Réponse au discours de réception de Casimir Delavigne

Le 7 juillet 1825

Louis-Simon AUGER

Réponse de M. Auger
au discours de M. Delavigne

DISCOURS PRONONCÉ DANS LA SÉANCE PUBLIQUE
le jeudi 7 juillet 1825

PARIS INSTITUT DE FRANCE

Monsieur,

J’ai encore ici des regrets à exprimer, et je n’ai pas de consolations à promettre. Les honneurs de l’Académie devaient vous être faits par un orateur habile, que chacun va nommer, quand j’aurai dit qu’après avoir cueilli toutes les palmes promises à l’enfance studieuse, on le vit s’élancer en un instant du banc de l’élève à la chaire du professeur, pratiquer avec un égal succès l’art d’enseigner et celui d’écrire, remporter dans les concours académiques les victoires les plus belles et les plus disputées, et bientôt, dans la première de nos écoles, attirer en foule à ses éloquentes leçons une jeunesse à la fois étonnée et ravie d’avoir pour maître celui qu’elle avait naguère pour condisciple. Le plus jeune des académiciens prosateurs eût accueilli, au nom de cette compagnie, le plus jeune des académiciens poëtes ; et les deux grandes divisions de l’empire des lettres eussent été, pour ainsi dire, représentées dans cette solennité, par deux écrivains qui en seraient l’espoir, s’ils n’en étaient déjà l’honneur. Pourquoi faut-il renoncer au spectacle qu’eût offert cette touchante association ? Un mal, dont les suites seraient trop douloureuses pour nous-mêmes, puisqu’elles borneraient ou du moins ralentiraient les travaux de l’historien de Cromwell et de Lascaris ; ce mal, qui n’aura sans doute causé que des alarmes passagères, éloigne en ce moment M. Villemain de la chaire où il jette tant d’éclat, de ce fauteuil qu’il occuperait si dignement. L’Académie a paru désirer qu’une première fois son organe dans cette séance, je demeurasse chargé du soin de vous recevoir. Ce soin, que me rend si difficile l’attente frustrée de ceux qui nous écoutent, je l’ai accepté avec résignation, sacrifiant l’amour-propre au devoir, et trop heureux si, à défaut des preuves de talent, des preuves nombreuses de zèle peuvent m’être comptées pour quelque chose. Le temps m’a manqué pour préparer la réponse que j’ai à vous faire. Elle sera courte : c’est le seul dédommagement qu’il soit en mon pouvoir de vous offrir.

Monsieur, une circonstance glorieuse a marqué votre élection, c’est la presque unanimité de ces suffrages qui se sont réunis en votre faveur du premier coup et sans la plus légère hésitation. Il faut sans doute rétribuer principalement au nombre et à l’éclat de vos succès ; mais il est juste aussi d’y voir un fait honorable pour l’Académie elle-même. Rien n’est plus propre à démontrer que ces tristes dissentiments qui divisent la société, n’exercent point leur fâcheuse influence sur nos votes, nos décisions toutes littéraires. Vous vous en convaincrez, Monsieur, chaque fois que vous vous associerez à nos travaux. Des discussions paisibles et polies, nulle trace de l’odieux levain des partis, toujours le ton de la bienveillance et de la cordialité, voilà ce que vous verrez dans l’Académie. Comment n’en serait-il pas ainsi ? Plusieurs de nous sont unis entre eux par des amitiés longues et éprouvées ; heureux supplément des attachements personnels, l’esprit de confraternité lie tous les autres ; et ceux-là mêmes que l’opinion, souvent trompée, veut apercevoir sous des enseignes différentes, s’étonnent, en se rapprochant, d’avoir pu croire qu’ils étaient divisés.

L’académicien à jamais regrettable dont vous allez occuper la place, était un des liens les plus doux et les plus forts à la fois par qui s’était formée et se maintenait cette union de nos sentiments, de nos volontés. Son caractère calme et conciliant, sa raison droite et impartiale, l’autorité de son âge, de ses lumières, de ses emplois passés, de ses dignités présentes, tout, jusqu’à ces infirmités cruelles qui inspiraient une pitié respectueuse, tout lui donnait sur nos esprits, comme sur nos cœurs, un empire auquel nul n’essayait de se soustraire. Le plus exact d’entre nous, ses absences étaient trop rares pour n’être pas toujours remarquées, et elles n’avaient jamais pour cause que son exactitude même à remplir autres devoirs plus impérieux. Du siège où l’enchaînaient ses maux, il ne pouvait venir à nous, nous allions à lui ; il ne pouvait nous voir, nous lui faisions entendre, des voix qui lui étaient connues ; il nous répondait avec bonté ; nous l’écoutions avec respect, et nous admirions cette vie de l’âme, qui semblait s’être enrichie et fortifiée de toutes les pertes du corps.

