Réponse lors de sa remise d'épée d'académicien

Le 1 décembre 2009

Jean-Luc MARION

REMISE DE SON ÉPÉE D’ACADÉMICIEN

RÉPONSE DE JEAN-LUC MARION

de l’Académie française,
professeur aux universités de Paris-Sorbonne et de Chicago

le 1er décembre 2009

en Sorbonne
salon d’honneur de la Chancellerie

 

 

 

Monsieur le Ministre,
Monsieur le Cardinal,
Madame le Secrétaire Perpétuel,
Monsieur le Recteur-Chancelier,
Monsieur le Vice-Recteur,
Messieurs les présidents d’Université,
Chers collègues et chers amis,
Mesdames et Messieurs,

 

Ce soir vous m’offrez une épée, épée dont je reparlerai bientôt, ou plutôt que je laisserai parler elle-même. Mais vous m’offrez aussi beaucoup plus, parce que vous m’offrez l’occasion que cette offrande provoque. La vie passe si vite qu’elle ne prend jamais le temps de se rendre manifeste. Ce soir, je songe à la cérémonie de remise de son épée d’académicien des Sciences morales et politiques à mon bon maître Ferdinand Alquié, qui se tenait en l’hiver 1975 dans ces mêmes salons et où il m’avait fait l’amitié de me laisser dire quelques mots au nom de tous ses élèves, moi qui en étais le dernier. Ce soir je ne parviens pas à imaginer Marc Fumaroli et Tullio Gregory autrement que comme les maîtres qu’ils me parurent aussitôt que je les rencontrai, l’un et l’autre en 1974. Quelque trente-cinq ans nous séparent de ces rencontres, qui me sembleraient avoir eu lieu hier, si vous ne me donniez l’occasion, par votre présence et votre amitié, de faire une brève époque —έποχή — je m’arrête, je retiens l’occasion penser à ce que j’ai fait de mon temps et surtout à ce que ce temps a fait de moi.

Je mesure, plus que quiconque, que l’Académie française ne m’a
accueilli seul dans ses rangs, mais que j’y entre avec vous tous, avec
toute l’Université (d’autant plus que je n’ai pas encore fini d’y enseigner et crée une exception à la règle non écrite que l’Institut reçoit ceux
qui doivent déjà quitter l’enseignement actif). Avec mes universités
devrais-je dire. Et d’abord l’ancienne Sorbonne de mes études, au temps rétrospectivement béni de Ferdinand Alquié et Henri Gouhier, de Pierre Aubenque et Geneviève Rodis-Lewis, mais aussi d’Emmanuel Levinas. Claude Bruaire et Henri Birault, Maurice Clavelin et tant d’autres, dont je découvre à chaque année qui passe ce que je leur dois, comme à Jean Beaufret et Daniel Gallois en khâgne, à Pierre Costabel, Paul Dibon et Jean Orcibal aux Hautes Études, à Jacques Derrida et, en un sens Louis Althusser à l’École, à Michel Serres, Gilles Deleuze, au père Stanislas Breton et Jacques Lacan qui y venaient. C’est là que j’ai appris le métier d’historien de la philosophie et ai eu l’honneur de participer à la fondation du Centre d’études cartésiennes en 1974, qui a depuis marqué la recher­che internationale dans le champ de la pensée classique, de Descartes, à Kant. Je salue ses correspondants étrangers, ici présents (ou absents), le maître Tullio Gregory, Marta Fattori, Giulia Belgioioso, Daniel Garber et Theo Verbeek.

Ensuite ce fut l’université de Poitiers, où, sitôt docteur d’État, la bienveillance tutélaire de mes maîtres m’a envoyé, trop jeune encore, faire le professeur, l’ordinarius, autrement dit apprendre l’âpre réalité de la vie universitaire : les commissions, les élections, les programmes, les tensions, mais aussi les premières thèses de petits jeunes devenus de brillants collègues et successeurs (comment ne pas mentionner Vincent Carraud, Olivier Boulnois, et plus tard Jean-Louis Chrétien, Claude Romano, Dominique Pradelle, Jean-Christophe Bardout et tant d’autres qui sont notre avenir, que dis-je, notre présent). C’est durant cette période que j’ai vu, avec une grande joie, s’imposer les meilleurs de ma génération, compagnons de classe préparatoire, d’École et d’agrégation, en ce que j’espérais un peu naïvement, mais finalement quand même à juste titre, constituer une nouvelle phalange, qui referait le monde, au moins académique : Jean-François Courtine, Didier Franck, Alain de Libéra. Remi Brague, Michel Fichant, Étienne Balibar, Alain Renaut et Georges Molinié, pour ne parler que des plus proches.

