Discours de réception d’André Morellet

Le 16 juin 1785

André MORELLET

Réception de M. André Morellet

 

M. l’abbé Morellet, ayant été élu par l’Académie française à la place laissée vacante par la mort de M. l’abbé Millot, y est venu prendre séance le jeudi 16 juin 1785, et a prononcé le discours qui suit :

 

     Messieurs,

     Lorsque ce Ministre à jamais célèbre qui sauva l’Europe du joug des successeurs de Charles-Quint, et guérit la France des maux de l’anarchie, voulut ajouter encore à sa gloire, par l’établissement de l’Académie françoise, les écrivains qui les premiers composèrent cette Compagnie n’étoient connus que par des productions purement littéraires ; la grammaire, l’éloquence, l’histoire, la poésie, la critique, sembloient former alors toutes les richesses de l’esprit. Le plus grand nombre de ceux qui, sous le nom de savans ou de philosophes, cultivoient le vaste champ des sciences, employoient à l’instruction de la Nation françoise la langue des anciens Romains ; ou s’ils daignoient adopter le langage vulgaire, ils ne cherchoient point à donner à leurs écrits une pureté, et encore moins une élégance qu’on croyoit réservées aux ouvrages dont l’objet principal étoit moins l’utilité que l’agrément.

     On ne peut douter cependant que le cardinal de Richelieu, en vous établissant, Messieurs, les gardiens fidèles de la langue françoise, les témoins authentiques de ses usages, les conservateurs éclairés de ses principes, et enfin les dépositaires et les interprètes des lois du style et du goût, n’ait porté ses vues jusques sur les avantages que les plus hautes sciences retireroient un jour de cette belle institution qui, en perfectionnant chez un peuple ingénieux le grand instrument des connoissances, l’art du discours, devoit étendre si loin les conquêtes de l’esprit et l’empire de la raison. Sil ne prévit pas en détail tous les effets utiles de l’établissement qu’il formoit, on doit croire qu’il les pressentit : car lorsque le génie conçoit une grande idée, s’il n’en suit pas tout le développement, il a du moins le sentiment de la fécondité qu’elle doit avoir après lui. Cet heureux instinct caractérise tous les hommes qui s’élèvent au-dessus de leur siècle ; ils font de grandes choses, opèrent de grands changemens, et semblent charger l’avenir du soin de tirer de leurs institutions des biens plus précieux encore, qui seront toujours leur ouvrage et appartiendront à leur gloire, comme les fruits de leurs hautes pensées et l’accomplissement de leurs vastes desseins.

     Une révolution ainsi préparée par votre illustre fondateur, a distingué ce siècle et le règne de Louis XV, lorsque les sciences et la philosophie qui, en adoptant la langue françoise, avoient déjà levé depuis quelque temps le voile dont elles s’enveloppoient, ont commencé à rechercher une parure noble et simple, et n’ont pas craint d’emprunter de l’imagination même les couleurs dont elle sait embellir la vérité.

     C’est alors qu’on semble avoir plus généralement reconnu parmi nous, que l’art de répandre les connoissances du genre le plus sévère, demandoit aussi de l’écrivain un emploi savant et réfléchi de toutes les ressources de la langue ; que le style du philosophe avoit ses lois sévères, sa théorie délicate, ses difficultés, ses ornemens ; qu’il devoit en même temps être simple sans négligence, et soigné sans affectation, et réunir avec mesure l’agrément à la solidité, et l’élégance à la profondeur.

     Ce fut alors qu’aux productions brillantes de l’imagination, aux merveilles de l’art dramatique, aux chef-d’œuvres de l’éloquence dont cette compagnie avoit à se glorifier, on vit se joindre les écrits de ce philosophe aimable dont vous venez, Messieurs, de couronner l’éloge1, qui sut faire quitter aux sciences l’air austère qu’elles affectoient, leur donner une douce affabilité, et les rendre attrayantes pour tous les esprits, en leur prêtant une parure qui jusques-là leur étoit inconnue.

     À peine son exemple eut-il appris ce que l’art d’écrire pouvoit ajouter de charmes à la vérité, que d’autres esprits du premier ordre se saisirent à l’envi de ce moyen puissant. Bientôt on vit paroître cet ouvrage immortel, où le génie, remontant jusqu’aux premières causes des lois, et s’élevant ainsi à une plus grande hauteur que les législateurs eux-mêmes, nous présente les idées les plus abstraites sous des images tout à-la-fois justes et frappantes, et revêt les conceptions les plus hardies des plus belles formes du style. Bientôt notre langue fut enrichie de cette histoire de la nature, où toute la fidélité d’une description s’allie avec le coloris, la vie et le mouvement d’un magnifique tableau ; et presque en même temps fut élevé par les mains de la philosophie et du goût, ce noble portique du vaste édifice des connoissances humaines, digne de la grandeur et de la majesté du temple auquel il conduit. Enfin, c’est depuis cette époque que sont sortis du sein de cette Académie tant d’ouvrages ingénieux et profonds, où la raison ne se montre qu’accompagnée des grâces, et qui présentent toujours l’intérêt à côté de l’instruction.

     Au moment où vous daignez, Messieurs, m’admettre dans ce sanctuaire plein de la grandeur de ces hommes célèbres, pourquoi vous rappelé-je le souvenir de leurs triomphes ? Et ne dois-je pas craindre d’en être accablé ?

     Je ne me dissimule point la distance infinie qui me sépare de ces grands maîtres. Mais en recevant de vous une grâce si précieuse, ma reconnoissance même m’impose le devoir d’excuser, s’il est possible, l’ambition que j’ai témoignée, et l’heureux succès qui l’a suivie ; et c’est en vous parlant de leur gloire, qui est aussi la vôtre, que je cherche à justifier l’indulgence qui me permet aujourd’hui de la contempler de plus près.

