Discours de réception de François-Auguste Mignet

Le 25 mai 1837

François-Auguste MIGNET

M. MIGNET, ayant été élu par l’Académie française à la place vacante par la mort de M. RAYNOUARD, y est venu prendre séance le jeudi 25 mai 1837, et a prononcé le discours qui suit :

    

Messieurs,

Depuis le jour où la pensée d’un grand homme a fait d’une modeste réunion une éclatante institution publique, l’Académie française a heureusement secondé et fidèlement représenté l’esprit national. Cet esprit fécond et simple à la fois, qui, en cherchant la nouveauté dans les idées, suit volontiers la coutume dans le langage, a trouvé dans votre célèbre compagnie son encouragement et sa règle. Pendant deux siècles l’Académie a conservé, à la langue sa pureté, à l’art ses conditions, au goût ses délicatesses, au génie son bon sens.

Elle a tout régularisé, sans rien empêcher. Au temps incomparable de nos chefs-d’œuvre, elle a soutenu le génie dans ses plus magnifiques élans. Au siècle plus récent de nos hardiesses philosophiques, lorsque nous travaillions moins à enchanter le monde par les arts qu’à le perfectionner par la science, l’Académie a excité, applaudi, récompensé toutes les entreprises de l’esprit nouveau. Elle a reçu alors dans son sein un autre ordre de grands hommes, les auteurs immortels de l’Esprit des lois, des Époques la nature, et ce génie puissant et varié qui, par la nouveauté d’idées reproduites sous mille formes, depuis l’épopée jusqu’à l’épigramme, et depuis l’histoire jusqu’au pamphlet, remplit l’Europe entière du bruit de son nom et semble le dictateur intellectuel de son siècle. Enfin de nos jours, à la suite de ces fortes préparations, l’opinion ayant été introduite dans le gouvernement, la parole étant devenue à son tour une puissance, l’Académie, toujours de son temps, a porté ses choix où se produisait le talent et où s’acquérait la célébrité ; elle s’est associé d’illustres orateurs, des hommes d’État habiles ; et il s’est trouvé, par un heureux privilége de notre pays intelligent et libre, que la plupart d’entre eux étaient aussi de remarquables écrivains, d’éloquents philosophes, des historiens supérieurs, et même de grands poëtes.

Aussi, Messieurs, le souvenir de toutes ces anciennes gloires, et la vue de tant d’illustrations contemporaines, ne permettent pas d’entrer dans cette enceinte, bien qu’on y soit introduit par vos libres suffrages, sans éprouver, avec une vive reconnaissance, un sentiment de profond respect. Cette émotion si naturelle doit pourtant se contenir devant vos propres regrets pour l’homme éminent que vous avez perdu. M. Raynouard, par le nombre et la variété de ses ouvrages, l’élévation de son esprit, l’éclat de son talent et la richesse de ses connaissances, était un des membres les plus considérables de votre compagnie. Appelé à le remplacer auprès de vous, je viens aujourd’hui remplir, en le louant, le plus facile des devoirs que m impose l’honneur de votre choix.

M. Raynouard réunissait en lui des qualités qui ne se rencontrent pas ordinairement dans le même homme : l’esprit des affaires et l’amour de la poésie. Loin de Paris, entraîné de bonne heure dans la carrière où il sentait qu’il trouverait sa gloire, il eut le singulier courage d’y renoncer pour se livrer à des travaux arides et obscurs pendant les plus belles et les plus fécondes années de la jeunesse. Il retint son ardeur à l’aide de cette volonté ferme qui a constamment gouverné son imagination comme sa vie ; il se fit avocat pour devenir plus tard et en toute liberté poëte. Il demanda à sa profession le moyen de suivre son goût, c’est-à-dire l’aisance, qui procure à l’esprit ses loisirs et rend facile au caractère toute son indépendance.

La révolution le surprit avant qu’il eût accompli la première tâche qu’il s’était imposée. Jeté au milieu de nos troubles par des circonstances plus fortes que tous les projets, enveloppé dans la défaite des Girondins dont il avait embrassé la cause, il fut conduit du fond de la Provence à Paris pour y subir la peine de sa modération. Ayant en face une mort prochaine au lieu du brillant avenir qu’il s’était promis, il adressa, dans un chant funèbre, de poétiques et fermes adieux aux espérances qui lui échappaient avec la vie. Mais le 9 thermidor survint avant que son tour de mourir fût arrivé.

