Funérailles de M. Cherbuliez

Le 4 juillet 1899

Ferdinand BRUNETIÈRE

INSTITUT DE FRANCE

ACADÉMIE FRANÇAISE

FUNÉRAILLES DE M. CHERBULIEZ

MEMBRE DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE

Le Mardi 4 juillet 1899

DISCOURS

DE

M. BRUNETIÈRE

MEMBRE DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE

 

MESSIEURS,

Quoique cela ne se fasse guère, et qu’une espèce de pudeur ou de discrétion nous empêche ordinairement de mêler, à l’expression d’un deuil public, celle de nos sentiments personnels, je ne saurais aujourd’hui me retenir de dire, tout haut, et avant tout, de quel coup m’a frappé la mort inattendue de Victor Cherbuliez. C’est qu’en effet, à l’âge où l’on cherche sa voie, nul ne m’avait jadis donné, plus simplement, de plus sages, de plus sûrs, ni de plus affectueux conseils. C’est que, depuis vingt-cinq ans, son ingénieuse amitié, non seulement ne s’était pas une fois démentie, mais elle m’avait, en plus d’une circonstance difficile, soutenu, encouragé, guidé. C’est enfin que, si je n’avais pu lui en témoigner ma reconnaissance qu’en prenant ma part de tous ses succès et de tous ses chagrins, il n’avait rien épargné, lui, pour me faire croire que je m’étais acquitté de ma dette. Mais je ne m’étais point laissé persuader ! Je m’étais seulement fait de ma gratitude un plaisir autant qu’un devoir, et s’en était-il aperçu ? je l’espère ; mais si j’avais pu douter de la nature de mes sentiments, je l’aurais reconnue, Messieurs, moins encore à la tristesse qu’à l’étonnement et à la stupeur où m’a jeté la nouvelle de sa brusque disparition.

Je voulais le dire, je tenais à le dire, avant de parler de l’écrivain et du collaborateur de la Revue des Deux Mondes. Car pourquoi, dans ces discours que nous prononçons sur une tombe, pourquoi nous ferions-nous scrupule de mettre quelque chose de nous ? Pourquoi, de laisser voir naïvement notre émotion ? pourquoi surtout, de dire et d’assurer tous ceux qui l’ont aimé que nous aussi, d’un Victor Cherbuliez, — romancier brillant et fécond, philosophe aimable et profond, publiciste dont les opinions et le nom faisaient autorité dans les chancelleries et dans les ambassades, — ce que nous regrettons le plus, c’est lui, c’est lui-même, c’est l’homme qu’il fut, et c’est, Messieurs, la « valeur morale » qui disparaît avec lui ?

 

Ses débuts furent éclatants. « Je sors de la leçon d’ouverture de Victor Cherbuliez, — écrivait Amiel, dans son Journal, à la date du 9 janvier 1861, — abasourdi d’admiration. Si c’est une lecture, c’est exquis ; si c’est une récitation, c’est admirable ; si c’est une improvisation, c’est étourdissant. » Et déjà Genève entière partageait, l’admiration d’Amiel ; et les Causeries athéniennes répandaient à travers l’Europe le nom de Victor Cherbuliez ; et le Comte Kostia, Paule Méré, l’Aventure de Ladislas Bolski l’égalaient à ceux des Feuillet et des Flaubert : et pendant trente-six ans, vous le savez, Messieurs, le romancier soutenait l’éclat de ces débuts. Ai-je besoin de vous rappeler Meta Holdenis, Miss Rovel, Samuel Brohl, tant de romans, où la poésie de la nature et la vérité de l’observation des mœurs cosmopolites se mêlent si curieusement aux fantaisies de l’imagination tour à tour la plus gracieuse ou la plus hardie, et à la satire des vices ou des ridicules éternels de l’humanité ?

Victor Cherbuliez, à cette époque, habitait encore Genève ; et, de là, comme d’un observatoire unique alors en son genre, tous ces Polonais et tous ces Russes, tous ces Allemands et tous ces Anglais, tous ces aventuriers et toutes ces grandes dames, toutes ces institutrices et tous ces conspirateurs, il les avait vus défiler devant lui ; il en avait rencontré, connu, fréquenté quelques-uns ; et la critique ne lui adressait qu’un reproche, qui était de leur avoir quelquefois prêté trop généreusement la séduction de son esprit et les grâces de sa conversation.

