Réponse au discours de réception de M. Marc Lambron

Le 14 avril 2016

Erik ORSENNA

RÉPONSE

de

M. Erik ORSENNA

Au discours

de

M. Marc LAMBRON

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En vous écoutant, Monsieur, c’est aussi Francois Jacob que j’entendais. Dans notre salle de travail, j’eus le privilège de l’avoir onze ans pour voisin. Soyez salué, cher, si cher Francois. Si vous saviez comme me manquent, chaque jeudi, nos bavardages de potaches. Et soudain, comme si vous vous en excusiez, vos récits chuchotés de la France libre.

 

Lyon.

Parce que dans notre pays, il n’est pas inutile de rappeler souvent qu’il n’y a pas que Paris qui vaille.

Lyon parce que c’est là que tout pour vous commence : Lyon, la ville qui vous vit naître.

Figurez-vous que j’ai compté.

Vous avez eu le toupet, Monsieur, de naître 3 634 jours après moi. Et vous n’ignorez pas, savant comme vous êtes, et si bien diplômé, que rien ne rend plus précis, dans ses délires, que la jalousie.

Cette impudence de votre jeunesse, vous devinez facilement, Monsieur, que j’ai eu du mal à vous la pardonner.

Et si, malgré une telle offense chronologique, je me lance dans votre éloge, croyez bien, Monsieur, que c’est d’abord pour l’amour de Lyon.

Une ville dont je suis également issu.

Car de Lyon, sachez-le, Monsieur, vous n’avez pas le monopole.

Lyon, haute terre de religion en même temps que de réalités tout à fait humaines et concrètes.

Lyon où, depuis deux mille ans, on ne cesse de commercer et d’inventer.

Qu’est-ce que commercer sinon reconnaître à l’autre une richesse que l’on n’a pas ?

Et qu’est-ce qu’inventer, sinon découvrir ce qui existe en même temps que créer ce qui n’existait pas ?

Lyon, d’où s’élevèrent un jour vers le ciel les frères Montgolfier, où Jacquard inventa le métier à tisser, où vint à d’autres frères, les si bien nommés Lumière, l’idée du cinéma. Lyon, l’une des capitales mondiales de la médecine.

Lyon, où l’on respecte le pouvoir autant qu’on le conteste, lorsqu’il devient insupportable.

Lyon, patrie des canuts autant que de Guignol.

Lyon, terre de résistance et de la Résistance.

Lyon, qui tire son génie propre de ses confluences et pas seulement parce que la Saône y rejoint le Rhône.

Lyon, ville double, autant de clarté que de sombres traboules.

Lyon, ville italienne mais qui cultive les silences, comme vous l’avez, je dois le reconnaître, si bien écrit.

Lyon, « porte d’or et de soie de la Provence », comme le disait Édouard Herriot, l’un de nos confrères et votre prédécesseur, Monsieur le Maire.

Bref, né à Lyon, élevé par Lyon, une ville qui sait nourrir, une ville aussi travailleuse que gourmande et aussi gourmande de Savoir que de bugnes et de tabliers de sapeur, vous vous deviez de bien vivre.

Ce que je sais de vous me permet de croire que vous n’y avez pas manqué. Et pour ce que j’en ignore, pourquoi ne vous ferais-je pas confiance ?

Lyon.

Vos géniteurs, qui avaient sûrement leur dessein, n’ont pas choisi par hasard le quartier où vous faire naître : l’immédiate proximité d’un parc. Quoi de mieux, n’est-ce pas, pour la santé physique ? Et quand ce parc s’appelle « de la Tête d’Or », comment rater, plus tard, vos examens et concours ?

Mowgli a reçu de la jungle son éducation première. Vous, vous avez commencé votre existence comme un enfant du Parc.

Né à la clinique du Parc.

Promené dans les allées du Parc.

Élève au lycée du Parc.

Client, compulsif, de la librairie du Parc.

Plus tard, d’ailleurs, vous écrirez un roman formidable sur l’année 1941. N’est-ce pas, dans la bonne ville de Vichy, l’hôtel du Parc que Philippe Pétain avait choisi pour y installer son gouvernement sinistre ?

Quoi qu’il en soit, c’est au Parc que vous atteint Mai 68.

Vous avez onze ans.

À la suite de diverses agitations, le lycée ferme. Vous voici en grandes vacances dans la Bresse où se trouve la propriété familiale. Tandis qu’à Paris, on lance des pavés aux forces de l’ordre en criant C.R.S. - S.S., ce slogan qui encore aujourd’hui me fait frémir par son injustice et par sa bêtise, vous passez des jours tranquilles parmi les poulardes locales.

