Funérailles de M. Jules Simon

Le 13 juin 1896

Alfred MÉZIÈRES

INSTITUT DE FRANCE.

ACADÉMIE FRANÇAISE.

FUNÉRAILLES DE M. JULES SIMON

MEMBRE DE L’ACADÉMIE

Le samedi 13 juin 1896

DISCOURS

DE

M. MÉZIÈRES

MEMBRE DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE
PRÉSIDENT DE L’ASSOCIATION DES JOURNALISTES PARISIENS

 

MESSIEURS,

Si la presse avait besoin d’être défendue contre les attaques qui ne lui sont pas ménagées, elle le serait par la vie tout entière de Jules Simon. Dans les milliers d’articles que notre cher et grand confrère a donnés depuis soixante ans aux revues périodiques et aux journaux, il n’a rien écrit qui ne soit un honneur pour sa mémoire. Il a été mêlé aux luttes ardentes des partis, il a eu des opinions, des convictions, même des passions ; mais au plus fort de la mêlée, il a toujours conservé le respect de la vérité et le respect de lui-même. Je ne parle pas seulement de sa langue si alerte et si française ; nous y trouvions tous des modèles de clarté, de simplicité élégante, de bon goût. Il nous donnait en même temps un exemple d’une plus haute portée. Il ne se servait de la plume que comme d’une arme loyale ; il ne confondait pas la lutte contre les idées avec la lutte contre les personnes ; avant d’engager le fer il saluait de l’épée ses adversaires, il essayait de les convaincre par la puissance du raisonnement ou de les séduire par la grâce du langage ; il ne leur faisait jamais l’injure de douter de leur bonne foi ou de leur probité. Il leur supposait une sincérité égale à la sienne. Aussi, après plus d’un demi-siècle de combats, s’il a eu, s’il a mérité de rencontrer des contradicteurs, il n’a pas mérité d’avoir un seul ennemi. De tout ce qu’il écrivait s’exhale un parfum de droiture. On y sent l’honnête homme, épris des idées généreuses, passionné pour les nobles causes, rêvant pour la patrie, pour l’humanité entière un idéal toujours plus élevé de justice et de beauté morale.

Ce n’est pas qu’il fermât les yeux sur les infirmités humaines. Personne, au contraire, ne connaissait mieux nos travers que Jules Simon, personne n’en parlait plus spirituellement, avec une plus fine ironie. Son répertoire d’anecdotes piquantes sur les, personnes et sur les choses était inépuisable. Mais, par un contraste qui lui faisait le plus grand honneur, sa clairvoyance n’entamait pas sa bonté. Ces mêmes hommes sur le compte desquels il ne se faisait aucune illusion, il ne demandait qu’à les aimer et à les servir.

Vous l’avez vu tout à l’heure, Messieurs, par l’énumération des œuvres de bienfaisance que Jules Simon aidait de sa parole et de sa plume, auxquelles il se dévouait avec la foi, avec l’enthousiasme d’un apôtre.

J’en appelle également à vos souvenirs, mes jeunes confrères de la presse. Qui de vous a frappé à cette porte hospitalière sans la trouver ouverte, sans emporter un conseil, un encouragement, une parole aimable et bienveillante ?

Au fond, tout au fond de cette âme, très fière, stoïcienne même par certains côtés, se cachait une source de sensibilité exquise, un besoin continu d’aimer et d’être aimé. Vous en avez été les témoins, vous ses amis, qui m’imposez le douloureux honneur de parler en votre nom et dont j’exprime si imparfaitement les sentiments. Que de fois ne l’avez-vous pas vu profondément ému de vos joies et de vos chagrins, de quelle main délicate il pansait vos blessures ! Que de fois surtout vous avez surpris les élans de sa tendresse quand il s’agissait d’un des siens, de la chère compagne qui a veillé sur sa vie avec une si touchante sollicitude, des enfants et des petits-enfants qu’il aimait tant, qu’il a mêlés jusqu’au bout à ses pensées et à ses espérances !

Nous ne perdons pas seulement un des hommes qui ont le plus honoré par l’éclat de leur talent notre pays et notre temps, nous perdons un grand cœur.

Une seule pensée peut adoucir notre douleur et suspendre les larmes d’une famille désolée. Jules Simon, qui était entré depuis longtemps dans l’immortalité relative que donne la terre, entre maintenant dans une immortalité plus haute. Il pensait depuis sa jeunesse au moment suprême avec la confiance, avec l’espoir d’un spiritualiste convaincu ; d’en bas il regardait les sommets. Aujourd’hui il contemple enfin ce beau, ce vrai, ce bien dont il portait au fond de son âme la pure et noble image.