Réponse au discours de réception d'Eugène Scribe

Le 28 janvier 1836

Abel-François VILLEMAIN

RÉPONSE DE M. VILLEMAIN

AU DISCOURS DE M. SCRIBE

prononcé dans la séance du 28 janvier 1836

 

 

Monsieur,

Votre discours a réussi comme une de vos comédies ; et vous venez de retrouver ici les applaudissements qui suivent votre nom sur tous les théâtres de la France et presque de l’Europe. L’Académie l’avait prévu : elle était sûre, en vous nommant, d’être juste et populaire. Dans tout genre de littérature, toute célébrité durable est un grand titre académique ; et il n’est donné à personne d’amuser impunément le public pendant vingt ans de suite.

Vainement, Monsieur, par une tradition de modestie, vous opposeriez à ce long succès la forme un peu frivole de vos ouvrages. En général, ce qui compte le plus dans les productions du goût, ce n’est pas le sujet ou le cadre, mais le talent. Il y a telle chanson qui vaut mieux qu’un poëme épique.

L’académicien célèbre que vous remplacez aujourd’hui, et que vous avez si bien caractérisé, après avoir entrepris avec ardeur, et souvent avec force, la grande œuvre de la tragédie, a marqué surtout sa verve originale par des épigrammes qu’il appelait des fables. Ce n’est pas lui, homme d’esprit autant que de talent, qui méconnaîtrait tout ce qu’il y a de création littéraire dans le genre de comédie dont vous renouvelez sans cesse les intentions ou la forme. Il ne vous reprocherait pas même vos divers et ingénieux collaborateurs à beaucoup de jolis ouvrages que vous n’avez pas faits seul, mais qui n’auraient pas été faits sans vous. M. Arnault savait que le goût qui perfectionne et qui choisit est un côté de l’invention, et qu’une idée appartient pour moitié à celui qui la fait valoir tout son prix. Il accepterait donc volontiers pour lui-même le collaborateur impérial que vous venez de lui donner, et dont vous avez peint en deux mots la courte et terrible poétique.

Le cinquième acte des Vénitiens est le seul ouvrage qu’ils aient fait en commun. Si cette société ne fut pas plus active, la faute n’en est pas au général Bonaparte, qui, dans le premier feu de la jeunesse et de la gloire, entre l’Italie vaincue, la France à maîtriser, l’Égypte à conquérir, occupé de tout, rêvant tout à la fois, débordait d’inventions et d’idées, en attendant l’empire. M. Arnault s’était attaché à sa fortune depuis l’Italie, et depuis la tragédie d’Oscar, qu’il avait envoyée à l’héroïque admirateur d’Ossian.

Bientôt il fut de la grande expédition ; il fut de ceux qui partaient avec César pour Alexandrie. Durant les premières lenteurs de la traversée, sur ce vaisseau amiral l’Orient qui portait tant de renommées scientifiques et militaires, il était là dans de continuels entretiens avec le général. On parlait guerre, beaux-arts, liberté, conquête du monde, littérature, tragédie. Bonaparte revenait souvent à ce dernier sujet, sur lequel il avait toute une théorie. La politique, les intérêts d’état lui semblaient seuls matière tragique, disait-il ; et tout ce qui n’était qu’amour, combats de cœur, jusqu’à Zaïre inclusivement, il le renvoyait à la comédie. M. Arnault résistait à ces innovations ; et comme un jour, après un long débat, le général lui disait : « Il n’importe ; je veux que nous fassions une tragédie ensemble. – Volontiers, lui répondit M. Arnault, quand nous aurons fait ensemble un plan de campagne. »

Malgré cette familiarité, que tant d’autres auraient enviée, et malgré sa confiance en l’étoile du conquérant, M. Arnault n’acheva pas le voyage. Un devoir d’amitié le retint à Malte, au début de la conquête. Mais il était au premier rang de ceux qui appelaient le retour d’Égypte, et y préparaient l’opinion. Près de Bonaparte, au 18 brumaire, il était un des plus zélés complices de ce coup d’état militaire, qui devint la fondation d’un empire ; il l’était, sans calcul personnel. Homme de lettres avant tout, un peu insouciant, et fier, M. Arnault ne poussa pas plus loin sa fortune et la faveur du maître. Il s’arrêtait à Malte ; et plus tard, loin de la politique et de la cour impériale, il acceptait de modestes et graves fonctions, où son influence, je le sais, fut toujours juste et bienveillante.

