L’enfance de Louis XII, et quelques traits de sa vie; le tout pris dans l’histoire de France

Le 25 août 1830

François ANDRIEUX

Pièce en vers lue dans la séance publique

 

Sur les traces des Grecs nous cessons de marcher ;

Ce n’est plus leurs héros que nous allons chercher ;

Nous aimons mieux, puisant dans nos vieilles chroniques,

Ressusciter l’honneur des siècles romantiques,

Les chevaliers errants, les géants pourfendus,

Et les grands coups d’épée, et les rares vertus,

Les miracles d’amour, les éternelles flammes,

Qu’alimentait, dit-on, la chasteté des dames.

 

Laissons le fabuleux ; ce soir, d’un fait constant

Je veux vous amuser, si je puis, un instant.

Si l’on imprime un jour mon récit véridique,

Au bas du texte, en note, on doit mettre : historique.

Peut-être, en rappelant ce trait un peu bouffon

Pris des mœurs du vieux temps, et d’un gothique usage,

En ferai-je sortir quelqu’utile leçon ;

Et puis j’aime à conter ; c’est un goût de mon âge.

Louis-onze régnait ; puissant et redouté ([1]),

 

Il n’en était pas moins à plaindre,

Ce roi, craignant tous ceux dont il se faisait craindre,

Au fond d’un château fort cherchait sa sûreté.

Il n’avait plus de fils pour régner en sa place ;

Deux filles lui restaient, seul espoir de sa race.

La reine avait vu fuir et jeunesse et beauté ;

Le monarque était triste et valétudinaire ;

Et dix-huit ans d’hymen sur eux avaient jeté

Du légitime amour la froideur ordinaire.

 

Leur union pourtant eut encore un seul fruit,

Et ce fut un dauphin, qui devint Charles-huit,

Mais à ce fruit tardif on ne s’attendait guère.

 

À la cour cependant un enfant s’élevait

Que la bonté du ciel au trône réservait,

Petit-cousin du roi ; fils d’un prince poëte,

Qui des premiers polit une langue imparfaite,

Tourna des vers tendres, galants

Et balança Villon, si fameux en son temps.

Presque dès le berceau privé de son vieux père,

L’enfant atteignait ses huit ans ;

Sous le nom de duc d’Orléans,

Il croissait chéri de sa mère ;

Il en était un peu gâté ;

La bonne humeur, la loyauté

Formaient son heureux caractère ;

Et son petit babil plein de vivacité

Par mille traits naïfs avait le don de plaire.

« Je régnerai bientôt, disait-il un matin ;

Car le trône est mon héritage ;

Et malheureusement, le roi mon beau cousin,

Usé par les travaux, la guerre et le chagrin,

Sans être encore d’un grand âge,

On me le dit souvent, approche de sa fin.

Maitre Jacques Coctier, son premier médecin,

Vrai charlatan, fourré de radotage,

Et vendant bien cher son latin,

Flatte le roi tout haut, et tout bas le condamne.

Avec tous ses grands mots, ce docteur n’est qu’un âne.

Je serai Louis-douze ; et je veux, après moi,

Qu’on dise bien longtemps : C’est le nom d’un bon roi.

Je le ferai bénir sous tous les toits de chaume ;

Je ne laisserai pas un pauvre en mon royaume ;

Je n’irai pas surtout enrichir un Coctier.

 

N’ayez pas peur qu’en ses mains je me livre ;

Comme j’ai grand désir de vivre,

Mon premier soin sera de le congédier. »

 

Par une rancune enfantine,

Le petit duc ainsi maltraitait le docteur,

Qui l’avait obligé de prendre à contre-cœur

Une vilaine médecine

Bien noire et d’une horrible odeur.

 

Ce discours d’un enfant était sans conséquence

Et devait être en deux jours oublié ;

Mais le docteur était à la cour envié :

Sa faveur près du maître et sa grande opulence

Allumaient des rivaux la sourde inimitié.

 

Messieurs les courtisans, vaine et maligne espèce,

Toujours prêts à se jouer pièce,

Ne manquèrent pas de saisir

Ce qu’avait dit le jeune prince,

Et se firent un doux plaisir

De broder richement sur ce fonds assez mince.

Coctier sut à la fin qu’on se moquait de lui ;

Il le trouva mauvais, prit la chose au tragique,

Alla se plaindre au maître, implorer son appui ;

Or ce puissant monarque et ce grand politique

Devant son médecin tremblait

Et faisait tout ce qu’il voulait.

« Mon maître, lui dit-il, qui vous fait une offense

Doit se mettre en l’esprit que j’en ressens ma part,

L’enfant est vain et babillard ;

On l’élève fort mal ; il dit tout ce qu’il pense ;

Une bonne leçon le rendra plus discret,

Et, par la Pâque-Dieu, je veux qu’il s’en souvienne,

Et que désormais il apprenne

À n’avoir plus tant de caquet.

