Discours de réception de François-Nicolas-Vincent Campenon

Le 16 novembre 1814

François-Nicolas-Vincent CAMPENON

M. CAMPENON ayant été élu par la Classe de la Langue et de la Littérature françaises, à la place vacante par la mort de M. Jacques DELILLE, y est venu prendre séance le mercredi 16 novembre 1814, et a prononcé le discours qui suit :

    

Messieurs,

En jetant les yeux sur cette imposante assemblée, j’y retrouve encore presque tous ceux qui se réunirent, avec un zèle si touchant, pour rendre les derniers devoirs au grand poète que la France a perdu. Je vois ses amis, ses élèves. Les mêmes regrets, les mêmes sentiments de tendresse et de respect les rappellent aujourd’hui dans cette enceinte. Ce n’est plus une pompe funèbre, c’est encore un hommage rendu au génie, par l’admiration et la douleur.

Daignez ne point vous souvenir à quel titre je prononce au milieu de vous l’éloge de votre illustre confrère. Oubliez même vos suffrages ; ma reconnaissance, toute vive qu’elle est, doit rester muette dans un moment où l’expression vous en serait importune. Quand tout parle ici de ce que vous avez perdu, pourrais-je vous entretenir de mon bonheur ? Ah ! Messieurs, il faut que je m’associe à vos pensées ; il faut que je croie entendre un de ces entretiens fréquents où vous rendez une justice si éclatante aux talents de celui que j’ose à peine nommer mon prédécesseur ; il faut enfin que, dans l’impuissance de vous consoler de cette grande perte, j’essaie au moins d’en mesurer à vos yeux toute l’étendue.

Mais les richesses de mon sujet m’accablent de leur nombre, et m’éblouissent de leur éclat. Où puiserai-je des forces pour parcourir cette longue suite de poèmes enchanteurs, qui ont lassé les transports de l’enthousiasme et les rigueurs de la critique ? Où trouverai-je des couleurs pour peindre cette brillante couronne poétique, composée de tant de beaux ouvrages, dont un seul eût suffi à la gloire de celui qui les a tous enfantés ? Mon unique espoir, Messieurs, est que la force de vos sentiments viendra suppléer à l’insuffisance de mes expressions, et que ma faiblesse sera moins aperçue, couverte de l’intérêt qui s’attache à mon sujet.

M. Delille se sentît entraîné vers les immortelles beautés de Virgile, et les aima dès qu’il put les entendre. L’écolier qui les expliquait encore devint tout-à-coup le poète qui entreprit de les faire passer dans notre langue : entreprise périlleuse, où suffisait à peine toute l’audace d’un âge qui ne connaît point de dangers, unie à toute celle d’un talent qui ne connaît pas d’obstacles. Ce n’était point assez de traduire, de transporter fidèlement dans une élégante version ces pensées, ces images nobles, dont l’expression originale a ses équivalents dans l’idiome de toutes les nations civilisées. Il fallait forcer une langue indigente et fière à rendre sans faste, comme sans bassesse, des détails rustiques dont s’effrayaient à-la-fois et son inexpérience et sa délicatesse.

L’art de l’agriculture, noble chez un peuple qui, aux temps de sa plus grande gloire, allait prendre à la charrue ses consuls et ses dictateurs, avait un caractère de roture dans les opinions, dans la littérature de notre nation. Comment la Muse française, qui jusque-là n’avait habité que l’Olympe ou les palais pour y servir d’interprète aux volontés des Dieux ou aux passions des héros, put-elle descendre sous le chaume, s’abaisser à visiter les champs, non pour peindre les bois, les gazons et les fleurs, mais pour décrire les instruments grossiers qui ouvrent la terre, et jusqu’aux vils engrais qui la fertilisent ? La Muse française se soumit aux volontés du poète. Employant, pour vaincre ses caprices, tantôt les efforts d’une heureuse contrainte, tantôt les détours d’une adroite surprise, M. Delille apprit à cette Muse à exprimer ce qu’elle n’avait jamais dit avant lui, ce que sans lui peut-être elle n’eût jamais osé ou jamais su dire. Vainqueur à-la-fois d’un préjugé littéraire et d’un préjugé social, tandis qu’il enseignait à notre poésie à expliquer sans rougir les plus simples procédés de l’agriculture, notre nation apprenait de lui à mieux connaître, à mieux apprécier les bienfaits de ce premier des arts. Enfin, inventant des formes de style pour des idées qui nous manquaient, puisque nous n’avions pas su les exprimer encore, il agrandit réellement parmi nous le domaine de la pensée, et le traducteur fidèle fut un créateur véritable. Aussi, un grand monarque, qui se consolait de ne pas régner sur les Français en méritant une place parmi leurs écrivains, Frédéric, frappé du phénomène des Géorgiques, dit ce mot si connu, mais qu’on me reprocherait de ne pas redire : Cette traduction est l’ouvrage le plus original qui ait paru en France depuis longtemps. Un autre grand homme en avait fait d’avance un éloge encore plus flatteur peut-être, lorsque venant s’asseoir parmi vous, Messieurs, il avait cru pouvoir prédire que la France n’aurait jamais une bonne traduction des Géorgiques. Un jeune poète osa faire et fit avec succès ce que Voltaire avait jugé, avait déclaré impossible, et Voltaire applaudit avec transport au chef-d’œuvre qui donnait un si noble démenti à sa prédiction.