     Je dirai donc, Messieurs, que depuis que je suis entré dans la carrière des lettres, ce sont là les modèles sur lesquels mes regards ont été sans cesse fixés, et les guides que j’ai choisis, même sans espoir de les atteindre ; je dirai que le zèle et les efforts ont quelquefois mérité de partager avec les grands talens les récompenses littéraires. Je dirai que, dévoué à des études utiles, et sur-tout à celle de l’économie publique, si intéressante par ses rapports avec le bonheur des citoyens et la prospérité des Nations, après le soin de découvrir la vérité, je n’ai rien eu de plus à cœur que d’aplanir les sentiers qui peuvent y conduire, que je ne me suis cru dispensé, ni par l’importance ni par la sécheresse des questions que je discutois, de la soumission due aux lois inviolables de la langue, et qu’enfin, dans une entreprise pénible, depuis vingt ans formée et constamment suivie, en m’occupant du développement de la théorie générale du commerce, l’un de mes soins a été de rectifier et de compléter le vocabulaire de cette science, et de contribuer ainsi de loin, sous le rapport de mes études, au grand travail dont vous vous occupez. Tels ont été sans doute les motifs de l’indulgence que vous m’avez montrée, et d’une faveur qui force ma reconnoissance à s’accroître de tout ce qui manque à mes titres et à mes talens.

     En recevant de vos mains, Messieurs, la plus glorieuse des récompenses littéraires, je ne suis qu’un nouvel exemple de l’encouragement que vous voulez donner aux travaux utiles ; et c’étoit un mérite du même genre, plus distingué sans doute, que vous aviez déjà couronné dans l’estimable Académicien dont je viens occuper la place.

     On a dit que la vie d’un écrivain sédentaire étoit dans ses livres. Cette maxime n’a jamais pu s’appliquer à aucun homme de lettres avec plus de justesse qu’à M. l’abbé Millot.

     Il fut élevé chez les jésuites qui, sachant mieux discerner les talens qu’ils ne savoient se les conserver, l’appelèrent au soutien de cette gloire littéraire qui leur étoit si précieuse, et qui commençoit à leur échapper. Il entra dans cette société fameuse, que ses malheurs dispensent désormais de juger, mais à laquelle je ne saurois refuser dans sa disgrâce, un témoignage qui tourne à l’éloge de mon prédécesseur. Les jésuites, en ce dévouant aux travaux les plus durs, et à toutes les privations de la plus rigoureuse frugalité, sans autre salaire qu’une gloire de corps dont ils étoient idolâtres, fournissoient à la jeunesse une éducation inférieure sans doute à celle qui fait la gloire de cette capitale, dans cette université célèbre, adoptée par nos Rois ; mais éducation la moins dispendieuse et la plus étendue que des institutions puissent donner.

     C’est en remplissant ces laborieux devoirs que se forma M. l’abbé Millot : car un des plus grands avantages des établissemens destinés à l’instruction des enfans, est peut-être de donner aux maîtres eux-mêmes une seconde éducation qui les rend propres à instruire des hommes faits. L’instituteur, après avoir étudié l’art d’exciter et de soutenir l’attention toujours mobile et foible de cet âge léger, se trouve n’avoir appris que celui d’enseigner les hommes mûrs, en qui reste tant de cette inapplication, l’un des caractères les plus marqués de l’enfance. Aussi beaucoup de bons écrivains, au nombre desquels mon prédécesseur sera désormais compté, sont-ils sortis de l’obscurité des écoles pour répandre dans le monde la lumière et l’instruction.

     Heureux l’homme de lettres qui, en commençant sa carrière, connoît sa vocation littéraire, et distingue son vrai talent. Les jésuites avoient compris toute l’importance de ce premier choix. Ils imposoient à leurs régens l’obligation de s’essayer en différens genres ; et dans cette incertitude d’une activité qui ne connoît pas encore son véritable objet, ils les appliquoient successivement à tous. Cette méthode a dû plus d’une fois avoir l’inconvénient de faire une trop longue diversion au talent naturel, ou celui de tromper les esprits disposés à s’exagérer leurs forces ; mais au moins, dans cette occasion, l’épreuve éclaira M. l’abbé Millot. Son emploi de professeur d’éloquence le condamnoit à faire tous les ans une tragédie latine ; il avoit la docilité de la faire, et la sagesse de la brûler.

     Bientôt, débutant sur le même théâtre où le célèbre Rousseau de Genève s’est montré avec tant d’éclat, il concourut à un prix proposé par l’Académie de Dijon, cette société littéraire qui, par le choix des sujets qu’elle a offerts à l’émulation des gens de lettres, a fait souvent employer l’éloquence à la discussion des plus importantes vérités.

     Est-il plus utile d’étudier les hommes que les livres ? Telle étoit la question de l’Académie. Qu’il me soit permis, Messieurs, d’observer qu’elle porte sur une distinction purement idéale. En effet, comment opposer entre elles l’étude des livres et celle des hommes ? Les bons philosophes, les moralistes profonds ne sont-ils pas les peintres et les historiens fidèles de la nature humaine ? Quel observateur, doué de la sagacité la plus heureuse, eût pénétré seul dans le cœur de l’homme aussi avant que les essais de Montaigne, les comédies de Molière, les traités de Nicole, les sermons de Massillon, et ces caractères de la Bruyère, dont Mme de Sévigné a dit avec une justesse si ingénieuse : Voilà un livre qui connoît les hommes ?