Oui, pour le corriger, qu’on lui donne le fouet. »

Holà, dira quelqu’un, n’avez-vous pas de honte

De venir gravement nous faire un pareil conte ?

À ces misères-là qui peut prendre intérêt ?

Mon cher censeur, vous-même, alte-là, s’il vous plaît ;

Savez-vous ce qu’ici vous nommez des misères ?

Ayez plus de respect pour le fouet de nos pères,

Belle et noble institution

Qui fut jadis le nerf de l’éducation !

Les fils de Loyola goûtaient cette méthode.

Dans mon collège encore elle était à la mode,

Au temps de mon enfance... Hélas ! je m’en souviens !

 

Puis le sujet est d’importance.

C’est de deux de nos rois que je vous entretiens,

De deux monarques très-chrétiens ;

Ce que je vous dis là, c’est l’histoire de France.

Donc à mon récit je reviens.

Du monarque absolu le vouloir despotique

Ne permettait jamais ni délai ni réplique ;

Il fallut obéir, et la mère en secret

Pleura, mais se soumit au foudroyant arrêt.

De la royale colère

Quel serait le messager ?

Quel bras voudrait se charger

Du terrible ministère ?

 

Dans la maison du prince était un étranger,

Un gros joufflu d’abbé, natif, je crois, de Pise ;

Il avait trouvé le moyen

De se faire nommer maître d’italien

Du jeune duc ; or notre homme d’église

Avait la voix flûtée et la mine soumise,

Était insinuant, patelin, tout à tous,

Et d’un œil clignotant regardait en dessous.

 

À l’abbé Scapino, c’était le nom du sire,

Du noble enfant le brave gouverneur

Vieux capitaine, homme d’honneur,

Ayant bien su se battre, et ne sachant pas lire,

Crut devoir confier le redoutable emploi.

Il le mande, et lui dit la volonté du roi.

— Est-il vrai ! Monseigneur ?... Bon Jésus !... Quel scandale !

Par tous les saints !... Son altesse royale

Souffrir un pareil châtiment !

Le roi !... c’est un grand roi !... je le dis hardiment !...

Mais voyez, Monseigneur, ce que j’aurais à craindre !

Si de moi son altesse a sujet de se plaindre,

Sitôt qu’il sera roi, je cours un grand danger !

Les princes sont toujours friands de se venger.

 — C’est fort bien, Scapino ; voilà de la prudence.

J’ai moins d’esprit que toi ; mais raisonnons un peu :

Si tu fais des façons en cette circonstance,

Tu pourrais bien jouer gros jeu.

Veux-tu tomber dans la disgrâce ?

Veux-tu que je t’ôte ta place ?

Elle n’est pas mauvaise, et peut mener plus haut ;

Tu pourrais devenir bientôt

Chanoine, abbé, prélat, et cardinal peut-être,

Que sait-on ? il ne faut que la faveur du maître ;

De l’attirer sur toi je t’offre le moyen ;

Ne va pas le manquer, mon cher ; conduis-toi bien.

Je suis un vieux routier, et sais comme il faut vivre :

Cela ne s’apprend pas, Scapino, dans un livre.

 

Scapino consentit, mû par l’ambition,

Il se creuse la tête, et recherche en lui-même

Par quel tour il pourra résoudre ce problème ;

Satisfaire le roi régnant

Sans irriter celui qui doit régner ensuite,

Et de l’obéissance avoir tout le mérite ;

Mais ne pas hasarder trop en obéissant

Voilà la question. Il y rêve, il médite ;

Enfin il forme un plan dont, sans trop se flatter,

Il osait se promettre entière réussite.

Mais l’amour s’en mêla, l’amour vint tout gâter.

Par les piquants attraits de la brune Henriette

L’ardent Italien s’était laissé tenter ;

Il trouvait les instants, alerte à la guetter,

De la courtiser en cachette.

Or l’amoureux abbé, tout en contant fleurette,

Laissa confidemment échapper son secret,

Dit que pour accomplir le rigoureux décret,

Il avait combiné de certaines mesures,

Très-peu communes, mais très-sûres.

— « Comme en tout ceci, moi, je ne veux rien risquer,

J’aurai soin de me bien masquer ;

Et déguisé de plus, autant qu’on le peut être,

Sous un bizarre accoutrement,

Je remplirai du roi l’exprès commandement,

Sans que le pauvre enfant puisse me reconnaître. »

Cet indiscret aveu d’un attentat si noir

Mit Henriette au désespoir ;

Elle avait vu l’enfant encore à la bavette ;

Elle l’avait bercé de chansons chaque soir,

En remuant le pied de sa barcelonnette ;

Et son attachement pour son petit ami

Avec le prince avait de jour en jour grandi.

