Inauguration de la statue de Joachim du Bellay, à Ancenis

Le 2 septembre 1894

Ferdinand BRUNETIÈRE

INSTITUT DE FRANCE.

ACADÉMIE FRANÇAISE

INAUGURITION DE LA STATUE DE JOACHIM DU BELLAY

À ANCENIS

Le dimanche 2 septembre 1894.

DISCOURS

DE

M. BRUNETIÈRE

MEMBRE DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE

 

Messieurs.

Si j’ai d’abord accepté, avec empressement et avec reconnaissance, de venir ici, dans son pays natal, célébrer avec vous la mémoire du poète mélancolique et charmant des Regrets, j’en ai eu, — sans parler du plaisir de répondre à l’honneur que vous me faisiez, — bien des raisons et de plus d’une sorte, mais aucune de plus décisive ni, dans le temps où nous sommes, de plus pressante que la nécessité de défendre pour ma modeste part, contre les attaques dont on voit qu’ils sont trop fréquemment l’objet, les érudits, les écrivains et les poètes de la Renaissance. On les a longtemps méconnus ; et peut-être vous souvient-il en quels termes l’honnête Boileau, dans son Art poétique, a parlé de Ronsard, qu’au surplus je doute, entre nous, qu’il eût jamais lu. Mais voici maintenant qu’on les accuse, en mettant le génie français à l’école de l’antiquité, de l’avoir détourné de ses voies prétendues nationales. S’ils n’ont pas eux-mêmes, et pour cause, rédigé les programmes de notre baccalauréat, on leur reproche, avec leur indiscrète admiration de Virgile et d’Homère, d’en avoir inspiré les auteurs. Et il n’est pas enfin jusqu’à leur patriotisme que l’on n’incrimine obliquement, pour avoir osé préférer leurs Olive et leurs Pasithée, leurs Cassandre et leurs Hélène, aux Guibourc de nos Chansons de Geste et aux Yseult de nos Romans de la Table ronde. Moi qui leur en sais gré, je ne pouvais donc, Messieurs, saisir une meilleure occasion de le dire que celle que vous m’offriez, et vous me pardonnerez, je l’espère, l’entière franchise de cet aveu. Du Bellay n’y perdra rien, si peut-être même il n’y gagne ! Notre secret désir à tous n’est-il pas, en effet, d’attacher notre nom, pour l’en rendre inséparable, à quelque œuvre plus grande ou plus durable que nous ? Et je ne sache pas dans l’histoire entière de notre littérature, avant le romantisme, de révolution, ou d’évolution plus considérable que celle dont l’auteur de la Défense et Illustration de la langue française a été, avec Ronsard, l’initiateur et le guide.

 

Je ne vous raconterai pas, Messieurs, l’histoire de votre Du Bellay : ce serait presque de l’impertinence : et vous la connaissez assurément mieux que moi. Vous savez que sa destinée fut mélancolique entre toutes, et qu’aucune de ces fées bienfaisantes qui président à la naissance des élus du bonheur ne s’inclina sur son berceau d’enfant. Non ! En vérité, aucune étoile ce jour-là ne dansait au-dessus du château de Liré ! Orphelin de père et de mère ; durement ou négligemment élevé par un frère ; cousin éloigné, parent pauvre de ces Du Bellay dont on vous disait tout à l’heure qu’ils ont rempli le siècle du bruit de leur nom, le sien ne lui servit qu’à rendre encore plus insupportables, plus humiliantes pour son jeune orgueil, l’étroitesse de sa fortune et la médiocrité de sa condition. C’est un lourd fardeau qu’un grand nom, quand dans l’héritage paternel on n’a pas trouvé de quoi le soutenir ; et Du Bellay l’éprouva. La maladie survint alors, qui le cloua deux années entières sur un lit de douleurs ; et lorsqu’il se releva, s’il avait pu rêver, lui aussi, comme un bon gentilhomme, de la gloire des armes, c’était fini ! la surdité l’avait condamné pour toujours à se renfermer en lui-même.

