Éloge historique de Vicq d’Azyr

Le 25 août 1825

Pierre-Édouard LÉMONTEY

ÉLOGE HISTORIQUE

DE

VICQ D’AZYR,

MEMBRE DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE ET DE L’ACADÉMIE DES SCIENCES, SECRÉTAIRE PERPÉTUEL DE LA SOCIÉTÉ ROYALE DE MÉDECINE, PREMIER MÉDECIN DE LA REINE,

Prononcé dans la séance publique de l’Académie française du 25 août 1825, jour de la Saint-Louis.

 

 

MESSIEURS,

LES membres de l’Académie française, morts pendant la suspension de cette compagnie, furent privés de l’hommage qu’aurait rendu à leur mémoire un successeur immédiat. Déjà un zèle volontaire a réparé, pour quelques-uns, cet outrage de nos temps malheureux. Parmi les autres, que ce tribut filial n’a pas encore atteints, si j’ai choisi Vicq d’Azyr, ce n’est pas seulement pour acquitter une dette de l’Académie, mais afin de soulager ma propre reconnaissance envers un homme qui autrefois honora ma jeunesse de son amitié, et daigna m’encourager dans la carrière des lettres. Cet éloge historique remplira une lacune de vos annales, et témoignera de quel prix sont à vos yeux ces commémorations de famille, qui semblent avoir transporté dans la tribu académique le culte des aïeux.

 

Félix Vicq d’Azyr reçut le jour le 28 avril 1748, d’un médecin de Valognes. Quelque imparfaites que fussent les études dans une aussi petite ville, il y puisa un goût très-vif pour la poésie et les beaux-arts. Il vint ensuite à Caen faire son cours de philosophie, et tira de l’arène scolastique, dont les combats ne lui déplurent pas, tout ce qu’on peut en espérer d’utile, un exercice animé de l’esprit et une grande facilité d’élocution. Il y trouva pour condisciple l’auteur futur de la Mécanique céleste, et les bancs de la controverse unirent pour la vie les deux amis que la gloire attendait. Le choix d’un état fut pour Vicq d’Azyr un sujet d’hésitation. L’exemple de Chaulieu, de Bernis et de Delille, l’attirait vers la carrière ecclésiastique où l’indulgence du siècle dotait les muses, mais le vœu de sa famille le décida pour la profession de son père. Les lettres n’ont point eu à se plaindre de cette préférence ; car si le sacerdoce l’eût conservé poète, la médecine le fit orateur.

 

Paris le vit donc à dix-sept ans s’abreuver avec avidité à toutes les sources d’instruction dont abonde la capitale, et poursuivre dans les écoles de la Faculté de Médecine la science tutélaire qui offre à ses élèves ce que la nature a de plus rebutant et de plus sublime, de plus cruel et de plus consolant. Six années consumées sans repos dans les amphithéâtres, les hôpitaux, les cours d’enseignement et les bibliothèques, eussent lassé un esprit moins infatigable. C’était l’époque où la nation, blessée dans son orgueil par une paix humiliante, se vengeait des revers de la fortune par le triomphe des lumières. Ce théâtre convenait au jeune Vicq d’Azyr, car rien n’était disposé en lui pour une destinée vulgaire ; sa taille était belle, élevée, imposante ; sa physionomie noble et ouverte, son regard plein de feu, et sa voix douce et sonore, faite pour émouvoir et persuader. Deux événemens de sa jeunesse vont nous dire la sensibilité de son ame et de la vigueur de son talent.

 

Il n’avait pas encore terminé sa licence, et se trouvait dans une salle de l’école de Médecine avec beaucoup d’autres élèves. Un bruit extérieur se fait entendre, et la cause en est bientôt connue, lorsqu’on apporte dans la salle le corps d’une jeune fille qui s’était évanouie près de là. La foule des étudians se précipite, et Vicq d’Azyr, soit par sa vivacité naturelle, soit par l’ascendant qu’il exerce entre ses camarades, s’occupe le premier des secours que réclame cette personne dont la beauté et la mort apparente ont également ému la studieuse jeunesse qui l’environne. Tant de soins ne furent pas perdus, et les yeux de la malade renaissante rencontrèrent en s’ouvrant les traits passionnés de son libérateur. L’événement réalisa ce que l’imagination la plus romanesque aurait pu attendre d’une première entrevue aussi extraordinaire : la personne évanouie était nièce du célèbre Daubenton. Les conventions humaines consacrèrent par un prompt mariage le sentiment réciproque qu’une étincelle avait allumé. Mais après dix-huit mois d’un bonheur enivrant et de cruelles inquiétudes, la mort redemanda sa proie. Les regrets de son époux allèrent jusqu’au délire ; le rêve doux et terrible qu’il avait fait fut une de ces épreuves que le cœur humain n’a pas la force de supporter deux fois. Vicq d’Azyr garda toute sa vie le veuvage que son adolescence avait vu commencer. Il inspira bien encore des passions, mais il ne fut plus fidèle qu’à la gloire.

