau, c’est-à-dire le siège de nos affections morales ? Vous l’avez fait comprendre par une attachante exposition des relations mutuelles, de l’action réciproque, qui font concourir les deux organes à l’expression du sentiment. Le sentiment, vous l’avez montré, a son retentissement soudain, d’abord dans le cœur, au moyen des nerfs moteurs qui du cerveau s’y rendent, et puis dans le cerveau lui-même, sous l’influence du sang que le cœur, dont le rhythme régulier a été troublé, lui envoie, avec des alternatives de ralentissement et d’accélération, de rareté et d’abondance, aussitôt accusées au dehors par la pâleur et la coloration du visage. Une part doit donc être attribuée au cœur, sinon dans la production, du moins dans les manifestations des passions qui nous émeuvent ; ces manières de parler, pour ainsi dire instinctives, qui l’y font intervenir, ne sont nullement contredites par la physiologie, bien au contraire ; et l’art, vous l’y invitez, peut, sur la foi de la science, en user en toute sécurité. Souhaitons seulement qu’il n’abuse point, par trop de prétention scientifique, de vos explications. Nous n’avons déjà que trop de penchant à substituer déjà à la peinture naïve de la passion, non-seulement son analyse psychologique, mais l’interprétation, quelquefois bien minutieuse et bien subtile, que semblent en donner les traits, l’expression changeante du visage, les attitudes du corps.

L’Exposition universelle des produits de l’industrie a eu récemment pour conséquence une exhibition d’un autre genre ; ces Rapports où, sur l’invitation du gouvernement, nos divers progrès intellectuels en ce siècle, et particulièrement dans ses vingt-cinq dernières années, ont dû être exposés par les hommes qui semblaient le plus naturellement appelés à en devenir les historiens et les représentants officiels. À ce double titre, Monsieur, il vous appartenait de faire au public européen les honneurs de la physiologie française, d’une science à laquelle les idées nouvelles de Lavoisier et de Laplace sur l’identité des phénomènes physiques et chimiques dans les corps bruts et dans les êtres vivants, l’introduction de l’anatomie générale des tissus par Bichat, celle de l’investigation expérimentale par votre maître Magendie, ont donné une impulsion puissante, bientôt propagée avec fécondité à l’étranger. Quels ont été pendant le quart de siècle qui vient de s’écouler, pour les divers phénomènes de la vie, les problèmes qu’elle s’est posés, la méthode qu’elle y a appliquée, les solutions auxquelles elle est parvenue, celles qu’il lui reste à chercher, vous le dites, Monsieur, faisant à chacun, dans l’œuvre commune, sa juste part, et n’indiquant qu’avec réserve la vôtre, qui n’est pas la moindre, en quelques pages précises et substantielles, pleines de faits et d’idées où nul détail important n’échappe à votre analyse, et qui sont en même temps aussi synthétiques que le comporte l’état présent des connaissances.

L’homme est-il compris tout entier dans cette science de la vie qui vous doit, plus qu’à tout autre, sa constitution définitive, son rapide avancement, et dont les ouvrages que je viens de passer en revue font si bien connaître le but et les procédés, la marche et les progrès ? Vous ne le prétendez pas, Monsieur ; et, tout à l’heure encore, quand dans un langage dont on a été justement frappé, vous assigniez à la physiologie une situation intermédiaire entre les sciences de la nature et les sciences de l’esprit, vous reconnaissiez implicitement qu’il se passe en nous quelque chose, qu’il y a quelque chose hors de la nature sensible, que n’ont point encore atteint les déterminations de la méthode expérimentale, et dont il est loisible de poursuivre la connaissance par d’autres voies. Si, dans l’ordre spécial de recherches auquel vous vous êtes voué, pour préserver l’intégrité de votre jugement de toute préoccupation décevante, vous vous maintenez dans une indépendance absolue à l’égard de la philosophie et des systèmes entre lesquels elle se partage, vous êtes loin de vous associer à l’intolérante proscription qui voudrait l’exclure, comme convaincue d’impuissance et d’inutilité, de la liberté de penser. Vous la laissez libre dans son domaine, comme vous demandez qu’on laisse la physiologie libre dans le sien. Vous exprimez même l’espoir que, parties de points si divers, l’une des faits observés dans le monde extérieur, l’autre de ceux qui se découvrent à la conscience, la physiologie et la philosophie pourront un jour se rencontrer, se reposer, car, vous aimez à le proclamer, la vérité est une, dans des conclusions communes. Tel est aussi l’espoir de quelques-uns de nos principaux philosophes qui, animés pour vous de la vive sympathie que vous leur témoignez et que justifie de leur part le caractère éminemment philosophique de vos doctrines, ont cru y apercevoir, en les soumettant à l’examen sérieux qu’elles appellent, des traces de métaphysique : soit dans ce qui semble attester avec évidence la spontanéité de l’esprit, dans cette idée à priori, point de départ nécessaire, dites-vous, répétez-vous souvent, de l’expérience, sorte de pressentiment qui révèle par avance au génie scientifique les lois, par lui cherchées, de la nature ; soit dans ce qui ne peut se comprendre que comme l’effet d’une intelligence créatrice, dans cette idée organique que vous montrez préexistant, présidant à l’assemblage, au concert des rouages de la machine humaine, et en confondant les actions diverses dans une harmonique unité.

