Le courage

Le 25 octobre 2005

François JACOB

Le courage

PAR

M. François JACOB
Délégué de l’Académie des Sciences

Séance publique annuelle des Cinq académies

Mardi 25 octobre 2005

 

 

Au début du vingtième siècle, pour analyser l’hérédité, Morgan et ses collaborateurs ont choisi la mouche drosophile pour sa petite taille et sa vitesse de reproduction. Elle leur a permis de résoudre le problème de la transmission des caractères. Au milieu du siècle, il s’agissait de préciser la nature chimique de l’hérédité. Pour cela, les biologistes moléculaires ont choisi de s’adresser aux bactéries et aux virus qui, seuls, se prêtaient à de telles études.

Mais à la fin des années 1960, il était clair que le centre de gravité de la biologie était en train de se déplacer une nouvelle fois. L’étude des bactéries et des virus, même si elle avait encore beaucoup à nous apprendre, allait passer peu à peu au deuxième plan. Si l’on ne voulait pas piétiner et ressasser les mêmes questions, il fallait avoir le courage d’abandonner vieilles recherches et vieux matériels pour se tourner vers des problèmes nouveaux qu’on ne pouvait étudier que sur des organismes multicellulaires.

Le mot courage n’est alors pas trop fort. La fréquentation quotidienne, pendant des années, d’un organisme, si humble soit-il, finit par créer des liens. Elle entraîne une véritable familiarité avec lui ; on pourrait presque dire de la tendresse à son égard. En quinze années de fréquentation d’un certain colibacille, on avait accumulé dans notre laboratoire des centaines de mutants chez lesquels l’une ou l’autre des fonctions cellulaires était lésée. Abandonner tout ce que pouvait promettre un tel matériel, renoncer à cette sorte d’intimité que donne la connaissance d’innombrables petites recettes non écrites du folklore expérimental qui entoure le travail avec cet organisme, repartir de zéro avec un autre matériel, un matériel inconnu dont il fallait découvrir toutes les idiosyncrasies, c’était là un sacrifice considérable. Un peu comme quitter un être cher. Mais c’était en même temps un projet exaltant. C’était entrer dans un monde inconnu. C’était commencer une vie nouvelle. C’était rajeunir. Il fallait une bonne dose de courage pour accomplir un tel changement, mais celui-ci avait de fortes chances de rapporter gros.

Une fois admise, une fois enseignée, la science est froide. Froide comme les techniques qui en découlent. Froide comme les manuels qui en décrivent le contenu ou les livres qui en rapportent l’histoire. La plupart du temps, les scientifiques décrivent leur activité sous forme d’une suite bien ordonnée de concepts et d’expériences qui s’enchaînent dans un ordre strictement codifié. Dans les articles scientifiques, la raison avance le long d’une voie royale menant de l’obscurité à la lumière. Pas la moindre erreur. Pas le moindre faux jugement. Pas de confusion. Rien qu’un raisonnement parfait sans la moindre faille.

La science a en fait deux aspects. Ce qu’on pourrait appeler science de jour et science de nuit. La science de jour met en jeu des raisonnements qui s’articulent comme des engrenages, des résultats qui ont la force de la certitude. On en admire la majestueuse ordonnance comme celle d’un tableau de Vinci ou d’une fugue de Bach. On s’y promène comme dans un jardin à la française. Consciente de sa démarche, fière de son passé, sûre de son avenir, la science de jour avance dans la lumière et la gloire.