     Le discours de M. l’abbé Millot se ressent du défaut de précision de la question proposée. On n’y reconnoît point la marche droite et sûre de son esprit ; mais on y remarque une singularité qui intéresse en faveur de l’écrivain. M. l’abbé Millot n’avoit encore vécu qu’avec les livres, et c’est au commerce des hommes qu’il donne la préférence. Il fait plus ; il trace presque en satirique le caractère de l’homme retiré et sauvage qui fuit la société pour se livrer tout entier à l’étude des livres ; et ce caractère est le sien. Ce contraste, Messieurs, rappelle l’éloquent misanthrope, homme de lettres, décriant les lettres devant le même tribunal, l’Académie de Dijon. Mais si l’on a pu soupçonner le citoyen de Genève de sacrifier dans cette occasion l’intérêt de la vérité à celui de son éloquence ; en voyant M. l’abbé Millot prononcer en faveur du genre de connoissance auquel il pouvoit le moins prétendre, on ne peut douter qu’il n’ait cru sacrifier l’intérêt de son amour-propre à celui de la vérité.

     M. l’abbé Millot annonce dans ce discours le courage, qui fut le caractère dominant de son esprit. Du sein d’une société qui ne rendit pas toujours justice aux écrivains les plus estimables, il osa louer Montesquieu et défendre l’Esprit des lois. Cette noble hardiesse indisposa contre lui ses confrères, et ne lui laissa plus l’espérance de trouver parmi eux les premiers biens de l’homme de lettres, le repos et la liberté : mais cette disgrâce lui fut utile, en le faisant sortir du vaisseau avant le naufrage.

     En quittant un état qui ne lui convenoit plus, il en conserva tout ce qui s’accordoit avec les heureuses qualités de son esprit et les vertus de son cœur : l’habitude à vivre de peu, qui donne l’indépendance ; le goût de la retraite, qui économise le temps ; l’amour du travail qui rend tout facile ; et le désir d’employer ses talens à l’instruction publique, le plus noble objet des travaux de l’esprit.

     Maître de lui-même et du choix de ses occupations, il s’exerça d’abord dans l’art si difficile d’écrire par la pratique la plus utile de toutes, la traduction ; qui, laissant à l’écrivain la liberté de concentrer toutes les forces de son esprit dans la recherche de l’expression, l’accoutume à découvrir et à mettre en œuvre toutes les ressources de sa langue, pour rendre à-la-fois et la pensée et le sentiment, et l’image et le mouvement de son auteur ; et qui, tenant ses yeux attachés et fixés de plus près sur les bons modèles, lui apprend, par l’imitation, à devenir lui-même un écrivain original : comme ces grands artistes modernes, dont nous admirons les chef-d’œuvres, ont d’abord copié l’antique, et par l’étude de l’art, s’élevant à l’expression de la nature, ont mérité d’être copiés à leur tour.

     J’avouerai cependant, Messieurs, que, dans le choix de ses modèles, M. l’abbé Millot consulta plus son admiration pour eux que ses forces : Démosthène fut l’un des auteurs qu’il essaya de traduire. Ce même sentiment qu’accompagne souvent en secret la trompeuse espérance d’égaler ce qu’on admire, fut peut-être ce qui le jeta dans la carrière des Bourdaloues et des Massillons, où le poussoit sans doute encore l’espoir de servir les peuples en les portant dans le cœur des Rois les vérités de la morale publique, environnées de l’autorité de la religion. Mais il reconnut bientôt que des idées saines, un style pur, une marche sage, ne suffisent pas à l’homme qui veut émouvoir et persuader. Le caractère de son ame et celui de son talent se refusoient à ces mouvemens passionnés, sans lesquels il n’y a point d’éloquence. La foiblesse de son organe, sa timidité, l’embarras même de son maintien, l’empêchoient de prendre l’empire que doit exercer l’orateur sur ceux qui l’écoutent. Il se rendit justice ; et après avoir prêché sans succès un avent à Versailles, et un carême à Lunéville, il se livra tout entier à la littérature, qui lui promettoit plus de gloire, et qui n’a pas trompé ses espérances.

     Parmi les différens objets qui s’offroient à sa constante activité, il choisit l’histoire, et le désir qu’il eut toujours d’être utile à la jeunesse, borna son travail à des abrégés. Je dis des abrégés et non des élémens, quoiqu’il ait donné le titre d’Élémens à ses ouvrages historiques. L’histoire, qui peut choisir les faits, a des abrégés, les sciences seules ont des élémens ; encore est-il difficile d’assigner aucune différence réelle entre l’étendue que doivent avoir des élémens, et celle qu’on peut donner à des traités complets ; puisque dans ceux-ci on ne doit rien laisser d’inutile, et que dans ceux-là on ne peut omettre aucun des anneaux de la chaîne qui lie entre elles toutes les vérités.

     En abrégeant ainsi l’histoire, M. l’abbé Millot semble, Messieurs, n’avoir fait que se soumettre d’avance à l’inévitable loi qu’imposera le temps. Lorsque je jette les yeux sur ces vastes dépôts des productions de l’esprit humain, qui découragent déjà la curiosité la plus effrénée et le plus ardent désir de savoir, je ne puis me défendre d’une pensée, moins douloureuse sans doute, mais semblable à celle qui frappa Xercès à la vue de son innombrable armée. Il pleura sur cette multitude d’hommes qui, avant la révolution d’un siècle, ne seroient plus.

     À l’aspect de nos grandes bibliothèques ne pouvons-nous pas dire aussi : un jour viendra, après qu’une inépuisable fécondité aura augmenté sans mesure ces immenses collections, et que la seule nomenclature des ouvrages et des auteurs sera devenue l’objet d’une étude sans bornes, un jour viendra, où tous ces milliers de volumes seront ensevelis pour jamais dans le tombeau d’un éternel oubli ?