Et, en effet, c’était sa marque ; et il lui était aussi impossible de manquer d’agrément et de charme qu’il le lui fut jusqu’à son dernier jour de prendre ses pinceaux pour faire le portrait des gens qui ressemblent à tout le monde. On le vit bien, vous vous le rappelez, quand après 1871, fils de Français exilés par la révocation de l’Édit de Nantes, il réclama le bénéfice d’une loi réparatrice, et qu’il se fut installé parmi nous pour ne nous plus quitter. L’Idée de Jean Têterol ; Noirs et Rouges ; la Ferme du Choquard ; Ollivier Maugant, combien d’autres encore ! si ce n’étaient plus là des romans cosmopolites, mais français ou même parisiens, ils témoignaient tous du même souci de l’observation, mais de cette observation qui choisit, et qui ne déguise pas les raisons de son choix. Si la fable en est parfois moins romanesque, c’est qu’aux bords du Léman les romans qui passaient en poste ne se souciaient pas de se cacher, mais, au contraire, ils aimaient à se faire voir : à Paris ; ou dans nos provinces, ils cherchent plutôt à se dissimuler. Et puis, si peut-être l’imagination du romancier avait un peu perdu de sa première fraîcheur, combien en revanche, Messieurs, son ironie n’a-t-elle pas gagné en souplesse ! sa satire en pénétration ! son information en étendue ! sa manière en ampleur ! Je n’en voudrais pour preuve au besoin que ses plus récents romans : Après fortune faite, et Jacquine Vannesse, le dernier, mais non pas le moins original, ni le moins attrayant qui sera sorti de cette plume infatigable.

Infatigable, c’est bien le mot, puisqu’il n’y a pas huit jours il signait encore de son pseudonyme de Valbert son dernier article ; et l’œuvre de Valbert, à elle seule, n’est pas moins considérable en volume que celle de Cherbuliez. Elle ne l’est pas non plus en intérêt ou en valeur ; et la malignité publique n’a pas manqué d’en prendre parfois occasion d’opposer Cherbuliez à Valbert... Mais il n’est interdit qu’à nous de comparer leurs mérites ; et si nous osions préférer Cherbuliez à Valbert ou Valbert à Cherbuliez, on nous accuserait, et à bon droit, de vouloir partager notre reconnaissance ! Nous nous faisons honneur de la garder entière, une et indivisible.

Certes, l’épreuve était redoutable ; et tant de lecteurs qui ne connaissaient que le romancier pouvaient craindre pour lui que le souvenir même de l’auteur du Comte Kostia ne nuisît à l’autorité du publiciste. Mais ceux qui ]e connaissaient mieux ; ceux qui connaissaient l’homme ; ceux qui savaient quelle diversité d’instruction, quelle solidité de méthode, quelle aptitude universelle il avait comme hérité d’une famille où l’on se délassait des recherches de l’économie politique en relisant Thucydide et Platon ; ceux qui avaient lu les travaux de Victor Cherbuliez sur l’Espagne politique et sur la Prusse et l’Allemagne ; ceux enfin qui l’avaient approché, ceux qui l’avaient entendu parler de politique, ou même de finances, avec autant de compétence que de la Jérusalem du Tasse ou de la Dramaturgie de Lessing, ceux-là n’avaient pas d’inquiétude, et ce qu’ils attendaient de lui, Victor Cherbuliez, pendant un quart de siècle, ne l’a pas seulement réalisé, il l’a passé.

Nous serions bien ingrats si nous ne lui rendions ici ce témoignage. Peu d’hommes, en notre temps, ont mieux connu les intérêts les plus généraux de la politique européenne, en ont traité avec plus de clarté, de précision et d’esprit. Aucune question ne lui était étrangère ; et, qu’il fallût parler des Progrès de la Russie dans l’Asie centrale ou de la Réconciliation de M. de Bismarck et du Saint-Siège, il s’y trouvait toujours également préparé. Le romancier, je veux dire ici le moraliste et le psychologue, reparaissait dans la connaissance qu’il avait des caractères, dans les analyses qu’il faisait des vrais mobiles des actions des hommes, — des Gladstone et des Disraëli, des Bismarck et des Cavour, des Alexandre et des Guillaume, des Gordon et des Garibaldi.

Il aimait encore à suivre, dans leurs explorations à travers l’Afrique inconnue, les pionniers hardis ou persévérants qui ouvraient alors le continent noir à la pénétration européenne ; et je dirais, Messieurs, que c’était en lui le goût persistant des aventures héroïques, si ce n’avait été plutôt encore pressentiment de l’avenir, et constante préoccupation de l’influence, de la grandeur, de la prospérité de la France. Car cette patrie, qu’on lui avait rendue, ou qu’il avait reconquise, il l’aimait profondément, et c’était bien à elle que se rapportaient tous ses travaux. Il l’avait « préférée, » à l’heure de la défaite ; et il aimait à développer les raisons de sa préférence, toujours prêt à nous rassurer quand, avec cette manie de dénigrement qui est chez nous la contre-partie d’une vanité nationale quelquefois excessive, nous prenions plaisir à nous effrayer de la « supériorité des Anglo-Saxons » ou de l’accroissement de l’influence allemande dans le monde. « Ah ! qu’on en veut par moments à M. Cherbuliez, — s’est écrié quelque part un de ses plus anciens et de ses plus fidèles amis, Edmond Scherer, — et que n’eût-il été, si la volonté ou la destinée, fata aspera, lui eussent permis de devenir tout ce qu’il était ! » Il songeait surtout à Valbert ! et nous, Messieurs, quel plus bel éloge en pourrions-nous faire que de rappeler qu’en étant tout ce qu’il était et tout ce que je viens d’essayer de dire, quelques-uns ont cependant pu croire qu’il avait manqué sa destinée ?

