Funérailles de M. Ferdinand de Lesseps

Le 15 décembre 1894

Octave GRÉARD

INSTITUT DE FRANCE.

ACADÉMIE FRANÇAISE

FUNÉRAILLES DE M. FERDINAND DE LESSEPS

MEMBRE DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE

Le samedi 15 décembre 1894

DISCOURS

DE

M. GRÉARD

DIRECTEUR DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE

 

MESSIEURS,

Dans la vie si pleine, si militante de M. Ferdinand de Lesseps, tout, jusqu’au sommeil qui vint le temps l’endormir dans le sentiment de sa gloire et lui épargner les plus amères tristesses, tout prépare la légende dont un jour l’imagination populaire, comme pour les grands pionniers de la civilisation au XVIe siècle, enveloppera son histoire.

Ce perceur d’isthmes, cet homme qui a dressé tant de plans et présidé à l’invention de tant de machines gigantesques, n’était, —il se faisait presque honneur de le confesser, — ni un ingénieur, ni un savant. Entré tout jeune, sous les auspices de son père, dans l’administration des consulats, il y resta, pendant près de trente ans, modeste ment fidèle. Mais de poste en poste, d’escale en escale, pour ainsi dire, sa bonne fortune le conduisit successivement à Cadix, à Malaga, à Barcelone, à Tunis, à Alexandrie, sur les côtes de cette mer intérieure, comme on l’appelait jadis, dont il devait refaire et agrandir la destinée. Sa curiosité toujours en éveil, la passion d’apprendre et le besoin d’agir qui le faisaient entrer à fond dans les mœurs, les idées, les intérêts des peuples, dont il était appelé à partager momentanément la vie, avaient de bonne heure façonné et mûri son esprit. Quand. en 1848, la politique vint le disputer aux affaires, à Madrid et à Rome, où il fut envoyé comme ministre de France, elle le trouva prêt. Son expérience aiguisée par une longue éducation et sa dextérité naturelle, la fermeté et l’indépendance de son jugement, son esprit d’initiative et son sang-froid, la grande simplicité qui s’alliait chez lui à la dignité et en achevait le charme, lui rendirent presque faciles des missions que les plus habiles avaient déclinées, et du premier coup consacrèrent son autorité. Il n’avait plus qu’à recueillir dans quelque grande charge diplomatique le prix de ses services hautement remarqués, lorsqu’un incident transforma son avenir et décida de sa gloire.

En 1854, il venait d’être appelé en Égypte par le jeune vice-roi, Mohammed-Saïd, qui avait inopinément succédé à son père. Arrivé malade à Alexandrie et retenu dans un lazaret, le consul, pour le distraire, lui fait donnée la collection des documents de la grande commission scientifique que Bonaparte avait emmenée au Caire. Il lit le mémoire sur l’ouverture de l’isthme de Suez et la jonction des deux mers ; et aussitôt son imagination s’enflamme. Ce que n’avaient pu accomplir les hommes qui avaient édifié les Pyramides et creusé le lac Moeris, le grand dessein rêvé par Néron, préparé par les études des savants français, il le reprendra, il l’achèvera.

Il y a quelques années, au sortir d’une séance de l’Académie, le hasard de la conversation nous avait amenés à Camoens et à Vasco de Gama. Nous échangions nos souvenirs et nos impressions sur l’imagination grandiose de l’auteur des Lusiades ; et comme je lui rappelais la saisissante apparition du géant Adamastor se dressant devant la flottille du grand navigateur, au moment où il va franchir le cap des tempêtes, et lui criant : « Téméraire, arrête ! » : « Eh bien ! moi aussi, me dit M. de Lesseps avec sa bonhomie si fine et si gaie, moi aussi, je l’ai vu, le géant Adamastor, et il m’a crié : « Marche ! »

