Éloge de M. Mignet

Le 7 novembre 1885

Jules SIMON

Éloge de M. Mignet

par

M. Jules Simon,
Secrétaire perpétuel de l’Académie des Sciences morales et politiques

Lu dans la séance publique annuelle du 7 novembre 1885

 

Messieurs,

En vous parlant de M. Thiers dans une précédente séance, j’obéissais au désir, à la volonté de M. Mignet. Il me semble presque aujourd’hui, en venant rendre un pareil hommage à M. Mignet lui-même, que je ne fais que continuer mon discours de l’année dernière. Pendant soixante ans d’une amitié inaltérable, aucun d’eux n’a été étranger aux douleurs, aux travaux et à la gloire de l’autre. Ils seront unis dans l’histoire, comme ils l’ont été dans la vie, à leur immortel honneur. Savoir se faire aimer, savoir aimer, sont deux vertus des grandes âmes.

 

M. Thiers est Provençal par son père et par sa mère. Le grand-père de M. Mignet était Vendéen. Il eut huit enfants ; l’aîné devint notaire ; le plus jeune prit l’état de serrurier, et fît, comme tous les compagnons du métier, son tour de France. A Paris, il avait travaillé au Champ de Mars pour les fêtes de la Fédération ; à Aix, où il se maria et se fixa, il suspendit dans sa chambre la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen. C’est là que naquit, le 8 mai 1796, François-Auguste-Alexis Mignet. On a pu pendant longtemps reconnaître la maison à une clef gigantesque, qui se balançait au-dessus de la porte. M. Mignet, depuis qu’il habitait Paris, ne manqua jamais d’y retourner à l’époque des vacances pour embrasser ses parents et respirer l’air natal. Il en riait ; il nous disait que rien n’était plus propre à refaire un homme que de voir un clair soleil, de parler provençal, de manger de la brandade (avec modération), et de faire une partie de boules chaque matin. Au fond, ce voyage qu’il a recommencé tous les ans pendant soixante ans faisait son bonheur. Il avait un cœur vaillant et tendre. Il aimait sa famille avec passion. On a remarqué, comme un des traits les plus charmants de son caractère, que jusque dans l’extrême vieillesse il adorait les petits enfants.

 

Ses parents l’avaient placé, par économie, dans une école assez médiocre. Les inspecteurs généraux de l’Université, qui, à cette époque reculée, étaient chargés de découvrir les jeunes talents, y découvrirent M. Mignet, et lui firent donner une bourse au lycée d’Avignon, où il termina ses études avec éclat. Il avait, au lycée, le grade de sergent-major, qui lui donnait le droit d’entrer dans l’armée en conservant ses galons. Il y songea sérieusement en 1816. On pense bien que ce n’était pas par entraînement vers l’état militaire. Il fallut les larmes de sa mère pour l’en détourner. Il cherchait une occupation : on le chargea de donner des leçons d’histoire dans ce même lycée où il était écolier la veille.

 

Les lycées de l’Empire étaient des casernes ; les collèges de la Restauration étaient des couvents. M. Mignet, qui ne pouvait se passer de liberté, retourna dans sa famille et suivit les cours de l’École de droit, à Aix, sans abandonner les études historiques qui déjà le captivaient. C’est là qu’il rencontra M. Thiers et qu’ils se sentirent attirés l’un vers l’autre par leur goût commun pour les lettres et par leur ardent libéralisme.

 

On raconte comme une tradition dans la famille que M. Thiers ne passait pas un jour sans aller voir son ami. Il entrait par la boutique (Cette boutique était située à l’extrémité de la rue Bellegarde (aujourd’hui rue Mignet). C’était la dernière maison avant le portail dont la herse et les mâchicoulis conservaient encore un certain air du moyen âge à tout ce quartier. Le portail a été rasé. La maison a été vendue en 1822, après la mort du père de M. Mignet.), causant avec tout le monde, quelquefois même s’asseyant à demi sur le rebord d’un établi, et là il parlait, et parlait déjà si bien que les marteaux restaient en l’air et que le fer se refroidissait. Cette boutique d’un ouvrier, qui était un artiste dans son art, et qui marquait dans le parti libéral, était le rendez-vous de plusieurs jeunes gens destinés à la célébrité. Je citerai, par exemple, M. Peisse, qui a été notre confrère ; M. Senti, rédacteur du Temps, non pas du Temps d’à présent, mais de l’autre ; M. Mottet, depuis conseiller d’État ; le commandant Boitieu, très fine lame, qui fut le maître d’armes de M. Mignet, et en fit son élève de prédilection et un élève digne de lui. M. Thiers et M. Mignet étaient les chefs de toute cette jeunesse. Ils entrèrent ensemble au barreau ; mais, tout enfiévrés d’ardeurs littéraires et de passions politiques, ils n’y entraient que pour en sortir à la première occasion qui s’offrirait. On sait comment M. Thiers contraignit l’Académie d’Aix à le couronner. M. Mignet visa plus haut. Après un prix décerné par l’Académie de Nîmes à son Éloge de Charles VII (Ce mémoire, couronné en 1820, est inséré in extenso dans le volume de Mémoires publié par l’Académie de Nîmes en 1822, et imprimé à Nîmes par Durand Belle. Il n’a pas été tiré à part.), il prit part au concours ouvert sur lesInstitutions de saint Louis, par l’Académie des inscriptions, et partagea le prix avec M. Arthur Beugnot (Cet ouvrage, couronné en 1821, a été publié par l’auteur l’année suivante sous ce titre : De la féodalité, des institutions de saint Louis et de l’influence de la législation de ce prince, in-8, chez L’Huilier, Paris, 1832.). Il s’était fait historien tout seul. Les livres, les directions lui manquaient. L’enseignement de l’histoire dans les lycées était presque nul. L’Académie récompensa plutôt l’aptitude à apprendre que les connaissances acquises. Elle démêla dans l’inexpérience de ce débutant les grandes qualités de l’écrivain et du penseur.

 

M. Mignet avait vingt-cinq ans, M. Thiers en avait vingt-quatre. Aix ne leur suffisait plus. Ils vinrent à Paris, n’ayant chacun en poche qu’une lettre de recommandation (C’est un médecin très connu et très estimé à Aix, le docteur Arnaud, qui mit M. Mignet et M. Thiers en relations avec Manuel, député de la Vendée, et Etienne, directeur du Constitutionnel. Ce docteur Arnaud était le père de Mme Charles Reybaud, dont les romans ont eu beaucoup de succès, et qui était elle-même la belle-sœur de notre confrère Louis Reybaud.). M. Mignet arriva le premier, en juillet 1821, et fut accueilli par Manuel avec une bienveillance qui ne se démentit jamais. Il était déjà, au bout de quelques semaines, grâce à cette protection puissante et éclairée, l’un des rédacteurs du Courrier français, quand M. Thiers arriva au mois de septembre. Ils s’étaient établis dans une mansarde du passage Montesquieu, ne sachant trop dans les premiers jours s’ils dîneraient le lendemain. Ils n’eurent pas le temps de penser à la témérité de leur entreprise, tant le succès leur arriva promptement. Ils avaient l’œil fixé sur l’avenir, et oubliaient le présent avec ses incertitudes. Tous les deux rêvaient d’abord la patrie libre ; et, s’ils faisaient ensuite des rêves pour eux-mêmes (on peut croire qu’ils n’y manquaient pas), M. Thiers se voyait chef d’un ministère, et M. Mignet songeait peut-être qu’il était secrétaire perpétuel d’une académie avec le renom de grand historien.

 

Leurs succès dans le journalisme les mirent prompte-ment en rapport avec les hommes qui étaient alors à la tête de l’opinion libérale. M. Mignet avait été présenté à Royer-Collard. Il connut particulièrement Manuel, son premier protecteur, et Talleyrand, qui avait beaucoup goûté certains articles sur la diplomatie publiés dans le Courrier français et avait voulu en connaître l’auteur. Ces deux hommes enseignèrent la politique à M. Mignet, chacun à sa manière. Manuel lui inspira plus de respect et Talleyrand plus d’admiration. Il apprit de Talleyrand à comprendre les événements, et de Manuel à les juger. S’il est vrai, comme le dit M. Thiers, que la qualité essentielle de l’historien est l’intelligence, la fréquentation assidue de M. de Talleyrand dut singulièrement profiter aux deux jeunes gens, qui, rentrés le soir dans leur mansarde au sortir des somptueux salons de la rue Saint-Florentin, écrivaient pour la postérité le récit des événements auxquels il avait pris une si large part.

 

La France était coupée en deux au sortir de cette crise terrible. Une moitié voulait avec passion avancer ; une moitié, avec non moins de passion, voulait reculer. Les uns bénissaient la Révolution, les autres la maudissaient, personne ne la savait ; car tout le monde avait à se justifier, aux yeux d’autrui et même à ses propres yeux, ou de ses actes ou de sa haine. Chez M. de Talleyrand, l’histoire était racontée dans ses détails par ceux qui l’avaient faite, avec une impartialité désormais facile pour des hommes arrivés au port après avoir servi successivement tous les partis : réunion unique de personnages très intelligents et très dépravés, dont l’un disait cyniquement, en parlant des autres et de lui-même, que, s’ils n’étaient pas si dépravés, ils ne seraient pas si intelligents. M. Thiers et M. Mignet, que leur profession de journaliste mettait aux prises tous les jours avec les ennemis et les calomniateurs de la Révolution, comprirent qu’il n’y avait rien de plus puissant à leur opposer que l’histoire ; et qu’ils étaient armés pour la faire.

 

Ils s’adonnèrent en même temps à la même œuvre, sans rivalité comme sans crainte. Ils savaient que les deux livres seraient conçus dans le même esprit, qu’ils seraient profondément dissemblables, et qu’ils se compléteraient l’un par l’autre.