 

Vers la même époque, un autre événement révéla au public combien d’idées neuves et grandes avaient déjà mûri dans la tête de ce jeune homme, et brûlaient de se produire au jour. Le moment des vacances venait de suspendre les études de la Faculté, lorsqu’il imagina d’ouvrir dans le même lieu un cours d’anatomie, et, sans autre mission que le sentiment de sa force, de rappeler à l’amphithéâtre désert les élèves de ses maîtres. La curiosité les y entraîna d’abord ; l’admiration les y retint. Des vues profondes, une méthode neuve et hardie, et des paroles pleines de sagesse et de savoir, signalèrent ce cours inattendu. Un enseignement si grave et si ferme dans une bouche empreinte de jeunesse et de grace, eut l’apparence de l’inspiration ; les savans et les vieillards accoururent aussi-bien que les adolescens, et le docteur Moreau raconte que le professeur ne pouvait arriver à sa chaire que porté dans les bras de la multitude avide de l’entendre. L’envie s’éveilla au bruit du succès, et sous le prétexte de quelqu’une de ces formes conçues en tous pays pour la satisfaction de la médiocrité, on interdit les leçons de Vicq d’Azyr. Mais, cédant au vœu général, il ouvrit chez lui un amphithéâtre et un nouveau cours que la foule suivit, et que le monopole de l’enseignement respecta dans le sanctuaire des foyers domestiques. Cependant l’opinion publique, qui était alors une puissance irrégulière, mais invincible, fit rougir d’une persécution contraire au développement des lumières, c’est-à-dire à l’esprit général du siècle. La Faculté subjuguée ne tarda pas elle-même à confier dans son sein au jeune professeur la chaire où les droits du génie l’avaient d’avance fait asseoir.

 

Cette suite d’émotions et de travaux extraordinaires altéra la santé de Vicq d’Azyr. Un crachement de sang opiniâtre fit craindre pour sa vie. On lui ordonna le séjour de sa ville natale, où il se rendit en effet, et le repos de l’ame, qu’il n’était pas aussi facile d’obtenir de son indomptable activité. Le voisinage de la mer offrit un champ nouveau à son esprit investigateur. Vicq d’Azyr ne séparait pas l’anatomie de la physiologie ; il étendait cette seconde science jusqu’aux phénomènes du règne végétal, et embrassait dans la première tous les êtres animés, groupés autour de l’homme, qui en reste le centre et le chef. Ce cadre, où la main de son auteur avait disposé tout le système de la nature vivante, réclamait les innombrables espèces que nourrissent les abîmes de l’Océan. Jusqu’alors la connaissance des poissons avait peu occupé les naturalistes, et un petit nombre d’observations isolées ne constituaient point encore la science. Le convalescent de Valognes contempla la structure et l’organisation des peuplades variées que les flots de la Manche roulaient sous ses yeux, et fit parvenir à l’Académie des Sciences cet amusement de son loisir ; mais dans ces jeux prétendus d’un malade, la compagnie reconnut la marche transcendante d’un esprit fécond en découvertes, et se hâta de recevoir dans son sein un savant de vingt-trois ans, dont le talent n’avait point eu de jeunesse. Ce talent, facile à définir, résidait dans la double faculté de concevoir avec grandeur et d’observer avec patience, réunion assez rare, mais sans laquelle le génie lui-même ne produit rien que d’incomplet.

 

Vicq d’Azyr, rendu à la santé par la force de sa constitution, et peut-être aussi par de glorieux suffrages, vint reprendre à Paris le cours de ses travaux. Ici, Messieurs, je ne puis taire davantage l’embarras où me jette la tâche que j’ai entreprise. Si, laissant de côté la carrière scientifique de Vicq d’Azyr, je ne peins en lui que l’écrivain et l’orateur, me pardonnera-t-on un tel larcin fait à sa gloire ? Si au contraire j’ose exposer ses belles et laborieuses conquêtes sur les secrets de la nature, mon inexpérience ne risque-t-elle pas de le rendre encore plus méconnaissable ? Pour sortir de cette anxiété, j’ai eu besoin de me rappeler que les Mémoires de l’Académie des Sciences, le Dictionnaire de Médecine, de l’Encyclopédie, et les grands ouvrages entrepris ou terminés par Vicq d’Azyr, sont les dépositaires et les monumens de ses services ; j’ai réfléchi que le corps savant auquel il appartint, que la société illustre qu’il fonda, et qui vient de renaître, que les élèves pénétrés de ses doctrines, et les collègues témoins de ses efforts, exprimeront, mieux que moi, comment il donna à l’anatomie et à la physiologie une exactitude, une étendue, et, s’il est permis de le dire, une solidarité inconnue jusqu’à lui ; comment son admirable dissection du cerveau, ses expériences sur l’incubation de l’œuf, et son immense parallèle des organes de l’ouïe et de la voix, dans tous les êtres qui en sont doués, étonnèrent par leur nouveauté, et couvrirent la science des germes de découvertes prochaines ; comment enfin son éloquente sollicitude pour introduire en. France l’enseignement clinique, créer à l’anatomie comparée une langue indispensable, fortifier la médecine pratique par l’art vétérinaire, purger les temples et les villes de la contagion des sépultures, parvint à intéresser des hommes frivoles à leur propre conservation. Rassuré par le concours de tant de voix compétentes, qui ne laisseront pas sans justice les travaux scientifiques et l’immortelle influence de Vicq d’Azyr, j’écoute la prudence plus que le zèle, et je reprends la narration historique et littéraire d’une vie si pleine d’honorables souvenirs.

