Fables inédites lues dans la séance publique

Le 2 mai 1845

Jean-Pons-Guillaume VIENNET

FABLES INÉDITES

LUES DANS LA SÉANCE PUBLIQUE DU 2 MAI 1845,

PAR M. VIENNET.

 

 

LES TROIS MULETS.

 

A travers les rochers de l’aride Murcie,
Trois mulets vers la ville allaient de compagnie.
Les deux premiers, chargés d’un lourd fardeau,
Ruisselant de sueur, perdaient souvent haleine,
Quand sous l’ardent soleil ils grimpaient à grand’peine,
Aux degrés raboteux d’un rapide coteau.
Ils se plaignaient du sort, déploraient leur détresse,
Les aspérités du chemin,
Les rudes travaux que sans cesse
Leur imposait la rigueur du destin.
Le troisième, dont rien ne gênait les allures,
N’ayant que son bât sur le dos,
Blâmait ses compagnons, riait de leurs tortures,
A leur paresse imputait leurs murmures,
Faisait le brave et le héros.
Mais, en traversant un village,
Par un marchand forain chargé d’un gros bagage,
Il sentit à son tour le poids de la chaleur ;
De la route et du temps il maudit la longueur ;
Poussa contre le sort des plaintes plus amères
Que ceux dont il raillait naguères
Et la fatigue et la douleur.

 

Nous sommes peu touchés des misères des autres ;
Mais quand vient notre tour de porter le fardeau,
Il n’est plus de malheur qui soit égal aux nôtres.
Dieu nous a fait le cœur moins tendre que la peau.

 

L’ÉCREVISSE ET LE PRÉJUGÉ.

 

Vous, dont les préjugés et les préventions
Troublent les intérêts ou les ambitions,
Que l’esprit de parti tourmente et calomnie,
Résignez-vous, rien n’est plus entêté
Que l’humaine crédulité.
Contre elle en pure perte on userait sa vie
Et si vous en doutez, écoutez, je vous prie :
L’écrevisse, un beau jour, vint aux pieds de Jupin
(C’était alors le Dieu du ciel et de la terre),
Se plaindre que le genre humain
Calomniait son caractère.
« Père des hommes et des dieux, »
Disait-elle en langue divine,
« Le préjugé propage un mensonge odieux,
« Prétend qu’à reculons mon espèce chemine ;
« Fait même de mon nom un titre injurieux.
« Qu’un homme au temps passé rende quelque justice,
« Et, niant le progrès des mœurs et des esprits,
« Soutienne qu’ici-bas tout va de mal en pis,
« Les méchants et les sots le traitent d’écrevisse.
« Nous avons trop longtemps supporté ces affronts.
« Ne laisse point ainsi triompher l’imposture.
« Sans doute, quand je veux, je marche à reculons.
« C’est une faculté qu’a toute créature ;
« Mais l’auteur de ma race, et je m’en fie à toi,
« N’a point par une injuste loi
« A tous nos mouvements imposé cette allure.
« Vois donc, et fais défense à tout être vivant
« De nier désormais que je marche en avant. »
L’écrevisse à ces mots dresse sa double antenne,
Et, jetant en avant ses ciseaux dentelés,
Devant tous les dieux assemblés,
Sous sa cotte d’airain fièrement se promène.
Bravo ! s’écrie alors la cour olympienne ;
Et de par Jupiter un arrêt solennel
Dit qu’on l’accuse à tort de n’aller qu’en arrière ;
Que l’écrevisse enfin, dans son pas naturel,
Marche la tête la première.
L’arrêt a deux mille ans ; qu’en est-il advenu ?
Le préjugé s’est-il rendu ?
Je m’en rapporte à vous et si votre malice
Rencontre tout à l’heure un esprit à rebours,
Vous lui direz, comme toujours
« Tu marches comme une écrevisse. »

 

LES OISONS ET LE FLEUVE.

 

Sur un fleuve au courant rapide,
Des oisons s’ébattaient et par cent et cent tours,
Fiers de bouleverser cette arène liquide
S’avisèrent enfin d’en refouler le cours.
Voilà donc ma troupe amphibie
Qui se range, s’étend de l’un à l’autre bord,
Sur une ligne étroitement unie,
Et contre le courant fait un commun effort.
Sur leurs poitrails, battus par la vague écumante,
S’amassaient les débris des forêts et des champs,
Le chaume, les gramens que lui jetaient les vents,
Qu’entraînait son eau bouillonnante.
A les saisir, à les entrelacer,
L’escadron emplumé s’empresse et se fatigue,
Pense opposer au fleuve une puissante digue.
Croit en le remontant qu’il le fait rebrousser ;
Et redressant alors leurs trompettes bruyantes
Au sommet d’un long cou qui domine les flots,
De leurs fanfares discordantes
Mes oisons triomphants fatiguent les échos.
Mais le fleuve se rit de leur burlesque audace ;
Sur eux, entre leurs cous, son onde filtre et passe ;
Sous leur digue et leurs pieds il coule à plein canal :
Leurs efforts et leur bacchanal
N’en ont troublé que la surface.
Les changements d’état, les révolutions,
Qu’amène le temps dans sa course,
Sont aussi des courants que nos rébellions
Ne font point aisément reculer vers leur source ;
Et quand je vois tant d’honnêtes vivants
Tourner vers le passé leurs regrets décevants,
En faveur du vieux temps écrire des volumes,
En méditer en rêver le retour,
Je ne dis pas : Oisons ; mais je suis à mon tour
Tenté de regarder s’il leur pousse des plumes.

