Funérailles de M. Challemel-Lacour

Le 30 octobre 1896

Alfred MÉZIÈRES

INSTITUT DE FRANCE.

ACADÉMIE FRANÇAISE.

FUNÉRAILLES DE M. CHALLEMEL-LACOUR

MEMBRE DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE

Le vendredi 30 octobre 1896.

DISCOURS

M. MÉZIÈRES

MEMBRE DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE

 

 

MESSIEURS,

L’Académie française est cruellement frappée. Après Léon Say-, après Jules Simon, dont elle était si fière, elle perd, en M. Challemel-Lacour, un des hommes qui lui faisaient le plus d’honneur par la beauté de leur talent et par la noblesse de leur caractère. Depuis un an, la maladie le retenait loin de nos séances ; mais nous gardions le souvenir vivant de la place qu’il occupait dans notre Compagnie, nous ne pouvions nous résigner à une séparation définitive, nous voulions conserver l’espoir que ce confrère si distingué, si estimé de tous, reviendrait prendre son rang parmi nous.

Hélas ! nous ne le reverrons plus. Il restera néanmoins dans nos mémoires avec une physionomie caractéristique, avec des traits qui n’appartiennent qu’à lui. C’était avant tout un penseur et un lettré. La politique l’a pris et, l’a porté aux honneurs sans effacer ce pli originel de son esprit, sans rien enlever à l’éducation littéraire et philosophique qu’il avait reçue dès sa jeunesse. Son ambition, comme son éloquence, n’avait rien de vulgaire. Il n’eût sacrifié aux succès malsains de la popularité non seulement aucun des principes essentiels de la raison humaine, mais même aucune de ces élégances qui sont le charme et la parure de la langue française.

Il apportait au Parlement tout ce qu’il avait acquis pendant de longues années d’études, de méditations et d’exercice de la parole. On reprochait quelquefois à son langage d’être trop étudié. Ses anciens condisciples ne pouvaient s’y tromper. Nous qui l’avions entendu discourir pendant des heures entières dans les salles de l’École normale supérieure, nous lui rendions, au contraire, le témoignage qu’il avait au plus haut degré le don naturel de l’éloquence.

Seulement, il méprisa de très bonne heure les succès faciles. Je n’ai connu aucun de nos contemporains qui fût plus exigeant, plus sévère pour lui-même. Cette facilité qu’il tenait de la nature, il la disciplina et il la contint afin de ne rien penser et de ne jamais rien dire qui ne fût digne d’une âme très fière et d’un esprit très cultivé. II mettait sa conscience et sa probité dans ses paroles, comme dans ses actes.

Nous connaissions sa haute valeur intellectuelle et morale lorsque nous l’avons appelé parmi nous. Nous ne pouvions oublier non plus les qualités personnelles de son style, le talent d’écrivain qu’il avait montré dans sa trop courte collaboration à la Revue des Deux Mondes et au journal le Temps. Agrégé de philosophie, habitué à ne pas jurer sur la parole du maître, à se faire en toutes choses des opinions réfléchies et indépendantes, il eut sa part d’originalité clans le mouvement philosophique de ce siècle. Ce fut lui qui introduisit en France le plus étonnant, le plus pessimiste et le plus spirituel des philosophes allemands.

Chacun rendait justice à la vigueur de son esprit, à la supériorité de son talent oratoire. Me sera-t-il permis d’ajouter, au nom de ceux qui ont pénétré dans son intimité, que ce penseur, ce philosophe, ce politique d’apparence si austère, avait en même temps une rare délicatesse de sentiments ? On disait M. Challemel-Lacour brusque et cassant ; il ne se montrait ainsi en réalité qu’aux heures où sa dignité d’homme, où la dignité de la fonction dont il était revêtu, lui paraissait menacée. Dans le cours ordinaire de l’existence personne, au contraire, ne tenait plus que lui à mettre les formes de son côté.

Sa sensibilité était exquise, il lui a dû les plus grandes joies et les plus grandes souffrances de sa vie. Ses amis, ses confrères de l’Académie française n’oublieront jamais le charme qu’il apportait dans ses relations avec eux, combien il était reconnaissant de l’affection qu’on lui témoignait, par quelles attentions délicates il y répondait, tout ce qu’il y avait de sûr et d’aimable dans son commerce ! Il n’a pas prodigué son amitié, mais tous ceux qu’il a aimés demeurent fidèles à sa mémoire et le pleurent avec nous. Ce n’est pas seulement une belle intelligence qui disparaît, c’est un grand, c’est un noble cœur qui vient de se briser.