Cet intermède achevé, retour au travail.

Hypokhâgne et khâgne, bien sûr au... lycée du Parc.

 

C’est de ce moment-là de votre histoire, Monsieur, que je commence à éprouver pour vous un début de sympathie, premier signe d’une amitié possible. En effet, à mon inavouable satisfaction, vous êtes recalé à votre premier concours d’entrée à l’École normale supérieure. Un succès d’emblée vous aurait définitivement rangé dans la catégorie des infréquentables.

« Cuber », en jargon de classe préparatoire, veut dire tenter de nouveau sa chance.

C’est au lycée parisien Henri-IV que vous décidez de « cuber ».

Sans pour autant quitter Lyon, où vous reviendrez et ne cesserez de revenir.

Lyon et Paris.

Paris et Lyon.

Cette double appartenance est de celles qui élargissent à la fois le regard et l’existence. « Me tenant comme je suis, écrit Descartes, un pied dans un pays, et l’autre dans un autre, je trouve ma condition très heureuse en ce qu’elle est libre. »

 

Libre, pour le moment, vous ne l’êtes pas.

Quelle est cette race que l’on appelle les « bons élèves » ?

Je vous cite :

« Des adolescents qui gardent de leurs premières années le sens de l’irréel et de la réclusion. De grands enfants à la tête trop lourde, ces bêtes à concours, expression qui traduit assez bien ce qui relève d’une animalité supérieure. Que fait-on avec les animaux dangereux ? On les enferme. Eh bien j’ai été enfermé. Les mémoires d’un bon élève pourraient, comme l’un des recueils de Verlaine, être titrés Mes prisons. À chaque préparation correspondait un lieu de réclusion. À chaque réussite, une évasion... »

Vous avez tout de même vos loisirs. Les premiers sont structuralistes.

Khâgneux un jour, khâgneux toujours !

Ou, comme disent plus concrètement les Africains : on ne change pas les rayures du zèbre.

Comme autrefois, sous Charles X, on allait au Jardin des Plantes visiter la girafe, vous honorez de votre jeune présence les lieux alors les plus à la mode, je veux parler des séminaires où professent Lacan, Foucault et Barthes. De ce dernier vous tirez un goût pour les mythologies présentes. Nous en reparlerons.

Vos secondes vacances sont militaires. L’obligation du Service vous a rattrapé. Vous voici soldat – professeur à Saint-Cyr Coëtquidan. C’est dans la forêt voisine de Brocéliande que vous apprenez l’embuscade, avec pour enseignant, en lieu et place de la fée Morgane, un adjudant qui, pour se donner du cœur à l’ouvrage, confond les fougères avec des fellouzes.

Seul un Lyonnais peut résister au grand écart de tels apprentissages, la sémiotique et le baroud.

 

Quoi qu’il en soit, ces promenades opposées complètent efficacement celles de la Tête d’Or. Une triomphale agrégation s’ensuit. Notre provincial est reçu premier. L’Éducation nationale va-t-elle hériter d’un nouveau et brillant professeur ? Hélas pour notre progéniture, les perspectives offertes à l’agrégé sont moins attrayantes que celles de la diplomatie. Notre jeune normalien se rêve Paul Morand, Saint-John Perse, Giraudoux. La réserve lyonnaise n’empêche pas l’ambition et trop d’or dans la tête peut faire gonfler les chevilles. Bref, passons par Sciences Po qu’avec pertinence vous qualifiez de « maison qui disputait alors au K.G.B. le titre de royaume mondial de la fiche ». L’ENA ensuite vous ouvre ses portes. Vous en sortez bien, qui en douterait ? Sixième. Pas mal, non ? À nous, les ambassades ! Alors pourquoi, finalement, choisir le Conseil d’État ?

Les raisons que vous évoquez sont émouvantes et franches. Non la fable d’une passion irrépressible autant que nouvelle pour le droit administratif. Mais la lassitude, soudain, à l’idée d’aller au loin. Peut-être votre stage à Madrid a-t-il raboté en vous la magie du métier de diplomate ? Un premier enfant vient de vous arriver. Vous préférez le voir grandir à Paris.

 

Quel enchaînement de succès ! Vous aurez sauté d’une pierre à l’autre du même gué, celui de l’excellence française.