Ce chef-d’œuvre était sorti de l’ombre d’un collège. L’Université, sur qui rejaillissait la gloire du poète, s’empressa d’adopter ses Géorgiques. Elle voulut que la mémoire de ses élèves s’enrichît de cet ouvrage doublement classique, qui, reproduisant en beaux vers français les plus beaux vers peut-être qu’eussent inspirés les Muses latines, semblait consacrer l’alliance des deux langues et représenter les deux Parnasses.

Longtemps après, lorsque M. Delille eut élevé si haut cette renommée poétique à laquelle il avait donné une base si durable ; lorsque l’Université eut été reconstruite sur un plus vaste plan, nous avons vu l’homme éloquent( ) que le vœu des lettres avait appelé à la tête de cette grande institution naissante, décorer du nom de M. Delille la liste des maîtres de l’enseignement, et revendiquer ainsi ce beau nom comme la plus brillante partie de l’héritage que l’Université de Paris léguait à l’Université de la France.

Il est un beau moment dans la vie de l’homme de lettres, c’est celui où le succès de son premier ouvrage vient l’avertir que son instinct ne l’a point trompé ; où les accents de l’admiration et les clameurs de l’envie s’élevant à-la-fois lui révèlent, il est vrai, les dangers de sa carrière, mais aussi le secret de sa force et la puissance de son talent. Plusieurs de vous, Messieurs, se souviennent encore du premier succès des Géorgiques, succès dont l’éclat prodigieux pouvait faire craindre alors qu’il ne fût point durable, et dont la durée ne s’explique aujourd’hui que par la perfection de l’ouvrage. Les Géorgiques furent bientôt dans toutes les mains ; elles réunirent bientôt tous les suffrages : ceux des hommes de lettres et des gens du monde, ceux des érudits et des femmes. Voltaire, qui ne savait pas à quel parti M. Delille pouvait tenir par ses principes ou ses affections, mais qui était toujours du parti des beaux vers, s’empressa de le désigner au choix de l’Académie française, et cette Compagnie accueillit avec joie un vœu qui ne pouvait manquer d’être le sien.

Ce qui eût été plus extraordinaire que le succès des Géorgiques c’est que l’envie n’en eût pas été irritée, c’est qu’elle n’eût pas fait expier au poète et son génie et son bonheur. Ses fureurs, qui sont aussi des hommages, ne manquèrent point au triomphe de M. Delille. On la vit, se masquant d’un faux zèle pour l’antiquité, blâmer la fidélité comme excessive, et les ornements comme sacrilèges, reprocher à M. Delille d’altérer ou même d’embellir Virgile, et, dans un minutieux examen, tout analyser, tout calculer, excepté le talent du poète.

Bien peu d’écrivains savent mettre à profit les injustices de la critique. Le ressentiment qu’elle excite devient alors aveugle et passionné comme elle : parce qu’elle attaque tout sans choix, on défend tout sans distinction ; parce quelle n’a voulu que nuire, on n’imagine pas qu’elle puisse servir, et peut-être même ne le voudrait-on pas. M. Delille sut échapper à la loi commune ; en lui, le plus heureux caractère se trouvait joint au plus heureux talent. Des détracteurs qui n’avaient eu pour but que de l’offenser, réussirent à l’éclairer, et il parut oublier l’outrage pour n’envisager que le service, dont l’intention maligne le dispensait au moins de la reconnaissance.