Il retourna dans son pays et reprit les travaux qui devaient assurer sa modeste indépendance. « Je suis, disait-il spirituellement à un ami qui lui reprochait d’ajourner la gloire, je suis un philosophe et je n’ai besoin que de la besace et du manteau. Mais encore faut-il que la besace soit pleine et que le manteau soit propre. » Enfin, lorsqu’il fut permis à son esprit rassuré de se mettre en route, lorsqu’il posséda le manteau qui devait couvrir sa fière indépendance, il partit pour Paris, avec des travaux préparés, des habitudes faites, une simplicité originale, l’espoir et le moyen d’une prompte célébrité.

Il avait déjà dépassé le milieu de la vie. Son début était tardif ; il fallait qu’il fût brillant. L’Académie française avait proposé pour sujet de poésie : La vertu nécessaire dans les républiques. M. Raynouard concourut et fut couronné. La beauté des vers, faits selon le goût un peu sentencieux du temps, et la hardiesse de pensées fort libres encore, mais qui, eu 1803, commençaient à déplaire partout ailleurs qu’à l’Académie, frappèrent M. Suard. Il prédit au lauréat, en lui montrant un de vos fauteuils et la place qu’il occupait lui-même comme votre secrétaire perpétuel, qu’il siégerait bientôt dans l’un, et qu’un jour il serait appelé à l’autre. Vous avez partagé l’avis de M. Suard en acquittant plus tard sa double promesse ; et, après avoir nommé M. Raynouard votre confrère, vous avez voulu qu’il s’assît, à la mort de M. Suard dans le fauteuil de d’Alembert.

Mais ce succès acquis devant vous, Messieurs, en présageait un plus grand encore devant le public. M. Raynouard ne tarda point à l’obtenir. Où le chercha-t-il, et quels étaient, la suite de troubles si profonds et de changements si nombreux, les goûts qui nous restaient et les idées auxquelles on croyait encore ? L’esprit français, arrêté plutôt que surpris par le violent orage de la révolution, déployait alors ses ailes. Vers quelles régions inconnues allait-il diriger son vol interrompu et transporter le nouveau siècle ?

La grande littérature française avait rempli deux vastes époques de ses créations, de ses pensées et de ses grands hommes. Elle avait enrichi la France de ses chefs-d’œuvre, elle l’avait délivrée de ses préjugés, elle l’avait préparée à ses institutions. Bien qu’elle produisît moins alors, précisément parce qu’elle avait été très-féconde, elle comptait encore des maîtres habiles. Elle avait laissé une école qui dominait seule avec l’exigence et la jalousie que fait naître un empire longtemps incontesté. Même après deux siècles d’originalité et de grandeur, la langue devait à cette école d’être restée pure, l’esprit national de conserver sa simplicité et sa grâce. Au point où elle était parvenue, elle avait comme épuisé les sujets que l’antiquité a fournis à toutes les nations, les belles formes que le temps de Louis XIV a données à l’art, et les idées du XVIIIe siècle. Elle pensait avec justesse, écrivait bien, inventait peu, ne sentait pas beaucoup, et, naturellement portée à l’imitation par l’admiration, elle avait peut-être trop réduit l’art à des règles, les passions à des types, et la poésie à de la versification.

Cette école célèbre semblait avoir touché le terme au delà duquel commencent à décliner toutes les choses humaines ; elle ne pouvait plus suffire à cette insatiable curiosité et à cette activité perpétuelle de l’esprit que rien n’épuise, que rien n’arrête. D’ailleurs, les générations nouvelles, séparées violemment des anciens souvenirs, demeuraient au milieu de ce qu’elles avaient acquis, avec le vague regret de ce qu’elles avaient perdu. Aussi, pendant qu’un grand homme, dont le bons sens s’appuyait sur la victoire, rétablissait le culte chrétien, un hardi novateur littéraire, organe des âmes en souffrance et des esprits en travail, réhabilitait l’imagination humaine.

