Réponse au discours de réception de Louis de Carné

Le 4 février 1864

Jean-Pons-Guillaume VIENNET

Réponse de M. Viennet
directeur de l'Académie française

au discours de M. Empis

DISCOURS PRONONCÉ DANS LA SÉANCE PUBLIQUE
le jeudi 23 décembre 1847

PARIS PALAIS DE L'INSTITUT

  Monsieur,

Vous m’avez laissé peu de chose à dire sur l’illustre académicien dont vous venez occuper la place. Vous avez suivi l’homme et le poëte dans toutes les phases de la longue carrière qu’il a dignement et glorieusement remplie ; et vous avez si bien apprécié ses ouvrages et son caractère, qu’en répétant, sous une forme nouvelle, les justes éloges dont vous avez honoré sa mémoire, je craindrais d’en atténuer l’effet. Comment refaire, par exemple, ce tableau si piquant, si animé, de son aventureuse jeunesse, cette odyssée si gaie et si brillante, si romanesque et si vraie, si pleine d’incidents et de périls ? En le voyant en butte aux superstitieuses fureurs des Indous aux redoutables atteintes de nos décemvirs, au courroux des tempêtes, aux hasards de la guerre, aux ennuis de la prison et de l’exil, on se prend à douter que le héros de tant d’aventures ait fini paisiblement sa vie sur le fauteuil où l’Académie l’a vu pendant trente-deux ans lui prodiguer les témoignages de son amitié, les charmes de sa conversation et les grâces de son esprit.

Comme Fontenelle, M. de Jouy appartenait à deux siècles bien divers, et, malgré les graves impressions, les terribles secousses des révolutions qu’il a traversées, pour ainsi dire, en chantant, il avait conservé cette jeunesse d’esprit, cette élégance de manières, cette facilité de communication, cette fleur de sociabilité qui faisait autrefois des salons de Paris l’école du monde civilisé. M. de Jouy était un des derniers modèles de cet esprit français qu’avaient fait briller les poëtes vagabonds du moyen âge, et qu’après deux longues et tristes guerres avaient retrouvé les courtisans de François Ier et les joyeux complices de la duchesse de Longueville. Entretenu depuis par les habitués de la chambre de Scarron, par les commensaux de Mme de Sévigné, par les adorateurs de Ninon de l’Enclos, il avait franchi sans altération les oratoires du royal pénitent de Letellier ; et, passé des salons voluptueux de la régence dans toutes les classes de la société française, il devait s’y croire à l’abri des réactions et des péripéties.

La révolution l’a trompé ; elle a même fait calomnier ce vernis d’insouciance et de bonheur qu’il avait jeté sur le XVIIIe siècle. Nous sommes devenus plus sérieux ; nous affichons aujourd’hui la gravité, comme on affichait autrefois l’étourderie. Nos jeunes gens craignent par-dessus tout de passer pour jeunes. Nous regardons en pitié ce que nous appelons la frivolité de nos pères, comme si la gravité était le signe infaillible de la sagesse et de la prévoyance. Il serait curieux d’examiner si les folies graves de nos ancêtres n’ont pas fourni plus de matériaux que les autres à l’histoire ; si, en fait de folies la Fronde n’est pas préférable à la Ligue. Cela nous mènerait trop loin. Restons entre les brillants contemporains de la jeunesse de Jouy et les graves compagnons de sa vieillesse. Valons-nous mieux ? Savons-nous mieux où nous allons ? Sommes-nous plus heureux ? Sommes-nous plus aimables ? Si nos statuts permettaient la réponse, j’adresserais ma dernière question à la moitié la plus compétente de mon auditoire. Quoi qu’il en soit, et au risque de partager votre disgrâce, je m’associe de grand cœur à l’éloge que vous avez fait d’un caractère dont la tradition s’efface, et j’y joindrai le regret d’être forcé d’en convenir.