Mais non ! et jetés eux-mêmes par les circonstances dans la politique active, ils ignoraient, quand ils parlaient ainsi, ce qu’il y avait de désintéressement dans l’âme de Victor Cherbuliez. On ne lui a jamais entendu, que je sache, exprimer d’autre ambition que celle d’être et de demeurer jusqu’à son dernier jour ce qu’on appelle un « homme de lettres ; » et il n’a jamais pensé qu’il y eût un rôle plus enviable au monde que celui d’éclairer, d’avertir, et de guider l’opinion. À chacun son métier ! Victor Cherbuliez n’a pas cru que le sien fût de se mêler aux agitations de la place publique. Non pas du tout qu’il affectât de les mépriser, ou qu’il fît peu d’estime de ceux qui les affrontent ! II était trop intelligent ! Il aimait trop son pays ! Il savait trop que la politique finit toujours, comme on l’a dit, par s’occuper de ceux qui ne s’occupent pas d’elle ! Mais il pensait que, dans l’ardente confusion des partis opposés, il appartient à l’homme de lettres, à l’observateur philosophe, de jouer un rôle de modérateur ; il croyait que la première condition de ce rôle est d’avoir renoncé pour soi-même à toute ambition ; il avait appris, aux clartés de l’histoire, que l’autorité de l’écrivain, la confiance qu’on lui accorde, le crédit qu’on lui prête, ne sont faits de rien tant que de son absolu désintéressement. Et, parce qu’il le savait, il a de bonne heure conformé sa vie à ce haut idéal ; et, j’oserai le dire, ceux qui l’ont regretté pour lui n’ont en vérité compris ni l’élévation de sa pensée, ni la grandeur de son renoncement.

Ils ont également ignoré ce qu’il y avait en lui de sensibilité profonde, comme aussi bien, Messieurs, en tant d’ironistes, qui ne se servent guère de leur ironie que comme d’une défense ou d’une sauvegarde contre la curiosité banale et l’indiscrétion hostile. C’est ce que l’on voit bien, même dans ses romans, où, sous l’ironie de 1a forme, on sent circuler et courir, pour ainsi parler, tant de pitié, tant d’indulgence, tant de réelle bonté. C’est ce que l’on vit mieux encore quand le malheur l’atteignit ! Il se sentit comme désemparé, quand, après avoir fait tout ce qu’il était possible humainement de faire pour la disputer à la mort, il perdit l’épouse attentive et vigilante qui lui avait pendant tant d’années assuré la tranquillité de son prodigieux labeur. Et à cette perte irréparable quand vint s’ajouter, il y a quelques mois, quelques jours à peine, la perte d’un fils qui était son orgueil et sa joie, son cœur acheva de se briser ; et c’est alors qu’on put bien dire qu’il crut sa « destinée manquée. » Pardonnez-moi, Messieurs, d’insister sur ces tristes détails. Ils achèvent de peindre l’homme et de vous le montrer tel qu’il fut, sensible et bon, généreux et tendre. Ils me ramènent au début de ce discours. Ils feront entendre à ceux qui n’ont pas connu Victor Cherbuliez ce que nous regrettons de lui : en lui du plus rare talent et de la plus complète humanité. Ils expliqueront enfin et ils excuseront ce que j’ai cru pouvoir mettre de personnel et d’intime dans ces quelques paroles d’amical adieu.

Car le nom de Victor Cherbuliez est sans doute assuré de survivre, et sa place est déjà marquée dans l’histoire de la littérature française. Aucun écrivain n’écrira l’histoire de notre temps sans en demander la chronique à Valbert, et ce ne sont pas seulement des idées qu’il lui empruntera, ce sera souvent aussi la forme qu’il leur a donnée. Ses romans, contemporains de ceux de Feuillet, marqueront, avec eux, mais autrement qu’eux, par d’autres qualités et d’autres nouveautés, une époque de l’art. Quelques-uns d’entre eux s’inscriront au nombre des chefs-d’œuvre de notre prose. On dira, en les relisant, que personne avant Cherbuliez n’a fait entrer dans le cadre des fictions romanesques plus d’esprit, ni autant d’idées. Mais tout ce que l’on a dit, et tout ce que l’on pourrait dire, et tout ce que diront le critique ou l’historien de l’avenir, j’ai pensé qu’on me pardonnerait de l’avoir indiqué seulement, ou même de ne l’avoir pas dit, si j’avais réussi, dans ces quelques mots, à faire passer, avant l’hommage de mon admiration ; celui de ma reconnaissance et de mon affection pour Victor Cherbuliez. C’est ce que nous devons d’abord à ceux que nous avons connus. La postérité donne des rangs et juge les œuvres : les contemporains seuls sont capables de dire quel homme, — de quelle valeur, morale ou sociale, et digne de quels regrets ou de quels souve­nirs, — il y avait dans un auteur.