Les lettres occupaient tout son loisir. Auteur tragique de l’école de Ducis, il a, dans ses ouvrages, mêlé aux anciennes formes un nouveau degré de terreur, et quelquefois de simplicité. Admirateur passionné de Napoléon, il ne fut pas le chantre de son règne. Ces grands dominateurs qui ébranlent si fortement l’imagination des peuples n’éveillent celle du poëte que longtemps après eux. Doué d’un esprit piquant et satirique, plus fait pour les allusions malignes de l’apologue que pour les pompes du panégyrique, M. Arnault n’a beaucoup loué Napoléon qu’après sa chute, et dans le style sérieux de l’histoire. Sa partialité alors était l’enthousiasme pour le génie et pour le malheur ; et elle lui a inspiré plus d’une page éloquente. Il avait payé de l’exil le droit de les écrire. Homme de lettres paisible, fort ennemi de toute révolution sociale, il avait été emporté dans les chances d’une révolution de dynastie.

C’est par là qu’il a pu cesser quelque temps d’appartenir à cette Académie, où sa place était si justement marquée, et où tant de vœux le rappelaient. Il y rentra, même sous le pouvoir qui avait eu le tort de l’en bannir. Il y entendit, pour la seconde fois, l’éloge des travaux qui avaient honoré sa vie, et du talent dont nulle révolution n’avait pu le destituer. On lui redit les vers charmants qui ont daté, pour l’avenir, le premier jour de son trop long exil ; et il recueillit, dans les suffrages et l’émotion du public, la plus douce récompense d’un noble caractère.

À ce titre, non moins que pour sa renommée, M. Arnault fut appelé à la mission de confiance que la perte du spirituel et respectable Andrieux laissait vacante parmi nous, et qui impose surtout pour devoir d’aimer les lettres, d’en défendre au besoin la dignité, et d’être toujours fidèle aux sentiments qu’elles inspirent et qu’elles commandent.

Combien devons-nous regretter qu’une fin soudaine ait abrégé cette vie, encore dans toute sa force, et ait enlevé M. Arnault à ses travaux interrompus ! Les Mémoires qu’il écrivait, avec une verve piquante et négligée, sont un monument curieux de sa vieillesse, qui peut défier avec avantage cette critique si souvent ingrate et dure pour les derniers ouvrages de l’artiste et du poëte. Spectateur intelligent et sans ambition, mêlé aux événements du siècle et n’en profitant pas, M. Arnault avait vu beaucoup de choses et les avait toujours appréciées avec cette droiture de conscience qui donne de nouvelles lumières à l’esprit. Ni l’intérêt ni les engagements politiques ne prévalaient sur la véracité de ses souvenirs et sur son instinct moral ; et il est telle infortune de l’ancienne royauté qui, nulle part, n’a été dépeinte et déplorée avec une sympathie plus touchante que dans les pages de M. Arnault, banni de France, en 1815. C’est qu’il avait surtout de la justice dans le cœur. Par là, ses écrits, empreints parfois de passion contemporaine, respirent toujours une sincérité qu’on estime.

Vous avez senti et dignement loué ce mérite de votre prédécesseur, vous, Monsieur, dont la carrière, toujours heureuse et facile, a été si différente de la sienne. Vous savez ce qu’on doit de respect aux muses sévères, aux pénibles études, aux succès laborieux et contestés. Vous le savez par ouï-dire ; pour vous, les lettres ne furent dès la jeunesse qu’amusement, célébrité, fortune. C’est une destinée bien rare, de dangereux exemple peut-être, mais que votre talent justifie, et que votre caractère fait aimer en vous.

Ne craignez pas, Monsieur, que je veuille vous louer longuement de cette destinée ; mais permettez-moi d’en chercher la cause dans une question plus générale, que vous vous êtes proposée tout à l’heure, et que vous avez décidée avec plus d’esprit et de succès que de vérité. Le secret de votre longue prospérité théâtrale, c’est, je crois, d’avoir heureusement saisi l’esprit de notre siècle, et fait le genre de comédie dont il s’accommode le mieux et qui lui ressemble le plus, une comédie vive, dégagée, pressée, non pas un grand tableau d’art, qu’on aurait peu le loisir d’étudier, mais une suite de portraits expressifs qui amusent, qui passent, et dont pourtant on se souvient. Loin donc de partager l’opinion que vous venez de soutenir, loin de croire, comme vous, que le théâtre est par état en opposition avec les mœurs, qu’il est le contre-pied de la société, et que, pour plaire au public, il ne doit pas du tout lui ressembler, je m’en tiens, je l’avoue, à l’ancienne opinion, et je chargerai vos comédies de réfuter en partie votre discours.