À l’origine et pour la continuité d’un tel parcours on reconnaît le plus souvent la présence d’une mère. Alors permettez-moi de saluer, avec affection et respect, Jacqueline, votre mère. Personne ne s’étonnera qu’elle ait exercé longtemps le métier... d’institutrice. Il faut tous les métiers pour tisser une société. Mais celui-là tisse peut-être plus que les autres.

 

 

Monsieur.

Longtemps, et peut être même encore aujourd’hui, on vous reprochera vos titres.

Comme s’ils étaient des privilèges alors qu’ils sont, l’un après l’autre, la récompense de longs efforts.

Quel pays que le nôtre où, comme dit Chamfort, il est souvent utile de montrer ses vices et toujours dangereux de montrer ses vertus !

Quelle époque que la nôtre, aggravant nos travers nationaux ! Pourquoi la fraîcheur du flower power, pourquoi la légèreté des fumettes sur la plage qu’entre deux révisions vous vous autorisez, car le bon élève porte les cheveux longs et sait se faire quasi cancre et presque rocker une fois venu le temps des vacances, pourquoi cette grâce que connut la France s’est-elle peu à peu pétrifiée en ricanement perpétuel, en ironie mesquine, en mauvaise aigreur, symptôme d’un vrai trouble national et gastrique ? Qu’avons-nous perdu ? Et qui, ou quoi, nous l’a fait perdre ?

 

Bref, vous voici au Palais-Royal.

Où, fraîchement nommé maître des requêtes, je viens d’arriver par des chemins nettement moins glorieux que les vôtres, ne devant rien au mérite mais tout à la faveur du prince, je veux dire Francois Mitterrand, et à une certaine habileté dans la courtisanerie, apprise, non sans délice, tout au long d’une fervente éducation religieuse.

C’est là que nous devenons collègues de la cinquième et glorieuse sous-section, spécialisée dans le contentieux de l’audiovisuel et de la responsabilité hospitalière.

Ah ! ces interminables après-midi à traiter de dossiers parfois importants et toujours complexes, tels que le renouvellement de la concession de TF1 !

Ah ! devant nos chuchotements de potaches, l’indulgence de notre cher président Michel Franc !

Ah ! cette expression que j’aime tant, réservée à notre maison et qui indique l’extrême civilité de nos rapports ! Lorsqu’un de nos raisonnements est jugé par l’un des nôtres comme insuffisant, nous sommes gratifiés, en guise d’injure ultime, par cette douce remarque : « Mon cher collègue, il me semble que, dans son deuxième considérant, votre projet de jugement... miroite. »

Ah ! notre excitation, car sous le magistrat demeure l’enfant facétieux, lorsqu’une affaire sort de l’ordinaire. Un maire, par exemple, a-t-il le droit d’interdire une compétition de lancer de nains ? Un lapin qui dévore un champ de maïs doit-il être qualifié de lapin public, avec les indemnités afférentes, s’il est prouvé que l’animal à grandes oreilles a élu domicile dans une friche appartenant au domaine public ?

Dans cet exercice très particulier qui consiste à proposer jour après jour la manière de respecter au mieux la loi, je vous ai vu une maîtrise impressionnante.

Très vite, vous êtes reconnu comme un juriste excellent, aussi solide dans la connaissance de la jurisprudence qu’imaginatif dans la recherche de solutions équilibrées.

« Considérant que les auteurs de l’article 26 du décret du 19 avril 2002 n’ont pu, en l’absence de disposition législative les y habilitant, décider que le reclassement dans le corps des directeurs de soins prendrait effet rétroactivement au premier janvier 2002 ; que le reclassement de Mme A au sixième échelon du corps de directeur de soins de deuxième classe, légalement constaté par l’arrêté du 23 octobre 2002, a pris effet au 24 avril 2002 ; qu’il suit de là que Mme A, à la date de son départ à la retraite, avait effectivement détenu pendant au moins six mois le sixième échelon du grade de directeur des soins de deuxième classe ; que sa retraite a, par suite, été légalement liquidée sur la base des émoluments correspondant à l’échelon de ce grade...

(Si vous le voulez bien, je passe directement à la conclusion de cette affaire.)

Considérant qu’il résulte de ce qui précède que Mme A n’est fondée à demander l’annulation de la décision du directeur général de la Caisse des dépôts et consignations liquidant ses droits à pension... »

Etc.