     Je sais qu’à cette espèce de destruction échappera un petit nombre de chef-d’œuvres dictés par le génie et conservés par le goût, comme au milieu des ruines de Thèbes la maison de Pindare fut épargnée par Alexandre. Mais tous les ouvrages volumineux, toutes les grandes compilations, tous les livres remplis de ces détails qui perdent leur importance, par l’éloignement, resteront inconnus ou dédaignés dans la poussière, faute de temps pour les lire et d’intérêt pour les rechercher. Le seul moyen d’en sauver quelques débris utiles, sera de tout abréger. Les historiens sur-tout doivent s’attendre à subir les premiers cette réduction, et il est aisé de le prévoir, quand on considère que toute l’histoire du genre humain, jusqu’au seizième siècle, forme à peine trente volumes, tandis que la plus longue vie du plus infatigable lecteur ne suffiroit pas pour dévorer ce que nous avons de livres sur l’histoire de France seule, depuis le règne de François Ier.

     Pline le jeune a dit que l’histoire amuse et intéresse de quelque manière qu’elle soit écrite. M. l’abbé Millot ne s’est point prévalu de cette maxime, pour se dispenser de l’écrire avec soin : concis avec clarté, pur sans recherche, ni trop précipité ni trop lent dans sa marche, son style est précisément celui qui convient à des abrégés.

     Il évite d’abord le grand écueil vers lequel le projet d’un abrégé semble entraîner un historien, je veux dire une trop grande briéveté. Il avoit conçu en homme de sens, que si les faits, accompagnés de trop de détails, surchargent et rebutent le lecteur, trop dépouillés aussi des circonstances qui les entourent, ils ne donnent plus de prise à la mémoire, et ne se gravent point dans l’esprit, le fait principal ne s’attachant, pour ainsi dire, au sol où l’on veut le planter, qu’à l’aide des faits accessoires qui en sont comme les racines. Conduit par ce principe, M. l’abbé Millot prend un juste milieu entre la prolixité qui décourage la mémoire, et cette concision sèche qui, pour ne pas fatiguer l’attention du lecteur, éteint l’intérêt, sans lequel il n’y a point d’attention.

     À ce premier mérite, M. l’abbé Millot ajoute un goût sûr, et choisit avec sagacité, dans le nombre infini d’événemens que présente l’histoire, les faits qui ont un caractère de grandeur ou d’intérêt, ou qui, sans offrir au premier coup-d’œil la même importance, peuvent fournir des réflexions utiles et des résultats intéressans.

     Qu’il me soit permis de le dire, Messieurs, grâce aux progrès des lumières dont notre siècle peut s’honorer, on connoît mieux aujourd’hui les vrais devoirs et le vrai but de l’histoire.

     Dans le choix des faits publics qui doivent former l’histoire de la Nation, les historiens anciens, admirables sans doute par la grandeur de leurs compositions, par la vérité de leurs tableaux, par la perfection de leur style, semblent avoir négligé beaucoup d’objets essentiels. Ils ne nous font guère connoître que l’état successif des formes des gouvernemens et de la puissance politique de la cité, ils ne nous racontent que des guerres domestiques ou étrangères ; des troubles au-dedans ou des négociations au-dehors ; des révolutions ou des conquêtes.

     Mais ils ne nous disent presque rien de la législation, de la police intérieure, de l’administration économique, de l’état de la culture, de l’industrie, de la navigation, du commerce, du revenu national, de ses sources et de son emploi, des travaux et des établissements publics, de l’état des arts et des sciences ; et il faut convenir que l’histoire qui embrasse de nos jours tous ces objets, s’est acquis un grand caractère d’utilité publique, en s’associant ainsi à la philosophie, qui semble lui avoir recommandé les vrais intérêts de l’humanité.

     M. l’abbé Millot, en imitant ainsi Hume, Voltaire, Robertson, dans le choix des grands faits et des grands résultats de l’histoire, montre encore tout le courage d’un historien qui sait remplir ses devoirs et user de ses droits.

     Il dit la vérité sans foiblesse, et la dit tout entière, selon la maxime du sage Fleury, persuadé qu’on la trahit quand on la déguise, et qu’on l’outrage, quand on la suppose dangereuse. Étranger aux préjugés de corps, d’État, de secte, de nation, il ne flatte aucun parti, au risque de déplaisir à tous, et ne craint de choquer ni les esprits outrés, par sa modération, ni les esprits timides, par sa sincérité.

     Les abus du pouvoir, les désordres de l’anarchie, les vices des lois, les fausses vues de la politique, l’atrocité et l’inutilité des guerres, les erreurs de l’administration, les maux qu’a faits l’ignorance, les entreprises de la puissance ecclésiastique, les tristes effets de la superstition, les horreurs de l’intolérance ; il révèle tout, dévoile tout, et dénonce à la postérité, marqués d’un sceau d’ignominie, tous les ennemis du genre humain.

     Enfin, Messieurs, il exécute le noble projet qu’il annonce dans la préface de son Histoire de France, de répandre, j’emprunte ici ses expressions, cet esprit vraiment philosophique qui n’est que la raison même, libre des erreurs vulgaires qui, en respectant les lois divines et humaines, sans lesquelles il ne resteroit ni ordre, ni paix, ni sûreté dans le monde, dissipe tous les préjugés pernicieux, pour établir sur leurs ruines les idées justes qui peuvent seules conduire les sociétés au bonheur.

     Les abrégés historiques de M. l’abbé Millot ont tous ces caractères intéressans, moins marqués dans son Histoire de France, le premier de ses ouvrages en ce genre ; plus sensibles dans son Histoire d’Angleterre, dont il existe deux traductions angloises ; preuves décisives de l’estime qu’ils ont obtenue dans le pays où l’on peut le mieux en apprécier le mérite.

     Ces deux productions annonçoient déjà leur auteur comme un bon écrivain et comme un bon esprit, lorsque M. le marquis de Felino, ministre de Parme, que j’aurai assez loué en rappelant ses liaisons avec un des plus illustres membres de cette Compagnie, désirant de répandre l’instruction parmi la jeune noblesse de Parme, voulut établir une chaire d’histoire, et reçut des mains de M. le duc de Nivernois M. l’abbé Millot, comme l’homme de lettres le plus capable de seconder ses vues.