Le poétique auteur du Génie du christianisme, qui depuis près de trente ans est l’un des principaux ornements de votre compagnie, s’attachant encore moins à la vérité des anciennes croyances qu’à leur beauté, et plaidant la cause de la religion au nom de l’art, fondait une école nouvelle. Cette école, entreprenante alors sans être désordonnée, demandant l’inspiration à des sources nouvelles, en maintenant toutefois les lois éternelles de la composition et la tradition du langage, substituait le moyen âge à l’antiquité, le sentiment religieux à l’esprit analytique. Elle se plaisait aux grands spectacles de la nature, et se transportait au milieu des scènes de l’histoire, afin d’y renouveler ses images et d’y rajeunir ses héros. Mais, en cherchant la poésie dans la nature, et l’art dans l’histoire, il était à craindre qu’elle ne s’embarrassât dans les détails descriptifs et ne s’égarât dans les événements historiques. Elle avait à éviter ce qui était étrange avec le même soin que ce qui était usé, de peur de tomber du convenu dans le faux, et de substituer à la peinture de l’homme abstrait celle de l’homme fantastique.

À laquelle de ces deux écoles appartint M. Raynouard ? Élevé dans les idées du XVIIIe siècle, admirateur des grandes compositions du XVIIe, il était animé cependant de l’esprit novateur de son époque. Il ressembla donc à ses devanciers par la pureté du langage, par la régularité des conceptions, et il s’associa aux tentatives nouvelles de ses contemporains, en empruntant ses personnages à l’histoire nationale, et ses effets à des sentiments modernes. Il resta dans l’ancienne école par les formes, il entra dans la nouvelle par le sujet.

Je viens d’indiquer l’un des mérites de M. Raynouard, sans avoir encore dit dans quelle voie et par quelle œuvre il le signala. Mais vos souvenirs, Messieurs, ont devancé mes paroles et vous avez désigné la scène française et nommé la tragédie des Templiers. M. Raynouard fut entraîné par une sorte de goût national et par une vocation particulière, vers les succès du théâtre. Il crut qu’on pouvait essayer de continuer, bien que de loin, la gloire des grands poëtes tragiques sans suivre précisément leurs traces.

Ces maîtres de la scène y avaient tour à tour transporté la grandeur des passions et la haute intelligence de la politique au temps des guerres civiles et des coups d’État ; la tendresse exaltée des sentiments et l’austérité sereine des pensées religieuses sous l’inspiration d’une cour élégante et à l’ombre d’un pouvoir régulier ; enfin toutes les hardiesses passionnées d’un esprit nouveau, lorsque les anciennes croyances à leur déclin allaient se perdre dans un horizon chargé de tempêtes. Après ces divers genres de tragédies, M. Raynouard, que le spectacle des hommes dans l’action avait initié aux secrets des hommes dans l’histoire, pensa que si la plupart des passions générales avaient été représentées sur le théâtre, tous les caractères historiques n’y avaient pas comparu, et que si les sujets anciens se trouvaient surabondamment traités, les sujets nationaux pouvaient renouveler la source presque tarie des émotions dramatiques.

Il était d’ailleurs secondé par les circonstances : la tragédie a besoin de se passer dans un certain éloignement pour produire tout son effet sur l’imagination ; et les changements prodigieux qui venaient de s’accomplir, avaient mis entre le présent et le passé de la France, la différence des choses qui les séparait encore plus que la distance des temps. Ils avaient ainsi placé les événements et les acteurs de notre histoire dans cette perspective que l’art exige, et revêtu la réalité des teintes de la poésie. M. Raynouard, qui, vers la fin du siècle précédent, et sous l’empire d’autres idées, avait préparé les deux tragédies de Caton d’Utique et de Scipion, fit l’heureuse application de ses vues nouvelles à la catastrophe des Templiers.

Ce sujet était vraiment tragique. L’ordre du Temple venait de finir en Orient avec les croisades. Le grand maître, suivi de ses chevaliers, avait rapporté en France d’immenses trésors, et établi dans Paris même, au palais fortifié du Temple, le centre nouveau de sa domination. Le roi Philippe le Bel fut tenté par les grandes richesses des Templiers, et la jalousie de son autorité lui fit craindre le voisinage d’un ordre qui pouvait lever quinze mille chevaliers marchant au combat, armés, selon les belles expressions de saint Bernard, de foi au dedans et de fer au dehors. Il venait d’abaisser le saint-siége ; il décida la ruine de l’ordre du Temple. Pour l’opérer avec profit, c’est-à-dire, pour obtenir la confiscation de ses biens, il fallait lui trouver un crime : Philippe le Bel l’inventa.