 

Les premières années du règne de Louis XVI furent, comme celles de Marc-Aurèle, affligées par des fléaux. Une épizootie terrible ravagea nos provinces du Midi, détruisant à la fois les ressources de l’agriculture et les revenus du fisc. Quoique ce genre de calamité fût devenu plus fréquent depuis le commencement du dix-huitième siècle, nulle prévoyance n’avait préparé les moyens de le combattre. A la nouvelle de l’invasion pestilentielle, M. Turgot s’adresse à l’Académie des Sciences, et lui demande un médecin et un physicien qui aillent déployer contre ce désastre toutes les ressources de la science et de l’autorité. L’Académie répond au ministre qu’elle lui donne dans un seul homme les deux qu’il a demandés, et elle nomme Vicq d’Azyr. Il part et reconnaît avec effroi la profondeur du mal. Sa mission fut cruelle pour le pays infecté, et salutaire pour celui qui ne l’était pas encore. Par le prompt sacrifice des animaux malades, elle arrêta la contagion qu’elle n’avait pu faire reculer. Vicq d’Azyr ne négligea rien pour rendre utile cette sanglante expédition ; ses remarques furent la matière d’un Traité des épizooties. Il n’avait pas hésité, pendant la contagion, à tenter, au péril de sa vie, dans les flancs d’une foule d’animaux pestiférés, des expériences que la physiologie a rarement l’occasion de faire sur les grands quadrupèdes vivans. Jamais les autels de la science n’avaient reçu de pareille hécatombe depuis le massacre des quinze cents biches que le roi d’Angleterre livra aux recherches curieuses du célèbre Harvey.

 

Le spectacle douloureux qui avait frappé Vicq d’Azyr durant sa mission, la ruine et les gémissemens des chaumières poursuivaient sa pensée. Mais Turgot gouvernait encore, et l’on pouvait, en se hâtant, méditer quelque bien sous l’influence de ce grand ministre, à qui son maître eut le malheur de préférer une révolution. Vicq d’Azyr conçut donc un projet dont l’accomplissement devint l’emploi de sa vie, et changea la face de la médecine française, immobile depuis dix siècles. La fondation de la Société royale fut en tous points un événement remarquable. Les haines, les satires, le bruyant scandale qui assiégèrent son berceau, offriront au philosophe une image naïve des luttes qui attendent l’esprit humain dans ses moindres progrès, et de la rançon que la vieille sottise se fait payer pour la délivrance de chaque vérité. Cependant, on apprécierait mal l’institution qui a immortalisé le nom de Vicq d’Azyr, si vous ne me permettiez de retracer rapidement, jusqu’en son origine, le désordre invétéré dont elle triompha.

 

Lorsque, au déclin de l’empire, Justinien eut transféré aux églises le revenu des écoles, la médecine, ainsi que les autres connaissances humaines, passa dans les mains du clergé. Dès lors l’anatomie disparut comme une impiété ; l’exercice de la chirurgie, incompatible avec les saints canons, fut réduit à une pratique sauvage et abandonné à des subalternes ; enfin l’enseignement médical, moulé fidèlement suit la scolastique religieuse, devint une science de mots et d’érudition. Le temps et la barbarie consolidèrent tellement cette fausse direction, que dans la suite il n’y fut rien changé, ni par les nouveaux sectaires de Mahomet dans leurs grandes écoles de Bagdad et de Cordoue, ni par les chrétiens, lorsque les laïques pénétrèrent peu à peu dans les universités où continuait la domination théologique. La médecine traversa ainsi le moyen âge, portant quelques lambeaux de l’alchimie des Arabes, de la magie des Juifs et de la superstition du peuple, mais ennemie de tout système d’observation, et fièrement assoupie dans sa pourpre, son hermine, ses privilèges et ses langues mortes. Modifiée cependant au sein de l’Europe, par la renaissance des lettres et le mouvement qui suivit la réformation, elle était demeurée en France obstinément attachée à sa forme primitive, et Vicq d’Azyr put reconnaître dans ses confrères du dix-huitième siècle, les médecins que Molière avait peints sans les corriger.

 

Deux circonstances avertissaient la médecine française des suites fâcheuses de son opiniâtreté. D’un côté, ses maîtres, inconnus partout ailleurs que dans leur patrie, végétaient sans influence sur les doctrines médicales, tandis que la gloire proclamait au loin les noms étrangers de Boerhaave, de Sydenham, de Baglivi ; et, d’un autre côté, la chirurgie française, répondant par des succès aux mépris que lui avait prodigués sa suzeraine, s’était constituée en académie depuis quarante ans, et, de l’aveu de tous, tenait en Europe le sceptre de son art. Dans un pays aussi riche en grands hommes, cette infériorité de notre médecine ne pouvait s’expliquer que par l’isolement de ceux qui la professaient, et par les vices qui en sont la conséquence. Dès long-temps, chez nos voisins, des centres de correspondance médicale et des sociétés sanitaires, établis en Suède, en Danemark, en Prusse, à Breslaw, à Londres, à Édimbourg, à Barcelone et à Madrid, nourrissaient une émulation générale, et faisaient de l’expérience de chacun le patrimoine de tous. Quelques bons esprits avaient senti en France le besoin d’une institution semblable. On dit que Hérouard et d’Aquin, premiers médecins de Louis XIII et de Louis XIV, l’appelaient de leurs vœux. A une époque plus entreprenante, Chirac, médecin du régent, tentait de la réaliser lorsque la mort le frappa. Tous les abus s’étaient soulevés contre lui. La calomnie poursuivit jusqu’en son tombeau ce médecin philosophe, en haine de son utile projet, dont Fontenelle, d’Alembert et Bordeu nous ont conservé la tradition.