Mais ce tort que vous vous êtes donné de si bonne grâce n’est pas le seul qui vous sera reproché. Vous avez osé entreprendre la réhabilitation de Voltaire ! J’ai frémi de votre témérité ; mais, forcé de prendre parti, je me déclare hautement votre complice. Il nous était difficile d’éviter cet écueil, ayant à louer l’un et l’autre un admirateur passionné, un disciple fervent de ce grand poëte. M. de Jouy nous a rendus souvent témoins de ces petites colères que vous avez racontées, et que ses adversaires même lui pardonnaient volontiers comme une réminiscence de ses premières admirations. Vous avez dit qu’à douze ans il savait Voltaire par cœur. Nous pouvons vous répondre qu’à plus de quatre-vingts ans il ne l’avait point oublié. Le sort l’avait jeté dans le monde à l’époque où Voltaire le remplissait de sa renommée. Entraîné par l’enthousiasme de ses contemporains, il avait partagé ce fanatisme de tout un siècle pour l’éminent écrivain qui avait des rois pour flatteurs et tous les peuples tous les opprimés pour clients. Il avait assisté à cette ovation décernée au patriarche de Ferney dans la capitale des arts et des lettres, par une population qui avait longtemps rougi de son exil, et qui s’enivrait de sa présence. Il avait vu le deuil immense qui, peu de temps après, avait succédé à cette ivresse, à ce triomphe changé tout à coup en apothéose. Il s’était nourri de ces souvenirs, des œuvres si variées de son idole. Il vieillissait dans ce culte pour le poëte dont Rousseau lui-même, son ennemi, sa victime, avait hautement proclamé le génie, quand trois écoles de nature diverse se soulèvent presque à la fois contre ce colosse littéraire.

La politique impériale le proscrit comme le destructeur de l’ordre social qu’elle veut reconstruire. Une secte philosophique, renouvelée de bien d’autres, le confond avec les matérialistes et les athées de son siècle, et l’enveloppe dans ses insolents anathèmes. Plus tard, par je ne sais quelle fantaisie de révolution littéraire quelques hommes d’esprit emportés par l’esprit de système, prennent à tâche de démontrer que, depuis le XVIe siècle, les écrivains ont fait fausse route ; que la poésie et l’art dramatique se sont égarés, dénaturés, sous la plume de Racine, de Boileau, de tous les poëtes du grand siècle, et de celui que Mérope Mahomet et Zaïre rattachaient à leur gloire. Les prophètes de la nouvelle croyance nous annonçaient des miracles de génie, des prodiges d’imagination et, en attendant les nouveaux dieux, ils brisaient les statues des nôtres, et nous commandaient de les renier.

M. de Jouy n’assistait pas de sang-froid à ce qu’il appelait les saturnales de la littérature. La plus faible critique de Voltaire lui semblait un sacrilége, et, dans les derniers temps de sa vie, quand l’affaiblissement de ses facultés physiques le retenait, morne et silencieux, dans ce demi-sommeil qui nous préparait à sa perte, il suffisait de prononcer le nom de Voltaire, le nom même d’un de ses détracteurs, pour lui rendre toute la vivacité de son esprit, toute l’énergie de son indignation.

Qu’il se rassure, et qu’il repose en paix. Voltaire vivra, et la politique qui pensait l’abattre aurait peine à se relever elle-même. Voltaire vivra, et la nouvelle philosophie passera comme cent autres, laissant seulement quelques noms illustres dans la mémoire des hommes. Voltaire vivra. Mais je ne pousserai pas plus loin ce parallèle. Je n’imiterai point les iconoclastes dont j’ai blâmé l’impiété ; je ferai comme les Romains, qui admettaient dans leur Panthéon tous les dieux de la terre.