Je laisserai, comme vous, Monsieur, à la biographie, à l’histoire, le soin de retracer la conduite parlementaire et la vie politique de M. Ferrand. Comme vous, je ne veux m’occuper que de l’écrivain : encore me vois-je forcé par le temps de passer sous silence une foule d’écrits enfantés par l’ardeur de son zèle, comme magistrat ou comme publiciste, et de ne jeter qu’un coup d’œil rapide sur de vastes compositions, dont chacune exigerait un long examen.

L’Esprit de l’Histoire produisit une vive sensation, et il a laissé un profond souvenir. Il apparut à l’époque où la révolution, épuisée par ses propres excès, allait, pour dernier effort, enfanter le despotisme qui devait l’anéantir. Cet ouvrage, où les annales de tous les peuples sont interrogées pour déposer du danger des bouleversements politiques, et pour révéler les moyens propres à en réparer les maux, ainsi qu’à en empêcher le retour, fut regardé par ceux-ci comme leur acte d’accusation, par ceux-là comme leur phare dans la crise dernière et décisive d’une horrible tempête. Les censures et les louanges répondirent aux craintes des uns et aux espérances des autres : elles furent également passionnées. Quelques-uns n’avaient voulu voir, dans les quatre tomes de l’Esprit de l’Histoire, que la longue préparation, et, pour ainsi dire, l’enveloppe prudemment épaissie d’un conseil qui n’osait se produire à découvert. L’auteur, en effet, semblait, à plusieurs reprises, proposer le rôle de Monck à un homme qui se sentait assez fort pour s’emparer du trône, et qui était peu sensible à la gloire de le rendre. L’invitation fut mal accueillie : M. Ferrand fut insulté par des écrivains dévoués au pouvoir qui s’élevait ; et un an s’était à peine écoulé, qu’un avénement fameux vint lui apprendre comment on profitait de ses avis.

Le zèle de M. Ferrand ne fut point refroidi par cet échec ; il ne cessa pas pour cela d’enseigner aux peuples et aux rois ce qu’ils ont à faire pour détourner le fléau des révolutions, ou pour en arrêter les ravages. Il était convaincu profondément qu’une usurpation ne remédie pas ou ne remédie que temporairement aux calamités causées par le renversement de l’autorité légitime ; que tôt ou tard elle est renversée elle-même par une usurpation nouvelle qui succombe sous une autre à son tour, et que le rétablissement du pouvoir ancien peut seul mettre un terme à cette série de catastrophes sanglantes qui s’engendrent les unes les autres. Dans l’Esprit, de l’Histoire, cette vérité sortait, comme conséquence, de l’exposition des faits. Dans la Théorie des Révolutions, elle est démontrée par le raisonnement, et les faits viennent à l’appui. Ces deux ouvrages, dont la différence est celle de la pratique à la spéculation, eurent une fortune diverse. L’Esprit de l’Histoire avait précédé d’une année l’usurpation qui semblait vouloir donner un démenti à tous ses résultats ; plus heureuse, la Théorie des Révolutions parût immédiatement après la restauration, qui venait de donner une nouvelle sanction à tous ses principes.

Celui-là., Monsieur, tomberait dans une erreur bien grave, qui penserait que M. Ferrand fut, en aucun temps, favorable au pouvoir absolu. S’il donna quelquefois des regrets à un régime dont les parlements faisaient partie, c’est que ces grands corps de magistrature, rempart de la royauté contre les agressions populaires, étaient plus souvent encore la digue qui arrêtait les entreprises de l’autorité sur les droits de la nation, ou qui du moins les rendait plus difficiles ; et M. Ferrand ne pouvait oublier que lui-même, siégeant sur les lis, avait, en une circonstance mémorable, opposé une résistance courageuse aux volontés du pouvoir royal, exprimées par le monarque en personne. Il ne tint pas à lui que la révolution ne fût sans cause, sans prétexte même, et que la France n’en recueillît les bienfaits, sans avoir à en subir les malheurs et les crimes. Avant qu’elle éclatât, il avait conseillé au malheureux roi qui en fut la plus déplorable victime, de donner à peuple ces mêmes institutions que nous avons achetées au prix de tant de sang répandu sur les échafauds et dans les combats. M. Ferrand vécut assez pour voir l’accomplissement de ses vœux ; et il eut le bonheur, il eut la gloire d’y contribuer. Il n’est ignoré de personne qu’il fut un de ceux par qui fut rédigée la loi fondamentale où nos libertés sont écrites. Le roi législateur l’avait appelé des premiers à ses conseils, et souvent il l’admettait eu particulier auprès de sa personne. De quoi s’entretenaient ces deux sages vieillards, que le goût des lettres et l’amour du bien public pouvaient seuls distraire de leurs infirmités ? De quoi, si ce n’est des moyens de calmer les passions ; de concilier les partis, de réparer les injustices ; enfin, d’assurer et de maintenir dans leurs justes limites les prérogatives du trône et les franchises du peuple ?