 

Tel fut le périlleux héritage que Vicq d’Azyr accepta sans crainte, et mit en valeur avec une rare habileté. Prévoyant que sa jeunesse pourrait blesser beaucoup d’amours-propres, il gagna la confiance de M. de Lassone, premier médecin du roi, homme de lumières et de probité, qui lui prêta l’appui de son nom et de son crédit. A ce premier ménagement il en joignit un second non moins nécessaire. L’institution de la Société royale fut d’abord présentée comme une simple précaution contre les épizooties, dont une invasion récente consternait encore les esprits ; et, sous ce voile, elle naquit presque inaperçue. Mais la seconde année, en 1778, elle parut ce qu’elle devait être, le lien de toutes les sciences médicales, et le foyer de leur perfectionnement, établie au Louvre, distribuant des prix nombreux, et montrant sur sa liste les noms vénérés des Franklin et des Haller, des La Rochefoucauld et des Vergennes. Cette dissimulation fut bien prudente, car il est malheureusement vrai de dire que des passions jalouses n’eussent pas laissé faire impunément pour la santé des hommes ce qu’elles permirent pour celle des bestiaux. Mais la Société royale se trouvant tout à coup en pleine existence, et ne pouvant être sourdement étouffée par l’intrigue, ne fut plus exposée qu’à une guerre ouverte ; elle l’eut en effet, mais vive, acharnée, comme le sont les guerres civiles.

 

La Faculté de Médecine, surprise et irritée, ne voulut voir dans la Société royale qu’un essaim fugitif et une colonie de rebelles. Elle refusa aigrement les places et les honneurs qui l’y attendaient, et ne songea plus qu’à la vengeance. Usant d’abord d’une sorte de juridiction que le temps avait épargnée, ou peut-être dédaignée, elle bannit de son sein les membres dissidens, et les chargea de flétrissures gothiques. Trouvant bientôt cette injure insuffisante pour son ressentiment, elle ne voulut rien moins que faire dissoudre sa rivale par l’autorité judiciaire ; mais il eût fallu à ses prétentions un tribunal du quatorzième siècle ; et, par malheur, le parlement de Paris était alors à peu près du dix-huitième. La Faculté de Médecine, repoussée des voies légales, eut l’imprudence de porter sa cause au tribunal du public, devant ce juge cruel et moqueur, qui dicte le choix des armes, et veut qu’on l’amuse pour les frais de l’arbitrage. Dès lors commença dans son caractère véritable la fameuse querelle des facultaires et des sociétaires ; car, en tout débat, le premier soin de la discorde est d’attacher un nom à chaque enseigne. Les divisions d’un corps si nombreux, qui possédait tant d’hommes spirituels, considérés et nécessaires, ne manquèrent pas d’intéresser et de partager l’opinion de la capitale. Les mémoires du temps ont recueilli durant plusieurs années les manifestes et les exploits des belligérans. L’histoire sera bien forcée de les signaler comme un symptôme du malaise inquiet, turbulent, altéré de haines, qui à cette époque convertissait en faction tout, jusqu’à la musique, et poussait la France vers cette lice sanglante des révolutions, que l’on dit toujours fermée, que l’on voit toujours ouverte.

 

L’ancienne réputation de causticité acquise aux enfans d’Esculape ne pâlit pas dans cette circonstance. Les robes de Rabelais et de Guy-Patin furent secouées avec fruit dans le sein de la Faculté. Il en tomba sans relâche sur ses adversaires une grêle de pamphlets, tous remarquables par l’esprit plus que par le goût, par l’amertume plus que par la raison. La satire des docteurs emprunta les formes les plus mordantes, et ne dédaigna même pas la fiction dramatique et le masque d’Aristophane. Si quelque auteur de ces diatribes vit encore, il doit bien s’étonner des excès où la passion peut entraîner d’honnêtes gens. Cependant, il est juste de dire que les torts ne furent pas égaux entre les deux partis : les sociétaires descendirent rarement dans l’arène, et Vicq d’Azyr, particulièrement maltraité par d’outrageantes calomnies, s’en éloigna constamment. L’élévation de ses idées et l’urbanité de ses mœurs le détournaient de faciles représailles ; et d’ailleurs il aimait trop la gloire, pour user dans une polémique éphémère le temps que la nature proportionne rarement aux desseins des grands hommes.

 

Ces hostilités fréquentes augmentaient la célébrité de la Société royale et de son éloquent secrétaire perpétuel. Leurs succès n’étaient point frivoles, parce que la nouvelle institution, toujours en butte à un parti puissant, avait besoin d’être protégée par sa gloire. Nous vivions alors dans une crise tout athénienne, où l’utilité même était Contrainte à surprendre l’opinion, et où le bien-faire ne se tolérait qu’en faveur du bien-dire. L’esprit public, impatient de grandir, demandait des alimens aux académies, au barreau, à la chaire évangélique ; et dès qu’il aperçut dans la Société royale une tribune nouvelle, il y précipita la foule. C’était à Vicq d’Azyr à justifier et à soutenir cet empressement, et les plus chers intérêts de l’humanité lui en faisaient une loi. Il fut donc éloquent par devoir, et ne résista plus à la nature, qui l’avait traité en orateur. On put sentir alors tout l’avantage d’un écrivain nourri des connaissances fondamentales de l’organisation humaine. Loin d’éteindre les talens, les études sévères de l’anatomie et de la physiologie pénètrent l’esprit de recueillement et de gravité, et lui portent à l’envi de hautes pensées et d’énergiques expressions. Sans l’appui de ces deux sciences, les anciens ne concevaient pas de philosophie raisonnable, et les modernes voient leur métaphysique s’évaporer en nuages. Vicq d’Azyr s’avançait enrichi de leurs inspirations ; pendant dix années, les séances de la Société royale furent animées par ses accens. Je me souviens que l’enceinte ne pouvait suffire à tous les auditeurs différens d’âge, de sexe, de rang et de nation, qui venaient l’écouter avec délices. Leurs applaudissemens signalèrent à la France un modèle achevé dans un genre d’éloquence plein d’intérêt, et que l’antiquité n’avait pu connaître.