Un autre écueil s’est présenté devant vous, Monsieur, et je vous remercie de l’avoir franchement abordé. L’empire florissait quand, sous le nom de l’Ermite de la Chaussée d’Antin, M. de Jouy publiait ces tableaux de mœurs que l’Europe entière accueillait avec tant de plaisir, où les hommes de goût retrouvaient tout l’atticisme des Lettres persanes. Mais les auteurs de ce temps ne connaissaient pas les grands génies que la nature nous a prodigués depuis, et à défaut de ces nouveaux astres, ils marchaient à la lueur de ceux que dix générations leur avaient appris à adorer. La proscription des disciples devait suivre celle des maîtres, et toute une génération de poëtes fut livrée au dénigrement et au sarcasme, sous la dénomination commune de littérature de l’empire.

Je vous louerai, Monsieur, d’avoir osé la défendre. On s’honore toujours à prendre la défense des opprimés. Mais je me demande s’il a réellement existé une littérature de l’empire. Si cette période tient une grande place dans l’histoire, en occupe-t-elle une assez grande dans la chronologie pour qu’une littérature particulière ait eu le temps de s’y produire ? Et qui peut ainsi parquer les générations dans un cercle rigoureux d’habitudes, de goûts, de sentiments et de principes ? Tels auteurs, comme Ducis, Delille et Lebrun, avaient commencé sous Louis XVI et prolongé sous Napoléon le cours de leurs triomphes. Tels autres, comme Chénier et Andrieux comme Picard, Duval et Lemercier ont été applaudis sous l’empire comme ils l’avaient été sous la république, comme ils le furent plus tard sous la restauration. L’auteur des Templiers, celui d’Hector, qui tiennent de plus près à cette période, ont-ils bien mérité d’être enveloppés dans ce bizarre ostracisme ? et, de tous ces auteurs d’une physionomie si diverse, est-il possible de former un type littéraire à caractériser une époque ?

Eh ! que se passait-il alors qui fût de nature à amollir les esprits, à rétrécir la pensée ? Quoi ! le retentissement de tant de victoires, le vol si rapide de nos aigles, la conquête de tant de capitales, la chute de tant d’empires foudroyés par nos armes, l’encombrement de tant de trophées dans nos basiliques, le concours de tant de souverains à s’incliner devant le nôtre, la création spontanée de tant de monuments, la pompe des fêtes impériales, les splendeurs de la cour la plus brillante qu’aient vue les temps modernes, tout ce spectacle, dont les témoins peuvent seuls concevoir la magie, était-il fait pour énerver les âmes pour glacer le génie des poètes ? Non, non, tout ce qui entrait dans cette sphère de gloire se sentait soulevé par un tourbillon de grandeur et de patriotisme, que ne nous rend point le stérile fracas de nos tournois parlementaires. Sans doute, la liberté manquait à ce spectacle ; mais, en l’absence d’une liberté commune à tous, les hommes que je viens de nommer se distinguaient par une noble liberté d’esprit et de caractère, et il en est peu qui ne se soient honorés par des traits d’une glorieuse indépendance.

S’ils ne montrèrent point envers les maîtres de l’art cette indépendance qui blessait parfois les maîtres du monde ; s’ils n’ont point affiché le mépris des règles, secoué la tyrannie des modèles, tenté de nouvelles routes, c’est qu’ils arrivaient bien tard pour découvrir quelque chose de nouveau sous le soleil ; c’est qu’il n’y a pas plus d’invention à se greffer sur Shakspeare que sur Racine. Cette vérité commence à se faire jour. L’horreur des sentiers battus se modère. L’éclectisme gagne la poésie. Nous assistons à des conversions éclatantes. Tel briseur de renommées s’estime heureux de retrouver les ornières de Scarron ; tel autre, ramené par un caprice sur les traces de Marivaux, se pare avec un juste orgueil du laurier qu’il y a cueilli. Ils nous pardonneront, j’espère, d’avoir loué un poëte qui resta constamment fidèle aux traditions qu’ils reprennent, qui trouva dans l’étude de Corneille sa belle inspiration de Sylla, qui se montra sur une autre scène le digne et peut-être le dernier disciple de Quinault.