 

LES DEUX BATEAUX ET LE SINGE.

 

Deux bateaux descendaient des riantes savanes
Où de l’Européen les cités et les bourgs
Avaient des vieux Natchès remplacé les cabanes,
Et du Meschacébé suivaient en paix le cours.
Un singe, par hasard, s’était mis du voyage.
Domestique animal, par son maître égaré,
Et dans une des nefs par un mousse attiré,
Il amusait l’un et l’autre équipage.
Quand, au gré des vents et des eaux,
Se rapprochaient les deux bateaux,
Appelé, tiraillé par cent voix discordantes,
Il franchissait d’un bond les vagues bouillonnantes,
Courait après les fruits, fondait sur les gâteaux,
Offerts des deux côtés par des mains agaçantes
Et l’infatigable sauteur,
De l’un à l’autre bord promenant ses gambades,
Changeait à chaque instant, au gré de son humeur,
De navire et de camarades ;
Et chacun des bateaux, triomphant tour à tour,
Par des transports joyeux saluait son retour.
Quelques singes d’une autre espèce,
Qui, par ambition, souvent même par peur,
De partis en partis voltigent sans pudeur,
Vanteront et peut-être envieront son adresse.
Attendez la fin de la pièce.
Pour être pris à ce jeu périlleux,
Il ne fallait qu’une imprudence.
Dans un élan malencontreux,
Mon singe des deux nefs jugea mal la distance,
Et disparut entre les deux.

 

Il pouvait, dira-t-on, se sauver à la nage.
Sans doute ; mais le ciel ne permet pas toujours
Que l’homme adroit passe pour homme sage,
Un tournant l’engloutit ; et, comme c’est l’usage,
Ceux qui s’amusaient de ses tours
S’amusèrent de son naufrage.

 

 

L’OIE QUI VEND SES PLUMES.

 

Une oie ayant appris, par la rumeur publique,
Que, du Gange au Pérou, du Cap à la Baltique,
Des plumes de son aile on faisait grand débit,
Voulant pour elle seule avoir tout le profit,
Se mit à voyager et courir la pratique.
Elle alla tout d’abord droit chez la Vérité,
Et crut se mettre sur la voie
D’un siècle d’abondance et de prospérité.
Elle raisonnait comme une oie ;
Et la pauvre divinité
Eut bientôt rabattu sa joie.
« A mes discours, dit-elle, on met fort peu de prix :
« On parle encore de ma gloire ;
« Mais on lit peu ce que j’écris ;
« Et bien des gens, sans moi, font même de l’histoire.
« Si quelques grains de mil… » La marchande, à ces mots,
Dédaigne de répondre, et lui tournant le dos,
Chez la Raison, trottinant, se transporte.
La Raison se mourait, et les fous et les sots
Aux médecins avaient fermé sa porte.
Chez le Bon Goût elle eut accès.
Mais ce dieu du grand siècle avait peu de succès.
Trois banqueroutes de libraires,
Quatre refus au Théâtre-Français,
A faire prose ou vers ne l’encourageaient guères.
« Va chez la Nouveauté, dit-il tu reviendras. »
Le conseil était bon à suivre ;
Elle y courut car enfin il faut vivre,
Et la gent porte-plume aime les bons repas.
La Nouveauté menait joyeuse vie.
Sous les lambris dorés d’un hôtel élégant,
Dans un salon coquet, étincelant
Elle avait à souper sa mère Fantaisie,
L’Extravagance et la Bizarrerie,
Le Sans-Façon et le Faux Goût ;
La Curiosité, sa plus fidèle amie,
Le diable enfin, qui se fourrait partout.
Mon oie y fut reçue et largement fêtée.
Elle y trouva des chalands à foison.
On lui servit sur un plat du Japon
La plus succulente pâtée.
La vogue s’en mêla. La publique faveur
De ses plumes bientôt eut doublé la valeur.
Le prix en fut triplé par une compagnie,
Exploitant à gros intérêts,
Sous la raison Mensonge et Calomnie,
Une fabrique de pamphlets.
A ces chalands plus tard se joignant le Scandale,
Elle eut des colliers d’ambre et d’agate et d’opale
Et l’esprit de parti ce patron sans pareil,
Ne lui permit enfin de manger et de boire
Que sur de beaux tapis, sous des cages d’ivoire,
Et dans une auge de vermeil.
La Mort vint cependant mettre un terme à ses joies.
C’est le destin commun des hommes et des oies.
La mienne se souvint, en ce jour de douleur,
Qu’un avis du Bon Goût avait fait son bonheur ;
Et sa gratitude posthume
Lui légua sa dernière plume.
Ce fut la seule, hélas ! que le grand justicier,
Le Temps fit consacrer au temple de mémoire.
Les autres, ne laissant ni souvenir ni gloire,
Avaient pourri sur un fumier.