Quelques vers de Virgile firent naître les Jardins. Virgile, après avoir retracé les utiles travaux de l’agriculture, avait regretté que les limites de son poème ne lui permissent pas de décrire les aimables délassements du jardinage. Obligé de renoncer à cette douce peinture, il avait voulu du moins en laisser une esquisse légère, et cette esquisse est un chef-d’œuvre. M. Delille s’empara du sujet, qu’avait ébauché son maître, et l’exécuta. Le plan de Virgile avait toute la simplicité du génie antique et des mœurs primitives. M. Delille, en le développant, crut devoir y introduire tout le luxe de la civilisation moderne. Il conçut, je l’oserai dire, un projet, vraiment utile ; il voulut ramener la grandeur et l’opulence au sentiment de ces plaisirs simples que procure l’embellissement d’un séjour champêtre ; il voulut aussi que désormais une élégance noble dirigeât l’emploi des trésors qu’une fausse magnificence avait tant de fois prodigués pour outrager la nature et le goût. Ainsi le poète, en nous charmant, favorisait à-la-fois les arts et les mœurs. Heureux pouvoir du talent ! À la voix du chantre des Jardins, l’ennuyeuse symétrie s’est vue bannir du sol de la France, et plus d’une fois sans doute on a redit ses beaux vers dans de beaux parcs inspirés, et, pour ainsi dire dessinés par sa Muse.

Les Jardins ne pouvaient accroître la renommée de M. Delille sans augmenter l’animosité de ses détracteurs. Jusque-là ils ne s’étaient point lassés d’attaquer les Géorgiques, que le public s’obstinait à protéger de son admiration. Mais lorsque le poème des Jardins parut, ils affectèrent eux-mêmes de vanter la traduction, pour mieux décrier l’ouvrage original. S’ils reconnaissaient dans l’auteur le talent d’imiter, ils voulaient au moins profiter de cet aveu pour lui contester le don plus brillant de créer. Les Géorgiques, ce premier monument qu’il avait élevé à sa gloire, étaient, si j’ose ainsi m’exprimer, un poste avantageux dont ses ennemis mêmes s’étaient emparés, et dans lequel ils se retranchaient pour le mieux combattre. Il fallut que le poète, aussi ardent à saisir la gloire que la malveillance était acharnée à la lui disputer, donnât sans cesse le change à ses détracteurs, en produisant de nouveaux ouvrages ; il fallut qu’il leur fît abandonner l’une après l’autre chacune de ses productions, en leur présentant, comme un appât, comme une proie, le dernier poème que venait d’enfanter sa Muse.

L’activité de M. Delille redouble au milieu de tant d’obstacles. Plusieurs grandes entreprises s’offrent à ses méditations ; chacune d’elles demande un long cours d’années : il les suivra toutes, non successivement, mais à-la-fois. Pour obéir à une inspiration qui ne se ralentit pas un moment, il se crée une espèce de repos dans la variété des sujets ou plutôt des transports auxquels il s’abandonne. Il se délasse, dans l’instant même où vous craignez qu’il ne se fatigue. Que dis-je ! lorsqu’il s’offre à vous dans la société, vous paraît-il porter le fardeau de tant d’ouvrages hardis, majestueux ? A-t-il l’air seulement occupé ? À la .gaîté piquante de son esprit, à l’éclat étincelant.de ses bons mots, à l’innocente vivacité de ses jeux, vous croyez-vous en présence du poète qui, fier d’une lutte déjà soutenue avec Virgile, va se mesurer encore avec son maître dans la traduction de l’Énéide, et qui, franchissant bientôt toute espèce de limites, va parcourir d’un même essor les espaces du monde idéal et du monde physique ? Non, Messieurs, rien en lui ne vous avertit de sa renommée. Tantôt c’est un conteur qui vous enchante, un enfant qui vous amuse ; tantôt c’est un ami qui vous écoute. Il sait écouter. Il achève quelquefois discrètement votre pensée, et lui prête tout l’agrément de la sienne. Mais vous surprend-il affligé, il oublie son humeur vive et gaie aussi facilement que sa gloire, et vous recevez un conseil utile de l’homme enjoué, qui ne semblait vous promettre qu’une agréable diversion. S’il est toujours aimable, s’il épanche sa bienveillance sur mille objets divers, gardez-vous d’accuser la fidélité, la constance de ses sentiments ! Qu’il atteigne la vieillesse, et l’on verra si, dans le cours d’une longue vie, ce caractère si souple, si facile aux yeux du monde, n’a pas toujours gardé l’inflexibilité de l’honneur, s’il a oublié un seul bienfait, s’il a perdu un seul souvenir de ce qui fit pour lui le charme d’un autre âge.