La science de nuit, au contraire, erre à l’aveugle. Elle hésite, trébuche, recule, transpire, se réveille en sursaut. Doutant de tout, elle se cherche, s’interroge, se reprend sans cesse. C’est une sorte d’atelier du possible où s’élabore ce qui deviendra le matériau de la science. Où les hypothèses restent sous forme de pressentiments vagues, de sensations brumeuses. Où les phénomènes ne sont encore qu’évènements solitaires sans lien entre eux. Où les projets d’expériences ont à peine pris corps. Où la pensée chemine à travers des voies sinueuses, des ruelles tortueuses, le plus souvent sans issue. À la merci du hasard, l’esprit chemine dans un labyrinthe, sous un déluge de messages, en quête d’un signe, d’un clin d’œil, d’un rapprochement imprévu. Comme un prisonnier dans sa cellule, il tourne en rond, cherche une issue, une lueur. Sans s’arrêter, il passe de l’espoir à la déconvenue, de l’exaltation à la mélancolie. Rien ne permet de dire que la science de nuit passera jamais au stade de science de jour. Que le prisonnier sortira de l’ombre. Si cela survient, c’est de manière fortuite, comme un caprice. À l’improviste, comme une génération spontanée. N’importe où, n’importe quand, comme la foudre. Ce qui guide l’esprit alors, ce n’est pas la logique. C’est l’instinct, l’intuition. C’est le besoin d’y voir clair. C’est l’acharnement à vivre. C’est le courage. Dans l’interminable dialogue intérieur, parmi les innombrables suppositions, rapprochements, combinaisons, associations qui sans cesse traversent l’esprit, un trait de feu parfois déchire l’obscurité. Éclaire soudain le paysage d’une lumière aveuglante, terrifiante, plus forte que mille soleils. Après le premier choc commence un dur combat avec les habitudes de pensée. Un conflit avec l’univers de concepts qui règle nos raisonnements. Rien encore n’autorise à dire si l’hypothèse nouvelle dépassera sa forme première d’ébauche grossière pour s’affiner, se perfectionner. Si elle soutiendra l’épreuve de la logique. Si elle sera admise dans la science de jour. Lorsqu’il en vient à écrire un article pour publier le résultat de son travail, le scientifique, consciemment ou non, oublie la science de nuit pour ne plus parler que de science de jour. Il s’agit de mettre en ordre une masse de données récoltées au fil des mois et des années, de leur donner une forme qui deviendra alors le compte rendu officiel de la recherche. Une histoire possédant assez de force et de persuasion pour convaincre les collègues. Pour les pousser à adopter votre point de vue et même pour éclairer leur propre recherche.

Étrange exercice, en vérité. La science, c’est avant tout un monde d’idées en mouvement. Écrire pour rendre compte d’une recherche, c’est immobiliser ses idées ; les figer ; comme si on dépeignait une course de chevaux par un instantané. C’est aussi transformer la nature même de cette recherche ; la formaliser. Remplacer par un défilé bien ordonné de concepts et d’expériences un fouillis d’efforts désordonnés. De tentatives nées d’un acharnement à voir plus clair. Mais aussi de visions, de rêves, de rapprochements imprévus, de simplifications souvent enfantines, de coups de sonde au petit bonheur, dans toutes les directions, sans bien savoir où l’on va déboucher. Bref, le désordre et l’agitation qui animent la vie d’un laboratoire. Pourtant, à mesure que la partie s’avance, comment ne pas chercher à s’avouer quelles ont été la part du hasard et celle de l’inspiration ?

Afin que soit accepté un travail et admise une nouvelle façon de penser, il faut épurer la recherche de toute scorie affective ou irrationnelle. Avoir le courage de la débarrasser de tout relent personnel, de toute odeur humaine. Parcourir la voie royale qui mène d’une jeunesse balbutiante à une maturité épanouie. Remplacer l’ordre réel des évènements, des découvertes, par ce qui apparaît comme l’ordre logique, celui qui aurait dû être suivi si, au début, la conclusion avait été connue. Il y a un rite dans la manière de présenter les résultats scientifiques. Un peu comme si l’on décrivait l’histoire d’une guerre d’après les seuls communiqués d’état-major.

De même qu’en littérature ou en peinture, il y a un style en sciences. Pas seulement une manière de regarder le monde, mais aussi de l’interroger. Une façon d’agir à l’égard de la nature et d’en parler, de concocter des expériences, de les réaliser, d’en extraire des conclusions, de formuler des théories. De les mettre en forme pour en tirer une histoire à raconter ou à écrire.

Prenons Pasteur, par exemple. Il y avait quelque chose d’exceptionnel dans son style. Quelque chose d’irrésistible, de conquérant. Avec un côté charge de cavalerie qui le conduisait à sauter d’un domaine à un autre. À passer de la chimie à la cristallographie, puis à l’étude du monde du vivant dans son aspect le moins connu. À voltiger sans hésitation des maladies de la levure à celles de l’homme. Avec une sûreté dans la stratégie, dans la capacité de déduire, d’une théorie, les applications ou, au contraire, à extraire du problème le plus concret les aspects les plus théoriques. Avec des intuitions stupéfiantes, des généralisations d’une audace insensée.

