Le sommeil de Neptune

Le 23 octobre 2018

Michael EDWARDS

Le sommeil de Neptune

par

Sir Michael EDWARDS
délégué de l’Académie française

Séance de rentrée des cinq Académies

le mardi 23 octobre 2018

 

C’est au réel et non à l’artiste qu’il faut dire « Étonne-moi ». Nous sommes facilement étonnés par un phénomène insolite, à l’effet souvent superficiel et passager. L’étonnement par le réel ordinaire, par la simple constatation de ce qui est, nous éveille autrement. Rien de plus étonnant que l’habituel, l’habitus, la manière d’être des choses. Le nouveau nous étonne, assurément, mais l’ancien, vu sous une lumière nouvelle, comme un paysage devenu autre le temps d’un éclair, nous étonne en profondeur.

De l’extrême beauté à l’extrême laideur de l’histoire humaine et de la vie de notre planète, rien ne cesse de nous surprendre. Les écrivains bibliques expriment leur étonnement par des expressions saisissantes inégalées en littérature profane, virant de façon vertigineuse entre « Les cieux racontent la gloire de Dieu » et « Vanité des vanités, tout est vanité ». L’étonnement, que tout le monde recommande, d’Einstein au plus petit des marchands de bonheur, survient autant devant le sourire de la réalité que devant ses horreurs.

L’étonnement nous mène, au fond, vers la perplexité, vers ce que nous ne maîtrisons pas et qui se tient au-delà de nos connaissances. Il nous montre, dans le connu, l’inconnu, dans ce qui est, ce qui pourrait être. Nous apprenons peu à peu que tout est étonnant, et indéchiffrable par les moyens dont nous disposons : raisonnement, expérimentation. L’imagination même devine seulement. Le quoi ? et le comment ? de l’adulte peuvent toujours se satisfaire, mais l’éternel pourquoi ? de l’enfant, s’il revient chez l’adulte, n’a pas de fin.

Qu’il y ait la vie, et en même temps la mort, nous choque. Nous avons parfois besoin d’un étonnement exceptionnel ébranlant tout notre être, afin de voir clair. En effet, les mots pour désigner l’étonnement, en français comme en anglais (astonishment), en latin (attonitus) comme en grec (cataplèxis), recèlent dans leur étymologie une idée de violence, celle du tonnerre ou d’un coup frappé. Le réel, qui n’est pas uniquement un substantif mais aussi un verbe, intervient sans ménagements, s’impose à nous. La violence de l’étonnement peut révolutionner notre vision du monde et de nous-même, en remettant tout en question. Pour citer de nouveau cette source de notre culture que nous négligeons un peu, les mots : « ils étaient frappés d’étonnement devant son enseignement » reviennent cinq fois dans les Évangiles synoptiques pour décrire la réaction de la foule en écoutant parler Jésus. Nous savons que, par la suite, selon un témoignage hostile rapporté dans les Actes des Apôtres, ceux qui avaient intériorisé cet étonnement avaient « bouleversé le monde entier » (Actes 17,6).

Il est remarquable aussi que les mots pour nommer l’étonnement portent dans leur histoire lointaine l’idée de peur. Étonnement, attonitus, cataplèxis, comme amazement en anglais et thambos en grec tremblent d’une antique terreur. (On en sait l’importance pour Burke dans son analyse du sublime.) D’où l’intérêt des premiers vers de la Commedia, la Divine Comédie de Dante. L’étonnement de Dante à se trouver soudain dans une forêt sauvage et ténébreuse, commencement du poème, est également le commencement, non de la philosophie comme dans le Théétète de Platon, mais d’une sorte de théologie systématique vécue – vécue dans les dimensions infernale et purificatoire de la vie sur terre et dans l’imagination raisonnée de sa transfiguration au paradis. Dante introduit trois fois, dans ce moment liminaire, le mot paura, peur, la première fois à la fin d’un vers le mettant ainsi en valeur. Le lecteur l’attend sans doute, après deux autres mots à la rime : oscura et dura, obscure et dure. Tout l’ample poème découle de cette peur étonnée.

Ces premiers vers illustrent à la perfection un autre effet précieux de l’étonnement. Dante ne sait pas comment il est arrivé dans la forêt obscure, il ignore tout ce qui s’est passé avant, et si, en se remémorant ce moment unique et comme intemporel, il écrit : « mi ritrovai », je me retrouvai, il est pourtant bien perdu, ne sachant pas où il est. Il était « plein de sommeil » en quittant le vrai chemin, et il se réveille, si je puis dire, dans un rêve ; le poème qui se prépare sera le récit, comme dans de nombreux poèmes du Moyen Âge, du songe qui illumine le réel. Tout grand étonnement nous projette dans un moment hors du temps, où les repères de la durée, de l’espace, du contenu familier de la conscience s’évanouissent afin que se révèle l’insoupçonné. Dans le cas de Dante, un possible bénéfique l’accompagne. À l’instant même où il déclare que son souvenir de la forêt terrifiante est presque aussi amer que la mort, il annonce qu’il va parler du « bien » qu’il y trouva. Tout étonnement peut devenir, me semble-t-il, vivifiant.