Le même jour, à la même heure, dans tout le royaume de France, les Templiers, dont l’arrestation avait été préparée avec un secret inouï, sont saisis, jetés dans des cachots, et forcés par les mêmes tourments à répondre aux mêmes questions ; à déclarer que, institué pour la défense du christianisme, leur ordre reniait le Christ, et que des hommes qui mouraient chaque jour pour la foi commençaient par l’abjurer ; à proclamer enfin leur immoralité aussi bien que leur apostasie. La conspiration permanente de toute une société contre la croyance européenne et contre la morale universelle était impossible. Philippe le Bel la supposa dans un interrogatoire, et la prouva par la torture.

En représentant sur la scène cette tragédie de notre vieille histoire, avec sa couleur originale, son action simple, ses généreuses émotions, M. Raynouard obtint des applaudissements qui ne s’étaient pas fait entendre depuis le succès d’Agamemnon. Toutes les espérances du théâtre furent ranimées à la vue d’un talent si inattendu. Il y avait dans la pièce des Templiers quelque chose de naturel et de vertueux qui plaisait au goût et qui saisissait l’âme. On sortait de sa représentation noblement ému. Les vers en restaient gravés dans le souvenir, en fortes et magnifiques sentences ; et ses personnages étaient si purement tracés, qu’ils apparaissaient à l’imagination comme de belles statues antiques en mouvement.

Cependant, le dirai-je ? M. Raynouard n’a peut être pas reproduit cet événement tragique avec tous ses terribles ressorts et toutes ses pathétiques douleurs. Ses caractères seraient peut-être plus touchants s’ils étaient moins purs. Philippe le Bel est jaloux de l’ordre, mais noble ; disposé à la clémence, mais faible. Il veut sauver les Templiers, et il les laisse périr. Le grand maître et ses chevaliers sont vertueux dévoués, inaccessibles à la crainte, sans trouble comme sans reproche. Un mot peut les sauver, ils ne le prononcent pas. S’ils consentent à faire fléchir leur fière vertu devant les défiances du roi, s’ils demandent grâce pour leur innocence, ils vivent. Ils aiment mieux mourir, et ils vont au bûcher comme des martyrs de l’honneur, sans proférer une plainte, sans pousser un cri de douleur ; ils y montent en priant ; leurs chants s’élèvent du milieu des flammes, et le poëte annonce qu’ils ont fini de vivre par ce mot, l’un des plus sublimes de la scène, les chants avaient cessé.

Ce n’est pas avec une aussi généreuse hésitation que Philippe le Bel prépara et accomplit la ruine de ces infortunés chevaliers, qui, de leur côté, ne montrèrent pas tous, avant de mourir, cette magnanimité inaltérable. L’humanité n’est pas si parfaite. D’une part, la profondeur des calculs, l’emportement de la passion, une cupidité effrénée, une cruauté inexorable, une audace que rien n’arrête, une opiniâtreté que rien ne lasse ; et de l’autre, l’innocence aux prises avec la terreur, les infirmités de l’âme devant les douleurs du corps, un désespoir déchirant après une grande chute ; et enfin la sérénité dernière du sacrifice ; voilà ce que présente, dans un long et savant récit fait par M. Raynouard lui-même, la tragédie de l’histoire qui remue peut-être plus profondément que la tragédie de la scène.

Ce n’est pas que je veuille, Messieurs, renfermer l’art dans les limites de la réalité, et confondre le drame avec l’histoire. Leurs conditions diffèrent, je le sais, comme leurs enseignements. L’histoire a pour but d’être instructive, et pour obligation d’être exacte. Elle produit tout ce qui reste des temps passés, mais elle n’imagine pas ce que la mort en a fait disparaître. Réduite à supposer les intentions des hommes par leurs actes, si elle parvient jusqu’à leurs sentiments, elle les indique plus qu’elle ne les développe. Ses émotions sont contenues ; et si elle trouve de la poésie, c’est lorsque, suivant les peuples dans leurs destinées, ou le genre humain dans sa marche, elle les montre s’agitant sous de grandes pensées, exécutant des desseins supérieurs, et répandant les couleurs variées de la vie sur les vastes plans de Dieu.