Elle frémit tout bas et demeura muette,

De voir son cher bijou, son amour menacé ;

Mais sans témoigner rien, et s’échappant bien vite,

Elle n’eut rien de plus pressé

Que d’aller en détail lui conter tout de suite,

Le piège contre lui dressé,

L’exhortant à s’en bien défendre.

« Je n’y manquerai pas, ma bonne ; ne crains rien.

Et c’est ce Scapino, mon maître italien !

Il te fait les yeux doux, ne t’y laisse pas prendre.

Tu m’as livré son plan, je vais faire le mien.

Merci, bonne Henriette. Il faut que je t’embrasse.

Ce service important dans mon cœur aura place. »

Sois tranquille ; bonsoir. Il se couche, et dort bien.

 

Le lendemain matin, le jour brillait à peine,

Quand notre petit duc, s’éveillant en sursaut,

Entend marcher, parler dans la chambre prochaine :

De peur d’être surpris, il s’élance aussitôt ;

De son lit il se précipite,

Et sans valet de chambre il s’habille au plus vite.

Soudain sa porte s’ouvre ; il voit en même temps,

Sous une forme hétéroclite,

Un fantôme masqué s’avancer à pas lents ;

Sa main droite élevait, ô ciel ! faut-il le dire ?

Le terrible instrument servant à châtier ;

La gauche tenait un papier,

Le montrait à l’enfant, l’invitait à le lire...

— « Que viens-tu faire ici, masque ? où donc est le bal ?

Ton costume est bien laid, mais fort original !

Que fais-tu de cette pancarte ?

Tu veux que je la lise ? Eh bien !... voyons !... Comment ?

De par le roi le fouet. Le fouet ?... à moi’ ? Vraiment !

D’où croirai-je que le coup parte ?

C’est un tour de Coctier... Mais toi, qui donc es-tu ?

Pourquoi venir ainsi vêtu ? »

On ne le laissa pas en dire davantage ;

Le masque vigoureux saisit l’enfant mutin

Qui se défend avec courage,

Et lutte corps à corps ; puis par un trait malin

Feint tout à coup de reconnaître

Le noir exécuteur... « Eh ! mais !... c’est toi, Scapin !..

Je ne me trompe pas... Voilà la grosse main,

Voilà les doigts enflés de mon cafard de maître !

Que n’as-tu mis des gants !... Se peut-il ? ah ! le traître !...

Ah ! birbante !... Vedo la grand’iniquità ! »

L’apostrophe vive et subite

Surprit le pauvre diable, et le déconcerta ;

Il se jette à genoux, la figure contrite...

Lui-même il se démasque... : Oime ! mi perdoni...

Caro ! Bon petit prince !... Altezza !... — Comme il tremble !

Relève-toi ! cruel et poltron tout ensemble !...

Et monsieur Scapino se disait mon ami !...

— Je l’étais.... je le suis... mais un ordre suprême...

La volonté du maître. — Eh ! mais, c’est cela même

Qui te met en péril... Pauvre sot !... juge-toi ;

Tu te prétends chargé d’un ordre exprès du roi,

Et pour l’exécuter, lâche, tu te déguises !...

Je comprends ton motif, sans que tu me le dises !

Chacun, ainsi que moi, le verra clairement ;

Tu craignais mon ressentiment ;

Tu redoutais en moi le futur roi de France !

Mais le roi mon cousin sera-t-il bien content

De l’excès de ta prévoyance ?

Il n’aime pas beaucoup qu’on présage sa mort,

Et c’est ce que tu fais ! Sais-tu que je crains fort

De te faire encager que le roi ne s’avise ? »

 

À ces mots Scapino reconnut sa sottise ;

Il en fut bien marri, voulut la réparer,

Et très-piteusement il se mit à pleurer,

À caresser l’enfant... « Ah ! ma perte est certaine,

Lui dit-il, si de moi vous ne prenez pitié. »

Le voyant hors de lui, confus, humilié,

Le bon cœur de Louis compatit à sa peine.

 

« Allons, que tout soit oublié.

Que le roi mon cousin ni personne n’apprenne

Comment tu t’es jeté dans un si mauvais pas.

Nous tiendrons la chose secrète.

Tu diras que justice est faite.

Je ne te démentirai pas.

Tu peux compter sur ma clémence.

Tu ne dois point me craindre, et je te le défends.

Sois certain que le roi de France

Ne songera jamais à venger une offense

Faite au jeune duc d’Orléans. »

 

Ainsi se termina l’aventure bouffonne.

Le jeune enfant grandit, parvint à la couronne.

Bon roi, brave guerrier, dans les champs de l’honneur

D’un soldat, d’un Français il montra la valeur.