L’étonnement, l’intervention d’un changement dans le familier, arrive le plus souvent, nous le savons bien, avec un visage plus doux. C’est un coin de rue soudain étrangement présent, une chambre inversée dans un miroir et, l’on ne sait pourquoi, attirante. Petits aperçus des replis du monde visible.

Toutes les formes de l’art suscitent, de la façon la plus évidente, cet étonnement agréable. Elles ont l’avantage d’être toujours à notre portée. L’effet se révèle moindre ou nul si l’artiste désire étonner. Car il ne s’agit pas d’étonner l’autre – erreur d’artistes contemporains très en vue et de ceux qui achètent leurs œuvres –, mais de s’étonner soi-même. La rencontre fortuite d’une machine à coudre et d’un parapluie sur une table de dissection n’est ni étonnante ni belle. Lautréamont, s’il avait effectivement rassemblé ces objets dans une salle de musée, aurait inventé l’installation. Baudelaire se plaignait déjà, dans son Salon de 1859, d’artistes qui cherchaient à étonner le public et du public qui jouait le jeu, en supposant que les œuvres ridicules qui en résultaient étaient « une grâce spéciale attribuée à la race française ». Il verrait maintenant que la France ne peut plus se targuer d’en avoir le monopole.

Ne sent-on pas, dans les œuvres qui ont survécu à l’incompréhension du public et qui causent, lorsque nous les rencontrons pour la première fois, un étonnement particulièrement intense, que l’artiste essayait exclusivement de saisir et de réaliser ce qu’il découvrait ? On dirait par exemple que Beethoven fut le premier à s’étonner de sa Grande Fugue, que Delacroix s’étonnait lui-même de sa Mort de Sardanapale, et que c’est grâce à leur exploration de l’œuvre en gestation que notre propre étonnement, indécis au début, perdure et se renouvelle sans cesse, en s’accompagnant de plus en plus d’admiration.

Je sais, pour parler de ce que je connais, que le poème qui vient et qui, en se développant, semble exercer sa propre volonté, étonne au plus haut degré le poète. Il fait naître un étonnement continu, devant ce que l’on se trouve en train d’écrire, devant la manière dont les mots qui arrivent dialoguent entre eux et commencent à chanter, devant la réalité qui se présente sous une nouvelle perspective. Une des raisons pour lesquelles on devient poète, c’est l’anticipation de la joie d’être étonné. J’imagine que le sculpteur, l’architecte, le chorégraphe, le photographe sont motivés pareillement. Si l’artiste ne s’étonne pas, l’œuvre est vaine.

L’acte poétique ressemble au sommeil. Vous ne pouvez pas le commander, et qui sait quels rêves vont surgir ?

L’art qui étonne l’artiste nous étonne aussi. Il surprend la réalité, par l’optique autre dans laquelle il la montre. Il nous amène à nous étonner à notre tour de cet éclairage du réel. L’étonnement nous sort de nous-mêmes, nous place, je l’ai dit, dans un moment indéfinissable, dans un présent sans limites que nous partageons avec l’artiste. Dans d’autres premiers vers, ceux d’Iphigénie de Racine, figure cet alexandrin célèbre et souvent commenté : « Mais tout dort, et l’armée, et les vents, et Neptune. » Le roi Agamemnon réveille à l’aube son domestique, Arcas, qui lui demande si les vents ont enfin commencé à souffler pour emporter la flotte grecque vers Troie, avant de sentir que le monde entier dort d’un profond sommeil. Tout est poésie, mystère, dans cette scène où un personnage, en dormant, entend une voix et se réveille dans un « faible jour ». L’étonnement dans le vers, en quelque sorte, nous permet de nous étonner, par la manière dont il retient pour la fin, après l’armée et les vents, le mot inattendu, « Neptune ». Après le sommeil de l’armée, déjà presque au figuré puisque ce sont les soldats qui dorment, le figuré l’emporte avec le sommeil des vents, et définitivement avec le sommeil de Neptune. On avance toujours davantage dans l’irréel – ni Racine ni ses contemporains ne croyaient à l’existence de Neptune et nous non plus –, mais en même temps le réel acquiert un surcroît de réalité, devient poésie, jusqu’à cette image de la mer, dans son immensité insondable sous le mouvement lent et régulier de la marée, comme la masse d'un dieu dormant. Et le vers qui crée cet étonnement devant la réalité renouvelée par un rythme et un mot, se tient comme suspendu dans le silence. Dernier vers de l’intervention d’Arcas, il est suivi par des vers d’Agamemnon sur un tout autre sujet, prononcés avant tout pour lui-même.