Même si les raisons d’une élection sont toujours imprévisibles et pas toujours raisonnables, je ne crois pas que notre Compagnie ait surtout voulu saluer en vous l’auteur de cette prose, si précise et utile qu’elle soit.

Toujours est-il qu’avec votre arrivée au Palais-Royal commence pour vous une triple existence.

La première, vous venez d’en avoir une idée avec le court extrait de jugement que j’ai eu l’honneur de lire devant vous.

Il m’arrive parfois d’entendre en ville certains ignorants moquer le travail du Conseil d’État. Qu’ils viennent un jour se plonger dans les piles d’épais dossiers gris que nous avons à régler. Quelque chose me dit que leurs ricanements se mueront vite en effroi.

Peut-être même en respect.

Comme un rapide résumé de votre emploi du temps nous a permis de le comprendre, vous appartenez à la catégorie des studieux.

Le contentieux administratif, même assidûment pratiqué, ne suffit pas à vous remplir l’esprit. D’ailleurs certains rapports médicaux, hélas restés secrets, concluent à la nécessité de s’en évader régulièrement sous peine de graves dérèglements psychiatriques.

Certains membres du Conseil tricotent ou jouent de la musique, d’autres s’essaient à la politique, j’en ai même connus qui pariaient aux courses. Avec succès.

 

Vous, Monsieur, décidez d’écrire des romans.

Le premier, comme c’est l’usage, raconte votre vie, du moins l’un de ses épisodes pour le moins savoureux. Vous vous retrouvez stagiaire de l’ENA dans la Madrid des années folles, au début des années mille neuf cent quatre-vingt, lorsque l’Espagne goûte l’ivresse de la liberté, de toutes les libertés et pas seulement politiques.

Déjà, votre sens du portrait fait merveille.

« Dans deux heures l’ambassadeur va présenter ses lettres de créance au roi. Revêtu de son grand uniforme, il attend qu’on lui rende son bicorne dûment épousseté. Autour de lui le personnel diplomatique arbore ses décorations et ses épouses. L’ambassadeur se sent guetté, n’étant pas un homme de la carrière. Il doit sa nomination aux faveurs politiques. Ancien député d’un département de vieille tradition radicale, élu des ceps et des barriques, il en a tiré, outre la conviction de son propre talent, des vertus d’escamotage. C’est un jacobin élevé en terre girondine, impérieux devant ceux qu’il domine, roué devant ceux qu’il craint... ».

Déjà belle maîtrise du verbe, n’est-ce pas ? belle précision de l’estoc.

Et déjà une Annabelle, déjà une Paloma, déjà s’anime une galerie de femmes, ce type de femmes qui nous sourient, qui nous séduisent et puis s’éloignent.

Déjà, je vous reconnais une maladie qui n’est pas loin de la mienne et que personne n’a mieux décrite qu’Aragon.

« Bien des femmes ont été folles de moi. Je n’ai jamais pu aimer que les autres. »

Et voici votre parole à vous :

« Un soir, dans les jardins de son ambassade, un diplomate mexicain qui m’entendait parler de la movida de Madrid me demanda si je connaissais l’autre sens de ce mot en espagnol. Je lui répondis que non. Son profil d’oiseau pâle prenait dans la nuit une allure irréelle. movida, c’est bien sûr la fête qui bouge, l’excitation, la folie des jeunes Madrilènes. La “fête mobile”, comme chez Hemingway. Mais movida, c’est aussi la femme aimée. mi movida. »

Mais qui est plus mobile, malgré l’air de Rigoletto, la Dona ou vous, Monsieur le maître des requêtes ?

 

Trois années passent, au milieu desquelles un autre livre de vous aborde le thème des masques dont on devine aisément qu’il vous est cher. Où faut-il chercher la vérité ? Qu’est-ce que la sincérité ? Qui trahit qui ? Pourquoi faire plus confiance à la profondeur qu’à la surface ?

Et c’est L’œil du silence.

Un roman que je relis souvent et qui toujours me bouleverse.

Parce qu’il s’agit d’une femme.

Parce qu’il s’agit d’une époque.

Parce qu’il s’agit de leur rencontre.

La femme, c’est Lee Miller.

L’époque, c’est l’été 1944, la fête dans Paris libéré.

Revenons quelques années en arrière, plus précisément à l’été 1929.

Nous sommes à New York. Une très jeune femme très belle s’ennuie à poser pour des magazines. Elle a vingt-deux ans. Un jour quelqu’un lui montre d’étranges clichés.