Un jour qu’il s’exposait en un péril extrême,

On vint le conjurer de s’épargner lui-même :

« Ce n’est rien, mes amis, leur dit gaîment le roi,

Et quiconque aura peur vienne derrière moi. »

 

Combien d’autres vertus le rendaient adorable !

Aux importunités toujours inexorable,

Il n’enrichissait point, par d’injustes présents,

Cet avide troupeau d’effrontés courtisans,

Mendiants orgueilleux que leur folle dépense

Appauvrit et ruine au sein de l’opulence.

Père de ses sujets, il épargnait pour eux ;

Son luxe consistait à voir le peuple heureux.

Des courtisans fâchés de son économie

Voulurent qu’elle fût tournée en raillerie :

Des histrions gagés osèrent de bons mots

Sur le compte du prince égayer leurs tréteaux ;

De son peu de dépense ils faisaient la satire ;

Louis était présent, et se mit lors à dire :

« Mes épargnes ici font rire les railleurs ;

Mes prodigalités feraient pleurer ailleurs ;

Et j’aime mieux, pour être au rang des sages princes,

Faire rire la cour, que pleurer les provinces. »

 

À quelques jours de là, d’impertinents flatteurs

Remontrèrent au roi qu’une telle licence

Était un délit grave, outrageait sa puissance,

Et qu’il faudrait punir avec sévérité

Tous ces farceurs, auteurs, joueurs de comédie...

« Non, non, je ne veux point gêner leur liberté ;

Encourageons plutôt leur critique hardie,

Et nous apprendrons d’eux plus d’une vérité.

Je ne crains point leurs épigrammes ;

Seulement que l’honneur des dames

Soit toujours par eux respecté. »

 

J’en pourrais rapporter encor plus d’une histoire ;

Mais le conteur enfin lasserait l’auditoire.

Terminons en deux mots. Il vit avec chagrin,

Lorsque de l’âge en lui s’annonçait le déclin,

De son jeune héritier la brillante folie,

Son faste, sa dépense et sa galanterie ;

Il disait quelquefois : « Je le vois à regret,

Ce gros garçon un jour gâtera tout en France. »

Hélas ! le gros garçon gâta tout en effet.

Il fut le roi des grands, et les grands le flattèrent.

À son prédécesseur tout haut ils insultèrent.

« C’était le roi du peuple, un vrai roi roturier, »

Disaient-ils fièrement, et pour François premier,

Ils le nommaient roi chevalier,

Roi des nobles, roi gentilhomme ([2]).

Et moi je dis : Heureux et grand celui qu’on nomme

Le roi père du peuple ([3]), et qui, sage, économe,

Allége le fardeau des impôts à payer !

Voilà ce dont un roi doit se glorifier.

 

Ainsi régna jadis notre Louis douzième.

Il fut duc d’Orléans : le prince qu’aujourd’hui

La France vient d’orner du royal diadème,

Portait le même nom ; il pense comme lui,

Et nous fait déjà voir qu’il veut régner de même.


[1] La scène se passe en 1469 ou 1470. Louis XI était alors âgé de 47 ou 48 ans, mais vieux par sa mauvaise santé. Il n’avait pas eu d’enfants de sa première femme, et il était marié avec la seconde depuis 1451 ; il y avait dix-huit ans. Il n’avait eu encore qu’un fils, mort en bas âge, et deux filles qui vécurent. Charles VIII naquit en 1470, et mourut en 1498. Le duc d’Orléans lui succéda, et fut Louis XII, le Père du peuple. Il était né en 1462.

[2] Cum Ludovicus XII tueretur plebeïos adversùs impotentes* maous nobilium, dictus ex eo à nostris Pater populi. Tàm aegrè illud ferebant provinciales cujusque loci reguli, ut ilium inter se ipsos plebeianum, aut ut loquimur, roturarium regem vocarent. Successorem autem Franciscum, a quo senectus regni, quia lasciviis eo­rum imperilsque licentiosissimis, indulgeret, vocabant à contrario regem nobilem. (Monaci opera. Observ. in Cod., lib. II , tit. 3 De Pactis).

Citation empruntée d’un très-bon Mémoire sur Louis XII, de M. Rœderer, à qui je dois aussi la première idée du Précepteur masqué pour donner le fouet au jeune duc d’Orléans. Voy. l’Enfance de Louis XII, ou le Fouet de nos pères, comédie historique, en 3 actes, de M. Rœderer.

* Impotentes ne veut pas dire ici, impuissantes, mais effrénées, qui ne savent pas se contenir. C’est ainsi que Tite-Live a dit : Impotentissima dominatio, une domination sans frein ni mesure.

[3] Il était digne de la grande âme et de l’excellent esprit d’Henri IV de déclarer que ce titre de Père du peuple lui semblait plus spécieux (plus brillant, plus beau) que tout autre. Et c’est ce qu’il a fait dans le préambule d’un édit de 1600, sur les tailles.