La comédie, sans doute, n’est pas à elle seule toute l’histoire d’un peuple ; mais elle explique, elle supplée cette histoire ; elle ne dit rien des événements politiques, depuis Aristophane du moins, ou, si vous voulez, depuis Bertrand et Raton mais elle est un témoin de l’esprit et des mœurs publiques, qui souvent ont donné naissance à ces événements. Sans nommer personne, elle écrit les mémoires de tout le monde. Connaîtriez-vous parfaitement le siècle de Louis XIV sans Molière ? Sauriez-vous aussi bien ce qu’étaient la cour, la ville et Tartufe surtout ? Il n’est aucune pièce de Molière, jusqu’au drame fabuleux de Don Juan, qui ne vous montre quelque côté curieux de l’esprit humain dans le dix-septième siècle, qui ne vous fasse sentir le mouvement des mœurs, et deviner le travail même des opinions, sous le calme apparent de cette grande et majestueuse époque.

Et plus tard, Monsieur, ce théâtre subtil et maniéré de Dorat, de la Noue, ou même de Marivaux, que vous confondez trop avec eux, êtes-vous bien sûr qu’il soit si fort en contraste avec le temps auquel il appartient ? Le dix-huitième siècle, si rempli de présent et d’avenir, pour emprunter vos expressions, n’avait-il pas, dans l’oisiveté de ses classes élevées, dans l’abus de l’esprit, dans la mollesse raffinée des mœurs, quelque ressemblance avec le drame prétentieux qu’il applaudissait ? et ne peut-on pas même trouver, à cet égard, que plusieurs comédies de ce temps, qui sont de faibles ouvrages, sont pourtant de fidèles peintures, et que, peu estimées du critique, elles ne sont pas indignes d’un regard de l’historien ? Quant aux bonnes comédies de la même époque, elles en disent encore plus ; elles en disent trop ; et le Mariage de Figaro, par exemple, est un renseignement incomparable, pour l’histoire de la fin d’une monarchie.

J’hésite, Monsieur, à vous suivre plus loin, et à me jeter avec vous, à propos de comédie, dans les annales de notre révolution. Mais, à cette époque même, l’emphase sentimentale, le culte de la vieillesse, de la vertu, de l’enfance, qu’étalait le théâtre, au milieu des fureurs politiques, n’était-ce pas encore un trait de mœurs ? Ne peut-on pas y voir le même mensonge social qui se retrouvait dans des discours de tribune et des programmes de fêtes, et qui mêlait un jargon d’humanité à des actes terribles ? C’étaient la prédication et les antiennes des ligueurs du temps.

Il me semble donc, Monsieur, que, bon ou mauvais, naturel ou recherché, le théâtre est toujours, comme on l’a dit et jadis prouvé spirituellement, un témoin précieux pour l’histoire des opinions et des mœurs.

Dans les mœurs sont compris les préjugés, les souvenirs, les regrets d’un peuple. C’est pour cela qu’il va chercher parfois sur la scène des images qui ne sont pas l’expression immédiate de son état présent, mais qui lui rappellent ce qu’il souhaite, ou ce qu’il a perdu. Ainsi, pour prendre vos exemples, si, pendant les années pacifiques de la restauration, vos colonels en retraite, vos vieux et braves soldats, vos guerriers, vos lauriers, pardon, Monsieur, avaient tant de faveur, ce n’est pas que ce tableau fût en contraste avec l’esprit du temps ; c’est qu’au contraire il le flattait, en caressant un dépit national ; et un politique clairvoyant aurait pu démêler, à ces spectacles si applaudis de la foule, une passion profonde, populaire, que quinze ans n’avaient pas éteinte, et qu’un jour fit éclater.

On trouve donc, Monsieur, dans votre propre théâtre, cette vérité contemporaine que vous refusiez tout à l’heure à la comédie, pour l’attribuer exclusivement à la chanson ; et vous voilà vous-même plus historien que vous ne voulez. Au reste, Monsieur, dans cette question, vous avez pris vos sûretés ; vous avez mêlé la chanson et la comédie, et vous serez applaudi de tous côtés, quelque parti que l’on prenne sur votre théorie littéraire.

J’avouerai même que cette théorie devient très-spécieuse dans les derniers exemples que vous citez. Près de nous, au moment presque où nous parlons, on n’apercevait plus le même rapport, la même intelligence entre le théâtre et le public ; ou plutôt l’un des deux semblait vouloir être le corrupteur de l’autre. N’y avait-il pas, toutefois, dans le contre-coup d’un grand changement social, dans le battement stérile des imaginations émues, quelque chose qui explique et qui faisait naître un besoin d’émotions fortes, en contraste avec des habitudes paisibles, besoin souvent mal satisfait au théâtre, et qu’on aurait vu s’émousser de lui-même par l’ennui du public, à défaut de censure ? Vous en jugerez mieux que personne, vous, Monsieur, que l’épidémie de l’exagération et du faux n’avait pas gagné, et qui saviez, même en pleine liberté, être piquant par la raison, et vous passer du scandale pour l’effet dramatique.

