Discours sur la perfectibilité de l’homme

Le 7 juillet 1825

François ANDRIEUX

La perfectibilité de l’homme
de M. François Andrieux

DISCOURS EN VERS PRONONCÉ
DANS LA SÉANCE PUBLIQUE
le jeudi 7 juillet 1825

lors de la réception de MM. Droz et Delavigne

PARIS PALAIS DE L’INSTITUT

     De nos graves penseurs la promesse douteuse
N’est-elle qu’un beau rêve, et qu’une erreur flatteuse ?
Ou croirai-je en effet que les faibles humains
Marchent vers le bonheur par de plus sûrs chemins ?
Que la justice un jour régnera sur la terre ?
Que les princes entre eux ne feront plus la guerre ?
Qu’après des jours d’airain, de fer, et pis encor,
Renaîtront les douceurs d’un nouvel âge d’or,
Où l’on ne connaîtra flatteurs, ingrats, ni traîtres ?
Nos neveux sauront-ils, moins fous que leurs ancêtres,
De la fièvre civile éviter les accès,
Soumis sans servitude, et libres sans excès ?
Tous ces noms odieux, répétés d’âge en âge,
D’oppresseurs, d’opprimés, de tyrans, d’esclavage,
Trop longtemps dans le monde et trop bien entendus,
Seront-ils de vieux mots, heureusement perdus ?
Dieu ! Nous donnerez-vous, en des jours moins funestes,
Des orateurs concis, des poètes modestes ?
Verra-t-on les époux se plaire et se chérir ?
Les débiteurs payer ? les médecins guérir ?
L’étonnant galvanisme, aidé de la chimie,
Doit-il nous révéler les sources de la vie,
Et, pour comble de biens, trouver le beau secret
D’éviter du trépas l’inévitable arrêt ?
Nous serons morts alors : ce sera bien dommage.
— Cessez, me dira-t-on, un si froid badinage.
Apprenti philosophe, et penseur tout nouveau,
Avez-vous résolu, dans votre étroit cerveau,
De notre entendement les problèmes sublimes ?
La science de l’homme a de profonds abîmes ;
Quand on ose y plonger un regard curieux,
Un vertige confus nous éblouit les yeux.
Quel contraste inouï de grandeur, de faiblesse !
Le néant, l’infini, voilà l’humaine espèce.

Ce fragile roseau qui plie à tous les vents,
Cet atome perdu dans l’espace et le temps,
Il pense, il lève au ciel une vue assurée ;
Du temps même la course est par lui mesurée ;
Il a le sentiment et du juste et du beau,
L’espoir de se survivre au-delà du tombeau ;
Il trace en des calculs, fruits d’études profondes,
La marche des soleils, des innombrables mondes :
Son esprit, des trésors qu’il vient à découvrir,
S’enrichit chaque jour, sans jamais s’appauvrir.
Qui bornera son vol ? qui dira les limites
Qu’à ses hardis travaux la nature a prescrites ?
— Moi, répond un docteur, dont le savoir hautain
Lance ses arguments avec un fier dédain ;
Vous faites sonner haut de minces découvertes,
Par la main du hasard le plus souvent offertes !
C’est depuis peu de temps que votre vanité
Forgea ce mot si long : perfectibilité.
Pour l’allonger encore, par un trait de génie,
Vous n’avez pas manqué d’y joindre : indéfinie.
Ces grands mots, par malheur, sont bien vides de sens :
L’homme est ce qu’il sera, ce qu’il fut de tout temps,
Ignorant, fou, pervers, cruel à son semblable,
Et de ses passions le jouet misérable !
Il ne fait que tourner dans un cercle éternel ;
Je le vois tantôt faible, et tantôt criminel ;
Il se dit raisonnable, et toujours déraisonne ;
Eh ! comment voulez-vous qu’il se perfectionne ?
D’organes et de sens le ferez-vous changer ?
La trame de ses jours se peut-elle allonger ?
Quel que soit le pouvoir d’une habile culture,
Réforme-t-on l’instinct ? force-t-on la nature ?
Vous êtes plus savants qu’on ne l’était jadis ;
Vous le croyez du moins, et je n’y contredis :
Cependant, nos docteurs aiment à reconnaître
Dans le vieil Hippocrate et leur père et leur maître ;
Doutez-vous que César, au métier des héros,
N’instruisit bien souvent nos meilleurs généraux ?
Pour vos arts, que sont-ils près de ceux de la Grèce ?
Avez-vous son beau ciel, sa langue enchanteresse ?
Des poëtes toujours Homère est le premier ;
Quel laurier ne pâlit auprès de son laurier ?
Tracés par le génie, aux lois du goût fidèles,
Leurs monuments détruits nous servent de modèles :
Ce parfait Apollon, qui, plein de majesté,
Épuise sur un camp son carquois irrité ;
Et la vierge Diane, accourant à la chasse,
Mélange ravissant de pudeur et d’audace ;
Et ce Laocoon, dont les vives douleurs
Pour un marbre mourant nous arrachent des pleurs !
Ces images du beau que la Grèce a laissées,
Les modernes ciseaux les ont-ils surpassées ?
Je ne vous parle point du naturel exquis,
De la haute raison dont brillent leurs écrits ;
Voyez à chaque page, empreints dans leur histoire,
L’amour de la patrie et l’amour de la gloire,
Des plus nobles vertus mille traits merveilleux,
Que notre lâcheté traite de fabuleux !
Si vous pouvez encor montrer quelques Euclides,
Où sont vos Phocions ? où sont vos Aristides ?
On bavarde, on écrit ; mais se corrige-t-on ?
Le villageois s’enivre au sortir du sermon ;
Le jeu, l’amour, l’orgueil, l’intérêt et l’envie
Des bourgeois et des grands vont tourmentant la vie ;
On argumente, on crie, on n’est d’accord de rien ;
Mais en cherchant le mieux, souvent on perd le bien :
Quittez le vain espoir de réformer les hommes s ;
Et, de peur d’être pis, restons comme nous sommes.