« Une main en suspens flottait dans la lumière grise. Des fétiches primitifs côtoyaient l’ovale d’un visage de femme. Ces clichés venaient de Paris. Ils étaient signés Man Ray. On chuchotait ce nom avec le respect agacé qu’inspirent les jeunes maîtres. L’homme avait déjà sa réputation, celle d’un peintre qui avait fui Manhattan pour la France. Il s’y était établi comme photographe. On le disait aussi cinéaste, ami de Duchamp, tissant sa toile au cœur de ce Paris qui alors inventait. »

La très jeune et très jolie jeune femme n’a pas besoin d’en savoir davantage. Elle rentre chez elle et fait ses malles. Et bientôt un taxi la dépose à l’adresse qu’on lui avait indiquée : 31 bis, rue Campagne-Première.

Personne, sauf le concierge : monsieur Ray s’est absenté.

La très jeune femme entre dans un café, commande une bière. Elle parle avec le patron. Soudain la porte s’ouvre : vous voulez Man ? Le voici !

La très jeune et très jolie jeune femme se lève et va se planter devant celui dont elle ne savait rien. Petit, râblé, bourru : un air de boxeur.

– Je suis votre nouvelle élève.

– Je n’ai pas d’élèves et d’ailleurs je pars pour Biarritz.

La jeune femme le regarde droit dans les yeux : alors je pars avec vous.

Bien sûr une passion s’ensuit.

Quinze ans plus tard, 1944, Lee Miller est devenue photographe, pour l’heure correspondante de guerre. Après la fête de Paris, elle suivra les dernières campagnes. C’est elle qui prendra quelques-unes des premières images de l’univers concentrationnaire en pénétrant dans le camp de Dachau.

Écoutons Lee Miller : I implore you to believe, this is true.

Pour ce portait magnifique de femme magnifique le jury du prix Femina ne pouvait que vous donner son prix.

 

Gloire à vous qui la savez éphémère.

Sans tarder, vous vous remettez à l’ouvrage.

Et très vite après 1944, vous remontez à 1941.

1941. C’est le titre du roman qui suit.

Comme s’il fallait ajouter à la lumière de la Libération son contrepoint d’ombre. Après la joie dans les rues, après la fraternité retrouvée, voici l’Occupation, Vichy, la compromission, la honte des dénonciations.

Comme s’il fallait revenir sur cette question qui vous taraude depuis longtemps. N’avez-vous pas écrit, au temps où vous prépariez l’agrégation, un mémoire sur Drieu la Rochelle ? Comment expliquer cette maladie chez nombre de nationalistes français ? Et comment la qualifier, cette dérive ?

 

Je vous ai lu, Monsieur. Et nous avons parlé.

Qu’est-ce qu’un roman ?

Une machine étrange pour dire le monde, une machine qui tient du bateau, pour explorer, et de la sculpture mouvante, à la Tinguely, ou de l’Arche de Noé, pour rassembler les irréconciliables.

Tels sont vos livres, pièces d’un vrai projet. Autant de repères, autant d’appuis pour traverser le Temps.

Après 1941, les Étrangers dans la nuit, une plongée dans la mythologie des années soixante : la Rome de Cinecitta, le Paris de la presse Lazareff, le New York de Warhol en son atelier légendaire, celui qu’il avait appelé la Factory tandis qu’au Vietnam la guerre fait rage.

Puis viennent Les Menteurs, un portrait de la génération suivante : une prof de fac, une journaliste de mode, un professionnel de la culture. Ont-ils tous abdiqué de leurs rêves ?

Et puis une femme un jour rappelle. C’était la nymphe du lycée. Vous vous revoyez. La jeunesse vous revient. D’abord comme une bouffée puis comme une vague. D’un trait vous écrivez Une saison sur la Terre. Saison de grâce s’il en fut jamais. Dans la lumière d’un personnage qui l’incarne comme personne, le photographe Jean-Marie Périer, cher Jean-Marie, je vous embrasse, notre Peter Pan avec Leica pour fée Clochette. Un jour, histoire vraie, il vous invite à Londres. Mon Dieu, que je vous jalouse ! Dans les studios d’Abbey Road vous rencontrez vos idoles d’antan : Eric Clapton, David Gilmour des Pink Floyd, sans oublier, écoutez bien, deux des Rolling Stones, Ron Wood et Bill Wyman.

De retour à Paris en écrivant sur Ségolène et Nicolas, deux politiques français, vous aurez bien du mal à nous faire croire qu’ils vous intéressent.