Mais ce sont là des considérations que je risquerais d’affaiblir, de compromettre en y insistant ; j’aime mieux rentrer dans le rôle qui me convient en remarquant, qu’à l’essor philosophique de votre pensée a répondu, comme il était naturel, l’élévation de votre style. C’est, par exemple, une page véritablement éloquente que celle où vous célébrez, avec l’accent d’une gratitude personnelle, l’action puissante et féconde de la philosophie sur le mouvement des sciences ; où vous dépeignez les nobles et sévères joies, bien connues de vous, que donnent au savant la conquête et la poursuite même de la vérité. Nos auditeurs me sauront gré de vous rendre, pour quelques instants, la parole, en la citant :

« Comme expérimentateur, j’évite les systèmes philosophiques, mais je ne saurais pour cela repousser cet esprit philosophique qui, sans appartenir à aucun système, doit régner non-seulement sur toutes les sciences, mais sur toutes les connaissances humaines Au point de vue scientifique, la philosophie représente l’aspiration éternelle de la raison humaine vers la connaissance de l’inconnu. Dès lors les philosophes se tiennent toujours dans les questions en controverse et dans les régions élevées, limites supérieures des sciences. Par là ils communiquent à la pensée scientifique un mouvement qui la vivifie et l’ennoblit ; ils fortifient l’esprit en le développant par une gymnastique intellectuelle générale, en même temps qu’ils le reportent sans cesse vers la solution inépuisable des grands problèmes ; ils entretiennent ainsi une sorte de soif de l’inconnu et le feu sacré de la recherche qui ne doivent jamais s’éteindre chez un savant.

« En effet, le désir ardent de la connaissance est l’unique mobile qui attire et soutient l’investigateur dans ses efforts ; et c’est précisément cette connaissance qu’il saisit réellement, et qui fuit cependant toujours devant lui, qui devient à la fois son seul tourment et son seul bonheur. Celui qui ne connaît pas les tourments de l’inconnu doit ignorer les joies de la découverte qui sont certainement les plus vives que l’esprit de l’homme puisse jamais ressentir. Mais, par un caprice de notre nature, cette joie de la découverte tant cherchée et tant espérée s’évanouit dès qu’elle est trouvée. Ce n’est qu’un éclair dont la lueur nous a découvert d’autres horizons vers lesquels notre curiosité inassouvie se porte encore avec plus d’ardeur ( )… »

Ces belles paroles, où vous vous êtes involontairement peint vous-même, me ramènent naturellement au souvenir de votre prédécesseur, à qui elles peuvent aussi s’appliquer. Comme vous, il a été touché de la passion que vous avez si bien décrite, et il l’a satisfaite dans le même ordre de recherches, mais avec un moins entier dévouement. Son ardeur s’est partagée, presque dès ses débuts, entre la science et les lettres ; les lettres, comme l’entendait Fontenelle lorsqu’il disait dans la préface de son Histoire de l’Académie des sciences : « Ce n’est guère que dans ce siècle-ci que l’on peut compter le renouvellement des mathématiques et de la physique. M. Descartes et d’autres grands hommes y ont travaillé avec tant de succès que, dans ces genres de littérature, tout a changé de face. »

L’illustration scientifique et littéraire de M. Flourens datait de loin. De bonne heure, les remarquables mémoires où le jeune physiologiste révélait, dans un style si net, si clair, si précis, d’une élégance si appropriée, les plus secrets mystères de notre organisme, l’avaient désigné à l’Académie des sciences, empressée de se l’associer, comme digne de devenir un jour l’un de ses interprètes officiels. De bonne heure aussi, en applaudissant chaque année, avec le public, ces Éloges historiques dans lesquels le nouveau secrétaire perpétuel de l’Académie des sciences montrait discrètement un savoir si varié, faisait preuve d’un jugement si libre et si sûr, d’un art de composition et de style si délicat, l’Académie française lui avait destiné une de ces places qu’avaient occupées dans son sein, qu’avaient honorées d’âge en âge Mairan, Buffon, d’Alembert, Maupertuis, la Condamine, Condorcet, Bailly, Vicq d’Azir, Laplace, Fourier, Georges Cuvier. Il y a siégé pendant un quart de siècle, et son nom, avec celui de Biot, que nous avons possédé plus tard, et pour trop peu de temps, s’ajoute honorablement à la liste de ces glorieux ancêtres académiques dont, en ce moment, vous recueillez légitimement l’héritage.