Ainsi, de part et d’autre, on s’escrime avec feu ;
Entre les deux excès n’est-il pas de milieu ?
Tâchons sur le vrai point d’arrêter notre vue :
Question bien posée est presque résolue.

L’homme de mille dons en naissant fut orné ;
C’est un être étonnant, mais cet être est borné ;
Dans sa condition forcé de se restreindre,
Il conçoit l’infini, mais il ne peut l’atteindre.

Cesse donc d’embrasser, comme un autre Ixion,
Le fantôme brillant de la perfection ;
Mais dans le bon chemin, mortel, ose te mettre.
Va jusqu’où tu le peux. Apprends du géomètre
Que deux lignes pourraient, sans jamais se toucher,
Dans leur cours éternel tendre à se rapprocher.

Ainsi, de jour en jour, si tu sais sans relâche
T’imposer et poursuivre une honorable tâche,
Tu te rapprocheras de ce but qui te fuit,
Et ton cœur te dira quel chemin y conduit.

Oui, tout homme ici bas, en s’armant de courage,
Peut s’améliorer, devenir son ouvrage.
Il le peut ; il le doit. Quoi donc ! les animaux
Apprennent d’autres mœurs et des penchants nouveaux,
De leurs instincts natifs domptent la violence !

Ce cerf qui, des forêts parcourant le silence,
Timide, au moindre bruit, au souffle d’un zéphyr,
Au frisson d’une feuille, était prompt à s’enfuir,
Voyez-le dans un cirque, à la voix qui le guide,
A travers mille feux se jeter intrépide !

Et l’homme, sur son être incapable d’agir,
Esclave, à ses penchants ne ferait qu’obéir !
Enchaînez-les ; sinon vous porterez leur chaîne.
Qui travaille sur soi ne perd jamais sa peine.
Comme on peut s’abrutir, on se peut éclairer.

Qu’un jeune homme, au plaisir ardent à se livrer,
Par un billet surpris à sa fausse maîtresse
Averti des affronts qu’a soufferts sa tendresse,
D’un tyrannique amour abjure le pouvoir,
Et, plus sage, s’enflamme aux attraits du savoir ;
Si de l’étude alors le charme salutaire
L’enchaîne en son logis, pensif et solitaire,
Qu’un livre qui l’instruit ne quitte point sa main,
Et qu’il aille écouter Thénard ou Villemain :
Cet aimable ignorant, prenant un nouvel être,
Bientôt, par ses progrès, étonnera son maître.

Quiconque sait vouloir peut beaucoup accomplir.
Le seul nom de la mort va nous faire pâlir s ;
Eh bien ! pour un ruban, pour une ombre de gloire,
Pour une opinion, pour croire ou ne pas croire,
Que dis-je ? hélas ! souvent pour un faux point d’honneur,
Au devant du trépas nous courons sans terreur.

Régulus à Carthage obtient qu’on le renvoie,
Et dans d’affreux tourments va périr avec joie.