 

Qu’est-ce qu’une époque ?

Des chansons, une odeur de plat du jour, une lumière de la rue, une automobile un peu vieille, un coude à la fenêtre.

Qu’est qu’une époque ?

Des émotions, des drames à la une, des princesses d’un jour, des héros d’une semaine.

Qu’est-ce qu’une époque ?

Des rêves obstinés qui se savent illusions, de vraies colères qui ne vont pas durer et se changeront en aigreur.

Qu’est-ce qu’une époque ?

Le temps qui tourne, la gaieté qui s’en va.

Comment raconter une époque ?

Quel filet, quelle maille choisir pour emprisonner l’impalpable ?

Roland Barthes avait emprunté la langue des signes, expression préférable, n’est-ce pas, à celle de sémiotique.

S’ensuivirent ces admirables Fragments et pas seulement du discours amoureux :

Cinquante-trois textes devenus légendaires qui captaient la fin des années 1950.

Souvenez-vous : la vertu du catch, être acteur cher Harcourt, le congrès mondial des détergents, l’iconographie de l’abbé Pierre, le bifteck et les frites, le Tour de France comme épopée, le striptease et la DS, l’automobile star de Citroën. Je le cite : « L’objet est ici totalement prostitué, approprié. Partie du ciel, la déesse est médiatisée accomplissant dans cet exorcisme le mouvement même de la promotion petite–bourgeoise. »

Avec une même largeur de spectre, mais un peu moins de jargon dans le propos, vous reprenez le flambeau du guetteur. À votre tour vous tentez de recueillir les « signaux faibles » que, selon l’expression désormais consacrée, nos sociétés émettent.

 

Chaque semaine, depuis trente ans, et sans jamais relâcher l’attention, vous tenez chronique. Ces regards, vous les avez réunis dans des recueils que vous avez appelés Carnet de bal. Ne nous y trompons pas, sous ce vocable modeste, sous ce masque de légèreté, ce sont aussi des Mythologies. Qui valent celles de votre illustre prédécesseur. Et d’abord parce que le temps qu’elles racontent est devenu plus violent, plus complexe, chaotique, embrouillé, tendu, accéléré, contradictoire. On s’y perd.

Grâce à vous, on s’accroche aux rochers qui percent le courant.

Bonjour Tristesse, voici Francoise Sagan :

« Elle est morte deux jours après l’arrivée de l’automne : dernière coquetterie d’un personnage diaphane, virtuose populaire, d’une élégance inactuelle. Sagan n’est plus mais elle restera toujours dans la mythologie française une Radiguette montée en graine, cultivant le cynisme et l’insomnie sous les oliviers de Ramatuelle, alors même qu’avec le temps elle avait pris des grâces qui évoquaient la charmante vieille dame des albums de Babar. »

Yves Saint Laurent :

« La mode est une maladie incurable, disait-il. A-t-elle emporté avec lui son dernier prince ? Une certaine façon de regarder les femmes, l’électricité des défilés, cet air de Paris qui savait parler au monde ? La silhouette restera légendaire. Un jeune homme triste en blouse blanche, les yeux cerclés d’écaille, auquel le temps avait donné des rondeurs de boxeur retiré, parcouru de tics à la Malraux. On le photographie parfois dans l’une de ses maisons, avec ses samovars, ses caftans marocains, ses portraits par Warhol et toujours à ses pieds un bouledogue dynastique, le dernier s’appelait Moujik III. »

 

David Bowie :

« C’est un mutant protéiforme, les Métamorphoses d’Ovide expliquées aux téléspectateurs de MTV. Les années qui passent ne semblent pas l’atteindre, il les sculpte à sa guise. Tel un Cocteau du rock and roll, ce Britannique immatériel a fait de ses masques successifs les visages de plusieurs époques. Seul point fixe : sa pupille gauche paralysée à la suite d’une bagarre d’adolescence qui lui donne ce regard vairon à l’étrange dissymétrie comme la marque d’une créature venue d’une autre planète. »

Le regard, Monsieur, toujours cette passion du regard.

Face au silence, il faut un œil.

Et à notre Académie, il fallait une âme de rocker.

Notre rocker, malgré vos cheveux, avouons-le, un peu plus courts qu’autrefois et nettement plus rares, oui, notre rocker, c’est vous.

Nous n’avons que trop tardé. Notre Dictionnaire s’en ressentait. Grâce à vous, n’en doutons pas, il va se réveiller et s’animer de rythmes nouveaux qui lui feront du bien.