Je me trompe, Monsieur, vous l’avez suivi sur cette scène où tous les arts se réunissent pour nous enchanter et nous plaire. Votre Sapho s’y est placée entre sa Vestale et son Guillaume Tell ; et comme lui vous n’avez point pensé que, dans ce concours de tous les arts, la poésie dût s’effacer pour n’être plus que l’humble servante d’une rivale qui pourrait se contenter de l’étouffer quelquefois sous les bruyants accords de son harmonie. Ce premier succès vous ouvrit les portes du Théâtre-Français, et le drame de Bothwell, qui marqua vos premiers pas sur cette scène illustre, attira sur vous les regards et l’amitié d’un auteur qui, depuis vingt ans, était en possession de faire rire son siècle. L’ingénieux, le joyeux Picard voulut dès lors vous associer à sa gloire ; et la comédie de l’Agiotage, le drame de Lambert Symnel, furent les heureux fruits d’une association qui vous honore. Un de vos jeunes émules avait obtenu la même faveur. Vous vous rencontrâtes sur la tombe du maître, et de cette communauté de douleur naquit une communauté de travail, qui se révéla bientôt par de nouveaux succès. C’est en société avec M. Mazères que vous fîtes applaudir tour à tour sur les deux scènes françaises quatre grandes comédies que le public n’a point oubliées ; et cinq autres, signées de vous seul, ont trouvé le même accueil et la même justice.

Vous vous êtes donc présenté à nos suffrages sous le patronage d’un public qui n’a cessé de vous entourer de sa bienveillance après douze succès obtenus, pour la plupart, dans un temps où les premières représentations n’étaient point encore livrées aux applaudissements trompeurs d’un public factice ; et l’Académie ne pouvait méconnaître des titres que le public véritable avait tant de fois sanctionnés.

La critique s’en est prise à un genre de composition pour lequel vous semblez montrer une affection plus particulière. Les drames et les comédies historiques n’ont pas encore trouvé grâce devant des censeurs qui font autorité dans ce monde, et dont j’honore moi-même l’esprit et le jugement. Je ne suis pas suspect en fait d’innovations ; je serais même tenté de vous reprocher le peu de cas que vous avez fait des unités de temps et de lieu, si je ne craignais de soulever contre moi les plus illustres susceptibilités de mon siècle, et surtout de perdre mon temps à défendre les vieilles règles d’Aristote contre l’engouement et la vogue. Mais à l’égard de ces drames renouvelés du XVIe siècle, où ils portaient le nom de tragi-comédies, je ne saurais partager les scrupules de nos puritains littéraires. Ce serait trop borner l’horizon de notre théâtre que d’interdire à la muse comique le domaine de l’histoire.

Non que la tragédie soit morte, comme le proclament les prophètes de la foi nouvelle : rien ne périt chez un peuple soumis aux caprices de la mode aux retours de la fantaisie. Dès qu’un talent vrai se présente, dès qu’une voix digne de Melpomène se fait entendre, le public la reconnaît, l’admiration se réveille, et les applaudissements étouffent la voix des prophètes. Mais la tragédie est bien solennelle, et tout ce que l’histoire nous raconte n’a point la solennité de la tragédie. Pour être grand ou roi, on n’en appartient pas moins à l’humanité. Il est dans le cœur humain des passions communes à tous, et les passions des grands du monde ont d’autres conséquences que celles du vulgaire. Il est des mystères de cour, des intrigues diplomatiques, des anecdotes prétendues secrètes qui peuvent offrir des enseignements utiles. Que d’événements ont tourné au tragique, pour n’avoir pas été livrés à la risée du parterre quand ils étaient encore justiciables du ridicule ! Et l’auteur qui approprie à la scène, ces épisodes de l’histoire serait proscrit parla critique ! Vous avez pensé le contraire, et vous avez bien fait. Vous avez vu que le cours des événements ramenait parfois des situations pareilles à celles que l’histoire avait retracées ; Vous avez reconnu les mêmes tendances ; les mêmes passions vous sont apparues sous des formes nouvelles ; et de peur de les irriter en les attaquant de front, vous avez cherché dans le passé des événements analogues pour en faire la leçon de vos contemporains. Les travers et les folies des partis qui nous divisent, les vanités et les ambitions qui en prennent le masque, les fautes des grands du jour, les colères de ceux qui ne le sont plus, les bassesses de ceux qui aspirent à le devenir, ont trouvé place dans vos tableaux ; et plus d’un personnage vivant a pu se reconnaître sous les noms d’emprunt que vous leur avez donnés.