C’est sur ces entrefaites qu’il rencontra Ronsard dans une hôtellerie de Poitiers. Éloigné de la diplomatie comme Du Bellay de la guerre, — par la même infirmité, —Ronsard avait à peu près le même âge ; il avait les mêmes goûts ; il nourrissait intérieurement la même ardeur de gloire et d’immortalité. Les deux jeunes gens se plurent. Le plus mondain ou le plus expérimenté des deux, — c’était Ronsard, — entraîna l’autre ; l’enleva presque, pour ainsi dire ; lui persuada de l’accompagner à Paris et l’introduisit dans la savante maison de Lazare de Baïf. On y étudiait passionnément le grec ; et Dorat en personne, l’illustre Dorat, l’enseignait au fils de ce grand personnage. Puis, quand Dorat fut nominé principal du collège de Coqueret, ses élèves l’y suivirent, et s’y internèrent avec lui pour achever leur éducation. La Pléiade était constituée ; il ne lui restait plus, pour justifier tout à fait son nom, qu’à s’adjoindre encore deux ou trois astres de moindre importance ; et ce fut pour les provoquer en quelque sorte à luire dans le ciel de l’art, que Ronsard et Du Bellay lancèrent la Défense et Illustration de la langue française, — leur « manifeste », leur déclaration de guerre à l’école marotique, leur Préface de Cromwell.

On a dit de ce livre qu’il marquait une époque dans l’histoire de la littérature française, et on a eu raison. J’en connais les défauts, que je crois même avoir signalés quelque part : c’est un livre du siècle, et c’est un livre de jeune homme ; il est confus et déclamatoire. Mais quoi ! la déclamation, qui est un défaut de la vingtième année, n’est-elle pas souvent aussi, je ne dis pas toujours, le naïf témoignage de la sincérité de la conviction ? Aucun sceptique ne déclama jamais ! Et pour un peu de confusion qu’on remarque dans la Défense, si le bouillonnement des idées, qui voudraient sortir toutes à la fois, y obstrue le passage même qu’elles cherchent à se frayer, le dessein de l’auteur n’en est pas pour cela moins clair, ni sa triple ambition moins évidente, — et moins généreuse.

Il a voulu fonder la critique en France : et, dès 1550, un demi-siècle avant Malherbe, cent ans avant l’auteur des Satires, aux admirations de complaisance ou de commande qu’on affectait tout autour de lui pour les « épisseries »[1] des poètes de cour, il a voulu substituer une manière de louange qui ne dépendit plus du goût intéressé d’un prince ou du caprice d’une jolie femme, mais de la connaissance des lois éternelles de l’art. Les générations passent, mais la beauté demeure : et on le savait peut-être avant Du Bellay, mais on l’avait certainement oublié. Il a voulu autre chose encore. Passionnément épris des modèles antiques, et sentant bien que sa langue maternelle était capable de plus de grâce, et de majesté surtout, que n’en laissaient soupçonner les épigrammes ordurières ou les épîtres prosaïques de Marot, il a voulu qu’on s’efforçât, tous ensemble, d’en égaler la gloire et la réputation dans le monde à celle du latin et du grec. Il en a même indiqué quelques-uns des moyens. Et poète enfin dans l’âme, il a voulu relever, il a voulu tirer la poésie française de l’ornière où l’on peut bien dire que, depuis cent cinquante ou deux cents ans, elle se traînait. Car, en vérité, Messieurs, n’allez pas le dire à Cahors, mais connaissez-vous rien de moins poétique au monde que les chefs-d’œuvre du génie de Marot ? S’il y a bien les Lunettes des Princes, nous sommes trop près de Nantes pour que je vous parle ici de Meschinot. Notre Du Bellay se formait de la poésie une autre idée, plus haute, plus noble, plus difficile à atteindre aussi, et, — pour cette raison même, pour cette raison seule, — une idée dont il faudrait encore admirer et louer la noblesse quand il n’aurait pas tout à fait réussi à la réaliser.