Et il marchait en effet avec une confiance inébranlable. Rarement vit-on une telle puissance d’action. M. de Lesseps avait la foi et il l’inspirait. Pour lui il n’existait point d’obstacles. Les conceptions vastes l’attiraient, et le regard fixé sur le but qu’il avait résolu d’atteindre, rien ne pouvait en détacher sa ténacité. Dans ce monde de l’Orient, à la fois enthousiaste et fataliste, naïf et, subtil, il se mouvait à l’aise, comme s’il y eût toujours vécu. Il y régna bientôt presque en maître. Il frappait les imaginations par le prestige aristocratique de son allure, par la magie de sa parole, souple, colorée, nourrie des grandes images de la Bible et du Coran, par ses élans d’audace chevaleresque, par sa force d’endurance toujours sereine et souriante. Son loyal bon sens lui gagnait les esprits que sa belle humeur n’avait point touchés. Il les dominait tous, il les subjuguait par la bonté naturelle qui se traduisait dans ses moindres actes, par cet amour de l’humanité auquel aucune race n’est insensible et qui est rame, la condition de succès des idées hardies.

Ah ! s’il n’avait eu qu’à organiser son armée de travailleurs et à engager la lutte contre les sables du désert ! Mais il fallait faire accepter son entreprise par les puissances qu’elle inquiétait ; il fallait y convertir le monde entier et l’entraîner à des sacrifices, en échange desquels il ne pouvait offrir que de lointaines espérances. Cependant ni les finesses ou les emportements d’une politique adverse, ni l’exiguïté des capitaux dont il dispositif n’étaient pour le déconcerter : l’histoire de ses négociations et de sa propagande constitue peut-être la part la plus originale, la plus personnelle de son œuvre.

Les Souvenirs qu’il a rassemblés pour ses enfants contiennent les notes, les lettres, les documents de toute sorte qui sont comme le journal de sa diplomatie. On peut l’y suivre dans le déploiement de ses talents consommés : sagace, délié, plein de ressources, sachant trancher où le faut, plus habile encore à dénouer, faisant intervenir à l’heure décisive les hauts patronages, se mettant, par sa familiarité engageante, de niveau avec les souverains, traitant d’égal à égal au nom de la grandeur des intérêts qu’il défend, et assuré de les faire triompher.

Quel regret que parmi ces pages, non moins durables par l’allure toute française du tour du sujet que par l’attrait des choses, il ne se trouve pas quelques-unes de ces conférences populaires où il excellait Orateur, il n’avait pas de prétentions à l’être, et c’était le premier de ses mérites. Rien, dans sa parole, qui sentit les règles de l’art ni les apprêts d’une composition littéraire. Il s’abandonnait naturellement, bonnement, à la verve de ses explications et de ses souvenirs. Aussi à l’aise en présence des milliers d’auditeurs qui se pressaient à son appel qu’avec quelques amis, il allait et venait dans l’histoire de ses idées et de sa vie, en voyageur qui a beaucoup vu, en hôte qui ne craint pas de faire à ses hôtes les honneurs de sa personne ; ne se refusant d’ailleurs aucun moyen d’action, aucun de ces effets de contraste qui, en surprenant les esprits, les récréent et les reposent, il élevait ou abaissait le ton, élargissait ou restreignait les horizons, selon qu’il voyait l’attention de son auditoire près de fléchir ou ardente à le suivre, et pendant des heures, il le tenait sous le charme : tels, semble-t-il, les grands moines du moyen âge devaient prêcher à la foule des humbles la parole de Dieu et la croisade.

Dans les rêves de ses dernières années, quand sa pensée s’était réfugiée tout entière vers le passé, plus d’une fois sans doute M. de Lesseps revit le théâtre de ses travaux : Timsah. El-Guirs, Menzaleh, les lacs amers, la baie de Péluse : plus d’une fois il revécut cette journée du 17 novembre 1869, où soixante vaisseaux franchirent pour la première fois le canal de Suez, ouvrant comme un nouveau monde au commerce, à l’industrie, à la politique, à l’action de l’humanité civilisée. C’est cette journée, à jamais mémorable, qu’au nom de l’Institut nous aimons à saluer sur sa tombe d’un suprême hommage.