 

M. Thiers a écrit une histoire en dix volumes, qui se termine au 18 Brumaire. L’ouvrage de M. Mignet, qui embrasse, outre la Révolution proprement dite, le Consulat et l’Empire, tient en deux volumes de dimensions médiocres, Ce n’est pas un traité philosophique sur l’histoire de la Révolution, car tous les événements importants y sont mentionnés dans leur ordre chronologique avec les développements nécessaires pour les faire bien saisir. Ce n’est pas non plus un abrégé, un précis, car tout y est enchaîné, expliqué et jugé. Peu d’ouvrages réunissent à ce même degré la précision historique et la profondeur philosophique. On y trouve déjà ce qui a été la qualité suprême de M. Mignet historien : une grande élévation de pensée et de sentiment, avec une préoccupation constante de l’enchaînement logique des événements. Le style n’est pas, comme celui de M. Thiers, simple, facile et quelquefois un peu diffus. On y sent par instants l’effort, mais un effort qui est toujours heureux. Presque à chaque page se trouve une de ces formules qui donnent à penser et se gravent dans le souvenir. Quoique cette histoire de vingt années contienne plus d’événements qu’il ne s’en rencontre dans l’histoire de plusieurs siècles, l’écrivain les dispose avec tant d’art et leur mesure si exactement la place en proportion de leur importance, que l’esprit les embrasse d’un seul coup d’œil et se rend compte aisément de leur signification.

 

Le succès des deux ouvrages fut immense. Pour en bien apprécier le mérite et pour comprendre l’enthousiasme des contemporains, il convient de se remettre par la pensée au point où nous en étions en 1824 avant la publication des documents de toutes sortes dont nous sommes inondés, et les découvertes d’une critique historique de jour en jour plus pénétrante, mais à laquelle on ne peut nier que M. Thiers et M. Mignet ont ouvert la voie.

 

On leur a reproché d’avoir invoqué la raison d’État pour excuser ou pallier quelques-unes des fautes les plus graves de la Révolution, subissant en cela l’influence de Talleyrand et de son école. Le vieux diplomate avait tout vu, tout compris et tout utilisé. A ses yeux, tout ce qui concourait à la prospérité du pays était légitime ; et, soit dans la morale publique, soit dans la morale privée, il était bien près de considérer l’esprit de dévouement et de sacrifice comme une respectable faiblesse. Cette doctrine a eu de tout temps, et elle a sous nos yeux, par un retour de fortune assez inattendu, de nombreux disciples. Elle ne fait que changer de nom en passant d’un parti à l’autre. Dieu sait avec quelle énergie tous les républicains l’ont combattue sous l’Empire, quand ils l’appelaient les deux morales. On l’appelle à présent la souveraineté du but ou la politique des résultats, ou d’un autre nom encore. Je lui restitue sa vraie formule, que voici : la fin justifie les moyens. C’est du haut de cette doctrine qu’on foudroie à présent les Jésuites. Mais la politique de M. Mignet n’est pas la politique des résultats ; c’est tout le contraire ; c’est la politique de la droiture et de l’honneur. On l’a accusé de croire à la fatalité tout simplement parce qu’il croyait à la logique. Je regrette sans doute de lire dans son livre que La Fayette, quand il vint à Paris défendre la constitution de 1791, « n’avait pas compris la nécessité d’un nouvel ébranlement », et encore, « que trois années de dictature du comité de Salut public, si elles ont été perdues pour la liberté, ne l’ont pas été pour la Révolution. » Il y a plusieurs phrases de ce genre que je voudrais effacer dans l’Histoire de la Révolution. Mais ce n’est pas dans ces phrases isolées et clairsemées, dues à l’inexpérience de la jeunesse, à l’esprit du temps, à l’ardeur d’un plaidoyer, qu’il faut chercher la véritable pensée de M. Mignet. Ceux qui veulent voir dans son livre la glorification du succès, s’arrêtent à des détails quand il faudrait surtout tenir compte de l’ensemble. Ils oublient son jugement sur Louis XVI, « le seul prince peut-être qui, n’ayant aucune passion, n’eut pas celle du pouvoir, et qui réunit les deux qualités qui font les bons rois, la crainte de Dieu et l’amour du peuple ; » et la condamnation, sévère qu’il prononce contre le régime odieux de la Terreur, pour qui « le seul moyen de gouvernement était la mort ». Cette condamnation se retrouve, non pas plus sévère, mais plus fortement motivée dans les notices qu’il a écrites sur Sieyès, Merlin, Daunou, Lakanal. M. Mignet reste partout lui-même ; on ne peut l’accuser de se contredire ; mais on ne peut l’accuser non plus de ne pas croître en connaissance des hommes, en sûreté de jugement, en sérénité d’esprit. A quelque moment de sa carrière qu’on veuille le prendre, il est toujours, comme en 1830, avec les défenseurs du droit et de la liberté.

 

M. Mignet a écrit son Histoire de la Révolution en quatre mois, à Romégas, village situé à 7 kilomètres d’Aix, et dans le cimetière duquel repose sa mère, qu’il a perdue à l’âge de quatre-vingt-trois ans (Histoire de la Révolution, de 1789 à 1814, par M. Mignet. Un volume in-8. Paris, 1824. Dès la seconde édition, l’ouvrage parut en deux volumes.). Il y avait deux ans qu’il travaillait à amasser des matériaux et à fixer ses idées ; deux ans, et pas davantage. Son Mémoire sur les Institutions de saint Louis, qui avait eu le prix de l’Académie des inscriptions, parut en 1822, l’Histoire de la Révolution en 1824. Dans le cours de ces deux années, il n’interrompit sa collaboration au Courrier français et aux Tablettes universelles que pendant les quatre mois passés à Romégas pour la composition de son livre. Il trouva même le temps de faire un cours d’histoire à l’Athénée. Dans l’hiver de 1822 à 1828, le cours porta sur la Réformation religieuse au XVIe siècle ; dans l’hiver de 1828 à 1824, sur la Révolution et la Restauration d’Angleterre (La famille de M. Mignet possède les manuscrits de ces leçons, qui n’ont jamais été publiées. Le cours de 1822 à 1823 roule sur l’histoire de la Ligue ; celui de 1823 à 1824 sur l’histoire d’Angleterre depuis 1640, époque de la convocation du Long Parlement, jusqu’à la révolution de 1688.).

 

L’Athénée était une sorte de Sorbonne indépendante, mise à la mode par les leçons de La Harpe, de Garât, de Chénier, où l’enseignement était à la fois brillant et solide, et que fréquentaient les savants et les gens du monde. Dans son cours de 1822, M. Mignet insista particulièrement sur l’histoire de la Ligue. Un tel sujet avait pour cet auditoire mondain le double attrait de l’actualité et de l’opposition. M. Mignet parlait des religions avec respect, mais avec une complète indépendance, et il n’entrait dans l’examen des questions théologiques qu’autant qu’il le fallait pour faire comprendre la transformation des mœurs et des institutions civiles. La clarté sans égale du récit, la judicieuse appréciation des événements et de leurs causes, le souffle libéral qui inspirait toutes ses paroles, produisirent un de ces mouvements de curiosité enthousiaste, si fréquents dans notre société française, et si flatteurs pour ceux qui en sont l’objet. La personne du jeune orateur n’était pas étrangère à son triomphe. Avec sa figure grave et douce, sa chevelure élégante, ses yeux brillants, sa taille svelte et élevée, M. Mignet, qui avait vingt-sept ans, paraissait beaucoup plus jeune ; et cette jeunesse et cette grâce contrastaient avec la force et l’autorité de son enseignement. Son accent marseillais, dont il a conservé la trace jusque dans sa vieillesse, était alors très prononcé ; mais sa voix sonore lui donnait un charme qui faisait sourire et qui captivait. Le succès fut si vif, le jour où il lut sa leçon sur la Saint-Barthélemy, qu’il fallut la lire une autre fois pour un auditoire nouveau. Sainte-Beuve, qui l’avait entendue deux fois, en parlait encore trente ans après avec enthousiasme.

 

Je mentionne ici d’un seul mot les funérailles de Manuel, qui conduisirent M. Mignet sur les bancs de la police correctionnelle. Ces funérailles furent l’occasion d’une manifestation à laquelle il prit une part principale. Elles avaient failli être ensanglantées par les provocations maladroites de la police. Le récit qu’il en publia quelques jours après (Relation historique des obsèques de M. Manuel, ancien député de la Vendée) donna lieu à des poursuites. Il se défendit lui-même avec beaucoup de dignité et de fermeté, en accusant directement devant le tribunal une police, qui, disait-il, se jouait des droits des vivants et des restes des morts. M. Mauguin et notre confrère M. Renouard, dont j’aime à saluer en passant le nom cher et vénéré, prononcèrent l’un et l’autre de beaux et courageux plaidoyers. Le tribunal acquitta (Le procès remplit les audiences des 19 et 26 septembre 1827. M. Laffitte, le général La Fayette, et M. de Schonen, conseiller à la cour royale de Paris, avaient prononcé sur la tombe des discours qui servirent de base principale à l’accusation. Ils demandèrent à être compris dans les poursuites. Le frère de Manuel fit la même demande. MM. Laffitte et Manuel déclarèrent que la brochure était une œuvre collective, et que M. Mignet n’avait fait que tenir la plume. Toutes ces demandes furent écartées. Le tribunal rendit son jugement le 28 septembre, en présence d’une foule considérable. La censure n’avait pas permis aux journaux français de publier la brochure ; mais un journal de Londres, le Courrier anglais, en donna la traduction.).