Enfin, dernier septennat propédeutique, j’ai connu une période magnifique à Paris X-Nanterre, succédant à Jean-Marie Beyssade et dans les ombres glorieuses d’Emmanuel Levinas et de Paul Ricœur, avec Jacques Brunschwig et Anne Fagot-Largeault (je garde une pensée pour cet extraordinaire esprit que fut Jean Largeault). J’y ai vu la constitution d’un groupe, sinon en fusion, du moins en éruption permanente, mais complètement dédié à ce qu’il se reconnaissait comme une mission et une vocation intransigeante, la philosophie et sa diffusion à tout prix.

Puis ce fut le retour à la Sorbonne, désormais Paris-Sorbonne (Paris-IV). J’ai participé autant que j’ai pu à la reconstitution du dépar­tement de philosophie, en appliquant autant que possible la règle d’y faire venir les meilleurs, quoi qu’il en coûte en états d’âme et en hétéro­doxies diverses. J’ai aussi consacré toute mon énergie administrative, il est vrai fort limitée, à constituer l’impossible, mais désormais bien réelle École Doctorale V, « Concepts et langages » par intégrations successi­ves d’autres disciplines (linguistiques française et étrangère, musicolo­gie, mathématiques appliquées et études littéraires appliquées), efforts aujourd’hui relayés par Olivier Soutet, puis Jean-Pierre Desclés. En atten­dant, je l’espère, les nouveaux développements que permet désormais la pépinière qu’abrite, grâce aux efforts successifs de Georges Molinié et Jean-Robert Pitte, le bâtiment de la rue Serpente. Car l’avenir de notre Université passe, sans aucun doute, par la formation, donc l’accueil maté­riel de doctorants, boursiers d’une manière ou d’une autre, français et aussi étrangers, permettant de constituer précisément comme nous com­mençons à le faire, une véritable graduate school. Qu’avons-nous réussi, qu’avons-nous manqué ? D’autres le verront sans doute et le diront peut-être. Rien n’est jamais acquis dans l’ordre des corps, surtout des corps universitaires.

Comment ne pas évoquer enfin les universités qui, à l’étranger, m’ont accueilli et m’ont tant apporté ? Apporté en me montrant les forces qu’elles déploient et qui nous manquent encore, mais aussi, par contraste, les réussites qui nous sont propres ? Rome et Lecce, Utrecht et Buenos-Aires, Princeton et Johns Hopkins, Laval et Boston College m’ont, entre autres, instruit de ce qu’une vraie université doit être, et m’ont confirmé aussi l’excellence de la formation de nos étudiants de doctorat. Je ne déplore que notre relative incapacité à bien accueillir les étudiants des premières années et notre réelle impuissance à don­ner des postes stables à nos meilleurs docteurs, au risque, sans cesse vérifié, de les voir partir sous d’autres cieux. Mais je dois surtout dire ma gratitude à l’Université de Chicago, dont certains de mes collègues (et même de mes étudiants) de Hyde Park, ont tenu à assister à cette cérémonie : depuis plus de quinze ans, j’ai l’honneur d’y enseigner, d’y essayer devant un public extraordinairement bienveillant et ouvert les hypothèses parfois un peu paradoxales que je consigne sur place dans mes livres, avec une liberté et une sérénité que je sais rares. Chicago où j’ai d’ailleurs pu découvrir, plus qu’à Paris, l’œuvre et l’amitié de Marc Fumaroli et de François Furet. Plus qu’à Paris, ce théâtre ininterrompu et qui conspire contre toute pensée longue, j’ai écrit à Chicago et en Franche-Comté. Quoi d’étonnant d’ailleurs ? Chicago ne fut-elle pas fondée par Cavalier de la Salle et le Père Marquette ? Et l’Art Institute n’y montre-t-il pas le tableau où Courbet a sauvegardé la Roche de Haute-Pierre, qui domine, à quelques centaines de mètres, ma maison de Lods ? Voici tracé le cadre. Je mesure la chance qui ne m’a jamais quitté et les amitiés qui m’ont guidé et protégé : je devrais carrément les appeler de leur nom, la Providence, qui, en toutes occasions, m’a conduit là où il fallait aller, même et surtout si je ne le voulais pas ou ne le savais pas plus. En un sens, tout fut toujours simple et clair. Il n’y avait qu’à le faire.

