Discours de réception de Charles Nodier

Le 26 décembre 1833

Charles NODIER

M. Charles Nodier ayant été élu par l’Académie française à la place vacante par la mort de M. Laya, y est venu prendre séance le 26 décembre 1833, et a prononcé le discours qui suit :

   

Messieurs,

L’honneur d’être admis parmi vous, et de faire entendre ma faible voix dans cette enceinte où a retenti celle de tant de grands hommes, était trop au-dessus de mes espérances pour que je fusse préparé à le reconnaître dignement par mes paroles. La longue étude que j’ai faite de l’art et des ressources du langage ne m’a pas fourni des expressions assez vives et assez puissantes pour peindre les sentiments que votre bonté m’inspire, et je ne l’avais pas prévu dans mon avenir, ce moment glorieux où je dois regretter de n’être pas assez éloquent pour ne pas paraître ingrat. L’indulgence qui a daigné accueillir mes titres littéraires et les couronner d’un si haut prix, peut seule faire grâce aux efforts inhabiles de ma reconnaissance, et me tenir compte d’une-pensée profondément empreinte dans mon cœur, quoique je ne sache la manifester que par des démonstrations imparfaites. La langue du bonheur ne m’a jamais été bien familière ; j’en suis presque aujourd’hui à mon apprentissage, et c’est une des innombrables choses qu’il m’était réservé de venir apprendre auprès de vous.

Le choix que vous avez bien voulu faire de moi, Messieurs, a sans doute acquis dans les actes de l’Académie l’autorité de la chose jugée ; et les abnégations de la modestie manqueraient de bienséance dans un homme qui a été honoré de vos suffrages. Quelques-uns de mes travaux vous ont paru dignes de la plus éminente des récompenses, et le témoignage éclatant que vous leur avez rendu sera désormais à mes yeux la mesure de leur valeur. Cependant, je ne me fais pas assez d’illusion sur mes droits pour méconnaître dans l’arrêt de votre justice une secrète faveur dont le mystère pourrait bien vous avoir échappé à vous-mêmes ; et comment l’amitié serait-elle restée tout-à-fait étrangère à la détermination de cette illustre assemblée où j’ai le bonheur de compter tant d’amis ? – C’est un de vous, Messieurs, qui m’a ouvert la carrière des lettres, qui a encouragé mes premiers pas dans cette voie difficile, et qui m’a rendu l’étude plus chère que tous les plaisirs, par la douce autorité de ses leçons. C’est un de vous qui m’affermit dans les essais de l’enseignement, quand j’étais repoussé d’une chaire nomade, et proscrite comme moi par l’intolérance des partis. C’est un de vous qui me rappela de l’exil et qui me redonna une patrie. Plusieurs ont été mes émules et m’ont vu heureux de leurs triomphes. Tous ont été mes maîtres et m’ont vu fier de leurs conseils. Non, Messieurs, ce n’est pas à moi seul, ce n’est pas seulement au zèle assidu de quelques travaux utiles que je dois la gloire de prendre place au milieu de mes modèles. Je la dois aussi à des sympathies qui me sont plus précieuses que mes succès, et en m’enlevant cette ‘croyance, vous me forceriez à répudier la plus flatteuse de mes vanités.

Ah ! si vous me permettiez de lui donner un plus libre essor dans une circonstance qui l’explique du moins, et qui l’excuse peut-être, je m’efforcerais de rassurer la conscience de mes juges, en réclamant l’aveu anticipé de quelques-uns des hommes célèbres dont ils occupent si justement la place. En effet, Messieurs, je ne peux arrêter mes regards sur vos rangs sans me rappeler que je les ai vus remplis par une autre génération où j’ai admiré d’autres talents et chéri d’autres amis, car je suis parvenu à l’âge où le cœur entretient déjà plus de tendres affections parmi les morts que parmi les vivants. — La Harpe ne dédaigna- pas de m’éclairer des lumières de cette dialectique ingénieuse et savante qu’il faudrait offrir pour modèle à tous les critiques, si des préventions contradictoires n’en avaient pas deux fois obscurci l’éclat. — Volney m’enhardit et me soutint dans l’investigation pénible et cependant délicieuse de cette belle science de la parole qui se lie à toutes les sciences humaines pour les enrichir et pour les expliquer. — Chénier m’admit souvent à la confidence de ses vers, et sa plume, ordinairement moins humble, corrigea quelquefois les miens. — Suard, dont j’étais né le voisin dans une des plus antiques et dés plus illustres de nos cités, m’a fait plus d’une fois goûter le charme de ces causeries ravissantes où revivaient avec tant de grâce l’atticisme élégant et l’exquise politesse d’une littérature patricienne. — Le bon Sicard et le noble Ségur accueillirent mes essais. — Collin et Legouvé me reçurent en partage de la fidèle amitié qu’ils avaient conservéeà mon père… Et je sens qu’il faut que je m’arrête à cette pensée, car elle vient d’absorber toutes les autres ! J’ai nommé mon père qui ne m’entend plus, mon père dont les yeux se sont fermés dans les larmes de ma destinée incertaine, mon père dont l’espoir du bonheur qui me comble aujourd’hui n’a pas pu consoler les derniers moments ! Ah ! puisse du moins un rêve heureux en porter l’image à mon sommeil !