 

C’est surtout à la veille d’une révolution qu’on la croit impossible. Au commencement de l’année 1830, les libéraux désespéraient de la victoire. M. Thiers allait partir pour faire le tour du monde, et déjà ses malles étaient faites, quand on apprit tout à coup la formation dû ministère Polignac. C’était comme le signal du combat. Les anciens journaux ne suffisaient plus. MM. Thiers, Mignet et Armand Carrel fondent le National. Pour discuter ? Non ; pour renverser. Ils le savent dès le premier jour, et même ils le disent. On a pu croire, quand les Bourbons revenaient avec la Charte, qu’incapables de comprendre les droits et les avantages de la liberté, ils en reconnaîtraient au moins la nécessité. Mais le désaccord est absolu entre la cour et la nation. Ni la cour ne veut vivre avec la liberté, ni la nation ne veut vivre sans elle. Cette démonstration, faite tous les jours dans le National, aboutit à la révolution de 1830. Les articles sont anonymes, et par conséquent la responsabilité est commune ; mais nous savons la part de chacun par un précieux exemplaire où le nom des auteurs est écrit à la main. M. Mignet est tous les jours sur la brèche. Il ne le cède à personne, pas même pour la vigueur à M. Thiers, ni pour l’audace à M. Carrel. Au jour décisif, son nom est en tête de la protestation des journalistes, dont M. Thiers est l’auteur.

 

On a accusé M. Thiers d’avoir dit, en parlant de la révolution de 1830 : « Ma révolution. » M. Mignet aurait eu autant de droit que M. Thiers à le dire. La vérité est qu’ils ne l’ont dit ni l’un ni l’autre. Voici les propres paroles de M. Thiers, telles que je les ai entendues de sa bouche. Il a dit : « La révolution de 1830, la nôtre, celle qui est bonne. » C’était à la tribune de l’Assemblée de 1848 ; et le mot ne laissait pas que d’être assez fier, prononcé devant les combattants de Février, devenus les maîtres de la France.

 

Aucun révolutionnaire n’aura jamais le droit de dire : ma révolution. M. Thiers et M. Mignet ont concouru autant que personne à rendre la révolution inévitable ; ils y ont joué leur tête, ils l’ont en partie dirigée. C’est M. Thiers qui a le premier indiqué la solution, puisque c’est lui qui, le premier, a prononcé le nom du duc d’Orléans. Enfin, personne plus que lui ne s’est efforcé de restreindre la révolution à un changement de dynastie.

 

Telle est la politique suivie, à cette heure solennelle, par M. Thiers, et par M. Mignet, inséparablement uni à M. Thiers. M. Armand Carrel, qui traitait la politique en théoricien et n’avait pas, comme ses deux collaborateurs, écouté les leçons de Talleyrand, refusa de se rallier au nouveau pouvoir. « Je ne voulais pas, me disait-il trois ans après, d’un gouvernement qui prétendait être un minimum de république, et n’était qu’un minimum de royauté. »

 

Pendant que M. Armand Carrel se sépare, l’absolue identité de vues et de conduite, dans une crise aussi redoutable, ne fait que cimenter encore l’amitié de M. Mignet et de M. Thiers. Seulement, s’ils sont d’accord pour approuver tout ce qui vient d’être fait, ils prennent chacun, à partir de ce moment, une route différente. M. Thiers entre immédiatement aux affaires pour ne plus les quitter ; M. Mignet renonce à jamais aux fonctions publiques. Il n’accepte que la direction des archives au ministère des affaires étrangères, devenue vacante par la mort de M. d’Hauterive (M. d’Hauterive était mort le 28 juillet 1830.), et cette direction n’est qu’un instrument de travail et un engagement en dehors de la politique. Le titre de conseiller d’État en service extraordinaire dont on le décore, est ce que M. Cousin appellera plus tard un titre vain.

II est clair qu’il pouvait prétendre à toutes les places, même aux plus grandes. Il était bien naturel qu’ayant été un des chefs les plus courageux et les plus remarqués de l’opposition, il entrât avec ses amis dans le gouvernement. Il avait tout ce qu’il faut pour réussir dans les grands emplois. Il avait été journaliste, c’est l’école de l’audace ; il était historien, c’est l’école de la politique ; il connaissait à fond la Révolution française, c’est l’école de la liberté. Il était même orateur, comme le prouvaient ses succès de l’Athénée. Résolument, il ne voulut rien être. Il se laissa porter quelque part à la députation, ne réussit pas, en fut bien aise (A Brignoles (Var), aux élections de 1831.). Il se donna dès lors parole de ne plus recommencer, et resta jusqu’à la fin fidèle à sa résolution. Une courte mission en Espagne (octobre 1833), pour un service spécial, difficile, urgent, fut tout ce que put obtenir de lui M. de Broglie ; et même il ne lui aurait pas arraché ce sacrifice, sans l’intervention de M. Thiers, et sans la perspective d’un service à rendre à son pays et à ses idées dans l’espace de quelques semaines. Arrêté un instant à Vittoria par les carlistes, qui n’osèrent pas le retenir prisonnier, il ne fit que paraître à Madrid à la cour de la jeune reine, et revint à tire-d’aile dans son cabinet des Archives. Il n’en sortit qu’à la révolution de Février. M. Bastide, en arrivant aux affaires, n’eut rien de plus pressé que de balayer tous les favoris du régime déchu, et il destitua M. Mignet avec les autres. A peine eut-il fait cette destitution, qu’il s’aperçut que c’étaient les Archives, et que c’était M. Mignet. En homme de cœur, il avoua sa faute, et pria M. Mignet de rester. Mais cette destitution avait prouvé à M. Mignet que ce poste littéraire tenait pourtant à la politique. Il ne reconnaissait plus une maison qui avait cessé d’être dirigée par ses amis. Il remercia le ministre, et déclina poliment et fermement ses avances.

 

Cette résolution de renoncer aux fonctions publiques ; dans la situation où se trouvait M. Mignet, est caractéristique. On a dit : C’est un sage. Sans doute. Entendons-nous cependant. M. Mignet ne se désintéressa jamais de la politique. Il resta ardemment attaché à son parti, et le servit en toute occasion par ses votes, par ses conseils, et quelquefois, discrètement, mais habilement, par sa plume ; confident et conseiller de M. Thiers, se réjouissant autant que lui de ses succès, s’affligeant plus que lui de ses échecs, le défendant à toutes les époques de sa vie avec une ardeur passionnée. En un mot, il fut jusqu’à son dernier jour un patriote fervent, un libéral dans le noble sens de ce mot, un bon et actif citoyen ; mais il choisit la carrière qui lui convenait, et ce fut la carrière indépendante et souveraine, la carrière des lettres.

 

J’ai bien envie de dire ici sur-le-champ, pour n’avoir plus à revenir sur cette question de psychologie, que M. Mignet ne s’est pas marié. Là, comme pour la politique, il n’avait qu’à vouloir, ou, pour parler plus exactement, il n’avait qu’à choisir. Si de ce côté-là aussi il fut un sage, ce fut, comme en politique, de cette sagesse qui n’a rien de commun avec l’indifférence. Il travailla en bénédictin, mais il vécut en homme du monde, et du meilleur monde dans tous les sens du mot, en homme qui, sans être étranger à aucun des plaisirs honnêtes, met la science au-dessus de tout, et le devoir au-dessus de la science.

 

Pendant que M. Thiers passait du ministère des finances, où il dirigeait tout sous le nom de M. Laffitte, au ministère de l’intérieur et à celui des travaux publics, pour revenir au ministère de l’intérieur quand la situation parut de nouveau menaçante, M. Mignet, établi dans son cabinet des Archives, se rendait compte des trésors qui s’y trouvaient accumulés, et n’avait que l’embarras digne d’envie de choisir entre tant d’admirables sujets d’étude. On a dit que la courte mission qu’il remplit en Espagne, en 1833, contribua à fixer son attention sur les rapports de la France et de l’Espagne. Il n’en est rien. Une des premières pensées de M. Guizot, ministre de l’instruction publique, avait été de reprendre la publication des documents inédits de l’histoire de France, et de continuer aux frais de l’État l’œuvre interrompue des bénédictins : entreprise digne de lui et d’un gouvernement qui a tant contribué aux progrès des sciences et des lettres. Le Comité de l’histoire de France avait été fondé en 1834 : dès 1835, M. Mignet se trouva prêt à publier les deux premiers volumes de l’histoire des négociations pour la succession d’Espagne ; il semblait qu’il eût deviné la pensée du ministre. La publication de M. Mignet, qui devait comprendre six volumes in-4°, n’en a malheureusement que quatre, et s’arrête à la paix de Nimègue. Mais les quatre volumes publiés montrent aux prises les plus grands personnages politiques dans l’affaire la plus importante du règne de Louis XIV-.( Négociations relatives à la succession d’Espagne sous Louis XIV, 4 vol. in-4°. Paris, 1835, 1842. L’introduction a été tirée à part, et M. Mignet l’a publiée de nouveau dans ses Études historiques.), et l’Introduction, qui forme à elle seule un ouvrage important malgré son peu d’étendue, va jusqu’au traité d’Utrecht (11 avril 1713).