Il n’en est pas de même du drame : tandis que l’histoire s’arrête devant l’obscurité qui lui dérobe une partie de l’homme, l’imagination, plus puissante, pénètre dans les tombeaux et triomphe de la mort même. Ressuscitant les grands acteurs des temps passés, elle les replace dans la vie ; elle leur redonne des pensées, des passions ; elle les crée une seconde fois. Aussi la poésie doit-elle à cet admirable privilége d’avoir toujours passé pour une œuvre divine. Sa seule obligation, c’est de ne pas défigurer l’homme. Elle peut jusqu’à un certain point se tromper sur le temps, sur le pays où il a vécu, jamais sur son éternelle nature. Ce qu’on lui demande, c’est la représentation de l’humanité et non la chronologie de ses sentiments et de ses formes. Sans doute, si elle peut ajouter à la vérité des passions, la fidélité des mœurs et du langage, elle rendra son œuvre plus parfaite sans la rendre plus pathétique.

Ce n’est pas, comme nous nous le sommes trop facilement imaginé de nos jours, la couleur qui touche le public et qui inspire le poëte. L’âme humaine, voilà ce qui est à la portée du poëte comme du public, ce qui donne du génie à l’un et de l’émotion à l’autre. La passion est la grande loi de la tragédie. Que le poète ait de la passion et du style, et qu’il fasse tout ce qu’il voudra, car il le fera bien.

M. Raynouard ne se méprit point sur ces limites de l’histoire et sur ces obligations du drame. Aussi transporta-t-il ses propres sentiments dans ses sujets. Mais ces sentiments étaient plus nobles que tragiques. Les passions ordinaires qui animent, troublent, bouleversent, qu’on va ressusciter dans l’histoire parce qu’on les sent vivantes dans son cœur, qui ont donné au théâtre ses merveilles lorsqu’un esprit puissant, se rencontrant avec une âme passionnée, reproduisait tout ce qu’elle sentait, au milieu des émotions et des applaudissements du public, M. Raynouard ne pouvait pas les trouver dans son âme haute et calme, dans sa vie laborieuse et sans agitation. Mais l’amour de la justice, l’héroïsme de la vertu, le sentiment de l’indépendance, tous les élans du patriotisme et tous les scrupules de l’honneur, voilà ce qu’il rendit admirablement, parce qu’il l’éprouvait profondément lui-même.

À l’aide de conceptions simples et dans un langage vigoureux, il développa ces sentiments dans les pièces nombreuses qu’il composa plus tard, et qui, à l’exception d’une seule, les États de Blois, n’ont point paru devant le public. Cette tragédie, dont l’action un peu froide avait été faiblement accueillie par la cour impériale à Saint-Cloud, et dont le sujet alors trop hardi ne fut représenté que plus tard au Théâtre-Français, est le dernier adieu de M. Raynouard à la scène dramatique.

D’ailleurs, il venait d’être jeté dans la vie politique. Le choix de ses concitoyens l’avait appelé au corps législatif, et il allait figurer lui-même comme acteur dans un grand drame. Ses fonctions, d’abord trop faciles, se réduisirent à se taire et à voter. Mais bientôt les devoirs du député s’éveillèrent avec les dangers de la patrie.

L’empire touchait à son terme. Son fondateur avait à la fois perdu cette approbation des esprits et cette faveur des événements qui l’avaient soutenu tant qu’il avait agi comme le réorganisateur de la société en France, et le représentant armé de la révolution en Europe. Livré sans contradicteur à ses propres pensées, il avait cru que les faits se pliaient toujours docilement aux volontés supérieures, et qu’il trouverait des victoires pour tous ses désirs. Tandis qu’il n’est donné aux plus rares génies de marquer leur passage sur la terre que par une seule idée qui se réalise, que par un seul changement qui dure, lui avait entrepris de tout refaire selon ses plans. Aussi succombait-il sous cette puissance méconnue des choses qui se compose des traditions du passé, des intérêts du présent, des idées de ceux qui pensent, des passions de ceux qui souffrent ; qui élève les grands hommes qui la secondent, et rétablit l’équilibre menacé du monde par la chute des grands hommes qui lui résistent.