     Ce projet du ministre étoit digne d’un homme public. C’est un besoin pressant aujourd’hui d’éclairer cette classe d’hommes qui, dans tous les pays et sous toutes les formes de Gouvernement, exerce un pouvoir si réel sur toutes les autres classes des citoyens. Destinés à l’état militaire, et pressés d’y entrer pour arriver aux grades, la durée de leur éducation s’abrège tous les jours, et se termine avant ces années si précieuses qui s’écoulent entre le commencement de l’adolescence et la virilité. Une éducation prolongée, qui embrasseroit toute cette époque, développeroit les forces de l’esprit et le caractère de l’ame. Loin de la dissipation du monde, la pensée s’exerceroit, et le sentiment prendroit une énergie que l’usage précoce de la société affoiblit toujours. Plus long-temps enfant, l’homme, formé à loisir, en seroit plus homme ; et si l’on me permet de le dire, peut-être cette nation ardente et réfléchie, qui s’est donné parmi les autres une existence politique plus grande que celle que la nature sembloit lui avoir destinée, et qui emprunte plus de force de son caractère que de ses moyens réels, ne doit-elle ces avantages qu’à l’habitude heureuse de prolonger plus qu’aucun autre peuple le temps de l’éducation.

     Établi à Parme, M. l’abbé Millot, par son exactitude à remplir les devoirs de sa place, par une réserve dont les étrangers savent d’autant plus de gré aux François, que nous la leur montrons plus rarement, et par la sagesse et la bonté de son esprit, obtint la considération qu’il méritoit.

     C’est des leçons qu’il donnoit à la jeune noblesse de Parme, que se sont formés ses Élémens d’histoire générale, ancienne et moderne, où son plan s’agrandit, et où il ne demeure point au-dessous de son sujet.

     Dans cet ouvrage, il a suivi plus régulièrement et perfectionné cette méthode utile, inconnue aux anciens, et due à quelques historiens philosophes, de résumer à chaque époque les circonstances qui la caractérisent, et qui sont comme les grands traits du tableau des Nations.

     Le mérite qui distingue ces observations générales, est une philosophie saine, qui éloigne de l’auteur toute exagération, même lorsqu’il s’élève contre les vices et les malheurs de l’humanité. Il nous montre de siècle en siècle les progrès réels, quoique lents, des Nations vers le bonheur, et nous ramène à cette vérité consolante qu’a si bien développée avant lui l’auteur ingénieux et profond de la Félicité publique, que le sort des hommes est meilleur aujourd’hui que dans ces siècles vantés par de faux politiques, par des moralistes exagérés, ou, ce qui est plus commun encore, par des misanthropes mécontens.

     M. l’abbé Millot s’occupoit de ce grand travail, lorsque des divisions intestines vinrent troubler le pays qu’il habitoit, et le calme de ses études. M. le marquis de Felino devint l’objet d’un mouvement populaire qui alla jusqu’à mettre en danger sa personne et le petit nombre d’amis que lui laissoit le malheur.

     L’homme de lettres étoit de ceux que l’adversité n’écarte pas. Le Ministre n’osoit plus se montrer en public ; il étoit menacé d’être brûlé dans sa maison. Dès lors l’abbé Millot ne le quitte plus. On a beau l’avertir des périls auxquels il s’expose, et lui annoncer la perte inévitable de sa place : Ma place, dit-il, est auprès d’un homme vertueux, mon bienfaiteur, et qu’on persécute ; je ne perdrai point celle-là. Sorte de courage qui, pour être passif et sans action, n’en est peut-être que plus difficile et plus rare, et qui se montre plus intéressant dans un homme que son caractère froid et des occupations paisibles sembloient n’appeler qu’à de plus douces et de plus faciles vertus.

     Cette conduite ne pouvoit qu’augmenter, dans sa patrie, la considération que lui méritoient ses talens. De retour en France avec les récompenses de la Cour de Parme, il obtint encore des grâces du feu Roi. Il reçut bientôt une marque distinguée de l’estime qu’il avoit inspirée, par la confiance que lui témoigna une illustre maison, en lui ouvrant le plus riche dépôt de l’histoire de notre siècle, et en l’engageant à se charger de la rédaction des mémoires du maréchal de Noailles.

     On ne peut douter du mérite de la collection déposée entre les mains de M l’abbé Millot, si l’on pense qu’elle fut formée par cet excellent citoyen qui posséda à un degré rare les talens de l’homme de guerre et ceux de l’homme d’État ; savant dans l’art militaire, sur-tout dans la partie de cet art la plus difficile et la plus importante, le plan des campagnes et la marche des armées ; digne de l’hommage que lui rendoit Maurice de Saxe, en l’appelant son père et son maître ; à qui il n’a manqué qu’un succès que ses dispositions assuroient, si elles avoient été suivies, pour être compté au nombre des plus grands généraux de la Nation ; et qui, dans la science de l’administration, portant un esprit éclairé et les meilleures vues qu’on eût de son temps, fut l’ame et la lumière des conseils jusques dans sa vieillesse la plus avancée.

     Je ne dissimulerai point, Messieurs, que ce travail de M. l’abbé Millot n’a pas rempli l’idée qu’on en avoit conçue, et j’en rechercherai la cause, sans craindre de juger avec trop de sévérité un écrivain estimable, qui me pardonneroit, s’il étoit vivant, de n’être que juste envers lui, même dans son éloge.