La diversité des ouvrages que méditait M. Delille offrait des cadres favorables à cette foule d’images qui semblaient se presser dans sa mémoire. S’il ne les réunissait pas dans l’ordre le plus exact, le plus méthodique, il savait du moins les animer toujours par les mouvements de son âme, et par la grâce inépuisable de son esprit. Félicitons-le de n’avoir point écouté ces mornes censeurs qui lui reprochaient d’avoir trop d’esprit, comme ils l’avaient longtemps reproché à Voltaire. Comment ne pas distinguer de l’esprit qui se tourmente pour suppléer au talent, l’esprit qui marche de lui-même à sa suite ? L’un ne parvient jamais à déguiser ses efforts ; l’autre ne se fait aimer que par le naturel même. Cet esprit aimable me paraît être, pour le talent, ce qu’est la physionomie pour la beauté. C’est un genre d’expression qu’on n’a point cherché, et qui échappe malgré soi. Dans quelque langue que les ouvrages de M. Delille soient traduits, on y reconnaîtra toujours l’esprit d’un Français, cet esprit qui distingue si particulièrement Montaigne, La Fontaine, Mme de Sévigné et Voltaire. Si, par des rapprochements inattendus, il supprime beaucoup d’intervalles, s’il franchit beaucoup de distances, rarement le voit-on s’égarer. N’avait-il pas choisi prudemment son guide ? Lui que la nature semblait avoir désigné pouf être l’Ovide français, d’où lui vient cette prédilection pour Virgile ? C’est qu’il le chérit non-seulement comme un grand modèle qui l’inspire, mais comme un maître qui le contient. Je me figure dans Ovide un précepteur indulgent qui eût favorisé chez son élève les brillants écarts de l’esprit, en les partageant ; je vois dans Virgile un maître à-la-fois aimable et sévère qui, loin d’égarer son plus cher disciple, l’anime, le conduit, l’encourage, et le domine à la-fois par l’ascendant de la raison et du génie. N’en doutons point, Messieurs, c’est à cette excellente éducation poétique que M. Delille a dû l’heureux et sage emploi des qualités séduisantes que la nature lui avait prodiguées.

Mais ce n’était point assez pour un poète qui devait se défier de tous les raffinements d’un siècle trop poli. Plein de l’étude des anciens, M. Delille voulut voir, voulut connaître par lui-même ce beau climat, ce beau ciel dont les inspirations semblent avoir fécondé le génie d’Homère. Un ami du poète, un généreux ami des Muses va remplir l’importante ambassade de Constantinople, et visiter encore une fois la Grèce, dont il a déjà parcouru et noblement décrit les ruines. À peine a-t-il montré l’honorable désir d’avoir pour compagnon de voyage le chantre des Jardins, M. Delille brûle de voir Athènes, de respirer cet air natal de la poésie antique, de saluer ces beaux rivages qu’il ne connaît encore que par les récits de l’Iliade ou de l’Odyssée. Il quitte pour la première fois la paisible enceinte du Collège de France. Au moment de s’arracher à cette foule d’élèves, devant, lesquels il commente avec enthousiasme des beautés qu’il a déjà reproduites avec tant d’éclat, il recueille de la bouche même de ses disciples le plus doux fruit de ses leçons. Tous se rappellent alors l’adieu touchant du poète de Tibur au chantre d’Énée, partant pour visiter les mêmes contrées ; tous renouvellent pour leur maître chéri ce vœu du génie et de l’amitié : Puissent les vents favorables, puissent les frères d’Hélène, ces deux astres amis, protéger ta course aux rivages athéniens, heureux vaisseau à qui nous confions notre Virgile !

M. Delille arrive bientôt vers les bords de l’Ilyssus. Après avoir recueilli de grandes leçons en traversant les débris de la Grèce, il vient jouir à Constantinople du plus magnifique spectacle que la nature ait offert aux regards de l’homme. C’est là qu’il éprouve plus vivement les atteintes de la cruelle infirmité dont il était menacé. Sa vue, fatiguée par l’éclat, par la variété même des objets qui l’avaient d’abord charmée, demandait à se reposer sur un autre horizon. II voulait revoir encore le ciel de la France, avant de renoncer à cette clarté du jour qui, tant de fois, l’avait inspiré ; et, après avoir rapidement coloré son imagination de toutes les splendeurs d’une nature étrangère, il remporte dans sa patrie le trésor du poète, des sentiments et des souvenirs.