Cependant il descendait déjà du trône qu’on l’y croyait encore affermi. Personne ne se souvenait qu’il y fût monté. Il paraissait y être né, tant l’empire lui était naturel, et ne pas pouvoir en tomber, tant il semblait que le monde avait besoin d’être animé par son esprit et conduit par sa main. Mais lui qui, en cessant d’être victorieux avait perdu sa propre confiance, se sentait chancelant. Il chercha un appui. Il demanda à la France qui l’avait élevé, de le soutenir, et, pour joindre aux efforts désespérés de son épée, les anciens encouragements de la voix publique, il redonna au corps législatif la parole qu’il lui avait ôtée depuis dix ans.

C’est dans cette mémorable occasion que M. Raynouard se trouva en face de Napoléon, et que le citoyen de 1789 fit entendre à l’empereur un langage que la France avait depuis longtemps oublié. Nommé le premier membre de cette commission des cinq qui rompit le silence universel, M. Raynouard rédigea le célèbre rapport prononcé à la tribune par M. Lainé. Personne n’a oublié ce discours qui fut un événement. L’empereur demandait des secours prompts, on lui donnait des avertissements sévères ; il avait besoin d’être encouragé dans sa résistance dernière, on lui conseillait la paix ; il sollicitait tous les dévouements, on lui redemandait les libertés perdues. Il y aurait eu peut-être plus de courage à réclamer auparavant la liberté, et plus d’à-propos à soutenir alors l’indépendance. Rien n’égala l’éloquente colère de l’empereur. Il ne s’attendait pas à être sitôt abandonné, surtout dans un de ces moments de danger où il se croyait plus que jamais le représentant de la France. Il répondit au corps législatif des paroles simples, brusques, amères, et le renvoya. Sentant que le moment des désastres n’était pas celui de la modération ; qu’empereur par la victoire, son droit comme son moyen de régner se perdait dans la défaite ; qu’il ne pouvait pas conserver la France plus petite et moins glorieuse qu’il ne l’avait reçue, il en appela de nouveau à son épée. Il aima mieux tomber qu’être abaissé, et il eut raison pour sa gloire.

Il tomba donc ; mais, en tombant de si haut et si fièrement, il s’assura un immortel empire sur l’imagination des hommes. Dès que sa main puissante se fut retirée, l’esprit comprimé du monde se releva et les droits que M. Raynouard, au nom de la France, avait revendiqués de l’empereur, prirent leur place dans nos institutions. M. Raynouard en porta les traditions, et en embrassa la défense dans la chambre de 1814, ou le précédaient le souvenir de son courage et la renommée de son talent. Le gouvernement nouveau eut bientôt peur de ce qu’il venait de concéder. Pressentant que la liberté de la presse, rétablie avec lui, durerait plus que lui, il présenta une loi dans laquelle, confondant les mots cependant très-distincts de prévenir et de réprimer, il prétendait qu’en interdire l’usage était la même chose qu’en punir l’abus. Nommé rapporteur de ce projet de loi, M. Raynouard maintint à la fois les droits de la nation et la vérité du langage. Après avoir réclamé l’ordre sous la république, et la liberté sous l’empire, il fut sous la restauration l’un des soutiens du système représentatif destiné à les unir et à les perpétuer.

Toutefois, les mécomptes de la politique ramenèrent bientôt M. Raynouard à ses premiers goûts. Il reporta son esprit vers la langue de son enfance, les souvenirs de son pays ; et cet heureux retour valut au monde littéraire les œuvres savantes et les belles découvertes philologiques qui seront peut-être la meilleure partie de la gloire de M. Raynouard. Né dans la patrie des anciens troubadours, M. Raynouard lut de bonne heure leurs œuvres, et étudia cette langue singulière qui a brillé un moment avec eux dans le moyen âge, pour disparaître à jamais. De cet examen borné, il fut conduit à l’observation d’un grand événement intellectuel, resté obscur quoique assez récent, je veux dire la formation des idiomes modernes.

Les langues, ces instruments admirables de l’esprit que le bon sens de tout le monde entretient, que le génie de quelques hommes enrichit, et qui sont le chef-d’œuvre involontaire de tout un peuple, ont leurs jours marqués comme ceux qui les parlent. La langue latine avait subi le sort de l’empire romain. Lorsque ce vaste empire tomba, sa belle langue fut, comme le reste de sa civilisation, en proie à la dissolution et à la mort.