Et pourtant ces faveurs me pèsent comme une meule au cou de celui qui, comme le mauvais intendant de la parabole, n’en ferait rien de bon : il faut les mériter rétrospectivement. La confiance que vous m’avez faite, chers collègues, chers amis, la confiance que l’Académie française a bien voulu confirmer sans que je m’y attende vraiment, je n’ai eu qu’une manière de la mériter, si je l’ai méritée : ce fut de faire mon travail de philosophe, ou du moins (car nul ne peut jamais savoir soi-même s’il est vraiment un philosophe), mon travail en philosophie. Je m’y suis attaché, sans hâte, sans délai, sans interruption et sans souci du convenable, mais avec l’ambition — infiniment plus déraisonnable — de convaincre, donc de démontrer. Avec en tête ce critère de Péguy : « Une grande philosophie n’est pas celle contre laquelle il n’y a rien à dire. C’est celle qui a dit quelque chose ». J’ai pris le risque de dire quelque chose. Je vous laisse juge, ce soir, de ce que j’ai vraiment dit. Ce n’est ni l’heure, ni le lieu de vous infliger une revue de ce travail et de ces livres. Je m’en tiendrai à la revue des questions. Car, pour le dire avec Novalis, « La philosophie vit de problèmes comme l’homme de nourriture. Un problème insoluble est une nourriture au-delà de toute gratitude ». Aussi n’y a-t-il pas de plus grand danger pour les suppo­sés philosophes que de dissiper leur énergie à dissoudre les questions, à les disqualifier comme mal posées ou insensées, au mieux à les aligner comme des trophées naturalisés en sinistres tableaux de chasse : natu­raliser l’intentionnalité, naturaliser la conscience, naturaliser le désir. Non seulement, il n’y a pas de philosophie possible sans l’espace de questions, mais la principale contribution de la philosophie à la ratio­nalité des autres figures du savoir consiste justement à ne pas déliter, refermer et censurer les questions, mais toujours en ouvrir de nouvelles, afin de maintenir l’espace où les réponses pourront avoir le moindre sens. La philosophie ne meurt pas de trop vastes ou nombreuses ques­tions, mais de l’absence de questions, de la pénurie d’ouvertures, bref de l’angoisse obsédante de réponses toujours déjà là, resserrées comme un mur, réponses toutes faites à des questions par conséquent toutes interdites. La philosophie meurt de réponses trop faciles et bien connues à des questions trop étroites, frêles et rhétoriques. On reconnaît un mauvais philosophe à ce qu’il répète des solutions trop connues afin de dénier les questions, un bon philosophe à ce qu’il trouve des réponses encore inconnues aux questions déjà reconnues, mais un grand philo­sophe à ce qu’il impose des questions inconnues, inouïes aux réponses trop connues.

Or, notre temps et (peut-être) particulièrement notre génération intellectuelle, nous qui ne reçûmes pas d’autre baptême du feu que celui de mai 1968, affronte bel et bien une question insoluble.