Mais n’y a-t-il pas réussi ? Et dirons-nous, comme on l’a fait, qu’en dépit de son Olive et de ses Poèmes lyriques, sa Défense demeure son titre principal à l’admiration et à la reconnaissance de la postérité ? Messieurs, vous savez le contraire ! Il a connu ses forces ; et il a laissé, j’en conviens, l’ode pindarique à son ami Ronsard. Il n’a pas abordé non plus le « long poème français », le poème épique ; et je ne puis que le féliciter d’avoir abandonné l’Alaric ou la Pucelle aux Scudéri et aux Chapelain de l’avenir. Il s’en est remis à l’impatient Jodelle du soin d’adapter la tragédie antique, non pas même à la scène, mais aux exigences de l’esprit français. Et si peut-être, — car il avait l’esprit fin et subtil, — oui, s’il s’était rendu compte que ni notre langue n’était assez faite encore, assez maîtresse de toutes ses ressources ; ni la personnalité du poète assez riche, assez complexe, assez souple alors ; ni l’expérience et l’analyse morales assez étendues ou assez délicates pour suffire à ces genres plus élevés et vraiment souverains, je n’en serais pas étonné ! Nous devions attendre vous le savez, jusqu’au siècle où nous sommes pour avoir, en français, nos Pindare, je veux dire nos Hugo, nos Lamartine, nos Vigny. Mais il n’y en a pas moins de beaux sonnets dans son Olive, ce poème qu’il écrivait à l’imitation de la Délie de Maurice Scève, et du Chansonnier de Pétrarque. Comme il n’était pas lui-même de complexion très amoureuse, il n’y en a pas de voluptueux ou de sensuels, tels qu’on en trouve, —et de si nombreux, et de si hardis, — dans les Amours de Ronsard. Si le bon Joachim a vraiment aimé Mlle de Viole, c’est de loin, comme on aime... quand on n’aime guère ; et qu’à la beauté de celle que l’on chante on préfère l’agrément des choses que l’on en dit. Mais, toujours élégants, quelques- uns des sonnets de l’Olive sont parfaitement nobles :

Si notre vie est moins qu’une journée
En l’éternel ; si l’an qui fait le tour
Chasse nos jours sans espoir de retour ;
Si périssable est toute chose née ;

Qu’espères-tu, mon âme emprisonnée ?
Pourquoi te plaît l’obscur de notre jour,
Si pour voler en un plus clair séjour

Tu as au dos l’aile bien empennée ?

Là est le bien que tout esprit désire,
Là le repos où tout le monde aspire,
Là est l’amour, là le plaisir encore !

Là, ô mon âme, au plus haut ciel guidée,
Tu y pourras reconnaître l’idée

De la beauté qu’en ce monde j’adore.

Il faut bien le savoir, il faut le dire, et le redire, depuis que l’on faisait des vers en notre langue, personne encore, Messieurs, n’en avait fait de semblables ; et je ne crains pas d’ajouter que depuis Du Bellay, Lamartine seul, sur le même thème, dans le même sentiment, en a fait de plus beaux[2]. N’y a-t-il pas encore de beaux cris dans les Odes ;

Qui suivra la divine Muse
Qui tant sut Achille extoller ?
Où est celui qui tant s’abuse,
Que de cuider encor voler
Où par régions inconnues
Le cygne thébain, si souvent,
Dessous lui regarda les nues
Porté sur les ailes du vent ?

Et plus loin :

Quel siècle éteindra ta mémoire,
O Boccace ? et quels durs hivers
Pourront jamais sécher la gloire,
Pétrarque, de tes lauriers verts ?...

Mais déjà, dans cette pièce, qui est intitulée : D’écrire en sa langue, — et qu’il a écrite pour confirmer l’une des leçons de la Défense. — Du Bellay, avec une modestie qui l’honore, s’exhorte lui-même à rabattre quelque chose de ses premières ambitions. S’il a bien le coup d’aile et le premier essor, il a compris qu’il ne saurait planer ni très haut, ni très longtemps. La vigueur et le souffle lui manquent. De délicates impressions, profondément senties, et finement, spirituellement rendues : une mélancolie douce, où parfois se mêle un peu d’amertume et de mépris des hommes et de la vie : un vif sentiment de la fragilité, de la brièveté, de l’intimité des choses, voilà, Messieurs, ce qui le caractérise, voilà son domaine, et voilà ce qui fait de ses Regrets le recueil de vers le plus personnel, — et le plus lyrique en ce sens, — que le XVIe siècle nous ait laissé. C’en est aussi le plus moderne, le plus voisin de nous, et Sainte-Beuve, par exemple, quand il s’appelait encore Joseph Delorme, n’aurait-il pas pu signer cette fin de sonnet ?

Je me plains à mes vers ; si j’ai quelque regret,
Je me ris avec eux, je leur dis mon secret,

Comme étant de mon cœur les plus sûrs secrétaires.

Aussi ne veux-je tant les peigner et friser,
Et de plus braves noms ne les veux déguiser
Que de papiers journaux ou bien de commentaires.