Pardonnez-moi, Messieurs, si quelques émotions douloureuses viennent de mêler à la joie qui devrait remplir aujourd’hui mon âme tout entière ! C’est de ce mélange que la vie de l’homme se compose, et il n’et point, hélas ! de prospérité si achevée qu’elle ne soit corrompue par quelque secrète amertume. Pourquoi m’en défendre d’ailleurs dans cette solennité dont le retour est toujours accompagné d’un souvenir de deuil, et où la première obligation que vous imposiez à ceux qu’honore votre choix est l’accomplissement d’un devoir funèbre ?

Les éloquentes paroles du directeur de l’Académie au tombeau de M. Laya ne m’ont pas laissé une longue tâche à remplir. Le nom de mon respectable prédécesseur est lui-même un éloge assez complet de son talent et de sa vie. La gloire littéraire de l’homme de goût qui a recueilli avec une chaste admiration les préceptes des maîtres de son art, qui les a pratiqués avec une invariable fidélité, qui les a transmis deux fois à deux générations studieuses, tantôt par ses exemples, et tantôt par ses leçons ; cette gloire fondée sur de sages écrits, et qu’avouera l’estime équitable de la postérité, ne peut soulever dans ses travaux réguliers et modestes aucune des questions animées et souvent orageuses de la critique.

L’existence de l’homme de bien qui a placé tout son bonheur dans un constant exercice de la vertu, est peu sujette d’ailleurs à ce choc d’évènements et à ce tumulte de contrastes qui fournissent de longs détails à l’histoire. Vouée à de paisibles études et à de saines doctrines, elle bille de tout l’éclat d’un siècle, mais elle brille comme la surface de ces fleuves au cours grave et doux, bienfaisant et majestueux, qui déploient leurs eaux transparentes sur une pente insensible, et qui doivent une partie du charme dont ils embellissent la nature à leur calme et à leur limpidité.

Le trait distinctif de la biographie de M. Laya, c’est celui que vous avez signalé par une heureuse expression dans le vénérable Ducis, l’accord d’un beau talent et d’un beau caractère. — Et que pourrait-on ajouter à l’éloge de l’écrivain éloquent et sensible dont chaque ouvrage fut une bonne action ? — C’est peu pour lui d’accomplir une composition souvent élégante, et quelquefois vigoureuse, s’il n’en voit résulter une induction morale dont l’effet peut contribuer au bonheur de la société. — Dans les Dangers de l’opinion, il lutte contre le préjugé cruel qui flétrissait de la honte d’un coupable une famille innocente. — Dans Jean Calas, sa plume destinée à combattre tous les genres de fanatisme, livre à l’horreur publique les fureurs de l’intolérance religieuse. — Dans Falkland, il sonde avec Godwin les replis les plus cachés d’un cœur bourrelé de souvenirs vengeurs, et il met les remords à nu pour en épouvanter le crime. — Dans des écrits d’une moins grande portée, dans des pages presque fugitives, on le retrouve encore inspiré par cette philanthropie sans faste qui était la règle de ses ouvrages comme celle de ses mœurs. Telle est cette excellente Épître à un jeune cultivateur nouvellement élu député, qui ne saurait être méditée avec trop de soin par tous les hommes que le suffrage de leurs concitoyens élève à la direction des affaires du pays. — Napoléon regrettait, dit-on, que le grand Corneille n’eût pas vécu de son temps pour en faire un ministre d’État. Heureux le peuple, enfin éclairé sur ses précieux intérêts, qui regrettera que l’écrivain philosophe n’existe plus, pour le compter au nombre de ses mandataires. Le véritable ami du peuple, c’est le sage.