Les Éloges historiques forment, depuis Fontenelle qui l’a en quelque sorte inauguré, un genre de littérature que des succès continus et divers nous ont rendu propre, un genre plein d’attrait, mais aussi plein de difficultés. Suivre à la fois, dans un discours de dimension restreinte, le mouvement général de la science ou de l’art, et les travaux individuels d’un savant, d’un philosophe, d’un publiciste, d’un historien, d’un poëte, d’un artiste ; mêler, dans une juste mesure, l’intérêt piquant de la biographie et l’intérêt plus austère de l’exposition critique ; concilier la bienveillance de la louange et l’impartiale sévérité de l’appréciation ; répondre à l’attente sérieuse des juges spéciaux, sans décourager l’attention moins grave d’un auditoire mondain auquel il faut plaire pour garder le droit de l’instruire, ; c’est là une tâche véritablement difficile, mais qui, chez nous, a toujours offert et ne parait pas devoir cesser d’offrir à la variété des esprits et des talents une favorable matière. Il n’est que juste de compter parmi ceux qui s’y sont le plus heureusement exercés M. Flourens, dont la parole, depuis 1833, s’est fait entendre annuellement, sans désavantage, avec l’accent qui lui était propre, dans la tribune académique de Cuvier.

Il s’est montré encore un digne historien des savants dans des ouvrages dont le sujet intéressait à la fois l’Académie des sciences et l’Académie française, et qui, par de rares mérites de solidité et d’élégance, pouvaient être avoués également de toutes deux. Dans ces ouvrages de médiocre étendue, mais non de médiocre valeur, M. Flourens s’appliquait à exposer les méthodes et les idées, à analyser les travaux, à expliquer le génie de trois hommes, objet constant de sa préoccupation, qu’il admirait, qu’il étudiait, auxquels il demandait son inspiration, dont, selon l’expression du poëte latin, il suivait de loin, sans servilité, dont il adorait les traces, Fontenelle, Buffon, et, plus près de lui, — il avait été son disciple, et, dans l’enseignement, son collaborateur, il se félicitait sans cesse, il se faisait gloire d’avoir vécu près de lui, — Georges Cuvier. Par ces hommages dignement rendus à des gloires quelquefois mal comprises ou même injustement contestées, M. Flourens, en s’honorant lui-même, a bien mérité des lettres françaises.

Elles lui doivent une particulière reconnaissance pour avoir mis en lumière, dans les charmants écrits de Fontenelle, ce qu’ils recelaient sous leurs grâces, parfois un peu étudiées, de connaissances variées et précises, de vues fines et justes, de libre et saine philosophie ; dans l’œuvre de Buffon, au lieu de brillantes, mais vaines hypothèses, des idées de génie, comme les appelait Cuvier, en avance sur les découvertes de la science plus d’une fois annoncées et suscitées par elles ; au lieu de la pompe déclamatoire dont on fait faussement son caractère habituel, d’après certains morceaux d’éclat trop exclusivement reproduits dans nos recueils de littérature, cette grandeur, cette sévérité d’ordonnance, cette ampleur, cette richesse de développements, cette progression de mouvement, cette propriété énergique et cette dignité soutenue de langage, tous ces mérites supérieurs de composition et de style dont il avait donné de si magnifiques exemples avant d’en exposer, devant l’Académie française, la théorie.

L’art d’écrire a toujours occupé, et très-sérieusement, M. Flourens ; il l’étudiait chez les maîtres, et dans les moments dont lui permettaient de disposer ses fonctions académiques de double nature, le double enseignement, qui lui était confié, la poursuite persévérante de ses recherches propres, il s’y exerçait avec une ardeur, une application attestées par de constants progrès. Il ne lui demandait au reste, en savant touché avant tout des intérêts de la science, que ce qui pouvait en faciliter, en hâter l’utile diffusion, ces simples mais non vulgaires mérites d’ordre, de clarté, de justesse, de précision, qui la rendent accessible : ajoutons un peu de ce superflu, chose si nécessaire, qu’on appelle l’élégance ; car la science, en se proposant, d’instruire les hommes, et pour les instruire plus sûrement, n’est pas et ne peut pas être complètement désintéressée du soin de leur plaire.