 

La pensée de doubler en quelque sorte la puissance de la France en l’appuyant solidement sur l’Espagne remonte à Mazarin, qui crut y parvenir par le mariage du roi avec une infante. Louis XIV déploya une patience infatigable et une ténacité inouïe pour continuer le plan de son ministre et asseoir sur le trône d’Espagne un prince de sa famille. Rien ne fut négligé par lui pour obtenir, dans le plus grand secret, l’appui direct des uns, la connivence ou tout au moins la neutralité des autres. On peut mesurer l’intensité des désirs du roi par l’immensité des sommes versées en Angleterre. Cependant l’entreprise en elle-même était si périlleuse que quand il eut le testament entre les mains, il hésita pendant deux jours à l’accepter. A l’issue du dernier conseil, le bruit de l’acceptation se répandit dans Fontainebleau ; toute la cour accourut dans le salon où attendaient les envoyés espagnols. Le roi parut, accompagné de son fils et de ses petits-fils. « Monsieur, dit-il au duc d’Anjou, le roi d’Espagne vous a fait roi ; les grands vous attendent, les peuples vous désirent, et moi, j’y consens. Souvenez-vous toujours que vous êtes prince français. » II y a dans l’histoire peu de scènes aussi solennelles. On sait combien les conséquences furent terribles. Toute l’Europe craignait, en donnant ce roi à l’Espagne, de se donner à elle-même un maître dans la personne de Louis XIV. Le trône resta au duc d’Anjou ; mais après des luttes et dans des conditions qui furent bien près de changer ce triomphe apparent en une défaite réelle. Outre l’importance capitale de la négociation en elle-même, les documents recueillis par M. Mignet font connaître la pensée, expliquent le caractère, analysent le talent de tous les hommes qui ont dirigé les affaires de l’Europe pendant la seconde moitié du XVIIe siècle : Mazarin, don Louis de Haro, de Lionne, les deux de Witt, Guillaume III, et surtout Louis XIV, qu’il ne faut juger ni par les rancunes de Saint-Simon, grand écrivain et politique médiocre, ni par les colères d’ailleurs trop justifiées, des victimes de la révocation de l’édit de Nantes. Louis XIV avait la superstition et le génie de la royauté, et quoique l’homme en lui eût beaucoup de valeur, il était très inférieur au roi. Le livre de M. Mignet nous présente aussi sous un nouveau jour les plus grands capitaines du siècle, Turenne, Condé, Marlborough, le prince Eugène. Ce n’est pas un simple recueil de documents. M. Mignet n’a pas pensé qu’il fût indispensable de ne rien omettre et de ne rien ajouter. Ne rien omettre, c’était accabler le lecteur sous un amas d’inutilités ; ne rien ajouter, c’était sur beaucoup de points, le laisser dans l’ignorance. Dans un cas, il n’aurait pas lu ; dans l’autre, il n’aurait pas su. M. Mignet prit le parti d’ajouter aux pièces mêmes tout ce qui pouvait les éclaircir et les lier. Un recueil ainsi composé a autant de clarté et plus d’autorité qu’une histoire. L’introduction placée en tête du premier volume a été depuis tirée à part. M. Mignet s’y montre une fois de plus abréviateur de génie. Plusieurs récits, et notamment celui de la mort des frères De Witt, dû entièrement à la plume de M. Mignet, sont des morceaux d’une éloquence achevée. Tous ses portraits sont courts, mais vivants, et d’une telle vérité qu’ils donnent au lecteur l’intelligence des événements par la connaissance approfondie de ceux qui les mènent.

 

Charles-Quint remplit le XVIe siècle, comme Louis XIV remplit le XVIIe ; grands tous les deux par la guerre et la diplomatie, tous les deux couronnés par la victoire au commencement de leur règne, et frappés à la fin par de grands revers : Louis XIV, pour avoir identifié les intérêts de son État avec ceux de sa maison ; Charles-Quint pour n’avoir pas vu le défaut de cohésion et de solidité d’un empire dont les membres étaient dispersés au nord, au midi et au centre de l’Europe, avec des intérêts opposés, des religions différentes et des lois discordantes. M. Mignet a écrit sur les relations de la France et de l’Espagne au XVIe siècle trois ouvrages : Rivalité de François Ier et de Charles-Quint (2 vol. in-8°. Paris, Didier, 1875.) ; Charles-Quint, son abdication, son séjour et sa mort au monastère de Yuste (1 vol. in-8°. Imprimerie royale, 1845.) et enfin, Antonio Pérez (1 vol. Imprimerie royale, 1845. Cet ouvrage avait d’abord paru en articles dans leJournal des Savants, cahiers d’août et décembre 1844, et de janvier à juin 1845.). Ces trois ouvrages forment, avec les Négociations relatives à la succession d’Espagne sous Louis XIV, une partie très importante de l’histoire des deux pays. Le livre sur la Rivalité de François Ier et de Charles-Quint, qui a paru le dernier, est plein d’aperçus historiques d’une grande portée. Les deux ouvrages sur la mort de Charles-Quint et sur Antonio Pérez ont, par la beauté sévère du style, la clarté de l’exposition et la grandeur des événements, un attrait incomparable.

 

Il s’est créé une légende sur Charles-Quint, abdiquant ses grandeurs dans un accès de mysticisme, et courant se cacher dans un couvent de moines, où il aurait passé le reste de sa vie à chanter des psaumes, à lutter contre son prieur et à regretter l’absolu pouvoir. La vérité est que Charles-Quint, dont la résolution était arrêtée de longue date, s’était construit à Yuste, auprès du monastère, une belle demeure avec de grands jardins en terrasse, d’où l’on découvrait une vue splendide. Il s’y retira, après avoir abdiqué le titre de roi d’Espagne, en conservant celui d’empereur. Un an après son arrivée à Yuste, malgré les supplications de sa famille et de tous ses amis, il renonça, comme il l’avait résolu, à ce dernier titre, et l’abdication fut consommée. Mais au fond de cette retraite, il resta le maître du monde. Le roi son fils, l’empereur son frère, le consultaient dans toutes les grandes affaires, et ses avis étaient scrupuleusement suivis. Les routes escarpées qui conduisaient à sa demeure n’étaient fréquentées que par les porteurs de dépêches et les pourvoyeurs de sa bouche, car il ne souffrait que de très rares visites, et réglait tout par correspondance. Cinquante officiers de divers grades composaient sa maison, mais la plupart étaient relégués dans un hameau, au pied de la montagne, et ne se rendaient auprès de lui que pour y faire leur service. Il avait accumulé dans ses appartements des tableaux, des tapisseries de toute beauté, une grande quantité d’ustensiles à son usage, sculptés et ciselés avec un grand art dans les matériaux les plus précieux. Il mangeait beaucoup, et principalement du poisson de mer, dont on ne cessait de lui envoyer de tous côtés les échantillons les plus magnifiques. Il assistait fréquemment, du haut de sa tribune, aux offices du monastère ; mais il avait ses chapelains, son prédicateur et son confesseur, dont aucun ne faisait partie de l’abbaye de Saint-Just. On observa autour de lui jusqu’à sa mort, et même au delà de sa mort, l’étiquette delà maison impériale. Pendant la cérémonie des funérailles, qui dura plusieurs jours, un grand d’Espagne, accablé d’ans et d’infirmités, s’était fait donner un pliant en se dissimulant dans la foule. Le majordome lui ordonna de rester debout ou de sortir : « Devant l’empereur mort ou vivant, nul n’a le droit de prendre séance. »

 

Le livre sur Antonio Pérez, quoique d’une exacte fidélité historique, ressemble beaucoup à un roman. Ce ministre trompé à la fois par son rival et par son maître, fait involontairement penser à Gil Blas. Cela ne doit pas surprendre. Un roman de haute volée comme l’œuvre de Le Sage est de l’histoire ; c’est l’histoire du cœur humain ; et l’histoire telle que l’entend M. Mignet, est autant l’histoire des sentiments et des volontés que celle des événements. Ses ouvrages sur l’Espagne laissent dans l’esprit une imagé exacte et vivante de Charles-Quint et de Philippe II : le roi et le bourreau.

 

Tout aussi grand, mais d’une nature bien différente, est l’intérêt du livre sur Marie Stuart (Histoire de Marie Stuart, 2 vol. in-8°, Paris, Paulin et Lheureux, 1851. M. Mignet avait inséré dans le Journal des Savants, de 1847 à 1850, une série d’articles sur Marie Stuart.). M. Mignet est tellement familier avec le XVIe siècle, qu’on est tenté de croire qu’il a rencontré Marie Stuart à la cour de Henri II. Une beauté sans rivale, des amours traversés par des orages, un règne agité par l’intrigue et la guerre civile, une longue captivité suivie d’une mort sanglante : un seul de ces traits, réunis dans Marie Stuart, suffirait à rendre illustre une autre femme. M. Duruy nous disait dernièrement que les enchanteresses conservent leur prestige au delà de la vie, et il nous rappelait que Mme de Longueville a eu pour admirateur posthume un de nos plus illustres contemporains. Marie Stuart aussi a été la belle des belles, et les grâces de son esprit égalaient celles de sa personne ; elle aussi répandait l’amour autour d’elle :

Seu mulier toto jactans de corpore amorem ;

et peut-être y avait-il quelque chose de l’amour, d’un amour révolté et farouche, dans les haines qui l’ont si cruellement poursuivie. Être la plus belle de son temps, la plus spirituelle et la plus savante, reine d’Ecosse dès le berceau, reine de France par le mariage, héritière par sa naissance de la couronne d’Angleterre, et subir dix-neuf ans de captivité pour passer de la prison à l’échafaud, quelle destinée ! Cette histoire est un roman, elle est un drame, elle est un poème ; et pour que rien ne manque à cette étrangeté, Marie laisse à la postérité, dans la mort de Darnley, le mariage de Bothwell, et la conspiration contre Elisabeth, un triple problème à résoudre. Cette histoire, ou cette légende, comme on voudra l’appeler, fait partie de l’histoire de la Réformation. La Réformation triomphe en Ecosse sous la direction du terrible John Knox ; et la première victime qu’elle écrase en passant est Marie Stuart.

 

La cour de France au XVIe siècle était le miroir de la chevalerie, et l’école de tous les vices. Marie Stuart y fut élevée à côté des fils de Henri II, et sous l’œil jaloux de Catherine de Médicis. Son oncle, le cardinal de Lorraine, qui n’était pas précisément un professeur de morale, lui donna pour toute sauvegarde un attachement passionné pour les rites de l’église catholique : belle préparation pour aller régner en Ecosse, sur un peuple qui tuait ses rois et massacrait ses archevêques ! On lui donna le goût de la théologie ; mais ce qu’on ne put lui donner, c’est la moelle de la morale évangélique. Pendant qu’elle régnait à Edimbourg, et qu’elle souffrait à Fotheringay, les catholiques faisaient d’elle une martyre, et les protestants une prostituée ; elle n’était qu’une femme avec tous les charmes et toutes les faiblesses d’une femme, mille fois plus malheureuse que coupable ; coupable, si elle l’était, par la faute de sa famille qui l’avait mal préparée à la vie, des rois et des courtisans qui ne lui avaient donné, en France, que le spectacle du vice raffiné ; en Ecosse, que des scènes de vice effréné et brutal. M. Mignet la condamne, en la plaignant et en l’admirant, mais la question n’est pas définitivement jugée, et peut-être ne le sera-t-elle jamais. Cette triste et touchante mémoire est encore ballottée après trois siècles entre l’amour et la haine.