Mais le titre immortel de M. Laya, celui qui révèle dans le littérateur modeste le ressort d’une âme forte, celui qui atteste à la fois l’élan d’une verve hardie et le dévouement d’une intrépide vertu, celui qui a fait dire à un roi spirituel et judicieux qu’en ouvrant ses rangs à M. Laya, l’Académie avait acquitté la dette de la France entière, vous l’avez nommé avant moi, Messieurs, c’est le drame de l’Ami des lois, œuvre héroïque, œuvre magnanime, dont l’auteur livrait sans crainte sa pensée à l’émeute souveraine et sa vie aux bourreaux. L’Ami des lois fût représenté le 2 janvier 1703, aux acclamations d’une foule transportée qu’un seul éclair de la vérité éternelle venait consoler un moment de ses malheurs. Vous savez, Messieurs, quelle récompense était promise alors aux accents d’une muse courageuse et sincère. Les Sphynx de ce temps-là ne souffraient pas avec patience qu’on osât leur arracher le mot terrible de leurs énigmes. Aussi ces derniers cris de nos mourantes libertés, quelques tendres et suppliantes paroles de modération et de pitié, suscitèrent des excès où se manifestait assez tout ce qu’on pouvait attendre d’une république sortie, les bras rouges de sang, des massacres de septembre. La consternation régna dans Paris. La Commune souleva pour la première fois, sans masque, sa tête hideuse et menaçante au-dessus de tous les pouvoirs qui conservaient quelque apparence de légalité. La convention non encore décimée, mais déjà soumise par l’audace, présenta un spectacle tout-à-fait nouveau dans l’histoire des grandes assemblées politiques. Elle suspendit pendant trois jours le procès d’un roi de France pour libeller l’acte d’accusation d’un poète. Le plus populaire des tribuns de la Montagne s’écria vainement que c’était perdre trop de temps à une comédie, quand le salut du peuple attendait pour être consommé la représentation d’une tragédie sanglante. La faction, impatiente de victimes, ne renonçait pas facilement au plaisir atroce d’en saisir une de plus en passant, et le généreux Laya fut mis hors de la loi qu’il avait invoquée, par les tyrans qu’il avait peints. Il ne parvint pas sans peine à sauver sa tête proscrite, longtemps réclamée par une voix formidable, une voix qui imposait silence à celle de la justice et de l’humanité, par une voix qui ne faisait d’appel qu’à la mort, et qui trouvait toujours la mort docile à ses commandements. C’était la voix de Marat.

Ce respect des formes classiques et des doctrines éprouvées, que je viens de remarquer en M. Laya, forment le caractère le plus distinctif de l’académicien, car ils sont l’objet véritable de l’institution académique. L’essor d’un esprit progressif qui s’élance dans l’avenir, est l’acte individuel d’une pensée solitaire, et les académies, loin de les réprimer dans ce qu’il a de sublime, en retirent au contraire une gloire toujours nouvelle qui s’accroît à chaque siècle. Il ne faut donc pas craindre qu’elles désavouent l’œuvre du temps sanctionnée par l’usage, qu’elles repoussent l’œuvre du génie consacrée par une admiration réfléchie, car, le jour où ceci arriverait, elles cesseraient d’être elles-mêmes et trahiraient leur destinée ; mais leur but, comme autorité littéraire, est essentiellement conservateur ; mais elles n’y seraient pas moins infidèles, le jour où entraînées par l’aveugle ferveur du changement, elles livreraient leurs lois et leurs dieux au sort d’une tentative incertaine, sans avoir reconnu si le terrain où l’on entreprend de les conduire, n’appartient pas aux barbares.

Arrivées à la suite des règles établies, au milieu d’une littérature illustrée par des chefs-d’œuvre qu’il paraît impossible de surpasser, elles furent préposées à la défense de la littérature et des règles comme une garde tutélaire. Protectrices vigilantes des acquisitions du passé, elles attendent de la seule postérité l’aveu solennel qui peut agrandir leur domaine. Elles ne récusent pas sans doute le jugement de l’avenir, mais elles ne le préviennent point. En présence du siècle qui fonde quelque chose peut-être, mais qui détruit pour fonder, elles n’ont d’obligation que de maintenir : c’est une assez noble tâche, et l’Académie l’a très-dignement comprise.