Que nous le voulions ou non, cette question a un nom, reçu de Nietzsche : le nihilisme. Et le nihilisme consiste en ceci, prévoyait-il, que « ...les plus hautes valeurs se dévalorisent ». Or, annonçait-il aussi entre mars 1887 et novembre 1888, ce nihilisme définit « ...l’histoire des deux siècles à venir » : à la chute du mur de Berlin, en 1989, nous en étions donc à mi-chemin, car il n’est pas déraisonnable de constater que le XXe siècle n’a pas démenti le diagnostic. Il reste donc un autre siècle de nihilisme à traverser et nous y sommes. Autant le savoir et ne pas s’en affoler d’une fausse surprise : tout se déroule comme prévu, « à la rigueur métaphysique » pour parler comme Leibniz. Il importe de comprendre que le nihilisme ne se surmonte pas en affirmant des « valeurs », parce que les affirmer à force de volonté de puissance ne fait que confirmer leur statut de valeurs, valeurs qui, comme tou­tes valeurs évaluées, ne valent rien en elles-mêmes, mais dépendent de la puissance qui les évalue ou dévalue. Il n’y a donc pas moins de nihilisme à défendre des valeurs qu’à les détruire. Les nihilistes osent affirmer toutes les valeurs, « c’est même à ça qu’on les reconnaît ». Ce qui résisterait — ce qui résistera ? — aux valeurs dévaluées ne naî­tra pas d’anciennes valeurs restaurées ou dans de nouvelles instaurées, mais de réalités, qui tiendraient en et par elles-mêmes sans évalua­tion, du soi des phénomènes se montrant à partir d’eux-mêmes, des phénomènes qui se donnent.

Affronter le nihilisme suppose d’abord de le comprendre. Et le comprendre implique à son tour de suivre l’histoire, qui l’a rendu possible, voire inévitable. C’est la raison pour laquelle nous devons philosopher en commençant par l’histoire de la philosophie. Dans mon cas, ce fut l’histoire de la métaphysique, envisagée à partir de son moment carté­sien. Non qu’il faille reprendre le débat, absurde, mais qui fut dominant (y compris et surtout dans cette maison), de déterminer si Descartes inaugure une modernité triomphante ou accomplit un péché originel de la pensée. Descartes fut, au contraire, l’acteur ambivalent (tous les très grands philosophes sont ambivalents) d’un virage de la métaphysique, dont il a dégagé, d’un même geste, deux potentialités opposées : d’une part, la réforme de la philosophie en une théorie de l’objet, constitué par la méthode et la Mathesis universalis, traçant la voie à l’interprétation technicienne de la rationalité elle-même ; d’autre part, la finitude de la certitude, par contraste avec l’incompréhensibilité essentielle de l’in­fini, ouvrant l’espace d’un absolu sans médiation. Cette dissension de la métaphysique avec elle-même, plus exactement cet écart entre la méta­physique restreinte à l’objet et une rationalité entière mais inaccessible dissension que Kant a formalisée exactement et que l’idéalisme allemand a génialement échoué à surmonter, Nietzsche l’a diagnostiquée irréducti­blement. Mon travail d’historien de la philosophie n’a visé qu’à retracer ce destin, en autant d’analyses de détails que possible. L’évolution de 1a philosophie contemporaine ne devient d’ailleurs intelligible que dans ce contexte, où Heidegger et Wittgenstein se répondent en de longs et très clairs échos.

Ce travail d’historien de la philosophie fut mon point de départ. Mais il n’a jamais cessé et je le poursuivrai aussi longtemps que pos­sible. Faut-il redire ici que l’histoire de la philosophie n’a rien d’une archive morte, mais constitue au minimum une indispensable recen­sion des arguments de philosophie comme on recense les coups dans les plus grandes parties d’échecs ? Les travaux et l’école de Remi Brague, Jean-François Courtine et Alain de Libéra me l’ont, dans notre génération, sans cesse démontré, à moi comme à bien d’autres. Une telle histoire de la philosophie nous fait comprendre ce que nous disons, et surtout si ce que nous disons a déjà été dit, a eu sens et en garde la trace. Car, contrairement à la rengaine des sots, les grands philosophes ne se trompent jamais, du moins si nous parve­nons à comprendre ce qu’ils ont vraiment pensé. D’où il suit qu’on peut bien répéter, pour choquer le bourgeois et pour prendre une posture, qu’un vrai philosophe n’écrit pas de livre et n’en lit pas. Mais il ne suffit pas de ne rien connaître pour penser correctement, et si l’ignorance est un avantage, il ne faut pas en abuser. Chaque concept a une histoire, chaque argument une généalogie, tout énoncé navigue dans une question. Quiconque ne sait pas où il pense et d’où il parle ne sait pas ce qu’il dit et souvent ne le pense pas, voire ne pense pas du tout. L’innovation spéculative se marque, en philosophie, à une innovation que seule mesure, par différentiation, l’histoire de la phi­losophie. L’évolution même de nos amis et collègues américains en offre, aujourd’hui, une confirmation sans cesse plus claire.