M. Delille va revenir à ses goûts chéris ; il va peindre encore les champs qu’il aime : sa Muse ne pouvait se résoudre à les quitter. Après avoir prodigué les enchantements de sa poésie pour orner de frais paysages, il voulut écrire, et en quelque sorte former son image, l’heureux habitant de ces douces retraites. Dans l’Homme des Champs, l’interprète de Virgile osa devenir son émule, et la France eut aussi ses Géorgiques.

Le pasteur de Mantoue ne s’était pas adressé qu’au simple cultivateur. M. Delille, toujours attentif à la marche des idées et des mœurs de son siècle, toujours essayant de la diriger, en même temps qu’il était obligé de la suivre, apprit à l’ami des arts, réfugiés dans un asile champêtre, l’art de mieux étudier la nature, afin de mieux en jouir. Il n’enseigne pas à l’homme des champs beaucoup de secrets de l’agriculture ; mais il lui révèle le secret le plus précieux, celui de ce bonheur facile qui naît des occupations actives et des sentiments généreux, de ce bonheur si modeste que l’envie elle-même, ou ne l’aperçoit pas, ou le pardonne. Il le suppose riche, c’est pour lui donner une bienfaisance plus étendue. Mais la médiocrité peut elle-même prendre sa part des conseils qu’il donne, des ressources qu’il offre à l’opulence. Quel est le possesseur d’une simple maison des champs, qui, étudiant dans les Géorgiques de M. Delille, l’art de charmer les loisirs de toutes les saisons, n’ait trouvé, dans cette lecture même, le moyen le plus sûr d’abréger les longues soirées d’hiver, d’embellir encore les riantes matinées du printemps ? Quel est le jeune poète qui n’ait médité, qui n’ait appris le chant où notre Virgile enseigne l’art de peindre la campagne ? Mais, il faut en convenir, Messieurs, de toutes les théories que M. Delille développe dans cet ouvrage enchanteur, celle de sa poésie champêtre est la plus difficile à mettre en pratique. Il a déshérité d’avance ses successeurs. La décourageante beauté des modèles qu’il offre, détourne de les imiter ceux que ses préceptes y appellent.

Lui-même il semblait s’être dit : hâtons-nous de peindre la nature, tant qu’il me sera permis de voir mon modèle, d’en saisir les traits, d’en discerner les couleurs. Gardons-nous de consacrer mes travaux à d’autres objets, aussi longtemps que je pourrai contempler le doux spectacle de la terre et des cieux. Hélas ! il arriva trop tôt ce moment douloureux où un voile épais s’étendit sur sa paupière, et lui déroba ces merveilles du monde, tant de fois retracées dans ses vers. Devenu aveugle, comme ce vieil Homère dont il avait visité la patrie, comme ce Milton dont il devait un jour répéter les chants embellis par sa voix, il vient se réfugier auprès du grand modèle qui dirigea ses premiers pas dans la carrière poétique.

Dans la traduction de l’Énéide, M. Delille, dont le destin était de créer lui-même sa langue chaque fois qu’il voulait redire les créations du génie antique, tenta de dérober à Virgile les accents fiers, énergiques et variés de l’épopée, comme il avait emprunté de lui les accents doux et simples de la Muse pastorale. Si, dans l’ensemble de ce grand travail, il est resté souvent inférieur à son modèle, et quelquefois à lui-même, ses fautes du moins sont celles de la précipitation ou de la lassitude : la médiocrité patiente pouvait réussir à les éviter. Ses beautés sont celles du génie ; le génie seul était capable d’y atteindre.

Plusieurs autres grands poèmes de M. Delille attendent encore le tribut d’hommages que leur doit son panégyriste. Je n’ai point parlé de l’Imagination, de la Pitié, du Paradis perdu, de la Conversation, des trois Règnes de la Nature. Que tenterai-je, Messieurs ? une analyse ? La vivacité de vos impressions la repousserait ; un jugement ? il serait sans convenance et sans autorité. Céderai-je à toute mon admiration ? Mais quelques nombreux, quelque imposants que soient les titres de M. Delille, sa gloire est douce à contempler ; on se familiarise avec elle. Si lui-même, en décrivant les merveilles de la nature et les phénomènes du monde moral, s’éloigne, comme à dessein, d’une marche régulière, et plaît par ses caprices mêmes, qu’il me soit permis de vous entretenir de ses ouvrages avec un peu de cet abandon qui, chez lui, semble une grâce du talent.