Je devais cette profession de foi à l’Académie ; je la devais aux lettres françaises, puisque je suis souvent cité parmi les écrivains qui ont donné quelques gages à l’esprit d’innovation. Cette accusation est grave, Messieurs, dans le sein d’une assemblée dont je viens de définir et d’honorer autant qu’il était en moi le glorieux ministère ; mais il n’est pas dans mon caractère de l’éluder par de timides défaites, où l’on chercherait plutôt les concessions d’un candidat qui s’humilie que la résipiscence d’une opinion qui s’éclaire. Mon opinion n’a point changé. Elle est aujourd’hui ce qu’elle était dans le jeune enthousiasme de mes études classiques. Elle est ce qu’elle a été dans l’application de mes théories littéraires à la composition de mes ouvrages, et je ne crains pas de la professer sans détour ; j’ai souscrit aux efforts de l’esprit d’innovation, Messieurs, je l’approuve et je le défends, mais je vous prie de me permettre de développer ma pensée et de faire ma part.

Oui, Messieurs, je suis partisan de cette innovation nécessaire, de cette innovation irrésistible, qui se conforme, obéissante, aux progrès reconnus de l’intelligence sociale ; qui procède, comme une émanation naïve, des innovations pratiques de la civilisation ; qui seconde par une expression bien faite, ou par une forme heureusement appropriée à sa nature, l’énonciation d’une idée utile et populaire qui n’a pas encore de nom ; qui prête l’éclat et la vie d’une création nouvelle à tout ce qui porte un sceau de nouveauté et de création dans les conceptions de l’homme ; et tel est le génie des sociétés qu’aucune révolution fondamentale ne peut s’opérer dans leur antique organisation, qu’un mouvement analogue ne s’opère en même temps dans leur parole. Ce phénomène indivisible est une des lois de l’espèce : il n’y a rien à lui opposer.

Oui, Messieurs, je suis partisan de cette innovation éclairée, de cette innovation réparatrice ; qui proteste contre l’oubli dédaigneux où deux grands siècles de notre littérature ont injustement laissé les siècles antérieurs ; qui dispute à la poussière du moyen âge les titres méconnus d’une de nos plus belles gloires nationales ; qui exhume laborieusement, pour les rendre à la lumière, ces chefs-d’œuvre de délicatesse, d’ingénieuse simplicité, de merveilleuse imagination, de magnifique éloquence, dont les peuples les plus perfectionnas se seraient enorgueillis, et qui leur rend le même culte que les artistes de la renaissance aux dieux ressuscités de Polydore et de Praxitèle : étrange innovation, si c’en était une, que cette innovation du passé, qui ne construit pas, mais qui répare, et qui borne son ambition bienfaisante à relever des ruines sublimes pour en illustrer les souvenirs de la patrie !

Oui, Messieurs, je suis partisan de cette innovation conquérante, de cette innovation cosmopolite, qui ne tient pas dans un injuste mépris les productions du génie de l’étranger ; qui s’enrichit avec joie des inventions qu’elle admire, sans s’informer de leur origine ; qui ne soumet pas un génie exotique au tarif chicaneur de la douane littéraire ; qui revendique au contraire comme sien tout ce qui est grand et tout ce qui est beau, parce que le génie n’appartient pas en propre à une région privilégiée, mais à l’humanité tout entière ; qui appelle tous les talents à ses fêtes nationales ; qui convoque toutes les muses à ses concerts ! Le Parnasse d’une nation vraiment civilisée est ouvert, comme le Panthéon d’Alexandre Sévère, aux grands hommes de tous les pays.