Le drame historique conduit nécessairement à la comédie politique ; c’est à ce dernier genre qu’appartiennent votre Lord Novart, votre Ingénue à la cour, et surtout votre Changement de ministère ; Proscrire cette comédie, c’est interdire à nos auteurs dramatiques les ridicules de leur siècle ; c’est les détourner de leur mission, qui est de châtier les mœurs. La politique est notre vie actuelle ; nos goûts, nos habitudes s’en sont pour ainsi dire imprégnés ; nos conversations en vivent : comment le théâtre pourrait-il s’en garantir ? et n’est-ce point d’ailleurs dans le monde politique que s’est réfugié le ridicule ? Les diverses physionomies de l’homme moral ont été dessinées, épuisées par les Molière, les Regnard, les Destouches, par les plus habiles de leurs disciples. Les marquis grotesques, les procureurs rapaces, les abbés mondains, les Mascarilles sont usés comme les précieuses. Nos Bas-Bleus parlent comme tout le monde. De tous les originaux qui égayaient notre vieille scène, il ne reste peut-être que les Turcarets, et ceux-là seront de tous les temps. Il n’est donné à personne de détruire la puissance de l’or, et surtout l’envie d’en amasser. Vous ne serez pas plus heureux que Lesage, vous ne les corrigerez pas plus que lui. Votre spirituelle comédie de l’Agiotage servira seulement à constater qu’à cet égard nous ne valons pas mieux que nos pères, et vos successeurs se chargeront de démontrer que nos enfants ne vaudront pas mieux que nous.

Cette fièvre continue de l’humanité ne serait pas cependant une mine inépuisable pour le poëte comique, si un travers plus fécond ne venait à son secours. Ce travers est vieux comme le monde, c’est la vanité. Mais quelle activité bruyante et dévorante lui-ont donnée deux ou trois principes politiques combinés dans nos cerveaux avec l’entêtement de notre valeur personnelle ! Que de ressources vous ont offertes cette vanité dont le progrès toujours croissant touche de si près à l’extravagance, cette aristocratie de tous les individus qui lutte sans cesse contre la démocratie de nos institutions, cette émulation de luxe, de crédit, d’importance, qui s’est emparée de toutes les têtes, ce besoin de supériorité qui forme un contraste si piquant avec le principe d’égalité que nous hurlons à pleine gorge !

Vous avez signalé avec talent cette propension de toutes les classes, cette fureur de parvenir, cette soif du pouvoir, cette passion de gouverner l’État qui a produit des rivalités si désastreuses, des discussions si irritantes, des haines si profondes, qu’on se prend quelquefois à douter de l’avenir. Que de nuances vous avez saisies dans ce caractère général de notre époque, depuis l’intrigant téméraire qui élève un drapeau ou un mannequin politique pour soulever les masses, jusqu’à l’intrigant honteux qui, biaisant avec tous les partis, a des louanges pour tous les vainqueurs et des injures pour tous les vaincus ; depuis l’orateur qui attaque les ministres avec la conviction de ne pouvoir faire mieux à leur place, jusqu’au parvenu de bas étage qui ne voit dans une révolution de cabinet qu’un moyen de blasonner une fortune mal acquise !