     Dans tous ses écrits, M. l’abbé Millot montre une sorte d’esprit qu’on peut appeler philosophique, pour le distinguer de l’esprit d’érudition ; non pas que l’un et l’autre ne puissent se concilier dans un homme de lettres, mais parce que l’un ou l’autre peut faire son caractère dominant. L’esprit d’érudition aime les faits pour eux-mêmes ; l’esprit philosophique ne les observe que par le rapport qu’ils ont avec quelque vérité générale : pour l’un, l’histoire est un tableau d’événemens ; elle est pour l’autre un recueil d’observations et de maximes : l’un ne voit que les masses, l’autre n’observe que les détails : ainsi l’histoire générale, féconde en grands résultats, convient mieux à celui-là ; l’histoire particulière, riche en anecdotes, est mieux placée entre les mains de celui-ci.

     Aussi M. l’abbé Millot qui, travaillant d’après des papiers de famille, a dû y trouver des traces du caractère et de la vie privée de toutes les personnes qui jouent un rôle sur ce théâtre, ne les présente-t-il, non plus que le Maréchal lui-même, que comme des hommes publics ; et trompant l’attente de ses lecteurs, il ne les fait jamais voir dans cet intérieur où les hommes pensent, agissent, parlent sans appareil et sans contrainte, et se montrent au naturel.

     Mais quand même le caractère d’esprit de M. l’abbé Millot l’auroit rendu propre à écrire des mémoires particuliers, il lui manquoit une disposition nécessaire pour donner à un ouvrage de ce genre le mérite qu’on y désire. Cette disposition est l’intérêt, qui ne peut se trouver que dans l’acteur ou le témoin.

     Depuis les Commentaires de César, que sont tous les Mémoires connus, sinon les souvenirs de celui qui les a écrits ? Et pour ne citer que ceux qui appartiennent à notre nation, Commines, Monluc, Rohan, la Rochefoucault, Retz, Villeroy, Torcy, ont tous vécu au milieu des événemens qu’ils racontent ; ils nous intéressent, parce qu’ils se peignent eux-mêmes, et ne retracent que des objets dont ils ont été constamment entourés. Leurs regards ont été frappés, leur imagination saisie, leur ame émue ; lorsqu’ils entreprennent d’écrire, ils trouvent toutes leurs idées présentes, toutes leurs passions encore vives, tous leurs sentimens en activité, et communiquant à leur style l’intérêt dont ils sont remplis, ils peignent toujours avec énergie, et ceux-mêmes qui nous laissent entrevoir la partialité des passions, nous attachent encore à leurs écrits, lorsque nous les soupçonnons d’altérer la vérité.

     C’est ce caractère qui rend si attrayante la lecture des Mémoires du cardinal de Retz : cet écrivain dut son éloquence à sa passion de l’intrigue et des factions, qui l’animoit, et qui fut à-la-fois le ressort de son ame et celui de son génie. Il écrit en conjuré, et quoiqu’il conjure en se jouant, il est plein de chaleur, parce qu’il parle de lui et de ce qu’il aime, deux moyens sûrs de donner à son talent tout ce qu’il peut avoir d’action et d’effet.

     Je n’ai garde, Messieurs, de présumer que des Mémoires écrits par le maréchal de Noailles lui-même eussent été passionnés ; mais l’homme qui avoit joué un si grand rôle dans les événemens qu’il raconte, les eût sans doute animés du plus grand intérêt ; il y eût épanché son ame ; il y eût rendu compte des impressions diverses qu’avoient faites sur son esprit les grands objets qui l’avoient frappé, la cour de Louis XIV dans la vieillesse de ce Monarque, celle d’Espagne dans ses adversités, celle du Régent dans sa dissipation ; il nous eût peint les divers personnages en action sur ces trois grands théâtres, leurs passions, leur caractères ; il nous eût dévoilé les ressorts cachés des événemens d’un demi-siècle ; il eût donné de la couleur à tous ses récits et de la vie à tous ses tableaux. C’est ce qu’on ne pouvoit guère attendre d’un écrivain qui ne voyoit tous ces objets que dans l’éloignement et par les yeux d’autrui.

     Mais en convenant qu’il manque aux Mémoires de Noailles ce qui donne l’ame à des Mémoires particuliers, l’intérêt de l’écrivain, je ne dois pas négliger, Messieurs, de rendre justice à cet ouvrage, estimable par l’étendue du travail qu’il a demandé ; par la manière dont il est écrit ; par la liberté avec laquelle le rédacteur y juge les hommes et les affaires ; enfin, par le tableau intéressant qu’il nous trace de ce Roi dont la gloire s’augmente à mesure que s’accroissent les lumières de la Nation qu’il a formée, et qui, loué déjà pendant un siècle entier, fournit encore de nouveaux traits à la louange, à mesure qu’on pénètre plus avant dans l’intérieur de sa vie et dans le secret de ses conseils.

     Louis XIV, dans les Mémoires de Noailles, n’est plus, à la vérité, le Monarque conquérant et partout victorieux, menaçant de son joug l’Europe alarmée ; ce n’est plus le Souverain animant tous les Arts, imprimant un grand mouvement à tous les esprits, et donnant, comme Auguste, son nom à son siècle : mais on y voit encore le législateur qui, au milieu d’une guerre malheureuse, sait maintenir l’ordre et l’empire des lois ; donnant à son administration cette stabilité qui augmente sans mesure l’utilité des sages institutions ; ayant toujours dans les affaires l’esprit de suite, sans lequel rien ne se fait, parce que rien ne s’achève ; ne retirant point sa confiance à ceux qui l’avoient une fois obtenue, les défendant lui-même contre leurs ennemis, et réservant pour ses affaires tout le temps qu’ils auroient perdu à se débattre contre l’intrigue ; gouvernant une grande monarchie avec la vigilance d’un propriétaire et l’intérêt d’un père de famille, et faisant, dans toute la force naïve de ce terme populaire, le métier de Roi, expression qu’il a ennoblie lui-même dans le Mémoire écrit de sa main, rapporté par M. l’abbé Millot. On y voit enfin le Monarque, grand dans ses revers, compatissant aux maux de son peuple, avouant les fautes qui les ont causés, reconnoissant des services reçus, l’ami de ses serviteurs, l’honnête homme dans le Roi. Et quel François ne saura gré à l’auteur des Mémoires de Noailles de nous avoir montré Louis XIV sous des traits si intéressans ?