 

M. Mignet rencontrait la Réformation devant lui partout où se portaient ses études ; en Allemagne, où il trouvait Charles-Quint aux prises avec les États réformés à Worms, à Spire, à Augsbourg ; en Espagne, où il racontait les horreurs de l’inquisition sous Philippe II ; en Ecosse, où Knox brisait Marie Stuart de ses mains terribles ; en France, où Henri IV commençait par un mot d’une morale relâchée : « Paris vaut bien une messe », et finissait par l’acte d’un grand citoyen et d’un grand roi, l’Édit de Nantes. Dès ses premiers travaux sur la Révolution française, M. Mignet avait compris l’influence des questions religieuses sur les affaires humaines. Qu’était-ce que la constitution civile du clergé, sinon un schisme dans l’église catholique ? Pour cette fois la question religieuse ne précédait pas la question politique, comme au XVIe siècle ; elle la suivait, mais dès qu’elle fut soulevée dans l’Assemblée constituante, elle devint l’affaire principale de l’Assemblée et de l’Etat.

 

Écrire l’histoire de la Réformation, c’était donc éclairer dans ses causes l’histoire de tous les peuples de l’Europe depuis la diète de Worms. La difficulté était grande, puisqu’il fallait toucher à la théologie, au droit des gens, au droit civil, aux plus grandes questions de la morale et de la philosophie ; mais M. Mignet était de la race des chercheurs et des penseurs. La difficulté l’attirait ; la grandeur le captivait.

 

Pendant de longues années il roula dans son esprit le projet d’une histoire de la Réformation. Ce devait être l’œuvre de sa vie. Il assembla de nombreux matériaux. Il arrêta et fixa ses idées. Ses amis savaient qu’il avait commencé à écrire, et on se flattait jusqu’au dernier moment de trouver dans ses papiers son ouvrage achevé ou tout près de l’être. Ces espérances ont été déçues. Je ne les ai jamais partagées.

 

Je me souvenais d’une conversation que j’avais eue avec lui à l’époque où il commença à se faire remplacer dans la tâche de lire chaque année une notice historique à notre séance solennelle. Il s’était d’abord adressé à notre éminent confrère, M. Giraud, qui écrivit pour lui une belle notice sur M. Dupin aîné, et une autre, très touchante, sur Ernest Bersot. Il vint à moi, quand cet ami de toute sa vie lui manqua. Il me parla avec un air de douce gaîté qui lui était habituel ; mais je sentais combien le fond de sa pensée était mélancolique. Il ne se plaignait pas de la vieillesse, et elle n’a jamais été plus douce pour personne que pour lui ; mais il laissa échapper quelques mots pleins d’amertume sur la nécessité de renoncer aux entreprises de longue haleine ; et je vis bien que le rêve si longtemps caressé s’était évanoui. J’ai eu dans ma vie deux conversations de ce genre, qui m’ont laissé des souvenirs ineffaçables : celle-là, où il fallut beaucoup deviner ; une autre, avec Jouffroy, qui ne fut que trop explicite, et qui ne précéda sa mort que de bien peu de jours.

 

La pensée que ce livre, auquel il a tant travaillé, et qui devait être son œuvre capitale, ne paraîtrait pas, a dû être très amère à M. Mignet. L’introduction est presque complètement écrite ; il ne restait plus qu’à effacer, à élaguer. Pour le corps de l’ouvrage, on n’a guère que des notes, mais très nombreuses, très complètes, classées dans un ordre méthodique ; ce sont les matériaux, c’est la charpente d’un livre ; ce n’est pas un livre. L’introduction est en huit chapitres et formerait deux volumes in-8°. M. Mignet n’a pas mentionné cet ouvrage dans son testament, mais il paraît qu’il a exprimé verbalement la volonté qu’on ne publiât après sa mort que ce qui serait entièrement achevé, et préparé par lui-même pour l’impression. Ce scrupule, bien malheureux pour nous, n’étonnera pas ceux qui savent jusqu’où il poussait le respect de ses lecteurs et de lui-même. Sa famille ne veut pas considérer l’introduction comme un ouvrage séparé et terminé ; elle s’en tient à l’obéissance littérale, le livre ne paraîtra pas. C’est une perte irréparable.

 

A la place d’une grande histoire de la Réformation, nous n’avons que les livres qu’il a en quelque sorte tirés chemin faisant des matériaux constamment accumulés pour son œuvre principale, tels que la Mort de Charles-QuintAntonio Pérez, la Vie de Marie Stuart, auxquels viendra probablement se joindre un livre sur Calvin qu’il avait préparé lui-même, en réunissant et en développant ses articles du Journal des Savants, C’est aussi dans ses notes sur l’histoire de la Réformation qu’il a puisé un article court, mais plein d’éclat, publié dans la Revue des Deux Mondes sous ce titre : Luther à Worms (Janvier 1835.), et un important mémoire, composé tout exprès pour le Bulletin de l’Académie des sciences morales et politiques, et qui a pour titre : Établissement de la Réforme religieuse, et Constitution du calvinisme à Genève (Ce Mémoire, qui a paru d’abord dans le recueil intitulé : Travaux et séances de l’Académie des sciences morales et politiques, a été depuis inséré par M. Mignet dans ses Études historiques, 1 vol. in-8, Paris, chez Didier.) ; un de ces résumés d’une centaine de pages où il condensait la substance de. plusieurs volumes. On peut en rapprocher les articles qu’il a donnés au Journal des Savants, à propos de la publication de la Correspondance de Calvin (Journal des Savants, 1856, 1857.).

 

M. Mignet choisit Genève, parce que cette petite ville devint, après une série de luttes qu’il résume avec un art infini, la capitale d’une grande opinion. C’était une ville vouée à la théocratie. Les victoires de Luther en Allemagne font disparaître ce qui restait de la domination du prince-évêque ; l’autorité religieuse, longtemps disputée, tombe finalement entre les mains de Calvin, qui s’empare aussitôt de l’autorité politique, estimant, comme tout partisan de la théocratie, qu’on a le droit de régler les volontés quand on est maître de l’entendement.

 

Luther n’a jamais gouverné. Il n’a été que l’allié des gouvernants, tour à tour leur empruntant et leur donnant de la force. On peut dire de lui que c’est un général, doublé d’un diplomate. Ce qu’il y a de plus merveilleux dans sa lutte contre la papauté, ce n’est pas de l’avoir poussée si loin, c’est de l’avoir commencée. Rome qui lève des tributs sur tous les peuples ; qui compte parmi ses évêques et ses abbés des princes souverains ; qui exerce elle-même dans ses États la souveraineté absolue ; qui a pour agents dans le monde entier le clergé séculier et régulier, maître par les sacrements de tous les actes de la vie ; qui entre en partage, par ses concordats, du pouvoir temporel, et par l’inquisition, du pouvoir judiciaire ; Rome à qui tout obéit et devant qui tout tremble, rayonnante encore par surcroît de l’éclat nouveau que Léon X demande aux chefs-d’œuvre de tous les arts ; Rome enfin, une seule pensée sous une seule autorité, rencontre devant elle ce moine qu’elle peut emprisonner, bâillonner, brûler ; et en peu d’années, le moine a tenu tête au Pape, qui est Léon X, à l’empereur, qui est Charles-Quint ; il a son clergé qui lui obéit, ses protecteurs couronnés dont il est le maître, ses fidèles qui bravent la mort pour rester dans sa communion. Luther accuse Rome de sacrifier la foi aux œuvres (aux œuvres pies), et, dans son ardeur de réaction, il sacrifie les œuvres à la foi. La contradiction est violente ; l’idée est claire : de là sa force. Le succès est foudroyant. M. Mignet cherche la cause de ce succès, moins dans la force de l’assaillant que dans les fautes et les excès de la politique romaine. Si la Réforme réussit, c’est que Rome a poussé trop loin ses conquêtes dans tous les sens ; c’est qu’elle succombe, comme tout ce qui est trop grand, sous le poids de sa grandeur ; c’est que, trouvant trop de soumission, elle a imposé trop d’abjection ; c’est qu’en matérialisant sa discipline par le commerce des indulgences, elle a comme voilé de ses mains la grandeur morale de ses dogmes ; et si elle réussit surtout en Allemagne, c’est que les princes allemands, qui d’abord ont été protégés, et qui maintenant sont gouvernés et rançonnés, voient dans Luther un libérateur plutôt qu’un apôtre. Au contraire, il est poursuivi comme ennemi de l’État et de la foi par le roi d’Espagne et le roi de France, qui peuvent tenir tête au pape dans les matières temporelles, et par conséquent se servir de lui contre leurs sujets sans avoir rien à craindre de lui pour eux-mêmes. Le roi de France, en particulier, a d’autant moins besoin d’un schisme dans l’Église, qu’il est en possession des libertés de l’Église gallicane, et que ces libertés, depuis le concordat conclu avec Léon X, sont surtout les libertés et les privilèges du roi de l’Église gallicane.