Innovation ai-je pourtant dit ? De quel droit et au nom de quel espoir puis-je avancer cette ambition ? L’histoire de la philosophie m’a directement conduit à la phénoménologie, dont Husserl prétendit un jour qu’elle exprime « la nostalgie de toute la philosophie moderne ». Il m’a semblé que la phénoménologie mérite bien cette confiance et ouvre bien une possibilité radicale, parce que, pour le dire en un mot, elle tente de redonner aux phénomènes leur droit à apparaître en soi. Par les opérations précises et complexes de la réduction, de l’intention­nalité et de la constitution noématique elle a tenté de, sans se contre­dire et en se renforçant depuis plus d’un siècle d’efforts cumulatifs, et, pour une large part, elle est parvenue à laisser certains phénomènes se montrer en eux-mêmes à partir d’eux-mêmes, surmontant la dichoto­mie métaphysique qui séparait le phénomène et la chose en soi. Nous en savons quelque chose, nous Français, qui avons connu (en la mécon­naissant peut-être encore un peu) la génération héroïque et magnifique de Levinas, Paul Ricœur, Michel Henry et Jacques Derrida. Mon propre pas dans cette marche se borne à avoir tenté d’assurer la manifestation de soi du phénomène sur sa donation de soi et par soi. La donation, ou plus littéralement la donnéité (la propriété d’apparaître en tant que donné en soi) ne constitue ni une innovation, ni une dérive, mais la prise en vue de ce que le jeune Heidegger désignait, en références aux fertiles débats et apories du néo-kantisme, «...le mot magique de la phénoménologie et la pierre d’achoppement de tous les autres» philo­sophes. En ce moment de bilan, une chose au moins me semble avérée : pour une part essentielle (pas la seule, ni même l’hégémonique), l’ave­nir de la philosophie passera, durant le siècle restant de nihilisme, par la phénoménologie.

Mais ce qui se donne ne peut apparaître (car, même si tout ce qui se montre se donne, tout ce qui se donne ne se montre pas pour autant), que s’il se reçoit. Et qui peut le recevoir, sinon nous ? Nous, dans l’ex­périence plénière du monde — plénière parce qu’elle ne se limitera plus à des objets, mais à des phénomènes vraiment donnés, éventuellement saturés. Nous, plus spécialement, les philosophes professionnels. Que pouvons-nous, qu’accepterons-nous de recevoir, donc de supporter des excès de ce qui se donne ? Cette question reste sans réponse pour le moment, puisqu’elle reste à peine entendue. Mais il se pourrait que nous entrions de nouveau dans un temps où, pour reprendre l’avertissement de Pascal (sur un autre débat il est vrai), «...à moins que d’aimer la vérité, on ne saurait la connaître ». Pascal ne faisait ainsi d’ailleurs que retrou­ver saint Augustin : « On n’entre pas dans la vérité, sinon par la cha­rité ». Heidegger, qui cite l’un et l’autre, n’a cessé, à sa manière et tout au long de son œuvre, de méditer la radicale modernité de cette acception non métaphysique de la vérité. Nous sommes dans un temps où, à moins d’aimer la vérité, nul ne pourra plus la voir, ni la viser, ni même la recon­naître quand elle se donne.