Il n’est donc point d’instinct si fort et si puissant,
Qu’on ne puisse soumettre et rendre obéissant.

L’homme est donc perfectible, et, sans faire un système,
Pour nous étudier, descendons en nous-mêmes.

Nous y trouvons d’abord un sentiment inné,
Qui nous est propre à tous, que Dieu nous a donné ;
Comme il voulut en nous protéger son ouvrage,
Il nous fit cet instinct, dont la fin et l’usage
Sont de nous conserver et de nous rendre heureux.
Modérons ce penchant ; l’excès en est affreux s :
Du trop d’amour de soi découlent tous les vices,
Les crimes, les fureurs, les froides injustices ;
Oui, dans le cœur humain, s’il n’est pas combattu,
Le féroce égoïsme éteint toute vertu.

Mais pour servir de frein à ce penchant funeste,
Dieu daigna nous doter d’un sentiment céleste ;
C’est la compassion, c’est la tendre pitié,
Qui dans ses mouvements ressemble à l’amitié :
Sans ce doux sentiment qui le rend sociable,
L’homme n’aurait été qu’une brute effroyable ;
Mais il reçut un cœur formé pour s’attendrir,
Aux accents du malheur un cœur prompt à s’ouvrir :
Achille sur Priam verse de nobles larmes.
D’un sympathique nœud qui n’a senti les charmes ?
Vivre en soi ce n’est rien ; il faut vivre en autrui.
À qui puis-je être utile, agréable, aujourd’hui ?
Voilà chaque matin ce qu’il faudrait se dire ;
Et le soir, quand des cieux la clarté se retire,
Heureux à qui son cœur tout bas a répondu :
Ce jour qui va finir, je ne l’ai pas perdu ;
Grâce à mes soins, j’ai vu, sur une face humaine,
La trace d’un plaisir ou l’oubli d’une peine !

Que la société porterait de doux fruits,
Si par de tels pensers nous étions tous conduits !

Demandons à ce Dieu, qui veut que l’on pardonne,
D’aimer et d’être aimés, de ne haïr personne,
De réprimer en nous un instinct sec et dur,
Et d’y développer ce penchant doux et pur,
Cet amour du prochain que sa loi nous commande :
C’est la perfection où je veux qu’on prétende.

Je l’ai prêché cent fois ; je le répète encor.
D’un seul bon sentiment si j’ai hâté l’essor,
Ou si d’une vertu j’ai jeté la semence,
Ces vers, ces faibles vers ont eu leur récompense.

Toi de qui je voudrais emprunter l’art heureux
D’exprimer, d’inspirer des pensers généreux,
Cher Droz, des bonnes mœurs vrai modèle et vrai maître,
Que trente ans d’amitié m’ont fait si bien connaître :
Toi que n’abusent point ces prétendus docteurs
Qui, de toute lumière obstinés détracteurs,
Au char de la raison s’attelant par derrière,
Veulent à reculons l’enfoncer dans l’ornière ;
Toi qui, nous présageant un meilleur avenir,
Aimes de cet espoir à nous entretenir,
Et qui, pour animer, pour élever ton style,
Contemples le moral et recherches l’utile,
Par d’éloquents écrits verse en nos cœurs émus
Les nobles sentiments et les douces vertus ;
Détrompe-nous surtout de l’erreur trop commune
Qui nous fait à genoux adorer la fortune ;
Par ton exemple encore instruis-nous chaque jour :
Satisfait de ton sort, sans orgueil, sans détour,
Ta vie entière enseigne, ainsi que ton ouvrage,
Que tout l’art d’être heureux, c’est d’être bon et sage.

Et toi, jeune ornement du Parnasse français,
Où ton rang est marqué par d’éclatants succès,
Possesseur fortuné d’une lyre divine,
Ramène l’art des vers à leur sainte origine.
On nous dit qu’autrefois les poëtes sacrés,
Interprètes des dieux, par le ciel inspirés,
Donnèrent aux humains des préceptes à suivre,
Sous de communes lois leur apprirent à vivre,
Firent de leur doctrine un noble amusement :
Des lois que l’on chantait s’apprenaient aisément.

Melpomène et Thalie ont couronné tes veilles :
D’Orphée et de Linus rajeunis les merveilles ;
Ou mêle à tes accords, sans remonter si loin,
Les nombreuses leçons dont notre âge a besoin ;
Guéris des préjugés la lèpre héréditaire ;
Rends la sagesse aimable, et la raison vulgaire ;
Et fidèle au bon goût comme à la vérité,
Charme, éclaire ton siècle et la postérité.