Oui, Messieurs, je suis partisan de cette innovation aventureuse elle-même qu’une confiance trop tôt déçue égare à la recherche du nouveau, loin des sentiers tracés par l’expérience et par le goût. Elle marche dans les ténèbres où la lumière ne sera peut-être jamais faite, mais elle marche. Elle n’arrivera pas où elle va, je le crois, mais il lui reste assez de temps pour revenir sur ses pas, tenter une autre carrière, et la fournir jusqu’au bout. Telle est du moins l’espérance que j’en ai conçue et à laquelle je ne renoncerais pas sans douleur. Il faut rappeler le génie qui se trompe, Messieurs ; il faut lui tendre les bras ; il ne faut pas le proscrire ! Le génie est trop rare pour qu’il soit permis de le traiter comme un banni obscur et méprisé. L’ostracisme qui el frappe est une calamité publique ! S’il s’obstinait cependant, contre mon atteinte, à franchir toutes les bornes raisonnables et légitimes de la forme et de l’invention, s’il arrivait à l’abyme qu’il peut déjà mesurer sans m’amender de son erreur et sans discerner ses périls, la poésie aura alors des pleurs bien amers à répandre, car je doute que la poésie eût jamais perdu davantage ; et vous ne me blâmeriez pas d’accorder à tant d’infortune quelques regrets respectueux. Les enfants mêmes savent le juste châtiment de ce prince téméraire qui exposa ses ailes de cire aux feux trop voisins du soleil, mais il est admirable d’avoir approché du soleil, et Icare a donné son nom à la mer où il est tombé.

J’attacherai peu d’importance dans ce genre d’innovation à ces témérités purement matérielles qui n’intéressent que l’apparence la plus extérieure d’un ouvrage d’esprit. Je ne m’irriterai point contre la fantaisie d’un rhythme inaccoutumé, s’il rachète sa bizarrerie par quelques avantages qui flattent mon oreille ou mon esprit ; s’il est d’ailleurs naturel, harmonieux, pittoresque, et surtout correct. Je ne me piquerai pas enfin d’être moins indulgent qu’Horace pour quelques taches légères, dans une composition que relèveront de toutes parts des beautés éblouissantes. Mais ici se bornera cette condescendance déjà bien vaste et bien facile qu’on ne saurait cependant refuser aux essais d’une époque de transition. On ne me verra donc pas approuver l’innovation audacieuse qui violerait à plaisir les lois de notre belle langue, et qui se ferait un jeu sauvage de la remplacer par un idiome de convention étranger à toutes les grammaires. On ne m’accusera point, j’espère, d’avoir prêté la faible autorité de mon exemple à cette innovation, plus dangereuse encore, qui va jusqu’à menacer les principes de la morale universelle, et dont j’ai le premier anathématisé le funeste délire, en signalant, il y a douze ans, à la critique de mon temps, l’invasion et les progrès d’une école frénétique. Renfermé par choix, dans des études solitaires qui me réduisent le plus souvent au commerce des anciens, je n’en sais rien aujourd’hui de ce pernicieux abus de l’art d’écrire, ou plutôt quelque facilité qui tient lieu d’art, que par la terreur et l’indignation qu’il a soulevées. Il est du moins consolant de penser qu’aucun talent vrai ne restera souillé de ces excès, même quand il aurait été entraîné un moment à les partager, par la fougue des passions ou l’approbation corruptrice des méchants. Les talents vrais peuvent s’égarer, mais ils ne peuvent pas se perdre, parce qu’il n’y a point de talent vrai hors d’une bonne conscience. Le mépris des mœurs publiques, des affections généreuses et des nobles sentiments, a pu gâter quelques beaux esprits d’une portée médiocre, mais il n’a jamais fait fort d’un grand homme à l’admiration et aux respects de la postérité.

Et comment ne serait-il pas juste et vertueux, le poète qui comprend sa mission, le poète qui se reconnaît assez de forces pour l’accomplir ? Comment pourrait-il oublier qu’aux jours malheureux où nous sommes, et quand les croyances ébranlées par l’ignorance malignité des sophistes ont perdu leur autorité salutaire sur la multitude, c’es dans ses nobles mains que la providence des sociétés a placé le sacerdoce ? Par quelle insigne méprise plongerait-il dans l’abyme le vol de sa muse créée pour les cieux ? Hélas ! il ne renoncerait pas à la plus vulgaire des qualités de son âme, sans abdiquer une des parties essentielles de son génie ; car c’est un caractère religieux et solennel, c’est un caractère auguste et sacré que celui dont la nature a investi les grands écrivains ! c’est un ministère d’élection qui leur donne le sceptre des âges ! Notre vieille mythologie nationale avait figuré leur empire par cet Hercule gaulois qui tient tous les peuples enchaînés à sa parole, et ce pouvoir sublime de l’éloquence, ne nous y laissons pas tromper sur la foi de quelques exceptions dont le temps a déjà fait justice, il n’appartiendra jamais qu’à des mœurs innocentes et austères.