Sage partisan de la liberté civile, M. Ferrand était surtout un zélateur ardent de l’indépendance nationale ; mais, exempt de ce patriotisme étroit et faux, qui croit trouver sa grandeur dans l’abaissement universel, ce qu’il voulait pour son pays, il le voulait aussi pour tous les autres. C’est ce généreux sentiment qui lui inspira l’Histoire des trois démembrements de la Pologne, ouvrage où éclate toute l’indignation d’une âme honnête et sensible contre ces trois puissances, ces trois grands aigles du Nord, qu’on vit, à plusieurs reprises, associés pour la proie, et toujours prêts à s’entre-déchirer pour le partage, fondre sur la malheureuse patrie des Sarmates, la mettre en pièces, et en dévorer à l’envi les lambeaux sanglants.

Un ouvrage touchant de votre prédécesseur, l’Éloge historique de madame Élisabeth, vous a fourni, Monsieur, l’occasion de payer un pieux tribut à cette princesse, à cet ange de vertu, de candeur et de bonté, dont le meurtre fut le plus inconcevable excès du délire sanguinaire qui frappa tant de victimes innocentes. Vous avez tout dit en peu de mots sur ce lamentable sujet ; et je craindrais d’affaiblir vos paroles si j’essayais de les répéter. Je me contente, en passant devant cette tombe sacrée, de la saluer avec respect, et d’y déposer une nouvelle offrande de ma douleur.

À la force de méditation qui fait les philosophes et les publicistes, M. Ferrand joignait la vivacité d’imagination qui fait les poëtes. Passionné pour l’art de Corneille et de Racine, les instants qu’autrefois il dérobait aux laborieuses fonctions de la magistrature, il les employait à retracer en vers des catastrophes dignes du cothurne ; et il ne croyait pas même déroger à la sévère dignité de la toge, en représentant lui-même, devant un parterre d’amis, quelques-uns des héros qu’avait enfantés sa muse. Quatre tragédies, le Siége de Rhodes, Zoaré, Philoctète et Alfred furent les fruits de ses loisirs. Je craindrais trop, Monsieur, de juger après vous ces productions d’un art où vous avez brillé ; mais comment pourrais-je ne pas, profiter du seul avantage que j’aie sur vous, en rappelant ces séances particulières de l’Académie, où j’ai entendu M. Ferrand nous réciter, d’une mémoire ferme et d’une voix touchante, son Philoctète, moins sévère, moins correct, moins, savamment travaillé qu’une autre imitation plus célèbre du chef-d’œuvre de Sophocle, mais, j’ose le dire, plus brillant, plus animé, plus abondant surtout en pensées nobles et en sentiments pathétiques ? Quand il exprimait les incurables douleurs du fils de Pœan, notre pensée se reportait involontairement sur celles dont il était lui-même la proie ; et, par une illusion trop facile à concevoir, le chantre et le héros se confondaient à nos yeux.

Les délassements de M. Ferrand, Monsieur, ont été vos travaux ; ce qui fit son plaisir a fait votre gloire. Les jeux brillants du théâtre furent votre première passion, et une tragédie le premier essai de votre plume. Je ne l’ai point oubliée, cette tragédie de Polyxène, qu’un enfant lut un jour en ma présence. Elle était au-dessus de votre âge alors si tendre, autant que lui sont supérieures à elle-même les productions de votre maturité précoce. Un tel phénomène ne pouvait manquer d’attirer sur vous les regards et les bontés d’un homme que les soins d’une grande administration laissaient sensible aux plaisirs de l’esprit, et qu’on voyait alors rassembler sous son abri protecteur une colonie de jeunes écrivains, moins bien traités de la fortune que de la nature, que le prix d’un léger travail affranchissait des soucis de l’existence. L’auteur de l’Essai sur l’art d’être heureux lui dut aussi de doux loisirs. Lorsqu’en ce moment je remercie, au nom des lettres, celui qui mérita bien d’elles en vous favorisant tous deux, je seconde, j’en suis sûr, le plus impérieux penchant de vos âmes ; et, dans ma bouche, l’éloge le plus flatteur de vos talents vous toucherait bien moins que cette expression de votre propre reconnaissance.