Ce qui fixe une au moins une des conditions contemporaines de la philosophie. Par sa définition-grecque, il n’y a pas de philosophie sans amitié pour la sagesse. Par conséquent il n’y a pas de philosophie sans amour de la vérité et donc d’abord de la philosophie elle-même. Est-ce faire preuve d’un pessimisme déplacé que de suggérer que, parmi les phi­losophes professionnels, il s’en trouve qui n’aiment pas la philosophie, qui la détestent même, comme une maîtresse trop exigeante, décevante, vers laquelle le ressentiment interdit de revenir (au contraire de Kant qui avouait ne pas pouvoir ne pas revenir vers la métaphysique, maîtresse trop longtemps aimée) ? Une part en chacun de nous résiste à l’admiration, donc au désir de la vérité, préférant toujours la réponse la plus réductrice, voire la plus humiliante – le hasard plutôt que la raison, l’indécision plu­tôt que l’évidence. Il y a ici un combat spirituel, que Rimbaud qualifiait d’» ...aussi brutal que la bataille d’hommes ». Combat bien étrange, un combat pour ainsi dire épistémologique où il s’agit non pas de vaincre et de convaincre (cela, l’idéologue, nom moderne du sophiste, le fera toujours nettement mieux que le philosophe), mais où il s’agit de céder – de céder, mais seulement à l’évidence de la vérité. Un philosophe, et en général un universitaire, ne doit céder qu’à une seule chose, l’évidence. Il doit pouvoir dire en soutenance, comme Arnauld le dit à Monsieur de la Barde à propos de l’univocité de l’étant (Ens synonyme convenit Deo et creaturae) à l’occasion de la soutenance de thèse de Wallon de Beaupuis, le 25 juillet 1641, ici, en Sorbonne : « Je crois, Monsieur, que vous avez raison, et je vous promets que dès maintenant j’abandonne mon sentiment pour suivre le vôtre ». On peut le dire avec les mots de Spinoza: « Verum index sui et falsi », ou y voir le sens dernier du doute de Descartes : ne jamais céder qu’à l’évidence vue. Ce qui revient à ne pas faire de compromis sur son désir, son désir de vérité.

Que devient tout ceci au fil de la crise de l’Université, ou, ce qui revient au même, au fil des innombrables réformes d’icelle ? Depuis 1968, je n’ose plus en faire le compte, toutes manquées et pourtant tou­tes appliquées. De ce problème sans solution, nous ne devons pourtant pas, nous, universitaires, nous détourner. Nous ne devons pas y sous-estimer notre responsabilité. Car il y a au moins une morale minimale d’un professeur d’université. Je garde en mémoire vive les trois critè­res que m’avait un jour confiés Ferdinand Alquié, avec son délicieux accent de Carcassonne, pour faire le bilan d’une vie d’universitaire : ce sont les cours qu’il en-enseigne, les livres qu’il é-écrit et les gens qu’il fait en-entrer dans l’Université. À l’époque, trop naïf, je n’avais d’ailleurs pas vraiment mesuré la justesse de cet apophtegme. Aujourd’hui, j’en sais d’expérience la pertinence impeccable. Nous aurons des comptes à ren­dre, et dès cette vie, sur ce que nous aurons fait des deniers que la nation, par l’intermédiaire de l’État, a dépensés pour nous permettre de faire ce métier de prince, la seule profession libérale de la fonction publique, professeur d’Université. Nous sommes jugés sur ce que nous aurons laissé derrière nous : du niveau de bêtise ou d’intelligence, de grandeur ou de médiocrité, d’honneur ou de veulerie que nous verrons après nous. Mais, pour cela même, tout dépend encore de nous et de ceux qui nous succéderont bientôt.

Chers amis, voici ce que l’épée que vous m’offrez ce soir me donne l’occasion de dire — l’occasion, et aussi le courage. Car cette épée dit tout ceci. L’ovale de Descartes, autrement dit l’espace. La devise de Besançon, « Utinam ! – Fasse le Ciel que... », autrement dit le temps. Interior intimo meo, autrement dit l’immanence de la transcendance elle-même de Dieu. Quant à la citation biblique (Hébreux 4,12), elle me rappelle que, même si certains m’ont demandé de me servir de cette épée et même si (dois-je l’avouer ?) j’en ai parfois eu l’envie, la puissance de sonder les cœurs et les esprits n’appartient qu’à Dieu et que je dois soigneusement ne pas sortir de mon rôle de ser­viteur assez infidèle et parfaitement inutile. Quant à la double croix de Jérusalem inscrite en creux dans le pommeau (je remercie Élizabeth Marion-Roussev de cette prouesse technique, comme aussi M. Laurent Froin, le fourbisseur de l’ensemble), elle indique que la paix de l’âme et du cœur ne nous viendra qu’eschatologiquement, d’en-haut, dans notre pauvre et si beau monde de passions et de raisons.

Ce soir, chers amis, je sais ce que je vous dois, à vous tous et d’abord au Comité de l’épée (la diplomatie impeccable de Jean-Robert Armogathe, la diligence de Patrick Cantin et de Camille Riquier et la lucide amitié de Claude Romano) et que je ne pourrai jamais vous rendre.