Je me hâte de reconnaître ou plutôt de rappeler que votre esprit observateur ne s’est point borné à nous retracer ces tableaux de notre vie publique, vous avez aussi pénétré dans l’intimité de la vie privée. Vous avez exploré avec le même talent l’intérieur des familles, les intrigues du salon, les mystères même du boudoir. Vous nous avez montré les femmes dans presque toutes les situations où le cœur les entraîne, sous l’empire des affections diverses qui composent leur existence. Six de vos comédies se sont animées de leurs passions, de leurs jalousies, quelquefois de leurs caprices, un peu de leurs manèges de coquetterie, et vos caractères sont vrais, naturels, comme votre dialogue, comme votre style, dont je louerai sans réserve la rapidité, la pureté et l’élégance : je ne vous le dirais pas, Monsieur, je ne saurais pas vous le dire, si je n’en étais pas convaincu. Mais ce que j’ai remarqué avec plus de bonheur encore, c’est votre attention scrupuleuse à donner un but moral à vos compositions ; et ce n’est pas un léger mérite aux yeux d’une compagnie qui a pour mission de donner des prix à la vertu et des encouragements à la morale publique.

Je vous sais gré de respecter votre auditoire lorsqu’il est si disposé peut-être à ne pas se respecter lui-même. Vous ne cherchez pas plus à corrompre notre scène que notre langue. Vous abordez cependant avec hardiesse les écueils de la vie des femmes, ces dangers de tous les jours que produit le rapport habituel des deux sexes. Vous ne dissimulez ni leurs faiblesses, ni leurs fautes ; mais quand vous ne les arrêtez pas au bord de l’abîme, comme dans un Jeune ménage ou dans l’Héritière, vous les corrigez par le remords, comme dans la Mère et la fille, ou par le malheur, comme dans Une liaison. L’exaltation des passions que vous mettez en scène ne va jamais jusqu’à la glorification du vice. Vous vous feriez un scrupule de décrier, d’attaquer des pouvoirs qui sont la condition des sociétés politiques, les garants de la prospérité des nations et du repos des empires. L’intrigant, le délateur, l’homme à double face, ne blessent point nos yeux par le spectacle de leurs scandaleux triomphes. Peut-être à cet égard flattez-vous un peu votre siècle ; mais la flatterie est permise quand la morale et la justice le commandent. Vous avez enfin dignement compris la véritable mission de l’auteur dramatique ; vous l’avez entendue comme nos maîtres.

Ce n’est pas que je m’exagère l’influence du théâtre sur les masses. Si le prédicateur et le moraliste avaient le pouvoir qu’ils s’attribuent, il y a longtemps que le genre humain aurait acquis un tel degré de perfection, que les convertisseurs dramatiques en déploreraient eux-mêmes la monotonie ; mais, s’il est difficile de corriger son siècle, il est malheureusement plus facile de le corrompre, car alors on a ses passions même pour complices. Et quel rôle que celui du poëte qui les flatterait au lieu de les attaquer ; qui, devant un auditoire avide d’émotions, se plairait à dérouler des tableaux dont le cynisme ferait partout ailleurs baisser les yeux de ceux qui les auraient applaudis au théâtre ! Vous ne concevriez pas plus que moi le courage d’un auteur qui, avec une préméditation froidement calculée, viendrait étaler en de séduisantes peintures et les jouissances du vice et les joies bruyantes de la révolte, justifier le crime par le brutal héroïsme du criminel, fomenter dans le cœur du pauvre l’impatience de sa condition, l’espoir d’une vengeance qui retomberait sur lui-même ; encourager enfin tous les mauvais penchants qui fermentent dans le cœur de l’homme, et surtout de l’homme qui souffre. S’il était un peuple qui pût tolérer, rechercher, applaudir de pareils spectacles, s’enthousiasmer pour leurs auteurs, polir d’avance le marbre de leurs statues ; s’il était un gouvernement qui, par la tendance des uns à tout oser, par la résignation des autres à tout souffrir, fût ainsi réduit à l’impuissance de la répression, je leur dirais : Mais non, ce peuple n’existe point. Le nôtre est passionné pour la nouveauté, mais il n’a point perdu le sentiment du vrai, du beau et du juste. Il a ses caprices sans doute ; mais ce qu’il veut toujours et à tout prix, c’est qu’on l’amuse. Heureux ceux qui comme vous, Monsieur savent l’éclairer en l’amusant !