Plus de pindarisme ici, vous le voyez, plus de pétrarquisme. Rien de plus simple et de plus familier. Rien qu’un homme qui se parle à lui-même, et qui ne se soucie plus de nous étonner ou de se faire admirer, mais uniquement d’être sincère :

Ceux qui font tant de plaintes
N’ont pas le quart d’une vraie amitié,
Et n’ont
pas tant de peine la moitié,
Comme leurs veux pour
nous faire pitié.
Jettent de larmes feintes.

Qu’est-ce à dire, Messieurs, et que s’était-il donc passé ? Reniait-il sa Défense ? avait-il abjuré les enthousiasmes de sa jeunesse ? Non : mais il avait fallu vivre, et, pour vivre, il avait accepté, dans la maison de son puissant parent le Cardinal, on ne sait quelles fonctions qui tenaient moins du service d’un cousin que de l’assujettissement d’un premier domestique. La nécessité avait incliné son orgueil. Il avait suivi le Cardinal à Rome ; et, d’ailleurs, il était trop artiste, trop érudit aussi, pour n’avoir pas d’abord senti la grandeur de la Ville Éternelle :

Telle que dans soni char la Bérécynthienne
Couronnée de tours, et joyeuse d’avoir

Enfanté tant les Dieux, telle se faisait voir
En ses jours plus heureux cette ville ancienne,

Cette ville qui sut, plus que la Phrygienne,
Foisonnante en enfants, et de qui le pouvoir
Fut le pouvoir da monde, et ne se peut revoir

Pareille à sa grandeur, grandeur sinon la sienne.

Mais il n’y avait trouvé rien de grand que les ruines. Observée de plus près, et comme au jour le jour, l’âme italienne lui avait paru singulièrement inégale à l’idée qu’il s’en était formée jadis, à travers la lecture de Pétrarque et des anciens. L’esprit de satire s’était éveillé ou réveillé chez lui, et pour railler, ou pour se venger de ses dégoûts, il avait retrouvé la verve qui lui avait naguère inspiré quelques-unes des pages les plus piquantes de sa Défense. Vous vous souvenez que ce lyrique est le premier de nos satiriques. Rome, la Cour pontificale, la vie romaine, et bientôt même l’Italie tout entière lui étaient devenues presque odieuses :

Maudit soit mille fois le borgne de Libye
Qui le cœur des rochers perçant de part en part
Des Alpes renversa le naturel rempart
Pour ouvrir le chemin de France en Italie !

Mars n’eût empoisonné d’une éternelle envie
Le cœur de l’Espagnol et du Français soldart,
Et tant de gens de bien ne seraient en hasard
De venir ici perdre et l’honneur et la vie !

Ne sont-ce pas là des paroles bien sombres : un anathème dont la violence étonne ! Et quand Du Bellay, dans ses vers latins, nous dira qu’il a connu la tentation du suicide, ne serons-nous pas disposés à l’en croire ? S’il avait emporté quelques illusions, l’une après l’autre il les avait perdues. Mais qui perd tout, s’il est vraiment poète, il se reste à lui-même, et, n’ayant plus le cœur

À suivre d’Apollon la trace non commune,

encore peut-il chanter sa tristesse ; et puisque, comme le dira le moraliste, « chacun de nous porte en soi la forme de l’humaine condition », pourquoi sa plainte ne trouverait-elle pas en tout homme un écho ?

Ainsi, Messieurs, sont nés les Regrets ; ainsi, pendant trois ans, comme d’une source vive, sont-ils sortis du cœur du poète ; ainsi ont-ils créé dans notre langue ce que nous avons appelé depuis lors la poésie intime.

Panjas, veux-tu savoir quels sont mes passe-temps ?
Je songe au lendemain, j’ai soin de la dépense

Qui se fait chacun jour, et si faut que je pense
À rendre, sans argent, cent créditeurs contens.

Je vais, je viens, je cours, je ne perds point de temps,
Je courtise un banquier, je prends argent d’avance,
Quand j’ai dépêché l’un, un autre recommence ;
Et ne fais pas le quart de ce que je prétends.

Qui me présente un compte, une lettre, un mémoire,
Qui me dit que demain est jour de Consistoire,
Qui me rompt le cerveau de cent propos divers,

Qui se plaint, qui se deult, qui murmure, qui crie.
Avecque tout cela, dis, Panjas, je te prie,
Ne t’ébahis-tu pas comment je fais des vers ?