Elle a plu, et beaucoup, je dois le redire après vous, dans ceux des ouvrages de M. Flourens, nombreux autant que divers et souvent réimprimés, qu’il a publiés dans la seconde moitié de sa vie, dans le temps où le disputaient désormais aux sciences de la nature.les sciences de l’esprit. Il y a traité, et pour tout le monde, je ne puis, en ce qui me concerne, que lui en rendre grâce, de quelques parties des sciences naturelles, de quelques points de leur histoire, de certaines questions particulièrement, qui relèvent de la zoologie, de la physiologie et tout ensemble de la psychologie. Ce sont les écrits d’un philosophe non moins que d’un savant, je dirais encore volontiers d’un littérateur non moins que d’un philosophe. L’ordonnance en est simple et claire, les proportions justes, les formes d’exposition et de discussion nettes et vives, le style toujours pur, toujours élégant, d’un tour ingénieux et sans aucune aridité technique. Des citations choisies avec goût, encadrées avec art, commentées avec délicatesse, y font utilement et agréablement intervenir les savants, les philosophes, dont l’autorité est invoquée, les opinions ou adoptées ou contestées ; ils n’y paraissent guère, sans qu’un crayon sobre et sûr les marque au passage de traits caractéristiques. Ils forment, par exemple, une bien intéressante galerie dans l’excellent volume où est de nouveau débattue et, ce semble, définitivement résolue la question si longtemps controversée de l’instinct et de l’intelligence des animaux. Auprès de Descartes et de Condillac, de Buffon et de Réaumur, je ne rappelle que les plus grands, les plus illustres, y a sa place même un poëte, un grand poëte, philosophe à ses heures, l’avocat naturel des êtres qu’il a si bien fait penser et parler, la Fontaine. Un nom cher à l’auteur y revient surtout fréquemment, mais à un nouveau titre ; il désigne cette fois l’assidu, le perspicace, le spirituel observateur des mœurs des animaux, qui n’a voulu pour son tombeau que cette modeste et touchante épitaphe : Frédéric Cuvier, frère de Georges Cuvier.

Dans celui des ouvrages de M. Flourens qu’on a le plus lu peut-être, parce qu’il flatte un de nos sentiments les plus universels, en reculant scientifiquement, vous venez de dire de quelle manière, les limites des divers âges et le terme de la vie, la physiologie aboutit, non plus à la psychologie, mais à la morale, à la morale pratique. C’est surtout en moraliste qu’y parle M. Flourens. Le fonds de vie considérable qui, selon ses calculs, nous a été départi, il n’en promet la jouissance qu’à l’homme qui, échappant aux causes accidentelles de destruction, saura l’administrer avec sagesse. Ce livre est plein d’utiles conseils, donnés en termes persuasifs et dont l’auteur avait le premier fait son profit, hélas ! bien vainement. Qui ne l’eût cru appelé par la régularité de ses habitudes, l’exercice constant et modéré de ses heureuses facultés, par le calme d’une âme dont les passions dominantes étaient visiblement l’amour de la science et des lettres, l’ambition confiante et sans mécomptes de la paisible gloire qu’elles procurent, qui ne l’eût cru, dis-je, appelé à attester longtemps par son propre exemple la vérité de sa séduisante théorie ?

Je ne dois pas oublier, dans ce rapide rappel des titres littéraires de M. Flourens, les nombreux et excellents articles dont, pendant de longues années, sa zélée collaboration a enrichi le Journal des Savants. Ils ne sont point travaillés avec moins de soin que ses autres écrits ; ils ne leur sont point inférieurs, et, c’est en faire assez l’éloge, ils en ont quelquefois fourni les éléments. Par eux s’est terminée sa laborieuse carrière, que l’atteinte, l’invasion inattendue d’un mal cruel, ont prématurément interrompue. Je crois l’entendre encore nous lire péniblement, d’une voix qu’enchaînait déjà l’engourdissement progressif de ses organes, ces pages dernières où s’attestait encore et semblait en même temps rendre témoignage à ses convictions spiritualistes l’activité indépendante de sa pensée.

Un vide sensible s’est fait par sa mort dans l’Académie française, où la rectitude de son esprit, la douce fermeté de sa parole, ses manières aimables et conciliantes lui avaient acquis, en toute discussion, en toute délibération, une juste et facile autorité. Les tristes années qu’il a passées loin de nous, dans l’isolement auquel le condamnait la maladie, et sous la tutelle vigilante de la tendresse domestique, ne nous avaient point accoutumés à son absence, et, quand nous avons achevé de nous séparer de lui, sa perte a été pour nous, comme pour l’Institut tout entier et pour le public, le sujet de regrets aussi vifs qu’ils seront durables. Vous les adoucirez toutefois, Monsieur, nous en avons la confiance, par tout ce que nous promettent d’honorable et utile concours, de sûr et agréable commerce, la solidité et la distinction de votre savoir, l’élévation de vos idées, les qualités si dignes d’estime et d’affection, si unanimement appréciées, de votre caractère.

Revue des Deux-Mondes, septembre 1861, p. 164.

Voyez Revue des Cours publics, 1865 ; Revue des Deux-Mondes, mars 1865, p. 236.

Introduction à l’étude de la médecine expérimentale, p. 387.