M. Raynouard se demanda comment elle avait péri, et par quelle force des rejetons nouveaux sortis de ses racines décomposées, avaient poussé de toutes parts à côté de son immense tronc abattu. Il observa ce phénomène historique avec la sûreté de l’érudition, et l’expliqua, je ne crains pas de le dire, avec une sagacité voisine du génie. Il suivit, au moyen des monuments et à travers les siècles, la décomposition lente du latin ; il aperçut une sorte de régularité dans ce désordre, soumit la marche même de l’ignorance à des lois, et signala le procédé curieux d’abréviation qui avait transformé les éléments de la vieille langue en matériaux de la langue nouvelle.

Mais il a déployé encore plus de sagacité et de puissance en exposant la formation et en donnant la théorie de l’idiome roman. Il a fait assister pour la première fois à la création ingénieuse et successive d’une langue. Il a montré les fils épars de ce tissu brillant et mobile s’arrangeant avec art, sous une main inconnue, et l’esprit de tout le monde concourant à l’exécution de cette œuvre difficile, à l’insu même de l’esprit de chacun. Peut-être a-t-il été emporté un peu trop loin par sa découverte, lorsqu’il a comparé la langue romane du midi de la France aux langues de même origine, mais d’une date postérieure, formées dans d’autres pays. Il a cru que, fille unique de la langue latine, elle était la mère de l’italien, du catalan, du portugais, de l’espagnol, du français, dont elle n’était réellement que la sœur aînée.

Dans un autre ordre de faits, à la vérité bien plus grand et bien plus vaste, l’un des plus glorieux confrères qui vous aient été naguère enlevés par la mort, M. Cuvier a retrouvé les créations d’un monde détruit. Ces générations d’êtres inconnus, qui avaient paru à des milliers de siècles de distance sur la surface de notre globe, et qui avaient été enfouis par de grandes catastrophes dans les profondeurs de ses entrailles, M. Cuvier les en a tirées de sa puissante main. Il a marqué leur rang dans l’ordre de la nature, et rétabli la place qu’elles avaient autrefois occupée dans la vie. M. Raynouard a opéré en quelque sorte une semblable résurrection. Il a redemandé au passé une langue morte. Il en a recherché les débris épars ; il les a rapprochés, reconstruits, ranimés par son esprit créateur, et l’a évoquée tout entière de son tombeau, avec les œuvres qu’elle avait produites, les poètes qui l’avaient ornée, et la civilisation originale dont elle avait marqué l’apparition et embelli le déclin.

Ses vastes connaissances avaient appelé, depuis longtemps, M. Raynouard dans la docte Académie des inscriptions, qui s’était empressée de les accueillir. Quant à lui, il tempérait la gravité de ses travaux par la fréquentation encore assidue des Muses, et il se reposait des fatigues de l’érudition dans les délassements habituels de votre commerce. Ainsi se passaient ses dernières années, entre l’histoire et la poésie. Le cours de sa vie, après avoir traversé les orages de la politique, s’écoulait doucement au milieu des régions paisibles de l’esprit. M. Raynouard croyait avoir acquis le droit, non pas de se reposer, mais de s’appartenir. Le sentiment du devoir ne contrariait plus en rien le besoin de l’indépendance. Cette vertu forte et même un peu sauvage qui l’avait détourné des voies de la grandeur sous l’empire, de celles du pouvoir sous la restauration, et qui l’avait poussé plusieurs fois avec tant de résolution et de calme vers le péril, l’avait rendu libre le jour où son dévouement avait cessé d’être nécessaire. Il mettait d’ailleurs une sorte d’habileté dans la vertu, et de prudence dans la recherche de la gloire. N’aimant à compromettre ni ses succès, ni ses belles actions, il avait quitté le théâtre après la représentation des États de Blois, et renoncé à la politique, lorsque ses vœux de liberté sous les Bourbons avaient été moins heureux que sa tentative d’indépendance sous l’empire. Il finissait en toutes choses au vrai moment, se méfiant moins de lui que de la fortune, et il renfermait avec soin les acquisitions de son esprit ou de sa vertu dans le riche trésor de sa renommée, qui gagna toujours et ne perdit jamais.