 

Les corporations savantes s’imposaient l’obligation de rendre un dernier hommage à ceux de leurs membres que la mort enlevait. Fontenelle avait montré tout le parti qu’un esprit juste pouvait tirer, pour l’avantage commun, de cette pieuse coutume : il déguisa la science, encore mystérieuse, afin de la populariser, et n’en présenta que les sommités les plus brillantes à un monde dissipé. Vicq d’Azyr, trouvant les sciences apprivoisées et la société avide d’instruction, suivit avec une prudence pareille une marche différente ; il mit à éclairer les difficultés autant d’élégance et de sagacité que son prédécesseur en avait mis à les dissimuler. On admire avec quelle clarté il est profond, avec quelle méthode il plane sur ses sujets. Il est de ses Éloges pour lesquels il étudia des mois entiers quelque branche de la science, afin d’y porter la précision d’un homme supérieur. Il semblait venu exprès pour justifier ce que Rousseau disait à M. Bernardin de Saint-Pierre : De tous les savans, ce sont les médecins qui savent le plus et le mieux. C’était pour lui un égal devoir de conscience de chercher la vérité dans les choses, et de la dire sur les personnes ; aussi l’étranger adopta tous ses jugemens, et la postérité n’a encore appelé d’aucun. La collection de ses discours forme certainement l’histoire la plus riche et la plus impartiale des progrès de l’esprit humain dans le dix-huitième siècle.

 

Les œuvres oratoires de Vicq d’Azyr remplissent trois volumes, et se composent d’environ cinquante Éloges. L’importance et la variété des matières l’obligèrent à y déployer un génie universel. Il n’eut pas seulement à tenir dans sa balance les savantes renommées de Linnée, de Haller, de Bergman, de Camper, de Schéele, de Pringle, de Lorry, de Duhamel : on le vit encore, dans l’Éloge du comte de Vergennes, pénétrer en homme d’État les mystères de la politique ; dans celui de M. de Watelet, éclairer sous des aspects nouveaux et piquans la délicate métaphysique des beaux-arts ; et dans celui de M. de Montigny, peindre le second âge de l’industrie française, et le complément des pensées du grand Colbert. L’Éloge de Franklin attesta surtout la vigueur de son talent et la diversité de ses connaissances. Je ne puis louer que sur parole ce discours qui pas sait pour son chef-d’œuvre ; car, par une fatalité singulière, il est le seul de ses principaux ouvrages qu’on n’ait pas imprimé. J’étais absent de Paris lorsqu’il le prononça ; mais je retrouvai à mon retour la vive sensation qu’il y avait laissée. On répétait ces paroles mémorables de son début sur le vieillard américain : « Un homme est mort, et deux mondes sont en deuil. »

 

Les réflexions de cet orateur ont un caractère de justesse et de pénétration qui décèle un ha bile moraliste. Qui donc aurait plus de droits à ce titre qu’un médecin, confident nécessaire des faiblesses humaines ; surtout si, comme Vicq d’Azyr, il exerce son art dans les classes élevées de la société ? Là, rien n’est resté simple ou naturel : tout mal physique se complique d’une affection morale ; il faut une médecine souverainement intelligente pour soulager l’ambitieux, l’avare, l’envieux, le courtisan, et, à travers les passions contraintes et les vanités souffrantes, découvrir l’intérieur de ces hommes artificiels. Montaigne, La Bruyère, Fielding lui-même, quoique juge de paix, furent à cet égard dans une situation moins favorable que Vicq d’Azyr. Ses remarques sur la mort, sur la vieillesse, sur l’imagination, sur une foule de caractères et d’accidens qu’il rencontre dans ses récits, ont la finesse et la certitude de l’expérience. Veut-il expliquer l’origine des grandes richesses qu’amassent les médecins de l’Angleterre : « Dans ce pays, dit-il, le peuple, suivant qu’il est affecté, recherche avec la même impatience et la vie et la mort. » S’agit-il de caractériser la discrétion d’un ministre : « Il n’était point dissimulé, dit-il, et il n’usait d’adresse qu’autant qu’il en fallait pour ne pas rebuter la fortune. » Ailleurs il prononce sur l’esprit de secte ce jugement remarquable : « Le grand inconvénient des sectes de toute espèce, est d’attaquer la liberté jusque dans l’opinion et la pensée, et de ne voir dans le monde entier que deux partis, l’un pour lequel on ose tout, et l’autre contre lequel on se permet tout. » Si les penseurs trouvent dans les écrits de Vicq d’Azyr un aliment continuel, l’attention des gens du monde y est réveillée par des faits singuliers, dont je prends quelques-uns au hasard. Ainsi, Montesquieu attribuait l’invention des lettres-de-change aux Juifs chassés de France par Philippe-Auguste ; mais on voit, dans l’Éloge de Targioni, l’assertion de notre publiciste détruite par ce docteur qui a trouvé des lettres-de-change bien plus anciennes, et tirées en langue latine dès l’année 1161 par des négocians de Pise sur Messine et Constantinople. Ainsi, en 1738, lorsque le fameux père Bridaine prêchait dans nos villes du Midi, un souffle aigu du Nord accueillit la foule qui sortait de ses sermons : il en résulta une épidémie, assez célèbre sous le nom du coup de vent, qui terrassa les fidèles de la mission ; et dans tout Béziers ne laissa debout que les indifférens. On sait gré à Vicq d’Azyr de nous avoir transmis cette belle épitaphe d’un médecin anglais de la religion des quakers, et qui semble faite pour notre généreux Montyon : « Ci-gît le docteur Fothergill, qui dépensa deux cent mille guinées pour le soulagement des malheureux. » Il attire aussi nos regards sur un médecin français, M. Bourdois de La Mothe, que ses lumières et sa générosité rendaient précieux aux habitans de Joigny : arrêté la nuit sur un grand chemin, il se nomma, et les malfaiteurs s’éloignèrent avec respect. Dans une circonstance pareille, l’Arioste avait eu le même avantage, et les bandits italiens se montrèrent aussi touchés de l’harmonie des beaux vers, que les voleurs français de la vertu d’un mortel bienfaisant.