Il va sans dire que rien de cela ne figure dans les sources de la scène, et au cours du passage correspondant de l’Iphigénie de Rotrou, l’allusion à Zéphyr, qui n’« oserait baiser » l’eau sans mouvement de la mer, paraît purement décorative. Le Neptune de Racine aurait pu être une personnification convenue, une façon de parler à laquelle la littérature de l’époque nous a habitués. La transformation d’un cliché en poésie redouble notre étonnement.

L’image de la mer plongée dans le sommeil d’un dieu dont elle compose le corps crée un étonnement calme, sans violence et sans peur. Comme les lumières que le vent fait courir partout dans le feuillage d’un arbre ensoleillé. Peut-être le mot étonnement ne suffit-il pas, car ce genre d’expérience, dans l’art, dans la nature, ressemble plutôt à l’émerveillement. Le mot émerveillement présente un important supplément de sens. La différence, malaisée à définir, devient plus claire en anglais entre astonishment et wonder. On a tendance en français à traduire wonder par « étonnement », sans s’apercevoir de ce qui les distingue ni ce que l’on perd. Lorsque le narrateur d’un conte d’Edgar Allan Poe affirme, en pensant aux émotions indéfinissables qu’il éprouve devant le caractère singulier de sa femme : « It is a happiness to wonder », Baudelaire traduit : « Être étonné, c’est un bonheur. » De même, lorsque le grec du Nouveau Testament fait allusion à l’ange qui apparaît à Moïse dans un buisson qui brûle sans se consumer, la Bible de Jérusalem traduit ainsi : « Moïse était étonné à la vue de cette apparition » (Actes des Apôtres, 7,31). Le verbe dans l’original est ethaumasen, qui donne wondered dans la plupart des traductions anglaises. L’adjectif émerveillant est si rare en français que nos prédécesseurs ne l’inclurent pas dans l’édition en cours du Dictionnaire de l’Académie française.

Il se peut que l’on se méfie de l’émerveillement, et non seulement en France. C’est un bonheur d’être étonné, mais l’émerveillement exige toujours une réponse de notre part, en nous révélant que nous ne sommes pas maîtres de nous-mêmes. Plus proche de l’admiration, du ravissement extatique ou tranquille, il nous invite à reconnaître une présence qui nous dépasse. Qui sait jusqu’où l’émerveillement pourrait nous conduire ?

Il est curieux – et pour un inconditionnel de l’émerveillement, fort satisfaisant – de voir que les mots wonder et wonderful reviennent comme une petite musique insistante dans L’Origine des espèces, de Darwin. Toute sa théorie découle d’un étonnement initial : il se trouve « très frappé » par certains faits concernant la distribution de la faune et de la flore en Amérique du Sud et par les rapports géologiques entre les formes vivant à son époque et celles du passé. Il s’engage dans d’inlassables et minutieuses études ; il ne cesse de noter la structure « merveilleuse » de l’œil, les organes électriques « merveilleux » de plusieurs poissons, l’instinct « merveilleux » de certaines fourmis. Que son émerveillement soit assez conventionnel n’enlève rien à sa valeur ni à sa force ; il est tout à fait compatible avec l’examen patient des faits et avec une réflexion rigoureuse tournée vers le monde extérieur. Darwin s’émerveille en particulier de la structure « merveilleusement » parfaite des alvéoles construits par les abeilles, dont la forme résout un problème mathématique complexe. Il revient trois fois à ces alvéoles, comme pour creuser et le phénomène et le sentiment qu’il éveille en lui.

À la lecture de son livre on sent que tout en élaborant sa théorie, et malgré les centaines de pages où il détaille le mécanisme désolant de la « lutte pour la vie » dans une nature que d’autres diraient déchue, Darwin s’arrête parfois pour que son esprit s’incline devant la « beauté » de ce qu’il observe – ce terme aussi revient très souvent – et devant sa merveille. Tout culmine dans la dernière phrase du livre, où il parle, non de la vérité de sa thèse, mais de la grandeur de la vision des choses qu’elle implique et de l’évolution, à partir d’un commencement si simple, de formes innombrables, « très belles et très merveilleuses ».

L’étonnement, et l’émerveillement qui en serait une variante à la fois plus grave et plus joyeuse, sont une capacité de l’être qui permet entre la réalité et nous une relation admirative. L’étonnement est salutaire. Il nous révèle le malheur ainsi que le bonheur de vivre ; il dévoile les profondeurs du mal sévissant en nous et partout, et il entrevoit une splendeur, un possible au-delà de ce que nous connaissons. Il exige de l’humilité. Comme l’écrit Darwin : « Nous sommes […] ignorants, et nous ne savons pas combien nous sommes ignorants. »