De longs succès vous avaient appris cet art difficile dont vous vous êtes bien rarement écarté, dans tant de pièces échappées si vite. Boileau disait avec un peu d’aristocratie poétique,

Il faut, même en chanson, du bon sens et de l’art.

Ce conseil, qui paraîtra dédaigneux et superflu de notre temps peut-être, ne s’en applique pas moins avec justice à. toutes les variantes de la chanson sur nos théâtres. Jamais la frivolité du genre, la liberté du cadre, la folie de l’auteur n’excluent ces deux vieilles conditions que demandait Boileau, du bon sens et de l’art ; et elles viendraient, par circonstance ou par système, à manquer dans les grands ouvrages, qu’il faudrait encore les réclamer pour le vaudeville et l’opéra-comique.

C’est ainsi que, dans le siècle dernier, un homme dont le talent s’était formé sans culture, Sedaine, à force de réflexion et d’art, se fit une place nouvelle sur notre théâtre, et y laissa des ouvrages que les vôtres mêmes n’ont point fait oublier. Vous, Monsieur, préparé de bonne heure par l’étude des lettres, vous eûtes moins d’efforts à faire et d’obstacles à vaincre. À cette part d’originalité, sans laquelle nul écrivain ne saisit fortement le public, vous aviez joint le goût des bons modèles ; et vos premiers ouvrages, qui semblaient improvisés dans l’insouciante gaieté de la jeunesse, étaient toutefois calculés habilement et écrits avec autant de soin que de vivacité. Mais vous renfermiez d’abord ce talent dans des cadres étroits et légers. Les caractères naturels, les conceptions premières vous semblaient enlevés par les maîtres de la scène. En jetant un coup d’œil observateur sur notre société, vous n’y trouviez plus ces différences marquées, ces luttes de rangs, ces originalités de classes et de personnes, si favorables à l’action de la haute comédie ; et, malgré d’heureux exemples, vous hésitiez à tenter cette belle forme de l’art.

Les succès faciles et prompts vous séduisaient davantage. Au lieu de concentrer la force comique sur quelque sujet d’intrigue et de mœurs longtemps médité, vous avez éparpillé la comédie dans une foule de brillantes esquisses, et reproduit l’ingénieuse fécondité de ces poëtes espagnols, dont les ouvrages et les succès se comptaient par centaines.

Au milieu d’une société placée tout entière sur le même niveau, mais mobile et agitée, vous avez mis en scène les opinions, les fantaisies, les modes, à mesure qu’elles posaient devant vous. Quand la vérité du jour ou du moment devenait difficile à aborder en face, vous l’avez quelquefois adroitement tournée, et vous avez dû prendre les nuances au lieu de grands traits, sachant faire applaudir même ce que vous ne disiez pas. Quelques- unes des petites pièces de Molière ne sont guère moins goûtées des connaisseurs que ses chefs-d’œuvre. Vous avez su être original, en les imitant ; et quelquefois le souvenir ou la contre-partie d’une idée de ce grand poëte vous a fourni toute une pièce nouvelle.

Mais c’est dans notre temps surtout, dans l’horizon de Paris, sa vie d’affaires et de plaisirs, sa banque, son commerce, sa littérature, c’est autour de vous, c’est aujourd’hui, c’est hier, que vous avez saisi vos modèles et reçu vos inspirations. Votre théâtre s’est rapproché de ces proverbes de salon, où la société se peint d’autant mieux qu’elle les fait elle-même, et qu’elle y met son langage. Mais en écrivant ainsi, sous la dictée du public, en lui rendant ce qu’il vous donnait, que de vues heureuses et fines, que d’intentions comiques, quel vif et piquant dialogue marquaient votre part dans ce travail commun ! C’est par là, Monsieur, que vos pièces, transplantées, ont amusé toute la France, et que, passant à l’étranger, traduites, mêlées, allongées, selon le goût des peuples, elles ont défrayé les théâtres du Nord et du Midi. Partout on a ri, partout on s’est attaché à vos ouvrages ; ce qui prouve que le costume et l’à-propos ne sont pas tout dans ces pièces si parisiennes, et qu’elles ont un grand fond d’esprit vrai et de gaieté cosmopolite.