 

Le talent de Vicq d’Azyr ajoutait une grande valeur à la mine dont l’exploitation lui était confiée. Ses discours doivent être étudiés comme les modèles de ce genre d’éloquence philosophique qu’a introduit chez les modernes l’union de la science et de la littérature. On est d’abord frappé de la juste proportion qui en fixe l’étendue, de la convenance qui en règle le ton et -en dispose les parties : nulle dissertation n’en appesantit la marche, nul ornement factice n’en gâte la pureté, nulle trace de polémique n’en trouble la bienveillance ; et les deux défauts du temps, l’afféterie et la déclamation, n’osent en approcher. Le style coule avec naturel et facilité, toujours clair, noble, harmonieux, correct, grave comme la science, mais plus chaste qu’elle. C’est du fond des pensées que ce style tient son éclat et sa solidité : il est clair, parce qu’elles sont nettes ; noble, parce qu’elles sont généreuses ; facile, parce qu’elles sont justes et bien enchaînées. Il s’anime, s’arrête, s’élève, se colore avec elles, et suit leurs mouvemens comme l’accent suit la parole. Ainsi que tous les grands écrivains, Vicq d’Azyr ne manque pas de réserver aux pensées fortes ou profondes l’expression la plus simple, et je ne puis résister au plaisir d’en citer un exemple. Ayant à parler des Turcs dans l’éloge d’un ambassadeur près de la Porte ottomane, il définit ainsi cette race d’esclaves fatalistes : « Nation, dit-il, oubliant le passé, que n’ose recueillir l’histoire ;  ne pouvant jouir du présent, dont le despote est le maître, ni disposer de l’avenir, qui appartient au destin. » La plume de Vicq d’Azyr laisse tomber fréquemment de ces phrases puissantes, qui vous avertissent par leur simplicité même, et dont il semblait que Bossuet et Montesquieu eussent gardé le secret.

 

A la tribune de la politique ou du barreau, il faudrait qu’un orateur fût de glace, si l’aiguillon de la dispute ne parvenait à l’émouvoir ; mais dans le monologue académique, cette ressource étrangère lui manque, et toute chaleur factice serait un sujet de risée. D’où vient donc ce feu secret, cette vie continue qui, sans effort et sans vains éclats, anime l’éloquence de Vicq d’Azyr ? C’est que dans lui l’homme est véritablement sensible. Doit-il rendre les affections de la nature : son instinct lui donne un tact délicat, et, sans le vouloir, il touche jusqu’aux larmes. S’élève-t-il à des vues générales : son ame, ouverte à tout ce qui est bon, grand et utile, n’a besoin que de sa propre candeur. Sous les détails les plus arides, on sent battre le cœur de l’écrivain. Les hommes s’émeuvent facilement à la voix de ceux qui les aiment, et croyez que les hommes s’y trompent rarement : ce degré de sympathie a été le partage de Vicq d’Azyr, et le sépare de ses trois émules, Fontenelle, d’Alembert, Condorcet, et même de buffon, qui fut son maître ; car je ne doute pas que les sublimes méditations dont l’historien de la nature marqua les divisions de son majestueux travail n’aient inspiré à Vicq d’Azyr les beaux discours qui précèdent ses divers cours d’anatomie.

 

Il était impossible que les succès de Vicq d’Azyr n’attirassent pas les regards de l’Académie française. Depuis que cette compagnie avait jugé l’étendue de sa mission, et que, par le choix de ses prix d’éloquence, elle avait cité toutes les gloires à son tribunal, rien de ce qui intéressait la civilisation ne lui était étranger. Cette nouvelle destinée lui imposait le devoir d’appeler dans son sein tous les hommes supérieurs, et de former sa renommée de toutes les renommées. Déjà n’éprouvait-elle pas ce que les lettres ont gagné dans leur commerce avec des savans tels que Pascal et d’Alembert, Maupertuis et La Condamine, Buffon et Bailly ? Un centre commun qui rapproche les premières têtes dans tous les genres de culture intellectuelle a d’éminens avantages. Je crois que notre littérature doit en grande partie à cette alliance ce qu’elle possède de liberté, de nerf et d’originalité. En se retrempant sans relâche dans des sources nouvelles et dans des inspirations de natures opposées, elle s’est garantie de l’engourdissement et de la mollesse où la plongeraient la monotonie d’une école dominante et les réglemens d’une jurande exclusive de beaux esprits.