Les Vêpres siciliennes furent le premier ouvrage par lequel votre nom devint un nom public. Elles furent à la fois l’inauguration d’un nouveau théâtre et d’une nouvelle renommée. Un grand acte de vengeance, un grand assassinat commis sur toute une armée par tout un peuple, était écrit en lettres de sang dans l’histoire. Votre muse jeune et hardie ne recula pas devant ce sujet plein de difficultés et d’écueils. Il fallait intéresser des Français à des étrangers qui égorgèrent leurs ancêtres ; il fallait aussi que les victimes, dignes de leur sort, fussent pourtant dignes de pitié. Ces deux conditions étaient indispensables, et elles paraissaient peu compatibles : vous les avez conciliées avec un art industrieux et sage qu’on eût admiré dans un auteur mûri par l’âge et la pratique du théâtre. Ces principes d’éternelle justice qui sont gravés dans tous les cœurs, et que n’en sauraient effacer les préventions nationales, nous mettent du parti des Siciliens opprimés, humiliés, blessés par nos mœurs déjà légères ; et toutefois cette valeur brillante des oppresseurs, cette sécurité généreuse et fière, ce mépris du danger, ce dédain de la vengeance, tout conspire à nous les faire plaindre, admirer et chérir : nous nous reconnaissons en eux ; nous sommes presque fiers d’une infortune qu’ils auraient peut-être évitée, s’ils avaient pu se résoudre à la mériter davantage.

Notre muse tragique avait déjà visité plus d’une fois les rives du Gange : vous l’y avez conduite à votre tour, non pour y transporter avec elle les caractères, les passions et les mœurs de l’Europe, mais pour lui faire interroger avec soin, et peindre avec vérité, les croyances, les préjugés et les habitudes immuables de l’antique Indostan. Vous l’avez fait pénétrer jusqu’au fond de ce sanctuaire où un vieillard, près de sa tombe, cache les ennuis de sa divinité viagère, et voit d’un œil jaloux les plaisirs obscurs des simples mortels qui l’encensent. Votre composition, d’un genre neuf, brille surtout par de savants contrastes. À côté de ces prêtres si fiers de leur céleste origine et de cette piété sanguinaire dont ils exercent sur eux-mêmes les plus cruelles tortures, vous avez placé deux de ces hommes abhorrés du ciel, et de la terre, dont la rencontre, l’attouchement, l’aspect seul est une souillure, et dont le meurtre est plus innocent que celui du plus vil insecte. Vous avez rapproché l’Hindou chargé d’anathème et le Lusitain frappé d’excommunication. Aux pieux scrupules d’une jeune prêtresse de Brama, vous avez opposé les terreurs religieuses d’un fervent adorateur du Christ. Les deux pères que vous avez mis en présence, sont également isolés du monde, l’un par l’horreur qu’il cause, l’autre par le saint effroi qu’il inspire. Celui-ci, endurci par le long exercice d’un despotisme sacré, immole sa fille à son ressentiment contre un guerrier qui a bravé sa puissance. L’autre, dénaturé, par excès de tendresse, et intolérant à force d’avoir souffert, sacrifie son fils à sa haine contre une caste dont l’orgueil foule aux pieds sa race. Dans les récits, dans les tableaux, dans les chœurs surtout, votre style, enrichi de figures et d’expressions brillantes, semble emprunter l’éclat des cailloux précieux qu’enfantent les sables de Golconde, et réfléchir la lumière si pure du beau ciel de ces contrées.