Si tels vers tout à l’heure nous rappelaient Sainte-Beuve ; si je ne serais pas embarrassé de vous en citer que vous croiriez être de Musset ; n’est-ce pas à l’auteur des Intimités et des Humbles que ceux-ci nous feraient penser maintenant[3] ? Et le prosaïsme apparent n’en est-il pas relevé précisément de la même manière : par la justesse pittoresque du trait ? par l’ironie légère qui le souligne ? par la sincérité de l’émotion, enfin, que l’on sent qui circule dans le sonnet tout entier ?

Discrète et contenue dans ceux de ses Regrets où Du Bellay ne parle que de lui, cette émotion se déborde quand il sent bien qu’en même temps que de lui, dans ses plus beaux sonnets, c’est de nous tous aussi qu’il parle, et pour nous tous :

Heureux qui. comme Ulysse, a fait un beau voyage !
Ou comme celui-là qui conquit la Toison
Et puis est retourné plein d’usage et raison
Vivre entre ses parens le reste de son âge !

Quand reverrai-je, hélas ! de mon petit village
Fumer la cheminée, et en quelle saison

Reverrai-je le clos de ma pauvre maison,
Qui m’est une province et beaucoup davantage ?

Plus me plait le séjour qu’ont bâti mes aïeux
Que des palais romains le front audacieux ;
Plus que le marbre dur me plaît l’ardoise fine.

Plus mon Lovre gaulois que le Tibre latin,
Plus mon petit Liré que le mont Palatin,

Et plus que l’air marin la douceur angevine.

Qui ne connaît ces vers célèbres ? Et qui de vous, Messieurs, ne les sait assurément par cœur ? Mais comment aurais-je pu m’abstenir de les citer, s’il n’en est pas dans son œuvre entière qui caractérisent mieux la physionomie du poète, si nulle part on n’en saurait mieux éprouver le charme pénétrant, que sous ce ciel, en face de ce paysage, sur les bords de ce fleuve de Loire ; si vous songez aussi combien sont rares en notre langue les poètes qui n’ont pas rougi, pour ainsi dire, de leur province, et qui n’ont pas cru que la poésie fût, ni dût être uniquement article de Paris !

Et que de réflexions ne suggèrent-ils pas ? Hélas ! c’est donc la fin de toutes choses, et après avoir parcouru l’univers pour la satisfaction d’une inutile curiosité, le dernier vœu que nous formions, c’est de revenir mourir au gîte ! On avait ouvert, comme Du Bellay, sa voile toute grande au vent de l’espérance, et on était parti pour la fortune et pour la gloire : Italiam ! Italiam ! on avait rêvé d’horizons infinis et de conquêtes sans limites ! On s’était flatté d’entrer en vainqueur dans « cette superbe cité romaine » ; on devait piller, pour en faire l’ornement de ses propres autels, « les sacrés trésors de ce temple delphique » ; et voici que tout se termine à reconnaître qu’on eût mieux fait de ne jamais quitter « le clos de sa pauvre maison » ! On avait affecté le dédain des humbles de ce monde, on s’était bravement écrié :

Rien ne me plaît, hors ce qui peut déplaire
Au jugement du rude populaire :

et, maintenant, voici qu’aux sublimités de Pindare et qu’aux raffinements du pétrarquisme on préfère la chanson d’un vanneur de blé dans la plaine ! C’est qu’en effet, et heureusement, de quelque indifférence et de quelque détachement que nous osions quelquefois nous vanter, nous tenons à notre sol natal par des liens plus forts que nous ne le croyons : et, pour nous l’apprendre, si nous l’ignorions, il nous suffit d’avoir essayé, comme Du Bellay, de les briser. Dans cette Rome qu’il s’était représentée si belle, et comme au sein même des splendeurs de l’Italie de la Renaissance, Joachim Du Bellay n’a souffert de rien tant, — ni du contact des Italiens, ni des caprices de son cardinal, ni de la médiocrité de sa fortune, ni de la ruine de ses espérances. — que du mal sacré du pays ; et, s’il a d’autres titres de gloire, il n’en a pas de plus français à notre reconnaissance.