Jusques dans ses poèmes didactiques, M. Delille sait converser. Au milieu de ses inspirations les plus fécondes, on dirait que, l’œil fixé sur vous, il épie le moment où votre attention est moins soutenue. Il la réveille par un tableau plein d’intérêt, par un conte plein d’agrément, quelquefois par un bon mot. Voyez-vous ce chantre des trois règnes de la nature, ce poète qui, rival heureux de Lucrèce, explique les véritables lois de l’univers, en lui restituant son Dieu ? vous semble-t-il épouvanté de se trouver engagé dans ces vastes régions qu’on croyait inaccessibles à la poésie ? Craignez-vous qu’il ne soit fatigué d’avoir paré la science d’images dont elle-même reconnaît la justesse, d’avoir répété dans un langage et brillant et précis, les leçons des Newton, de Lavoisier ? Tout-à-coup il se repose, et vous délasse par la plus heureuse diversion. Tout à l’heure il faisait entendre, dans ses vers pleins d’éclat et d’harmonie, les détonations de l’élément destructeur ; il allumait les volcans, il lançait la foudre : soudain, par une de ces transitions qui sont le secret de l’art, il vous ramène avec lui sous son toit, à ce coin du feu si cher à la méditation, si favorable aux épanchements du cœur. Déjà tout sourit autour de lui ; ses Pénates lui ont rendu son enjouement. Assis à ses côtés, vous rêvez, vous voyagez, vous jouez, au bruit de la flamme qui pétille.

Le génie poétique se produit sous deux aspects différents : tantôt il s’impose les lois les plus rigoureuses, et nous montre l’enthousiasme qui se soutient à côté de la patience ; tantôt il se livre sans contrainte à l’impulsion qui le domine, élude tout ce qui pourrait le refroidir, et se précipite vers le but, en fermant les yeux sur l’obstacle. M. Delille connut ces deux routes du talent, et les prit tour-à-tour, suivant la disposition de son âme, ou le caprice de son esprit. Quand il composa les Jardins, il était heureux, et ne voyait que du bonheur autour de lui. Rien ne pressait sa marche ; il pouvait la ralentir à son gré, orner les plus simples détails, se créer des difficultés pour les vaincre, et s’animer par ses scrupules mêmes. Quand il chanta la Pitié, il crut remplir une mission sacrée, et se hâta. Ses vers furent rapides ; ils s’échappaient de son cœur avec une abondance passionnée, quelquefois même avec une négligence qui n’est point sans attraits. Je sais que la critique a porté de cet ouvrage un jugement rigoureux ; mais devait-on oublier que M. Delille était alors errant et privé de sa patrie ; que l’exil et l’infortune sont des Muses d’une inspiration douloureuse ; qu’enfin, comme l’a déjà dit sur sa tombe, avec un rare bonheur d’expression, l’habile orateur qui préside cette assemblée, le poète emportant la pitié dans son cœur, ainsi qu’Énée emportait ses dieux chassés d’Ilion, était allé sur une terre étrangère élever un monument à cette Divinité des âmes tendres, devenue alors la Divinité des âmes courageuses.

C’est un pressentiment plus sûr de la victoire qu’il entreprit la traduction d’une épopée moderne, de ce Paradis perdu dont l’Angleterre est si fière, depuis qu’elle a cessé d’en ignorer le mérite. Là tous ses succès passés s’offraient à lui comme autant de garants de son nouveau succès. Celui qui avait décrit tant de fois les trésors et les charmes de la nature pouvait-il ne pas retrouver la brillante facilité de ses pinceaux dans la peinture du délicieux Éden ? Celui qui avait élevé, fortifié sa voix harmonieuse et pure, en répétant les combats entrepris pour fonder la puissance romaine, eut-il en vain cherché des accents dignes de chanter la guerre des célestes milices contre les légions infernales ? Mais ce n’est plus comme dans les Géorgiques et l’Énéide, l’interprète exact et scrupuleux du plus parfait des poètes, c’est l’imitateur libre et hardi d’un modèle audacieux et inégal ; c’est surtout le grand écrivain, qui, dans l’heureuse indépendance de sa version, sait se montrer plus que jamais créateur de son langage.