Cher public de notre Coupole, je vous devine.

La musique, même agitée, pourquoi pas ? Mais maintenant vous voulez un portrait d’écrivain.

J’entends votre demande, au demeurant parfaitement légitime. Après tout, nous sommes « à la Française », comme on dit.

Marc Lambron va vous en offrir un, et de la meilleure eau.

Un prix Nobel vous convient ?

Et que diriez-vous d’un peu de ciguë dans le darjeeling ? Rien de tel pour éviter la tentation, que je vois çà et là, d’un petit roupillon postprandial que personne, d’ailleurs, ne vous reprocherait.

Je vous cite à nouveau.

« Pour V. S. Naipaul, Prix Nobel de littérature 2001, l’écriture a toujours été une schizophrénie atténuée. Indien de la Caraïbe, ex-colonisé donnant des leçons de culture aux anciens maîtres, contempteur de l’angélisme tiers-mondiste et auteur anobli par la Reine, il se distingue par sa façon de lancer des noix de coco avec des gants blancs, visant indifféremment les majors à moustaches et les rajahs à turban. Son dernier roman, Semences magiques, pousse à l’extrême ce cosmopolitisme atrabilaire. C’est Régis Debray chez les Tamouls, Bouvard et Pécuchet sous les palmiers. »

 

Mais que serait une époque sans les femmes qui l’éclairent ?

Vous souffrez de deux maladies qui, l’avouerais-je, ne me sont pas inconnues. La première, c’est la passion pour les passantes. Et la seconde : vous appartenez à ce type d’hommes qui n’ont pas de type de femmes.

D’où la très réjouissante diversité de votre galerie.

Hillary Clinton, mais aussi Natalia Vodianova. Inès de La Fressange et Romy Schneider.

Ah, Romy !

« Si elle possédait les traits d’une héroïne virtuelle de Fassbinder, ce fut la caméra de Claude Sautet qui finalement les magnifia. Cette cosmopolite sensuelle fait penser à d’autres Allemandes de l’exil blême, Marlène Dietrich ou Nico […]. De nouveau se réveille le souvenir d’une phrase de Cocteau : dans les photographies, on voit la mort au travail, comme les abeilles dans une ruche de verre. »

Entre toutes ces femmes, j’ai comme vous, Monsieur, du mal à choisir.

Comment pourrais-je, honorable assistance, vous faire manquer cette formidable esquisse de mademoiselle Arielle Dombasle ?

« D’elle on dirait volontiers qu’elle est attentive par nature et irréelle par résolution : elle a choisi les égards pour les autres et la poésie pour elle-même. Quant à l’irréalité, c’est celle des femmes fidèles à leur étoile, qui traversent la vie comme on raconte une histoire à un enfant invisible. »

Et cette autre merveille, je vous jure, c’est la dernière de cet après-midi, mais je ne pouvais m’empêcher de la convier :

« Portraiturée par le petit-fils de Sigmund Freud, elle est arrivée comme la petite marchande d’allumettes au milieu des dauphins dorés de la cour du roi Rock, avant de devenir la reine de la ruche. »

Qui est-ce ? Vous n’avez pas deviné ? Allez, je vous donne d’autres indices. 84-58-89. 1 mètre 73 pour 53 kilos. Vous n’avez pas deviné ? Mais voyons, c’est la Brindille, autrement dit Kate Moss.

Pour être franc, Mesdames et Messieurs, me retrouvant il y dix-huit ans sous cette solennelle Coupole et déjà fou de Kate Moss, je m’étais juré d’un jour l’y célébrer. Depuis, je cherchais l’occasion, sans la trouver. Je vous la dois. Pour ce cadeau particulier, pour cette promesse faite à moi-même et accomplie enfin, soyez, cher Marc Lambron, remercié !

 

Je m’égare.

C’est votre faute, aussi. Et la saveur de vos portraits. En deux ou trois traits, vous croquez comme personne. On reconnaît bien là le Lyonnais. La gastronomie, comme d’ailleurs le plaisir, est mécanique de précision.

Mais il ne faudrait pas oublier que sous le brillant se cache la profondeur du projet. Et sous le rieur, l’homme blessé.

Vos romans ont montré qu’amuser vous amusait, mais que votre vrai propos était ailleurs, au-delà, en deçà : tenter, de toutes vos forces, tenter de mieux comprendre l’histoire des hommes et les raisons obscures de leur déraison.