Car, permettez-moi de vous le rappeler, ce n’est pas son Anjou seulement, son « petit Liré », son « Loyre gaulois », qu’il a regretté dans Rome ; c’est la France, la France tout entière ; et, Bretons ou Provençaux, d’une frontière à l’autre de la patrie commune, son appel désespéré ne retentit-il pas encore dans tous les cœurs :

France, mère des arts, des armes et des lois.
Tu m’as nourri longtemps du lait de ta mamelle,
Ores, comme un enfant que sa nourrice appelle,

Je remplis de ton nom les antres et les bois.

Si tu m’as, pour enfant, avoué quelquefois,
Que ne me réponds-tu, maintenant, ô cruelle !
France. France, réponds à ma triste querelle ;
Mais nul, sinon Écho, ne répond à ma voix !

Entre les loups cruels j’erre parmi les plaines,
Je sens venir l’hiver de qui la froide haleine
D’un tremblante horreur fait hérisser ma peau.

Las ! les autres agneaux n’ont faute de pâture,
Ils ne craignent le vent, le loup, ni la froidure ;
Si ne suis-je pourtant le pire du troupeau !

Dirai-je, Messieurs, qu’on éprouve quelque honte ou quelque remords même à songer que l’appel ne fut pas entendu ? Ni la cour ne fit rien pour Du Bellay — pour le mettre à l’abri du vent, du loup, de la froidure, — ni personne même, quand son Cardinal, effrayé de la publication des Regrets, en exigea comme une espèce de rétractation ou de désaveu, ne défendit le pauvre poète contre la pusillanimité de son puissant patron. En vérité, la fortune s’acharnait contre lui On avait fait de Marot, jadis, une façon de personnage : on laissa Du Bellay se morfondre dans quelque bas emploi d’Église, et les railleries qu’il s’était permises contre Rome lui coûtèrent la sécurité de ses dernières années. Mécontent des hommes, lassé d’espérer contre l’espérance, fatigué de la vie même, il ne lui restait plus qu’à mourir ; et on aime à penser que, malade et souffreteux comme il était, il envisagea le terme inévitable avec moins d’angoisse que de soulagement. La mort clémente l’enleva brusquement, le 1er janvier 1560 : il n’avait pas tout à fait trente-cinq ans.

Ses contemporains ne lui firent pas même l’hommage d’une tombe, et nous ignorons où ses cendres reposent. Mais vous lui avez élevé cette statue, pour qu’il ne fût pas dit qu’on ne savait en quel lieu de la France honorer publiquement la mémoire de l’homme qui fit le premier entrer dans l’usage de la langue le beau mot de Patrie ; et je ne cloute pas que ce monument ne devienne pour les poètes pieux un but accoutumé de pèlerinage. Il ne leur rappellera que de nobles, que de pures, que de hautes idées, et l’émulation qu’il entretiendra chez eux ne sera pas celle de se singulariser, mais, au contraire, de vivre comme du Bellay, de la vie de tout le inonde, et de ne consacrer leur talent qu’a l’ennoblir dans ce qu’elle a de plus ordinaire et de plus familier. Je connais plus d’un monument et plus d’une statue dont je n’en saurais dire autant.

Les souvenirs qu’évoquera la contemplation de cette image méditative suffiront alors pour répondre à tous ceux qui s’efforcent de nous persuader que l’esprit de la Renaissance aurait comme étouffé, dans la France de Ronsard et de Du Bellay, la conscience du génie national. Non ! Messieurs. — et tous deux ils en sont un exemple, — nous n’avons pas désappris le français à l’école de la Grèce ou de Rome ; nous n’avons pas renié nos origines ; nous n’avons pas rompu, mais plutôt nous avons renoué la chaîne de la tradition On leur reproche d’avoir voulu se faire une âme grecque ou romaine. Mais, à vrai dire, vous venez de le voir, ce n’était là qu’une manière de parler, et non pas un but, ou une fin, mais plutôt un moyen qu’ils proposaient à leur ambition.