On a vu jusqu’ici l’imagination concourir aux succès, au bonheur de M. Delille. Elle a su embellir à ses yeux les merveilles de la nature et les prodiges des arts ; elle les a retracés avec plus de charme encore à sa pensée, quand ses yeux eurent cessé de les apercevoir ; enfin elle a répandu sur tous ses tableaux l’éclat de ses couleurs et la magie de ses prestiges ; qui pourrait s’étonner maintenant qu’elle soit devenue à la fois et son sujet et sa muse ; qu’elle se soit plue à l’inspirer, à parer elle-même de ses plus brillants attributs le poème consacré à sa gloire par le génie et par la reconnaissance ?

Mais quelle vivacité de coloris, quelle étendue de pensée ne fallait-il pas pour peindre l’imagination dans ses caprices les plus fugitifs, dans ses combinaisons les plus sublimes, dans ses délires les plus fougueux ; pour décrire cette faculté qui change, multiplie et déplace perpétuellement notre existence ; qui donne tant de charme aux souvenirs de la reconnaissance et de la volupté, et verse chaque jour un nouveau poison sur les ressentiments de la haine ; qui exalte le guerrier sur le champ de bataille, le pieux solitaire dans la Thébaïde ; et par de douces illusions que l’étude entretient, nous peut donner Athènes pour patrie, Platon pour contemporain, Horace pour convive, Henri IV pour souverain, Fénelon pour instituteur !

Dans une telle entreprise, il fallait que la poésie fit une alliance intime avec la métaphysique, mais en cachant soigneusement les secours qu’elle en recevait ; enfin pour guider sans fatigue l’imagination elle-même vers des points de vue si variés, il fallait bien choisir, bien ordonner ses tableaux, et par la fidélité des couleurs, par la vérité des détails, produire cette réalité poétique qui remplace la nature absente, et fait partager au lecteur lui-même l’illusion du poète.

C’est ici, Messieurs, que M. Delille obtint ce bonheur fréquent, qui n’est réservé qu’au génie. Les épisodes de ce grand ouvrage devaient être de petits poèmes ; la plupart sont des poèmes admirables. Leur action bien préparée, conduite avec art, tient notre âme en suspens. Le poète nous émeut comme s’il avait à sa disposition tous les prestiges de la scène. Le théâtre vous peut-il offrir en plus effrayant tableau que celui de l’homme vindicatif qui se dévoue à dix années de solitude, d’austérités, d’hypocrisie, pour recueillir, en poignardant son ennemi, le prix de ses innombrables sacrilèges ? Les douleurs de Melpomène vous ont-elles jamais remués plus profondément que le récit du poète, quand il peint ce jeune artiste perdu dans les vastes et silencieuses catacombes de Rome ? Il s’empare alors de tous les sentiments de votre âme. Vous vous ensevelissez avec lui dans ce sombre abîme ; vous le parcourez dans une morne épouvante ; vous perdez, vous reprenez l’espérance ; vous frémissez à la lueur dernière du flambeau qui s’éteint, et quand le ciel fait enfin retrouver sous les pas de cet infortuné le frêle instrument de son salut, chacun de vous ne croit-il pas ressaisir avec lui le fil libérateur ?

C’est Dante que M. Delille invoquait pour produire ces scènes de terreur. Mais il n’invoquait que ses propres souvenirs, que les habitudes de sa vie entière, pour retracer fidèlement les affections généreuses de son cœur, les douceurs de la retraite, les bienfaits de l’étude, les délices de l’amitié. J’en atteste ceux d’entre vous, Messieurs, qu’une noble conformité de goûts et de sentiments, qu’une estime mutuelle avait faits depuis longtemps ses amis ; j’en atteste ceux même qu’il voulut bien, comme moi, rendre souvent témoins de sa vie intérieure et de son bonheur domestique. Quelle était douce et sûre cette société dont il était l’âme ! Quelle urbanité, quel charme dans son entretien ! Il se taisait sur toutes les injustices dont il avait pu être l’objet autrefois : il le faisait sans effort, il avait tout oublié. On eût dit que dans sa longue carrière il n’avait jamais rencontré d’envieux. À la facilité de son abord, on eût dit qu’il n’avait jamais rencontré d’importuns. Et cependant avec quel esprit, avec quelle vérité de couleurs, n’avait-il pas décrit dans son poème de la Conversation, toutes les espèces de fâcheux qui avaient dû faire tant de fois son supplice !