Dans cette brève oasis de paix et d’insouciance que furent les trente glorieuses, le plein emploi, la décolonisation, la vie sexuelle avec pilule et sans sida, on pouvait s’occuper aux jeux stériles de l’autoproclamé « nouveau roman ». Quand on n’a rien à raconter, on peut toujours jouer avec les formes qui ne sont que des cubes pour adultes. En moins colorés.

Maintenant que l’histoire est redevenue ce qu’elle a toujours été, violente, les livres retrouvent leur objet, leur noblesse, leur seule raison d’être : dire. Dire encore et toujours. Donner la parole à celles et ceux qui ne l’ont pas. Dire le monde et celles et ceux qui tant bien que mal l’habitent.

Tu n’as pas tellement changé.

Cher Marc Lambron.

Vous aviez un frère.

Il s’appelait Philippe.

Il est mort le 17 juillet 1995, un peu avant midi. Il avait trente-trois ans. Il était la vie même.

Les vivants ont besoin des morts, ce n’est pas l’Académie, cette grande héritière, qui dira le contraire.

Mais les morts ont besoin des vivants. Les morts ne meurent vraiment, et cette fois pour jamais, que le jour où plus aucun vivant ne se soucie d’eux.

Tu n’as pas tellement changé.

C’est le livre que vous avez écrit pour Philippe.

C’est le livre de Philippe.

Philippe présent, si présent aujourd’hui.

 

Monsieur.

À bien suivre les endroits de la ville choisis par vous pour y installer les morceaux principaux, en tout cas les plus avouables, de votre existence, un observateur attentif ne peut que remarquer leur ressemblance : il s’agit toujours de lieux de mémoire.

À croire que vous nourrissiez, dès votre jeunesse, le projet de devenir le personnage principal du vaste roman vrai de Pierre Nora.

Le lycée du Parc ? À peine construit, changé en hôpital pour accueillir les premiers blessés de la Grande Guerre.

Henri-IV ? L’ancienne abbaye Sainte-Geneviève, siège de l’ordre des Génovéfains, chanoines réguliers.

L’École normale supérieure ? On peut lire à son fronton qu’elle fut créée par un décret de l’an III, belle initiative de la Convention. Pour ceux qui l’ignoreraient, l’an III correspond à 1795.

Le Conseil d’État ? Un ancien palais d’abord appelé Cardinal, du nom de son propriétaire Richelieu qui l’offrit en cadeau au jeune roi Louis XIV. 

Quant à notre Académie, je me demande si ses 372 ans vous semblent suffisants pour vous y sentir à l’aise.

 

Monsieur,

Attention !

Ne prenez pas nos manières hors d’âge, notre délicieuse politesse pour de la faiblesse ou de la naïveté.

Figurez-vous, Monsieur, que nous le savons bien : il faut se méfier de vous.

Cet appareil photo qui désormais ne vous quitte pas, oui, nous savons bien qu’il ne va pas nous épargner.

Oui, nous savons que, derrière votre passion de façade, ou d’éducation, pour l’ancien temps, c’est le présent qui d’abord vous intéresse.

Alors pourquoi vous accueillir ?

Soyons plus précis, au prix d’engendrer quelques frissons chez les plus craintifs d’entre nous, pourquoi bafouer l’hélas constitutionnel principe de précaution en prenant le risque de vous offrir un fauteuil parmi nous ?

Pourquoi ?

Parce que dans sa sagesse et dans son talent pour survivre à tout sans jamais, jamais céder aux délices mortifères de la nostalgie et du « comme c’était bien avant », la toujours jeune vieille dame du quai Conti a régulièrement besoin de professeur d’époque.

Aujourd’hui, c’est vous.

Cher Marc, cher Monsieur le professeur d’époque, du fond du cœur, bienvenue !

Et ne vous inquiétez pas, cher Mathieu, chère Juliette, chère Pauline, les dorures et les verdures alambiquées qui recouvrent désormais le costume de votre père ne vont pas le changer ni calmer sa folie profonde. Comme le dit si bien Jean d’Ormesson, notre maître à tous en matière d’existence heureuse, « la plus sûre façon de se libérer de notre goût des honneurs, c’est de les recevoir le plus tôt possible ».

Cher Marc, bienvenue.

Chassons de nous toutes les passions tristes, à commencer par les plus tristes que sont les regrets. Voyons plus ceux que nous aimons.

En conséquence, cher Marc, à jeudi prochain.