 

Luther est le victorieux ; Calvin est l’organisateur. Il est, dans le protestantisme, après Luther, ce qu’est la conséquence après le principe ; dans la Suisse, après Farel, ce qu’est la règle après une révolution. Il n’a pas pour alliés des souverains ; car la lutte entre Rome et les princes qu’elle assujettissait à sa suzeraineté est terminée à Augsbourg, et même déjà à Passau. Mais de même que Luther aidait les princes allemands dans leur résistance à la puissance politique du pape, Calvin aide les grands vassaux dans leur résistance aux rois, et le menu peuple des bourgeois et des serfs, dans sa résistance aux barons spirituels et temporels. Les deux grands réformateurs ont rendu des services auxquels ils ne pensaient pas, et trouvé des alliés qui ne les comprenaient pas et ne se souciaient pas de les comprendre. Ils ont fait d’abord ce qu’ils avaient résolu de faire, c’est-à-dire la Réforme de l’Église ; et chemin faisant, ils ont réformé le monde politique comme par surcroît, et en quelque sorte sans y prendre garde ; sans avoir les intentions de leurs œuvres. Même spectacle en philosophie ; ils sont incontestablement les précurseurs du libre examen ; mais ils ont émancipé la raison sans le vouloir, ou plutôt en voulant tout le contraire.

 

Lorsque Calvin renverse l’orthodoxie romaine, c’est au profit de sa propre orthodoxie. Il ne diffère des autres despotes que par son austérité personnelle et l’ardeur de sa foi. Il est l’implacable ennemi du libre arbitre : autoritaire jusqu’aux moelles dans sa doctrine et dans son gouvernement, et répondant aux feux de l’inquisition par le bûcher de Servet.

 

Ce mémoire, les articles sur la correspondance de Calvin, l’ensemble des écrits de M. Mignet sur le XVIe siècle, sont faits pour redoubler les regrets que nous inspire la perte de son grand ouvrage sur la Réformation. Il avait tout ce qu’il fallait pour mener à bien cette grande entreprise : des idées précises sur la question théologique, une connaissance plus approfondie de la question juridique si constamment mêlée à tous les détails de la Réforme, des matériaux amassés en Allemagne, dans les Pays-Bas, en Ecosse, en Angleterre, en Espagne, et surtout dans le trésor des Archives qu’il avait sous la main ; il était familier avec tous les hommes et tous les événements du XVIe siècle ; il avait l’esprit libre, dans le sens le plus élevé du mot : impartial entre l’Église romaine et la Réforme avec une inclination vers la Réforme, entre les idées religieuses qu’il comprenait et les idées philosophiques qu’il partageait ; philosophe de l’école de Descartes, plus complètement indépendant par sa situation, sinon par la nature de son esprit, que le grand penseur du XVIIe siècle. S’il n’avait pas, comme Descartes, une arche sainte pour y mettre à l’abri les vérités de la foi, il savait du moins respecter et admirer l’Église dans sa doctrine et dans ses œuvres. Il est douloureux de se dire que le temps lui a manqué , malgré cette longue vie et cette continuelle application au travail.

 

Le Mémoire sur l’établissement du calvinisme à Genève avait été écrit spécialement pour notre recueil. J’en signale encore deux autres, qu’il écrivit aussi pour nous. L’un, qui se rattache à la question religieuse, a pour titre : Comment l’ancienne Germanie est entrée dans la Société civilisée de l’Europe occidentale et lui a servi de boulevard contre les invasions du Nord (Mémoires de l’Académie des sciences morales et politiques, 2e série, 1.1. — Ce Mémoire a été depuis publié dans les Études historiques de M. Mignet.). C’est l’Église qui a civilisé l’Allemagne ; ce sont ses missionnaires et ses apôtres qui lui ont apporté les premiers éléments des sciences et des arts, en même temps que les principes de la morale chrétienne. A mesure qu’ils augmentaient le nombre de leurs néophytes, ils bâtissaient des églises autour desquelles la population s’agglomérait, des couvents qui devenaient propriétaires du sol, qui rendaient la justice à leurs tenanciers et levaient des hommes d’armes pour se défendre ; c’est ainsi que s’établit en Germanie le catholicisme féodal, qui fut une force pour l’autorité civile pendant des siècles, et une faiblesse pour l’autorité ecclésiastique au temps de Luther.

 

L’autre mémoire a pour titre : Essai sur la formation territoriale et politique de la France, depuis la fin du XIe siècle jusqu’à la fin du XVe (Mémoires de l’Académie des sciences morales et politiques, 2e série, t. II. Réimprimé dans les Études historiques.). C’est un morceau exquis, admirablement composé, dont les cent pages résument avec une précision merveilleuse notre histoire nationale pendant la seconde moitié du moyen âge, en jetant même de vives lumière sur l’histoire des pays voisins.

 

Toutes ces questions ont été élucidées et renouvelées depuis M. Mignet. Il n’a pas dit le dernier mot, il n’a pas connu tous les documents. Et qui peut se flatter maintenant de connaître tous les documents ? Ils pullulent, ils foisonnent ; toute une armée d’érudits est à l’œuvre incessamment pour les découvrir sous la poussière des siècles. Pour les temps modernes, l’imprimerie et les journaux accumulent tant de vérités et de mensonges, qu’on en viendra bientôt à désespérer de tout lire. La difficulté en histoire s’est déplacée ; elle venait autrefois de la disette des documents, elle vient à présent de leur abondance. L’histoire succombe sous l’immensité de ses ressources, comme cette fille romaine que les bagues des chevaliers écrasèrent sous leur poids.

 

C’est encore pour notre Académie, pour la collection des petits livres demandés à notre Académie par le général Cavaignac en 1848, que M. Mignet a écrit uneVie de Franklin, bon résumé, en bon style, d’une vie qui est un bon enseignement. Il est glorieux pour nous de pouvoir citer de si beaux ouvrages composés expressément pour nos collections. Mais ce n’est pas le seul service que M. Mignet nous ait rendu, ni le plus grand. Je n’ai parlé jusqu’ici que de l’historien et de l’écrivain. Il me tarde de vous parler aussi de l’académicien. M. Mignet est par excellence un académicien, ce qui est une espèce rare. Je ne serai que juste en disant qu’il est le vrai créateur de notre Académie. C’est ce qu’il me reste à présent à vous raconter.

 

Les Académies, Messieurs, sont égales entre elles. Égaux aussi les académiciens. Le successeur de Victor Hugo aura chez nous les mêmes droits que lui, et recevra les mêmes honneurs. Nous sommes la vraie république. Les académiciens prennent rang d’après la date de leur élection, et les Académies d’après la date de leur fondation. C’est ainsi que l’Académie des sciences morales et politiques est la dernière des Académies, mais seulement par ordre chronologique. Les quatre autres remontent jusqu’à Louis XIV ; nous datons, nous, de la Convention nationale, ce qui me donne le droit de dire que les cinq Académies de l’Institut de France sont de grande et haute noblesse. La Révolution française, dans ses jours d’égarement, les avait supprimées. Elle ne tarda pas à comprendre que la haute culture des lettres, des sciences et des arts est le luxe et le couronnement nécessaire d’une démocratie. Non seulement elle rétablit les Académies, mais elle les réunit dans un seul faisceau sous le nom d’Institut national, idée profondément philosophique, et bien digne du siècle qui avait produit l’Encyclopédie.

 

La plus ancienne des Académies, qui est l’Académie française, avait subi, au cours du XVIIIe siècle, une révolution capitale. Fondée uniquement pour maintenir l’unité et la pureté de la langue, elle était devenue tout à coup, par Voltaire et D’Alembert, le salon de l’Encyclopédie. Il y eut désormais deux Académies en une seule, l’Académie de la philosophie et celle de la langue. Quand la Convention créa l’Institut, au lieu de réunir ces deux Académies comme par le passé, elle mit la langue française avec les langues anciennes dans la classe de l’érudition, et fît pour la philosophie une classe à part, qui est la nôtre.

 

Notre Académie, sous cette première forme, n’a pas laissé de grands souvenirs. Nous n’avons pas à la renier, mais nos véritables traditions ne commencent guère qu’en 1832, ou plutôt en 1837, au moment où M. Mignet prit nos affaires en main comme secrétaire perpétuel.

 

Le Directoire, ou plutôt la Convention, dont le Directoire ne fit que promulguer les volontés, avait appelé surtout des hommes politiques, Sieyès, Cambacérès, Merlin de Douai, Talleyrand. Grégoire, Lakanal ; au milieu d’eux, un écrivain de génie, Bernardin de Saint-Pierre, et, comme appoint, ceux qui auraient dû être le fond parce qu’ils étaient fidèles aux traditions de la philosophie, Daunou, Cabanis, Destutt de Tracy, de Gérando, Volney, Garat, un peu plus tard La Romiguière. En somme la seconde classe de l’Institut comptait beaucoup d’hommes célèbres, et très peu d’académiciens. Les personnages politiques dont on l’avait peuplée ne purent lui rendre aucun service parce qu’on ne cessa de prendre parmi eux des ministres, des ambassadeurs, des membres du Directoire. Talleyrand venait d’être élu secrétaire quand il fut appelé pour la première fois au ministère des relations extérieures. Le règlement, exagérant un bon principe, obligeait les diverses classes à délibérer ensemble sur des matières où une seule était compétente ; il multipliait les besognes étrangères à la science, sous prétexte de fournir à l’administration des renseignements utiles ; enfin l’école de Condillac, dont le règne durait encore, avait imposé au monde philosophique la question de l’origine des idées et celle du langage, questions pleines d’intérêt, qui pourtant ne sont ni toute la philosophie ni la partie la plus émouvante de la philosophie. La grande préoccupation de la classe fut la pasigraphie. Elle consacra aussi de nombreuses séances au sauvage de l’Aveyron (l’homme de la nature.) Ainsi, on lui demandait beaucoup, et elle ne fit rien ou presque rien.