     L’homme de lettres qui avoit si bien étudié Louis XIV, étoit propre sans doute à former un Prince du sang des Bourbons. Aussi cette auguste famille, dans laquelle on voit se perpétuer une heureuse alliance des talens militaires, de l’amour des lettres, et la passion pour la gloire, qui fit le caractère du grand Condé, jeta-t-elle les yeux sur M. l’abbé Millot au moment où il s’agissoit pour elle du plus grand intérêt, celui de rendre l’héritier de tant de héros digne de ses ancêtres. Ce fut alors qu’admis par l’illustre chef de cette maison à une sorte de familiarité, qu’à cette distance de rang l’homme médiocre n’accorde jamais, il put admirer de plus près tout ce que ce Prince a de discernement et de lumières, et malgré la modestie qui lui étoit naturelle, s’enorgueillir d’avoir fixé son choix.

     Qu’elles sont belles ces fonctions qu’eut à remplir M. l’abbé Millot ! et combien est nécessaire, Messieurs, l’instruction dans ce petit nombre d’hommes à qui une haute naissance impose de grandes obligations, et donne en même temps de si puissans moyens de s’y soustraire ! En vain l’éducation les aura formés aux plus grandes vertus, si l’ignorance, qui égare les ames les plus droites et les plus élevées, les laisse exposés à devenir les jouets des erreurs et de la séduction qui les environne. J’ajoute, Messieurs, que les lumières sont en eux un besoin public. Que leur raison soit éclairée ; et aussi-tôt, en rassemblant autour d’eux un grand nombre de citoyens distingués par leur naissance, leurs talens ou leurs emplois, ils donneront à l’opinion publique un centre autour duquel elle se formera et se fortifiera, et ils accéléreront ainsi ce mouvement général des esprits, qui entraîne insensiblement les Gouvernemens eux-mêmes, et conduit les Nations au degré de bonheur auquel la nature leur a permis d’aspirer.

     Mais qu’ai-je besoin, Messieurs, de prouver ici l’importance de l’instruction dans ce rang élevé, tandis que vous en voyez vous-mêmes les avantages attestés par d’illustres exemples ? quand vous voyez si près du trône l’amour passionné des lettres, le choix et la variété des connoissances, et jusqu’à l’étendue du savoir ? Le sage et vertueux instituteur qui a jeté dans l’ame de ses augustes élèves les premières semences de ces qualités précieuses, est assis au milieu de vous, Messieurs, et M. l’abbé Millot s’applaudissoit de trouver dans cette compagnie le plus digne modèle qu’il pût imiter.

     C’est en remplissant avec la plus vertueuse exactitude ce ministère intéressant, que M. l’abbé Millot a terminé sa carrière, et son caractère offre des singularités plus piquantes peut-être que ses écrits.

     Il eut pour la retraite et la solitude un goût, ou plutôt une passion qui lui a été commune avec d’autres gens de lettres ; mais il y joignit une manière qui lui fut propre, de se rendre solitaire au sein même des sociétés. Au milieu des hommes il avoit l’air d’un étranger qui entend la langue du peuple chez lequel il vit, et qui n’a pas l’habitude de la parler. En s’adressant à lui, on s’apercevoit qu’on interrompoit ses pensées et qu’on lui demandoit un effort ; et il avoit autant de peine à sortir de lui-même, que la plupart des hommes en éprouvent à y entrer. Aucune discussion ne décourageoit son silence, parce qu’aucun désir de briller ne tentoit son amour-propre.

     Il pratiquoit à la lettre la maxime de quelques moralistes outrés, et du grand monde, aussi sévère qu’eux, de ne laisser jamais paroître comme de ne laisser jamais entendre le moi. Il ne parloit ni de ses projets, ni de ses ouvrages, ni de ses espérances, ni de sa fortune, ni de ses peines, ni de ses plaisirs. Il eut sans doute une ame sensible, puisqu’il fut vertueux ; mais cette sensibilité ne se montroit pas dans les sociétés ; et s’il goûta les douceurs de l’amitié, il ne connut pas l’agrément des liaisons, qui ne se fait sentir que dans le libre épanchement des entretiens.

     Mais ce silence habituel ne pouvoit ni inquiéter ni déplaire ; M. l’abbé Millot avoit l’art d’écouter, auquel Fontenelle attachoit un si grand prix, et que dans sa vieillesse il trouvoit déjà rare. Ce mérite, car c’en est un, faisoit rechercher M. l’abbé Millot par cette classe d’esprits féconds et actifs qui, toujours prêts à donner le mouvement à la conversation, ne demandent que des auditeurs attentifs et des juges éclairés ; et son absence laissoit un vide dans ces mêmes sociétés où, présent, il ne paroissoit tenir aucune place.

     Cette habitude de s’isoler au sein même de la société, fut pour lui une source d’avantages inappréciables. Elle écarta de lui les préventions de toute espèce, et cette multitude d’opinions fausses ou exagérées, qui naissent, se nourrissent, et se propagent dans la société par le seul besoin de parler, et que trop souvent on se donne à soi-même en parlant de ce qu’on ne sait pas encore bien. Il s’accoutuma à ne penser et à ne sentir que d’après lui ; aussi a-t-il traversé la vie et passé par des situations diverses, sans laisser modifier ni son caractère ni ses opinions. Une compagnie qui donnoit une couleur à tous ses membres, les Cours, les maisons des grands, un pays étranger, les provinces, la capitale, les sociétés littéraires, sembloient ne lui avoir donné aucune de ses opinions, ni aucune de ses formes ; et c’est après l’avoir bien observé qu’un homme célèbre, dont vous avez senti si amèrement la perte, et dont l’amitié fut trente ans utile à mon esprit et chère à mon cœur, M. d’Alembert, disoit que de tous les hommes qu’il avoit connus, M. l’abbé Millot étoit celui en qui il avoit vu le moins de préventions et le moins de prétentions.