 

L’Académie française avait vu avec complaisance naître la Société royale de Médecine, comme une fille des lumières, dont le nom retentissait au loin, et commençait, pour nos médecins, une affiliation européenne, une carrière d’émulation et de célébrité qui n’a cessé de croître jusqu’à nos jours. Déjà cette Société pouvait appliquer à la médecine française ce qu’un empereur avait dit de la ville de Rome : « Je l’ai trouvée de briques, et je la lais» serai de marbre. » L’Académie songeait donc à l’adopter dans la personne de son éloquent secrétaire, de son véritable fondateur. Ce vœu de la justice devint une nécessité par la mort de Buffon. Le vide que laissait un tel homme fit taire les prétentions et les vanités. Vicq d’Azyr fut élu sans difficulté et succéda comme l’héritier légitime. Sa joie fut cependant naïve et sans mesure. Il regarda sa nomination comme le sceau mis à sa gloire, et une distinction unique, puisqu’il était le premier médecin que le sénat de la langue française eût appelé par ses suffrages. Cette longue indifférence n’accuse au reste ni le discernement des académiciens, ni le mérite d’une profession qui avait compté tant d’hommes savans et spirituels. Il faut s’en prendre à l’aveugle routine qui, joignant le mystère de la médecine à l’énigme de la maladie, avait, au mépris de notre langue, chargé le grec et le latin de l’enseignement médical, et, par un double contre-sens, condamnait à un langage obscur la science où toute équivoque est mortelle, et à un langage immobile l’art qui doit toujours s’avancer par l’expérience. Vicq d’Azyr ne trahit pas l’espoir de l’Académie. Son discours de réception est un bel ornement de nos annales ; il y explique Buffon, comme Buffon expliqua la nature. La profondeur des pensées, l’éclat de la diction, la magnificence de l’ensemble, en font un monument durable à la mémoire de son prédécesseur. Il rappela le fameux discours sur le Style, que ce dernier avait prononcé lui-même en prenant place à l’Académie ; et l’admiration, toujours fidèle à Buffon, put se partager entre le discours dont il était l’auteur et celui dont il était le sujet.

 

Vers l’époque où Vicq d’Azyr s’asseyait dans le sanctuaire des lettres, la reine, qui le nomma son premier médecin, l’appelait sous un ciel plus orageux. Il fut un temps où le service médical des cours se distribuait en charges vénales, et il faut avouer que la santé des rois mise ainsi à l’enchère était un triomphe assez complet de l’étiquette sur le bon sens. Vicq d’Azyr ne dut rien à cette coutume bizarre ; son mérite fit seul les frais de son élévation, et la renommée prépara la confiance de la reine. Je dirai plus tard comment il la justifia. Qu’on sache seulement que la contagion des cours ne l’atteignit pas ; qu’il ne sollicita ni titre ni faveur, et n’usa de son crédit que pour l’intérêt de la science et de la Société Royale. Il avait sur la gloire un sentiment trop élevé et des idées trop justes pour céder aux jouissances de l’amour-propre et au bruit d’une vogue passagère. Ce fut précisément dans cette période de sa vie, où il semblait pour ainsi dire accablé de cliens, de fortune et de célébrité, qu’il poursuivit avec plus de zèle ses vastes ouvrages d’anatomie et de physiologie. Réfugié dans le silence des nuits, soit la plume à la main, soit au milieu des élèves qui préparaient ses expériences, il livra ses veilles et sa santé à des travaux pénibles, obscurs, infinis, qui ne pouvaient promettre à sa grande ame d’autre salaire que la reconnaissance de la postérité.

 

La convocation des états-généraux eût ouvert une lice brillante au talent oratoire et aux connaissances universelles de Vicq d’Azyr, si l’entreprise glorieuse qui l’absorbait, et sa qualité de médecin de la reine, ne l’en avaient détourné. Il est bon aussi que, dans les temps de réformation, quelques sages se tiennent hors de la mêlée, pour mûrir de salutaires pensées, loin du trouble des affaires et du choc des passions. Ce devoir des philosophes ne trouva point Vicq d’Azyr infidèle. Le travail qu’il présenta aux députés de la France, sous le nom de la Société Royale, porte un caractère imposant de grandeur et de raison. La partie qui concerne la constitution de la médecine dans le royaume est marquée d’une telle prévoyance, qu’on y lit avec surprise tout ce qui a été fait de bien depuis cette époque, et tout ce que l’humanité peut encore attendre. Dans ce même écrit, il proposa le premier la création d’un Institut formé des diverses Académies. Cette vue éminente ne fut pas perdue, et l’on sait que, plus tard, elle préserva notre patrie des ténèbres qui menaçaient de l’envahir. Les plans long-temps médités par Vicq d’Azyr pour asseoir l’instruction publique sur tout le système des connaissances humaines, mieux que Marsigli ne l’avait fait à Bologne, n’ont pas encore été réalisés ; mais toute idée livrée une fois à l’examen des hommes ne saurait périr, si elle est juste et utile : elle aura le sort de ces semences voyageuses à qui la nature donna des ailes, que les vents emportent, que les oiseaux dévorent, mais dont quelques-unes rencontrent tôt ou tard le sol qui doit les féconder.

 

Le devoir ramenait au palais des rois Vicq d’Azyr tout pénétré de ces inspirations généreuses. On réussit à la cour en gagnant les esprits par une souplesse caressante, et quelquefois aussi en les piquant par une rudesse artificieuse. Vicq d’Azyr ne songe point à de telles ressources, et se présente avec naturel et simplicité, laissant faire le reste à sa renommée, à sa science, à son ame bonne, vive, entraînante, qui le rendait le consolateur, l’ami, j’ai presque dit le protecteur de tout homme souffrant. Le roi l’estime, la reine lui donne son entière confiance. Mais bientôt son rôle change : le médecin de la santé devient le confident des peines de l’ame ; ou n’attend plus de lui qu’il trace des formules ; ce sont des larmes qu’il doit essuyer. Un embrasement politique, plus dangereux que les épidémies de l’atmosphère, s’étendait par degrés, et cherchait, avec l’instinct de la foudre, les cimes les plus élevées. Quelquefois la reine inquiète interroge la haute raison de Vicq d’Azyr ; et celui-ci, incapable de désavouer des opinions sincères ou d’illustres amis, et trop fidèle pour tromper par une fatale adulation, répond avec sagesse et vérité sous le regard hostile des courtisans. Marie-Antoinette s’accoutume, en souriant, à l’appeler son philosophe, nom qui, dans la bouche de cette reine aimable, peut également être un doux reproche ou un éloge réfléchi. Cependant la tempête s’accroît, et l’on cherche des abris. On offre à Vicq d’Azyr, dans des contrées voisines, non le refuge de l’hospitalité, mais de riches établissemens, dignes de la réputation et des talens que la fortune ne peut lui ravir : les dangers de la reine dictent sa réponse ; et le noble disciple d’Hippocrate refuse, comme son maître, les dons de l’étranger. Son dévouement redouble avec le péril ; toute son ame est au palais qu’habite la souveraine : plus d’une fois, il m’en souvient, je le vis en descendre le cœur navré et palpitant, et je pus lire les douleurs royales écrites sur son front. La catastrophe du 10 août l’arracha seule avec violence à des devoirs si chers et si déchirans.