Entouré de livres, occupé de ses laborieux projets, parvenu à cet amour pur des choses de l’esprit qui fait préférer les jouissances de la pensée aux succès mêmes, il ne quittait sa tranquille retraite de Passy que pour consulter les manuscrits de la Bibliothèque royale, ou pour se rendre au milieu de vous. Il ne manquait à aucune de vos séances. Bien qu’il eût déposé, afin d’être plus libre, les fonctions qu’il tenait de votre confiance, il se plaisait dans vos entretiens, il enrichissait vos discussions, il veillait au maintien de vos usages, et il s’intéressait à votre gloire avec la même ardeur que s’il fût resté votre secrétaire perpétuel. Aujourd’hui même, quoique absent, il concourt encore par les immenses matériaux qu’il avait rassemblés sur les révolutions de la langue française, qu’il aimait à vous communiquer, au beau monument national que vous élevez à cette histoire des mots de notre langue, qui sera en même temps l’histoire des changements de nos mœurs et du développement de notre esprit.

C’est ainsi que se terminait la vie sans faiblesse et sans faute de cet homme sage. Constamment heureuse, parce qu’elle avait été remplie et réglée, elle fut attristée à son déclin par une peine domestique qui fit paraître tout son désintéressement. Il renonça, pour réparer un malheur inattendu, à l’aisance qui était le fruit pénible de son travail et qui devait servir à ses vieux ans. Mais la pauvreté pouvait changer ses habitudes, sans altérer la sérénité de son âme. Il jeta un regard sur la trame déjà si longue, partout si unie, et en quelques points si brillante de ses jours, et il attendit avec tranquillité le moment prochain où elle devait être arrêtée par la mort.

Au calme de l’homme de bien se joignaient les satisfactions du citoyen, qui croyait sa patrie parvenue enfin au terme de ses épreuves, et les espérances de l’esprit étendu qui sentait marcher son siècle vers de grandes destinées. La vieillesse de M. Raynouard avait vu la révolution nouvelle achever la révolution de 1789 : un peuple soulevé se donnant un roi ; un prince habile appelé au trône par le vœu public et y faisant monter avec lui l’esprit de son siècle ; enfin, l’heureuse et définitive alliance d’une nation libre sous la monarchie, et d’un roi puissant sous la liberté.

La France, marchant la première vers l’avenir immense qui attend le monde, a donné au siècle son mouvement. Ce siècle, dont le début a été si éclatant, qui a déjà vu tant de grandeurs mortelles passer devant lui, qui a produit la plus vaste des révolutions et le plus merveilleux des hommes, ouvre à l’intelligence humaine une carrière sans bornes. Les anciennes sciences s’étendent et s’appliquent ; des sciences nouvelles s’élèvent ; on pénètre dans les plus profondes obscurités de la terre, et l’on va y découvrir les premières ébauches de la création et les plus anciennes œuvres de Dieu. On s’élance vers les espaces jusqu’ici inaccessibles du ciel, et après avoir complété le système de Newton dans l’empire borné de notre soleil, on est sur la voie des mouvements auxquels obéissent ces étoiles que leur incommensurable distance nous fait paraître fixes dans les régions mieux explorées de l’infini. Revenant sur la surface de tous côtés visitée et déjà presque trop étroite du globe, les hommes de notre siècle la resserrent, et, pour ainsi dire, la transforment par les prodiges de leurs inventions. Les mers sont traversées par des vaisseaux sans voiles que n’arrêtent plus les tempêtes, et les terres sont parcourues par des chars dont la force et la vélocité ne semblent plus dépendre que de la volonté humaine. Ainsi les pays se rapprochent, les esprits s’unissent, les pensées s’échangent, et, vainqueur de la nature, l’homme, reportant ses regards de sa demeure sur lui-même, aspire à découvrir, par l’observation et par l’histoire, les lois mêmes de l’humanité. Lorsque ce siècle aura réglé sa curiosité et tempéré sa fougue, personne ne peut prévoir sa grandeur, comme rien ne peut arrêter son génie.

Rendons hommage aux hommes qui par leurs travaux nous ont ouvert ces voies glorieuses. Soyons reconnaissants envers ceux dont les pensées ont créé nos droits, dont les combats ont fondé notre sécurité, dont les découvertes forment notre héritage. Poëte, historien, savant, citoyen, M. Raynouard appartient à cette génération forte qui a illustré son temps et qui a préparé le nôtre.