     Avec un pareil caractère M. l’abbé Millot fut-il heureux ? J’aime à répondre ici à cette question pour la gloire des lettres.

     Oui, Messieurs, M. l’abbé Millot se réduisant ainsi à lui-même, fuyant la société, et seul encore au milieu des hommes, trouvoit dans ce genre de vie des douceurs qui compensoient les privations dont elle est accompagnée. L’homme de lettres, ainsi retiré au-dedans de lui, jouit mieux de la satisfaction intime et douce que donne l’exercice des forces de l’esprit ; il trouve un plaisir plus vif dans la méditation, parce que son attention est plus profonde, et que ce plaisir est toujours proportionné à l’énergie de l’attention. Il rassemble et conserve plus près de son ame ses sentimens et ses pensées, que le tourbillon de la société étouffe à leur naissance ou emporte avant leur développement. Enfin, dans le silence qui l’environne, la voix de la gloire qui l’appèle et le soutient dans des routes pénibles, se fait entendre plus distinctement et avec plus d’empire à son cœur.

     Mais si l’état de l’homme de lettres solitaire a de si puissantes consolations, c’est sur-tout lorsqu’occupé d’objets grands et utiles, il peut se flatter que ses travaux auront sur le bonheur des peuples une salutaire influence ; lorsqu’il peut penser que, de l’obscurité de sa retraite, il est entendu de ceux qui dispensent sur la terre et les biens et les maux ; que, sans pouvoir, il défend les droits des hommes ; que, sans autorité, il réforme les abus ; que, sans magistrature, il perfectionne la législation, et qu’avec l’espérance courageuse et réfléchie que les Nations seront heureuses un jour, il a le noble orgueil de penser qu’il aura lui-même concouru à cette lente et désirable révolution.

     Souvent, il est vrai, se mêle à ses jouissances la douleur de voir trop d’obstacles arrêter encore les progrès des lumières, et l’application même des principes qu’on n’ose plus contester. Il s’afflige à la vue des erreurs qu’il ne peut dissiper, et des maux qu’il ne peut guérir : mais ses peines sont adoucies par l’espoir d’un avenir plus heureux, sans qu’il se flatte d’en être le témoin, et par le charme secret que la Nature a répandu sur tous les sentimens honnêtes, lors même qu’ils sont douloureux.

     Il n’appartient qu’aux chefs des Nations de trouver un plaisir sans mélange dans l’étude des moyens qui peuvent assurer le bonheur des peuples. La vérité, une fois arrivée à leur esprit, emprunte de leur seule conviction une force nouvelle ; et dès que les sentimens de bienfaisance ont trouvé accès dans leur ame, ils y acquièrent une entraînante autorité. Leurs projets sont des jouissances, parce que l’exécution en est dans leurs mains ; aucune de leurs pensées n’est perdue pour l’humanité, car le bien qu’ils conçoivent ils peuvent le faire ; enfin leur pitié seule est un secours, puisqu’en se montrant elle met aussitôt en activité les dépositaires de leur pouvoir, qui se hâtent de soulager les maux publics dès que l’ame du Souverain en est émue.

     Dans ce moment, Messieurs, la voix publique m’invite à vous montrer en action un heureux exemple de ces jouissances de la royauté, et le tableau que je viens de vous offrir, vous retrace le portrait de votre auguste protecteur. L’hommage que je lui dois ne sera point souillé par la flatterie. Dans l’âge des écarts et des erreurs, il n’a montré ni passions ni préjugés. Du haut de son trône, il donne à ses sujets l’exemple touchant des vertus domestiques, et sait jouir de la récompense qu’il en trouve dans les qualités précieuses de son auguste compagne, et dans les fruits désirés de leur douce union. Nous venons de le voir, combattant avec son peuple les fléaux de la Nature, enseigner aux laboureurs les moyens de remédier aux désastres d’une sécheresse alarmante. Il répand ses faveurs sur les lettres, pour les faire concourir avec lui au bonheur de sa Nation. Il vient de tracer de sa propre main, et d’une main guidée par des connoissances sûres, la route d’une nouvelle navigation autour du monde, pour avancer les progrès de cet art admirable, à qui tant d’arts et de sciences doivent leurs progrès. Il assure, par la liberté du commerce, la prospérité de ces colonies peuplées de ses sujets et de nos concitoyens, et qui n’ont pas réclamé en vain cette protection égale que doit un Roi juste à toutes les provinces de son Empire, quelque séparation que mette entre elles l’immensité des mers. Il prépare dans sa sagesse, entre ses sujets et le peuple nouveau qui lui doit sa liberté, une communication réciproque de ces biens que la Nature semble n’avoir diversifiés, d’une contrée à l’autre, que pour les lier toutes entre elles, malgré les vues bornées d’une politique jalouse. Il traite cette république naissante, dont il a protégé le berceau, avec les égards d’un ami et la générosité d’un bienfaiteur. En écartant de ses conseils, dirigés par une sagesse expérimentée, tout projet d’étendre sa domination, il a mérité de l’Europe une estime et une confiance personnelles. On lui donnera un jour le nom, plus beau que tous ceux qu’achètent les victoires, de Roi pacificateur. Enfin il embrasse, dans l’étendue de sa bienfaisance et dans un système général de félicité publique, et son peuple et tous les peuples.

Note 1 : C’étoit l’éloge de Fontenelle, par M. Garat, en 1784.