Le poète dirait-il pour se justifier qu’il n’a fait que céder à l’exigence brutale d’un siècle avide de ce genre d’émotions ? Dieu le garde à jamais d’une humiliation aussi honteuse ! Qu’importe le caprice féroce des siècles mauvais ? Qu’importe leur suffrage ou leur blâme, leur faveur ou leur colère ? La fin des civilisations, ainsi que leur commencement, a des bacchantes pour les Orphées, je le veux croire, et Laya le savait. Eh bien ! cela est encore une consécration ! C’est une destinée différente pour le poète, mais ce n’est pas une moindre destinée ! Il y a des apothéoses sanglantes, et le ministre des sacrifices a distribué pour le moins autant de palmes que le ministre des triomphes. Oh ! qu’alors une chaste lyre est un précieux trésor, et que les victimes sont belles, quand elles sont pures !

Je le répète, Messieurs ! Hors de la ligne des devoirs moraux de l’homme, il ne faut plus chercher le talent. Il n’y est pas ! Et s’il pouvait s’y trouver une fois par un déplorable hasard, il vaudrait mieux que la littérature n’existât point, il vaudrait mieux qu’elle n’eût jamais existé ! La littérature est l’interprète des nobles sentiments. Elle est faite pour diriger les nations dans leur marche, et non pour les suivre dans leurs égarements. Elle porte un flambeau qui éclaire et non une torche qui dévore ! — Le sage qui vous a légué le devoir touchant de répartir ses bienfaits, appréciait avec justesse l’alliance du sublime instinct qui produit les beaux ouvrages et celui qui produit les belles actions. — Le génie et la vertu, c’est peut-être la même chose.

Je n’ai pas craint, Messieurs, de vous ouvrir toute mon âme, et elle n’a pas un mystère que je ne vous eusse révélé avec la même sincérité. Je sais que votre haute raison ne s’informe pas des vaines nuances de l’opinion, et je serais peu tenté de hasarder mes pas sur cette cendre ardente et mobile, si le dernier devoir qui me reste à remplir aujourd’hui ne me forçait à y passer en courant. — Après bien des combats obscurs dont ma vie civile porte encore les profondes cicatrices, je crois savoir enfin, et faites grâce à mon scepticisme si vous ne l’approuvez pas, que la plupart des secrets de la politique se résument pour le peuple en orgueilleuses déceptions, que les hommes de notre temps ont follement substituées à d’autres chimères, pour conserver des motifs apparents de se haïr et de se déchirer. J’ai placé le dernier asyle de mes jours fatigués bien loin de cette arène trompeuse. J’ai appris à fuir le présent pour le passé, pour l’avenir peut-être ! et c’est sans doute à ce désintéressement complet de position que j’ai dû l’avantage d’esquisser quelques scènes de l’histoire avec une candeur qui m’a quelquefois tenu lieu de talent, mais en m’isolant des choses humaines par mes théories, je suis resté homme par tous les sentiments qui attachent l’homme à l’humanité. J’ai perdu des illusions en grand nombre ; je n’ai point perdu d’affections. J’aime tout ce que j’aimais, et vous ne reconnaîtriez pas en moi le confrère que vous avez cru vous donner, si vous me trouviez capable de souiller cette gloire unique de ma vie par les basses palinodies d’un transfuge. Non, Messieurs, ma mémoire reconnaissante ne sera jamais infidèle à la vieillesse et à l’exil. Je sais trop, pour tomber dans cette indignité, qu’il n’y a point de crime plus lâche que la trahison, et point de trahison plus impie que celle qui renie l’infortune. Là cependant finissent les devoirs de l’homme, et je ne méconnais point les devoirs du citoyen qui se soumet avec respect aux pouvoirs établis par le suffrage des nations et affermis par l’invisible main qui les dirige à son gré. Heureux de vivre à une époque unique dans les annales du monde où il n’y a ni courage à braver la puissance royale, ni faiblesse à la défendre, je rends hommage sans effort à l’autorité protectrice qui laisse le droit de franchise à mon cœur, et il n’en coûte rien à mon indépendance de révérer dans un prince honnête homme le modèle de toutes les vertus privées, le protecteur des lettres et le modérateur des partis.

M. Droz
M. Arnault
M. Etienne