Leur tentative, uniquement littéraire, n’a été que de détourner la poésie française d’une tendance à la vulgarité, qui n’est, je pense, essentielle ni au génie français, ni à la notion de la poésie. Si le sentiment ou l’idée même de l’art, si le sens de la forme nous étaient demeurés comme étrangers jusqu’alors, ils ont conçu le noble projet de nous les communiquer, puisqu’ils l’avaient eux-mêmes, et n’en voyant pas de plus sûr chemin ni de plus direct que l’imitation, l’étude, et l’intelligence des modèles antiques, ils l’ont donc pris. Il leur a paru, qu’en comparaison de Pindare, maître Clément rampait à terre, serpebat humi tutus, et trouvant que la langue de Virgile était plus pure, plus harmonieuse, plus pleine aussi de pensée que celle de Guillaume Crétin[4], ils ont cru que leur français n’était incapable ni de la douceur virgilienne, ni de la sublimité pindarique ; et ils ont donc essayé de surprendre les secrets des maîtres. Le personnage d’amuseur public ou de bouffon de cour que jouaient autour d’eux les poètes, — quand ce n’était pas celui d’entremetteur d’amour, — leur a semblé comme une dérision de la poésie même ; et, sur la foi des anciens, ils ont donc essayé de lui rendre ce qu’il avait eu jadis parmi les hommes de noblesse et de dignité. Mais vous l’avez vu, par l’exemple de Du Bellay, dès qu’ils ont cru qu’ils possédaient les secrets essentiels de leur art, ils sont redevenus des hommes de leur temps, et c’est à l’expression des idées de leur temps qu’ils ont consacré toutes les ressources de leur expérience. Ronsard n’a rien écrit de plus éloquent que ses Discours sur les misères de son temps, et c’est en se faisant lui-même, autant que l’ouvrier, la matière de ses Regrets que Du Bellay a trouvé son chef-d’œuvre.

Disons-le donc hautement, et ne l’oublions pas. Ni l’originalité ne saurait consister dans une ignorance volontaire de ce qui nous a précédés, ni l’esprit national dans le béat contentement de soi-même, ni le patriotisme enfin dans un aveuglement systématique à tout ce qui se fait en dehors de nos propres frontières. C’est ce que nous ont appris les hommes de la Renaissance, en général, et c’est de quoi nous ne les remercierons jamais trop. Mais les poètes ont fait quelque chose de plus : ils ont fixé pour nous la définition même ou la notion de la poésie, de telle sorte, Messieurs, que si leurs vers tombaient jamais dans l’oubli, le souvenir de leur œuvre ne périrait pas pour cela, ni la mémoire de l’impulsion secrète qu’ils ont comme imprimée à toute notre poésie. Car c’est vraiment eux, à une heure décisive de notre histoire, qui lui ont indiqué son vrai but, sa vraie route, qui ont orienté notre marche dans le sens de nos aptitudes les plus hautes ; et ainsi, non seulement nous leur devons une part de notre gloire, — si tous nos classiques, y compris Boileau lui-même, ont plus ou moins été leurs disciples, — mais, en outre, et depuis trois cents ans, toutes les fois qu’en France la poésie s’est approchée de la prose, c’est en s’éloignant de l’idée que s’en étaient formée Ronsard et Du Bellay, comme au contraire, c’est en s’efforçant de l’atteindre que nous l’avons vue réaliser ses chefs-d’œuvre. Il y a quelque chose de Ronsard jusque dans la poésie de nos Leconte de Lisle et de nos Heredia, comme il y a quelque chose de celle de Du Bellay dans les vers de Sully Prudhomme et de François Coppée. Et je ne sais ce que penserait de cet éloge le poète des Regrets, mais je suis bien sûr que je n’en saurais adresser de plus mérité ni de plus agréable à l’ombre de celui qui, dans sa Défense de la langue française, sonna la charge et le triomphe de la grande poésie sur ce qui n’en avait été jusqu’alors que la caricature.

 

[1] (1) C’est sous ce terme de mépris qu’il enveloppe les « rondeaux, ballades, virelais, chants royaux et chansons ».

[2] Comparer l’Isolement :

Là je m’enivrerais à la source où j’aspire,
Là je retrouverais et l’espoir et l’amour,
Et ce bien idéal que toute âme désire,
Et qui n’a pas de nom au terrestre séjour !

[3] Où sont les doux plaisirs qu’au soir, sous la nuit brune,
Les Muses me donnaient, alors qu’en liberté,
Dessus le vert tapis d’un rivage écarté,

Je les menais danser aux rayons de la lune !

[4] C’est le « vieil poète françois » que Rabelais a ridiculisé sous le nom de Raminagrobis, et dont il a immortalisé au moins un rondeau :

Prenez-la, ne la prenez pas ;
Si vous la prenez, c’est bien fait, etc.