Je me souviens qu’un critique célèbre d’Allemagne, un peu sévère pour nos poëtes classiques, et conduit au paradoxe peut-être, à force de savoir et d’esprit, préférait, en propres termes, le Solliciteur au Misanthrope. Vous n’êtes pas de cet avis, Monsieur, j’en suis sûr. Mais l’illusion même que votre piquant théâtre a pu faire à de tels juges est encore un éloge ; et cette illusion serait impossible, s’il n’y avait pas quelque chose de bien spirituel et de bien vivace dans ces scènes légères que l’on joue, et que même on commente, chez l’étranger.

Sans vous louer autant, je puis remarquer l’art ingénieux et délicat de vos principaux ouvrages, le mouvement toujours vif et libre du drame, la vérité des impressions, lors même que le langage est parfois trop paré ou trop éphémère, l’habileté de l’auteur à suivre et à retourner en tous sens une donnée dramatique, la manière heureuse dont le dialogue a tour à tour de la grâce, de la simplicité, de l’émotion, et de l’esprit toujours.

Quel intervalle et quelle variété du Diplomate à Valérie, de l’Intérieur d’un bureau à Michel et Christine ! Quelle diversité, et parfois quelle ingénieuse morale dans vos nombreuses pièces sur un sujet un peu profané par l’ancien théâtre, le mariage ! Une d’elles, le Mariage d’argent, est enfin la comédie complète, en cinq actes, sans couplets, sans collaborateurs, se soutenant par le nœud dramatique, l’unité des caractères, la vérité du dialogue et la vivacité de la leçon. L’absence des vers ne nuit pas plus à cet ouvrage qu’aux excellentes comédies de Lesage ou de Picard.

Il ne faut pas demander, Monsieur, pourquoi vous n’avez pas renouvelé plus souvent cet essai de la grande comédie de mœurs qui vous avait si bien réussi : ni le talent ni les ridicules n’auraient manqué. Bientôt même la carrière s’élargit, au milieu de nos vicissitudes sociales ; et il vous fut possible de tenter la comédie politique, cette dernière licence de l’art théâtral, cette liberté de la presse de la vieille Athènes, qui ne vaut pas la nôtre. Dans la foule de vos succès, on doit distinguer Bertrand et Raton, par le genre nouveau de l’ouvrage, autant que par la vérité piquante des détails. La pièce, en elle-même, avait un mérite de circonstance, applaudi d’un public pour qui l’ordre était populaire ; c’était de se moquer de l’émeute et de montrer quelle agitation artificielle et quels faibles instruments troublent parfois les états. Mais la morale de la pièce serait fausse, ou plutôt votre pensée mal comprise, si on en concluait que les grandes catastrophes sociales sont toujours amenées ainsi, et que les peuples s’émeuvent, comme on agite un carrefour. Il n’en est rien, vous le savez. Les révolutions, qui ne sont pas des complots, ont une cause plus élevée, plus sérieuse ; et la volonté nationale, qui les accomplit et les maintient, ne dépend ni du hasard ni d’une intrigue.

Au reste, Monsieur, cette arène de la comédie politique, où vous avez fait quelques pas s’est refermée bien vite, et vous y avez peu de regret. Votre talent ingénieux et flexible n’a pas besoin des passions de parti, pour exciter l’intérêt et captiver la vogue.

Le public a beaucoup à vous demander encore. Soit que votre talent cherche des succès plus rares, ou qu’il ne se lasse pas de renouveler les mêmes, l’Académie se félicitera de son choix ; car l’honneur et la vie d’un corps littéraire, c’est d’attirer à soi tous les genres de renommée qui se partagent le suffrage public. Ce sont autant de formes variées qui doivent représenter la culture des arts chez une nation.

Tous ne peuvent venir à la fois, ni apporter la même part. À côté des talents hardis, originaux, se placent les grandes études et le goût sévère. À côté des hommes qui cultivent les lettres pour elles-mêmes, il y a ceux qui les font servir aux rapides et bruyants succès de la tribune, du barreau, du théâtre. Ces genres si divers se touchent et se réunissent. Ce mélange même est le caractère de l’Académie. Chacune de nos pertes, comme chacun de nos choix, nous en avertit. Naguère nous a été enlevé un orateur, dont la parole grave, élevée, morale, après avoir longtemps retenti dans les assemblées de la nation, se faisait écouter, avec un charme instructif, au milieu de nos paisibles séances, homme de bien et d’éloquence, qui fut respecté dans la retraite, et même dans le pouvoir. Qui nous rendra M. Lainé !

Que nos regrets du moins lui soient offerts ! et qu’on nous pardonne d’avoir saisi cette première occasion publique d’honorer sa mémoire, et de rendre un hommage impartial à sa tombe si récente et si modeste.