 

Vous avez pu lire dans les relations des voyageurs le destin des malheureux que le naufrage vient de jeter sur quelques bords inhospitaliers de l’Afrique. Une populace furieuse fait tomber sous le cimeterre les premiers qu’elle aperçoit, et ceux-là sont le moins à plaindre ; mais les autres, épargnés par l’intérêt, jouets de maîtres cruels, excédés de fatigues et d’outrages, périssent dans un plus lent désespoir. Tel fut exactement le sort des naufragés du 10 août entre les mains de la jaquerie révolutionnaire : la vertu, la gloire, le génie, la fidélité, tous les crimes enfin pesaient sur la tête de Vicq d’Azyr ; mais, soit caprice, soit respect de sauvages pour son utile profession, on lui laissa la vie au milieu des massacres, ou plutôt on lui en prêta, jour par jour, un usage précaire, souillé d’abjects travaux, et menacé par de sanguinaires railleries . Mais que n’eût-il pas enduré tant que la prison du Temple laissait respirer la famille royale ; tant qu’il pouvait porter à d’anciens amis, réfugiés en d’obscures retraites, les secours de son art et les tributs d’une pitié furtive ! Ce n’est pas que déjà une profonde tristesse ne desséchât dans son sein les sources de la vie, lorsqu’il levait sur la France un regard humilié, lorsqu’il y voyait surgir et dominer une race hideuse, inconnue, cachée jusqu’alors dans les replis de l’ordre social, et que n’avait pas assez soupçonnée la bonne foi des réformateurs. Les méditations d’un siècle perdues sans résultats ; l’œuvre des sages flétrie par d’ignobles passions et de barbares excès ; les hauteurs de l’esprit humain pour long-temps désertées ; enfin une nation aveugle fuyant son bonheur, et s’abîmant dans l’anarchie, à la honte du génie, à la confusion de la vertu : que de sujets de larmes ! que de nobles vœux trompés ! que d’amers regrets ! Vicq d’Azyr fut digne de sentir ces douleurs privilégiées des grandes ames, que ne comprendront ni l’homme sans entrailles, ni l’esprit sans dignité, ni le cœur sans patrie.

 

Mais déjà le torrent populaire comble ses ravages, et les têtes les plus augustes roulent avec ses flots. Ainsi ont pris fin les devoirs qui retenaient Vicq d’Azyr à la vie. Ses amis les plus chers successivement immolés, le duc de La Rochefoucauld, Bailly, Lavoisier, Malesherbes, l’appellent du fond de leurs tombeaux. C’en est fait, son cœur se brise, et le pouvoir qui lui a été donné de souffrir se trouve épuisé. Il entre un jour dans la Commission centrale des arts, dont il est membre, et où un petit nombre d’hommes bien intentionnés sauvaient en tremblant quelques débris de la belle France ; il serre la main de ses collègues, et leur dit d’un ton calme : « Adieu, mes amis ; il en est temps, je vais mourir. » Il se retire chez lui, la fièvre le saisit, et peu de jours après il n’était plus. On sait que sa maladie, née des plus vertueuses douleurs, ne fut qu’un rêve affreux, où la terreur des supplices et le fantôme de la patrie sanglante hâtèrent sa destruction. Ce délire d’un mourant montra au jour ce qu’était alors en France le sommeil des gens de bien.

 

Vicq d’Azyr expira le 20 juin 1794, à quarante-six ans, dans la force de l’âge et du talent. Sa vie paraît courte, si l’on considère les grands ouvrages qu’il laissa imparfaits, et la hauteur où devait le porter l’essor qu’il avait pris ; mais on la jugera bien remplie, si l’on compte ses services, ses monumens, son influence, soit lorsqu’il fonda la Société Royale renaissante de nos jours avec éclat, ou qu’il déposa dans la science de l’homme physique ces vues du génie, dont le développement nous étonne aujourd’hui ; soit lorsqu’il fit passer la médecine française des routines pédantesques à l’état philosophique, ou lorsqu’il popularisa des matières d’un noble intérêt par une diction qui charme l’oreille, touche le cœur et satisfait la raison. La postérité dira : « Dans Vicq d’Azyr, l’homme fut bon, sincère, désintéressé ; le citoyen sage, éclairé, digne de respect ; le savant infatigable, lumineux, fertile en découvertes ; l’écrivain pur, éloquent, plein d’ame, de goût et d’élévation, modèle enfin, qu’on ne saurait ignorer sans honte, ni étudier sans fruit. » Nous ajouterons qu’en toutes choses, le trait caractéristique de Vicq d’Azyr fut l’impossibilité d’être médiocre.