 

Dans un discours qu’il avait préparé comme président pour le lire à notre séance publique, M. de Tocqueville prétendait que la seconde classe s’était volontairement enfermée dans des subtilités de sophistes pour échapper à l’œil du maître. « Mais Bonaparte, ajoutait-il, la découvrit dans cette ombre où elle se cachait, et la brisa comme dangereuse quand elle n’était que puérile. » M. Mignet obtint de lui avec beaucoup de peine qu’il renonçât à cette phrase ; encore le sacrifice ne fut-il pas entier. La phrase ne fut pas lue ; elle ne figure pas dans le texte ; mais elle est soigneusement recueillie dans les variantes.

 

M. de Tocqueville se trompe, et Bonaparte a mieux vu que lui. La seconde classe a été stérile par la faute de son temps et de son règlement, mais elle ne manquait ni d’activité, ni de courage, ni de dévouement à la science. Elle pensait, et elle voulait penser. Elle discutait avec passion, quand elle n’était pas absorbée par la pasigraphie, les questions politiques et les questions religieuses ; avec tant de passion que Bernardin de Saint-Pierre ayant prononcé avec respect le nom de Dieu, fut sur le point d’être obligé de donner sa démission. Je ne cite pas cette scène scandaleuse à l’honneur de nos devanciers ; mais pour prouver qu’ils n’évitaient pas les questions, et qu’ils ne cachaient pas leurs opinions. Les derniers survivants de la philosophie du XVIIIe siècle étaient tous là ; et Bonaparte qui voulait un État composé d’un maître absolu et de sujets dociles, n’avait que faire d’une Académie philosophique.

 

Elle avait duré du mois d’avril 1797 au mois de janvier 1801. C’est en 1832 seulement, après une interruption de près de trente ans, que M. Guizot la rétablit. Elle fit peur par son nom et par son but à tous les ennemis de la philosophie, et à quelques philosophes. Son premier besoin et son premier devoir étaient de rassurer tout le monde, et d’être sage, sans s’annihiler. On lui donnait cette tâche magnifique de vivre exclusivement dans le monde de la science en oubliant le monde qui s’agite au-dessous, et d’y appeler à elle tous les esprits d’élite. On peut dire qu’elle était, et qu’elle est encore environnée d’écueils. Ce n’est pas une Sorbonne : elle ne représente pas une doctrine et ne rend pas de sentences ; ce n’est pas une tribune ouverte indistinctement à tous les utopistes. C’est une compagnie d’esprits libres, éclairés, impartiaux, qui s’efforce constamment de susciter le talent et de le servir, et n’a d’autre passion que celle de la vérité.

 

M. Mignet fut de la fondation. Sa place était évidemment marquée dans la Section d’histoire générale et philosophique ; une de nos Sections les plus illustres, Messieurs, puisqu’elle a compté dans son sein, outre M. Mignet, les Guizot, les Thiers, les Michelet, les Am. Thierry, les Naudet, les Henri Martin. L’Académie s’était donné pour secrétaire perpétuel M. Comte, un vétéran des luttes politiques, jeune encore, mais affaibli par suite des procès, de la prison, de l’exil, qu’il avait eus à supporter. Il mourut en 1887, après avoir occupé plutôt que rempli sa place pendant moins de quatre ans. M. Mignet, qui l’avait presque constamment suppléé, fut élu pour lui succéder, le 6 mai 1887. Tout était à faire dans l’Académie.

 

Le règlement n’avait été ni complété ni expliqué. Les séances étaient mal remplies, les commissions ne fonctionnaient pas, l’administration était en désarroi. M. Mignet eut bientôt rétabli l’ordre dans les finances de l’Académie, rappelé au travail les commissions arriérées, suscité la lecture de mémoires importants, introduit dans l’Académie l’usage des discussions approfondies. Secondé par deux habiles publicistes, dont l’un, M. Loiseau, est mort premier président de la cour de Besançon, et l’autre, M. Vergé, est l’un des plus savants et des plus aimés parmi nos confrères, il fonda notre Bulletin, où sont insérés les mémoires lus à l’Académie, et qui donne de la publicité à nos discussions et à nos décisions.

 

M. Comte, malgré la maladie qui le minait, avait trouvé la force d’écrire deux notices historiques, l’une sur Garat, qu’il lut à la séance du 26 avril 1835, l’autre sur Malthus, qu’il fallut lire pour lui à la séance du 28 décembre 1836. M. Mignet fut chargé de la notice historique sur Sieyès, du vivant même de M. Comte. Il commença l’année suivante l’exercice de ses fonctions de secrétaire perpétuel par l’éloge du comte Rœderer. Pendant trente-deux années consécutives, il remplit, à cette place, ce devoir difficile et cher. Il y trouva l’occasion de développer son talent d’écrivain et d’historien sous une forme nouvelle. Il eut à juger des historiens comme Daunou, Sismondi, Macaulay ; là, il était chez lui en quelque sorte ; des jurisconsultes, comme Merlin et le comte Rossi ; des philosophes ayant chacun leur système différent ; Cousin, Jouffroy, Laromiguière ; Cabanis et Broussais, qu’il faut compter ici comme philosophes puisqu’ils étaient de la Section de philosophie ; des acteurs éminents de la Révolution, tels que Talleyrand et Sieyès. Il semble toujours, en le lisant, qu’il parle d’une matière qu’il a étudiée toute sa vie. Tous les systèmes qu’il analyse lui sont familiers. Il en marque les caractères principaux de manière à laisser dans l’esprit une impression précise et fidèle. Toujours bienveillant, comme il convient, il laisse cependant voir son opinion personnelle, et par conséquent son jugement. Il mérite cet éloge particulier de parler toujours, quel que soit le sujet qu’il traite, dans la belle, et simple, et limpide langue française, qui suffisait aux Descartes, aux Malebranche, aux Voltaire pour tout exprimer, et que Leibnitz a quelquefois empruntée parce qu’il n’en connaissait pas qui fût plus propre à rendre clairement les idées abstraites. Il y a un certain art, que M. Mignet ne connut jamais, d’employer des mots techniques à la place des mots usuels qui diraient mieux ce qu’on veut dire , et de cacher une idée simple sous une formule embrouillée et compliquée parce que le lecteur inintelligent ou inattentif mesure l’importance d’une proposition par la peine qu’il a eue à la comprendre, et confond la difficulté qui tient à la nature des choses, avec celle que produit à plaisir un auteur prétentieux et de mauvaise foi. La langue française est la langue du bon sens et de la logique ; c’est un instrument admirable, qu’il faut garder dans toute sa pureté. Elle n’est pas indigente comme on l’en accuse ; il n’est pas une nuance de la pensée ou du sentiment qu’elle ne puisse rendre. M. Mignet n’a pas de rival dans le genre des notices historiques. On ne peut le comparer qu’à Fontenelle. Fontenelle n’est pas plus savant ; il a l’esprit moins profond et moins étendu. Il n’a pas plus de grâce, quoiqu’il ait peut-être un peu plus de simplicité et de naturel. Il excelle comme M. Mignet, à discerner ce qui peut être omis et ce qui doit être placé en pleine lumière. Ses notices sont, en général, plus courtes ; cette sobriété plaisait alors ; le public d’aujourd’hui est plus exigeant ; il demande des détails, une critique approfondie. Il en est des éloges de Fontenelle, comme des opéras et des oratorios de son temps. On peut encore les jouer, mais avec adjonction de quelques cuivres. Ce n’est pas qu’ils manquent de charme, c’est que notre goût a un peu changé et demande plus de tapage.

 

Mais les notices de M. Mignet, qui sont admirables, son administration habile et sûre, la fondation de notre Bulletin, le règlement achevé et commenté, le recueil de nos mémoires continué, tous ces services s’effacent devant celui d’avoir créé, avec une sagesse supérieure et une persévérance vraiment admirable, ce que j’appellerai l’esprit propre à notre Académie. Pour comprendre le travail auquel il s’est livré, et pour en apprécier le résultat, il faut se rappeler comment notre Académie a été composée en 1832, et dans quelle situation elle se trouvait quand il succéda à M. Comte.

 

Une académie qui se continue par l’élection, n’appelle qu’un nouveau membre à la fois ; elle le choisit avec soin ; il s’assimile promptement à la Compagnie dans laquelle il vient d’entrer, quelquefois après une candidature prolongée. Ici, les trente membres qui composaient l’Académie dans le principe, y étaient entrés à la fois. Ils venaient de toutes les directions et, pour ainsi parler, de tous les mondes. Il y avait des royalistes comme Pastoret, des régicides comme Merlin et Sieyès ; des prêtres rentrés dans le siècle comme Daunou, Sieyès et l’ancien évêque d’Autun, celui-là même qui avait célébré la messe le jour de la Fédération, et consacré les premiers évêques constitutionnels. C’est au milieu de ces vieux débris de l’Assemblée constituante, que se trouvèrent introduits des jeunes gens qui avaient fait leurs premières armes sous la Restauration, M. Mignet, M. Comte, M. Cousin.

 

Indépendamment du peu de cohésion d’un corps ainsi formé, les savants qu’on réunissait dans une assemblée unique s’occupaient de travaux assez dissemblables. Il fallait habituer à la vie commune des jurisconsultes, des historiens et des philosophes. La difficulté redoubla quand le second Empire, jugeant notre Académie comme l’avait fait le premier Consul ; et ne voulant pas la supprimer, eut recours à un expédient analogue à ce qu’on appelait sous le régime constitutionnel des fournées de pairs, et nomma dix membres de l’Institut par décret impérial. Les anciens membres refusèrent de communiquer avec ces intrus ; et M. Mignet, qui pensait comme les anciens membres, eut besoin de tout son savoir-faire pour sauver l’Académie et les convenances.