Les exemples de poëtes également favorisés de Melpomène et de Thalie sont fort peu nombreux, mais ils sont des plus illustres : c’est Corneille, c’est Racine, que nous avons à citer ; et l’honneur de s’associer à eux est d’autant plus grand, qu’il a été ambitionné sans succès par Voltaire lui-même. La Muse de la comédie s’était moquée de toutes les professions : il lui restait à jouer ceux qui jouent tous les autres, et à obtenir, qu’à la fois modèles et copies, ils consentissent à se représenter eux-mêmes sur le théâtre. Molière (peut-on faire un pas dans le domaine comique sans rencontrer de ses traces ?), Molière, dans l’Impromptu de Versailles, avait esquissé, en passant, quelques-uns de leurs plus légers travers, leur défaut d’exactitude, ou d’empressement à se rendre aux répétitions, leurs dégoûts sans motif pour des rôles qui les avaient charmés sans sujet, leurs caprices soudains qui désespèrent un auteur ou désolent un chef de troupe. Mais vous avez agrandi le tableau ; vous l’avez enrichi de tout ce qu’un siècle et demi de fortune et d’enivrement a dû ajouter aux prétentions, aux ridicules des comédiens, à leurs étranges procédés envers le public, les auteurs et leurs camarades même. Cet intérieur des coulisses et des foyers, cette peinture des tracasseries et des petites noirceurs de ceux qui les habitent, ne comportait pas une action bien forte. La vôtre est un peu légère sans doute ; mais sur cette trame déliée, dont les fils sont tendus et croisés avec un art qui trompe sur leur ténuité, quelle variété de figures originales et de situations piquantes ! quelle profusion de traits fins et délicats ! que d’esprit, de malice et de goût dans vos plaisanteries ! que votre jeune poëte est noble en son courroux contre les comédiens ! qu’il est sincère dans son amour pour les lettres, que peut seul égaler son amour pour Lucile ! qu’il est naïf, intéressant à la fois et amusant dans ses joies et ses douleurs si vives ! Ce rôle, on le sent, a été fait avec complaisance, avec amour, et, par un motif que je laisse deviner, je serais peu surpris, qu’il fût l’objet de votre prédilection secrète.

Votre muse, Monsieur, semble se plaire dans les entreprises hardies. Les difficultés d’une position personnelle ne vous intimident pas plus que celles d’un sujet ; ou plutôt on dirait que vous cherchez les unes et les autres, afin d’en triompher.

Débutant dans la carrière dramatique, vous osez faire, en riant, la guerre à ceux de qui va dépendre le sort de vos ouvrages. Un peu plus tard, sans vous embarrasser de votre âge encore si éloigné des tristes années de l’expérience, vous ne craignez pas de faire, plus gravement, la leçon aux vieillards qui n’ont pas mis à profit celle du temps. Tout vous a réussi, tout devait vous réussir, parce que vos projets, conçus par l’audace, sont toujours dirigés par la raison et exécutés par le talent. La pièce des Comédiens peignait les mœurs singulières d’une tribu, d’une petite société qui vit à part au milieu de la grande ; et par là l’intérêt de votre ouvrage (cette destinée lui est commune avec le chef-d’œuvre de la Métromanie) se trouvait presque circonscrit dans la sphère où vivent ceux qui fréquentent vos modèles. Dans la comédie de l’École des Vieillards, l’observation des mœurs découvre et nous fait voir un horizon beaucoup plus étendu ; ce n’est pas une exception, une variété que cette pièce décrit ; c’est une grande et intéressante partie des relations naturelles et sociales qu’elle embrasse : aussi son succès théâtral a-t-il été plus universel et plus prolongé. Que dirais-je du talent souple et nerveux, brillant et pur, qui éclate en cette nouvelle production ? Quels éloges ne seraient pas surpassés d’avance par cette vogue populaire, cette affluence toujours égale, ces applaudissements, ces acclamations qui semblent incessamment renaître d’elles-mêmes ? En cette occasion, le public a parlé trop haut, pour qu’après un tel concert, les efforts d’une voix isolée ne parussent pas superflus et presque ridicules.

Les quatre grands ouvrages dont vous avez enrichi l’une et l’autre scène, ne sont pas, Monsieur, vos seuls titres à la célébrité, aux honneurs littéraires. Pourrais-je ne pas rappeler ici ces chants de colère et de douleur où vous déploriez les maux que venait d’attirer sur la France l’ambition d’un homme, et que pouvait seul réparer le retour de l’antique famille de nos rois ? L’amour de la patrie et d’une sage liberté, la haine du joug étranger et des dissensions intestines, ces nobles sentiments qui vivent au cœur de tous les Français, vous ont inspiré de beaux vers dignes de Tyrtée ou de Simonide. De beaux vers, de nobles sentiments, c’est tout ce qu’il faut voir aujourd’hui dans vos élégies lyriques. À quoi servirait-il de revenir sur les traces d’un passé marqué par des divisions que le temps efface chaque jour ? Ils sont heureusement loin de nous, les maux dont votre muse a gémi, et tous les biens les ont remplacés. La victoire, un moment infidèle, est revenue sous nos drapeaux ; la France est en paix avec le monde entier ; la concorde est rentrée dans nos âmes le trône est affermi ; le règne des lois est assuré, et un prince a juré le bonheur de son peuple. La patrie n’a plus à demander aux maîtres de la lyre que des hymnes de bonheur, d’amour et de reconnaissance.