Un incroyable chemin à partir de l’asymétrie des cristaux de tartrate et de la cristallographie avait conduit Pasteur, par de petits bonds successifs à travers la bière, le vin, les vers à soie, les poules, les moutons, jusqu’à la vaccination de l’homme contre la rage. Ainsi s’était créé un domaine de la biologie et de la médecine entièrement nouveau. Où installer ce faisceau de disciplines nouvelles ? Après s’être entouré d’une pléiade de chercheurs animés d’une même passion, il réussit à installer ses collaborateurs dans leurs meubles pour poursuivre la tâche entreprise et créa son Institut. Car attacher l’Institut Pasteur aux facultés de médecine était impensable : beaucoup de médecins et de chirurgiens étaient hostiles à Pasteur et combattaient ses idées. D’où une structure nouvelle, entièrement due à la générosité publique de la France et de l’étranger.

Très vite, Pasteur devait étendre outre-mer son rayon d’action : il dépêcha en Extrême-Orient un de ses premiers élèves, Albert Calmette, pour lutter contre la rage et la variole. À Saïgon, Calmette avait installé un laboratoire, le premier institut Pasteur d’outre-mer, pour y préparer ses vaccins. La filiale de Saïgon n’était que la première étoile d’une constellation d’instituts d’outre-mer. De Tahiti à Cayenne en passant par l’Asie du Sud, le continent africain et le pourtour de la Méditerranée, une chaîne d’instituts Pasteur a donné aux pastoriens un accès direct à l’étude des maladies tropicales.

Avec Yersin, par exemple. Ce jeune Suisse qui avait travaillé avec Roux sur la diphtérie s’engage comme médecin sur un bateau, et explore l’Indochine quand éclate une épidémie de peste qui envahit Chine et Indochine. Envoyé là par le gouvernement français, il s’installe à Hong-Kong dans des conditions très difficiles. Il n’hésite pas à travailler dans une case en bambou recouverte de paille : là il triomphe de son rival japonais et isole le microbe de la peste. Revenu en France, Yersin prépare un sérum de cheval antipesteux qui protège les animaux. Reparti en Chine, il réalise les premiers essais sur l’homme. Sur un jeune Chinois déjà fiévreux, prostré et profondément atteint, Yersin commence ses injections. En quelques jours, c’est un miracle, la fièvre tombe, le malade guérit.

Énoncer les travaux de Pasteur, c’est lire une série de bulletins de victoires. Il y avait un côté militaire dans cet homme-là, un côté stratège. Il y avait du Napoléon dans la manière de toujours prendre l’initiative, de changer brusquement de terrain, d’apparaître là où on ne l’attendait pas, de concentrer soudain ses forces dans un secteur étroit jusqu’à la rupture, d’exploiter le succès, d’en tirer les conséquences et même de faire sa propre publicité ou de contraindre les autres à se plier à ses propres vues. Comme celui de Napoléon, l’art de Pasteur consistait toujours à livrer bataille au moment choisi, à l’endroit choisi, sur son terrain. Et son terrain, c’était le laboratoire, ses armes, les expériences, les protocoles, les fioles de culture. Quel que fût le domaine nouveau où il entrait, qu’il s’intéressât aux vignes ou au ver à soie, au choléra des poules ou à la rage, Pasteur cherchait chaque fois à transformer le problème, à le traduire en d’autres termes, à le rendre accessible à l’expérimentation. Aujourd’hui, on ne procède pas différemment. Toute l’activité des biologistes tend à reformuler les problèmes les plus variés en questions accessibles au laboratoire. Tous leurs efforts visent à poser des questions à quoi peut répondre l’expérience. C’est de Pasteur, de cette stratégie que date la médecine moderne et ce qu’on appelle désormais la santé publique.

Les chercheurs qui poursuivent aujourd’hui des travaux à leurs risques et périls sur les agents pathogènes de la fièvre. Ébola, du SRAS, de la grippe aviaire suivent la voie courageuse ouverte par Pasteur et ses disciples Calmette et Yersin.

Sans le courage physique et moral de Pasteur et de ses disciples, on eût certes mis en évidence le rôle des microbes dans les maladies infectieuses. On eût montré l’existence des agents filtrants, ce qu’on devait appeler plus tard les virus. On eût démontré la possibilité de vaccins. Mais dans des conditions probablement fort différentes. De manière plus morcelée, dans un temps plus long, faisant intervenir de nombreux chercheurs dans de nombreux pays.

C’est à la tribune de l’Académie des sciences que Pasteur défendait ses idées et combattait celles de ses ennemis avec vivacité. Comme il le dit lui-même, "si parfois j’ai troublé le calme de nos Académies par des discussions un peu vives, c’est que je défendais passionnément la vérité".

Rien ne pouvait mieux rendre hommage à Pierre Messmer qu’une séance de l’Académie consacrée au courage.