 

La bonne fortune de l’Académie, dans cette situation périlleuse fut de posséder en son sein deux ou trois hommes qui n’avaient seulement qu’à ouvrir la bouche pour tenir tout le monde en joie et en admiration. Avec eux, les discussions étaient si brillantes, qu’on n’avait pas le temps de s’apercevoir qu’elles tournaient à l’aigre. De ces merveilleux causeurs, le plus étourdissant était M. Cousin dont les livres, d’ailleurs admirables, ne valaient pas ou valaient à peine la conversation si riche en aperçus de toutes sortes, en anecdotes, en saillies, tantôt s’élevant d’un seul bond jusqu’à la plus haute éloquence, puis revenant à la grâce ou à la plaisanterie et aux saillies les plus piquantes, sans que ces contrastes perpétuels parussent autre chose qu’un charme de plus. Deux ou trois personnes avaient le privilège de l’intimider ; M. Royer-Collard, qui du reste n’était pas là, M. Guizot, M. de Broglie, peut-être un peu M. Thiers. Il traitait le reste des gens d’esprit avec un sans-façon qui tenait au sentiment intime, de sa supériorité. Il avait des égaux à l’Académie, mais je crois en vérité qu’il ne s’en est jamais douté. J’excepte toujours M. Guizot, qui triomphait surtout dans le monologue. Si M. Guizot ouvrait la bouche, à l’instant M. Cousin s’observait, se contenait, rassemblait ses forces et très souvent se dérobait. Son contradicteur habituel était M. Dupin l’aîné ; mais ici la scène changeait, car M. Dupin ripostait sur le même mode. Il avait moins d’élévation, mais tout autant de connaissances, de ressources, de verve, une dialectique puissante et le sarcasme à la main comme personne. Les deux champions se portaient de rudes assauts, à la grande édification et au grand amusement de leurs confrères. Ce qui n’était pas moins étonnant, c’était de voir M. Cousin aux prises avec M. Edwards ou M. Lélut, ou même avec M. Broussais, quoique celui-ci fût très habile à ramener la discussion sur le terrain où il était le maître et où M. Cousin, fort ignorant en physiologie et en histoire naturelle, était absolument démonté. A un bout tout opposé de la science, M. Michel Chevalier était aussi un beau et redoutable parleur. Il y avait des séances de l’Académie qui étaient dignes de Molière.

 

En jetant les yeux sur la glorieuse liste de nos prédécesseurs, on pourrait s’étonner que je ne cite pas plus de noms. C’est qu’on peut être grand écrivain sans être grand parleur, et qu’il y a, dans l’art de parler, bien des genres divers. Par exemple, nous avons eu parmi nous à toutes les époques des professeurs incomparables, Michelet, Jouffroy, et beaucoup d’autres, parmi lesquels on pourrait nommer M. Mignet lui-même à cause de ses succès à l’Athénée ; mais il se trouve précisément que l’habitude d’enseigner, c’est-à-dire de parler sans contradicteur, et d’imposer sa pensée, ne prépare pas à la discussion. M. Mignet, qui était charmant dans le tête-à-tête, n’aimait pas la controverse publique. Il avait l’esprit très impérieux, ce qu’il parvenait à voiler à force de bonne grâce et de politesse, et il lui manquait l’art le plus essentiel du dialecticien et du polémiste, qui est l’art de se retourner. Il marchait devant lui en droite ligne dans la discussion comme il avait toujours fait dans la vie. En somme, quand M. Cousin et M. Dupin n’étaient pas là, ou gardaient le silence, ils laissaient la place libre aux grands parleurs qui n’étaient que d’interminables parleurs. C’est un écueil pour toute assemblée, et même, dit-on, pour les assemblées de savants.

 

M. Mignet eut fort à faire pour mettre un terme aux digressions un peu trop longues, et aux dialogues un peu trop vifs. Il y parvint peu à peu. A mesure qu’il gagnait en autorité, il habituait les plus humbles au respect, et les plus grands à la politesse. Il était rare qu’il prît la parole, et surtout qu’il la gardât longtemps. Il était très séduisant et très brillant causeur, mais à deux ou trois. Dans l’Académie, il n’intervenait qu’au moment décisif, par quelques mots dits avec précision et fermeté, et il était rare qu’il ne terminât pas le débat. Sa mémoire était aussi sûre que son jugement, et ces deux qualités le rendaient redoutable aux hommes d’imagination et de fantaisie. Il rendait ses oracles avec une grâce charmante et un peu de cette solennité tempérée par la bonne humeur méridionale, qui ne messeyait pas dans ses écrits. Son action s’exerçait surtout dans la coulisse. On était sûr de le trouver à l’Institut, tous les jeudis, avant la séance de l’Académie française où il avait remplacé M. Raynouard en 1836 et où il était très assidu, et le samedi, dans son cabinet de secrétaire perpétuel, une heure avant la séance. Il y avait aussi chaque jour une heure où il recevait chez lui les membres et les futurs membres de l’Académie. Il était d’une extrême bonté pour ces derniers, les encourageant au travail, donnant ses conseils à ceux qui en étaient dignes et se conduisant envers eux comme ont coutume de le faire par exemple, les professeurs de l’École normale envers leurs anciens élèves. Il n’y avait d’ailleurs rien de banal dans son accueil. Comme il encourageait les capables, décourageait les autres, sans se départir de sa politesse, mais sans chercher de circonlocutions. Même ceux qu’il distinguait, et sur lesquels il comptait, entendaient parfois de sa bouche la vérité toute nue. Il agissait à peu près de même, toutes convenances gardées, avec ses confrères. On répète toujours qu’il était aimable, et qu’il était sage ; il était sage, avec beaucoup de passion, et aimable avec beaucoup de franchise. Et après tout, il n’y a d’aimable que cette amabilité-là ; c’est la seule dont on soit touché, et dont on profite. Le premier sentiment qu’il inspirait était la confiance, et il s’y joignait au bout de quelque temps une amitié mêlée de respect. Sa conversation était attachante ; il aimait à parler, et il savait écouter. Il parlait très bien, dans une langue correcte, avec douceur et gravité. Il avait la mémoire meublée d’une foule d’anecdotes sur tous les personnages marquants du siècle. Il y en avait bien peu qu’il n’eût familièrement connus. Il ne parlait pas politique, excepté avec des amis personnels, et dans le salon de M. Thiers, où il était tous les soirs, et qui était son salon. Quand il nous recevait le matin chez lui, la conversation roulait uniquement sur l’Académie, et sur les Mémoires dont on voulait donner lecture. Tout l’intéressait en ce genre, jusque dans les plus minutieux détails. On pouvait lui écrire sur les affaires de l’Académie quand il prenait ses vacances à Aix ; il répondait sur-le-champ de longues lettres dans le style de ses écrits qui, malgré son air un peu apprêté, était son style naturel. Avec cette conduite soutenue pendant des années, il avait acquis parmi nous une telle influence, qu’on se demandait toujours, quand on voulait faire une proposition, si cela ne contrarierait pas M. Mignet. Les discussions, dans le sein de l’Académie, avaient perdu le caractère un peu personnel qui les troublait autrefois ; elles étaient devenues académiques dans le bon sens du mot, c’est-à-dire sérieuses, savantes et courtoises. M. Mignet a fait de notre Académie, un salon ; de notre compagnie, une famille. Je le dis à notre gloire et à la sienne. Chez nous, on discute sur toutes choses avec liberté, avec courtoisie, avec amitié. Nous habitons vraiment lestempla serena de la science ; et nous le devons principalement à l’influence qu’il a exercée sur nous pendant près d’un demi-siècle.

 

Nous le sentions profondément. Il y avait trente-cinq ans, en 1871, qu’il était à notre tête. Je parle ainsi pour M. Mignet, qui, en ce sens, n’a pas d’héritier. Nous eûmes l’idée de fêter cet anniversaire, comme l’ont fait pour M. Arago, pour M. Dumas, nos confrères de l’Académie des sciences. Nos fêtes, à l’Institut, sont modestes. La nôtre consista à nous cotiser pour faire graver son médaillon. Nous en avons conservé le coin, parce que, depuis cette époque, nos nouveaux confrères ne manquent jamais de réclamer leur exemplaire. Ma bonne fortune voulut que je fusse président de l’Académie le jour où la médaille lui fut remise. Il en pleura de joie. Vous vous en souvenez ; vous y étiez presque tous, ou déjà comme membres de l’Académie, ou comme amis de M. Mignet. Je lui remis en même temps la croix de grand-officier en lui disant : « Voilà le décret que Thiers a signé. »

 

Nous l’avons gardé douze ans au milieu de nous après cette fête de famille. Nous avions perdu M. Guizot, M. de Rémusat, M. Thiers. Il représentait pour nous le siècle entier. Élevé sous l’Empire, devenu rapidement, malgré sa jeunesse, un des chefs du parti libéral sous la Restauration, ardent, et même téméraire dans la lutte tant que l’héritage de 1789 fut en péril, puis tout à coup, en 1830, prenant la résolution qu’il a gardée pendant plus d’un demi-siècle, de se consacrer sans partage au culte des lettres et à la recherche de la vérité, doué comme historien d’une sagacité pénétrante et d’une admirable puissance de concentration, grand et pur écrivain, égal des plus profonds dans ses livres d’histoire, des plus savants et des plus judicieux dans ses livres d’érudition, grand critique et grand philosophe dans ses notices biographiques, recherché par tous les hommes illustres de l’Europe, ami de toute la vie de M. Thiers, estimé de tous les partis, quoique dévoué au sien ardemment, il est un des rares grands hommes qui aient joui de la gloire sans avoir à en payer le prix.

 

Ici, tous les cœurs lui appartenaient. Huit jours avant sa mort, il venait encore allègrement à pied, de la rue d’Aumale à l’Institut, pour assister à nos séances et à celles de l’Académie française. Il causait gaîment avec ses amis après la séance, et pendant le chemin, quand on avait le plaisir de l’accompagner. Son esprit n’avait reçu aucune atteinte de la vieillesse. Il nous a quittés le 24 mars 1884. Ce jour-là, ceux qui cultivent les lettres ont perdu leur modèle ; l’Académie, celui qui faisait sa gloire ; chacun de nous, un ami ; et moi, un maître.