Plus il voyait sa gloire se confirmer et s’étendre, plus il se perfectionnait en bonté. Aveugle depuis longtemps, il devint paralytique. Oh ! que sa résignation fut douce et entière ! Il se disait sans effroi : je vais dépendre un peu plus de tout ce que mon cœur aime. Quelle vigilance, en effet, quel dévouement de toutes les heures dans les soins que luis rendait celle qu’il nomma son Antigone ! Mais aussi, combien il était ingénieux et fidèle à s’acquitter ! Si ces derniers vers, le Testament du Poète, sont les accents les plus touchants que sa lyre ait fait entendre, c’est qu’ils lui étaient inspirés par un sentiment que l’habitude lui rendait plus doux, et la vieillesse plus précieux.

Deux ans sont à peine passés depuis que ces mêmes vers, prononcés par M. Delille dans cette même enceinte, ont fait couler les pleurs de presque tous ceux qui m’écoutent. Quels transports l’accueillaient en ce jour ! Quel mélange de tendresse et d’égards dans les acclamations qui s’élevaient autour de lui ! Que manquait-il alors à la gloire de notre poète ? Que manquait-il à son bonheur ?...

Mais que parlé-je de bonheur ? Il ne pouvait y avoir pour M. Delille de félicité pure, tant que l’auguste famille des Bourbons resterait éloignée de cette France, dont elle avait si longtemps protégé les belles destinées. À tout l’amour que lui doivent les Français qui ont vécu sous ses douces lois, M. Delille joignait le privilège de la chérir pour des bienfaits personnels. Nos Princes avaient accueilli généreusement ses premiers travaux. Son dévouement pour eux s’accrut avec leurs malheurs. Sa Muse, occupée jusque-là des plus riants objets, apprit à gémir, à pleurer, à redire les infortunes royales. M. Delille sut trouver les accents dignes de sa douleur. La même reconnaissance qui avait embelli ses premiers chants est venue jusqu’au bord de sa tombe consacrer ses regrets, légitimer ses espérances, et (pourquoi tairais-je ce que toute la France a dit avant moi ?) quoiqu’un pouvoir, si redoutable alors, eût employé tous ses moyens de séduire et d’intimider pour obtenir quelques vers du chantre de la Pitié, le chantre de la Pitié est mort sans avoir interrompu son silence courageux. Noble et fidèle silence que les plus beaux vers ne sauraient égaler !

Faut-il, Messieurs, qu’il n’ait point assez vécu pour voir le salut de la France ! L’intervalle d’une seule année a séparé sa mort et le retour de Louis. Au milieu même des transports que faisait naître un si beau jour, les amis de la Patrie et des Muses se sont aperçus qu’il manquait un témoin de la félicité publique, un témoin qui, plus que personne, avait le droit de la ressentir et de l’exprimer. Avec quelle ardeur, oubliant le poids et les injures de l’âge, il se fût présenté au devant de son Roi, comme un des interprètes de la France ! Sa vieillesse, que son talent avait vaincue tant de fois, eût alors disparu tout entière. Il eût regretté sans doute que le voile qui couvrait ses yeux lui dérobât la vue de ce visage auguste où la sagesse et la bonté se confondent ; mais avec quelle verve d’enthousiasme, de jeunesse et d’espérance il eût célébré le retour, le triomphe de la monarchie, et dans le souverain rendu à son peuple, cet heureux accord de la puissance et de la modération qui commence et garantit à-la-fois le repos de la France ! Un tel prix était bien dû à sa fidélité. Mais le Ciel a voulu que de nouveaux regrets pussent être ajoutés à ceux que nous avait déjà causés sa mort, et vos esprits sont ramenés douloureusement à ce jour où il parut, où il se fit entendre pour la dernière fois parmi vous.

Hélas ! de toute cette scène de triomphe, il ne reste aujourd’hui que le souvenir de ses accents que vous n’entendrez plus, le vide de la place qu’il occupait, une faible voix qui vous parle de sa perte, et, ce que la mort n’a pu nous enlever, ce que le temps ne peut détruire, ses écrits.

M. le comte de Fontanes.

Horace, ode 3, livre premier.

M. le comte de Choiseul-Gouffier.

M. le comte Regnaud de Saint-Jean d’Angely.