Funérailles de M. Ernest Renan

Le 7 octobre 1892

Gaston BOISSIER

INSTITUT DE FRANCE.

FUNÉRAILLES DE M. ERNEST RENAN

MEMBRE DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE
ET DE L’ACADÉMIE DES INSCRIPTIONS ET BELLES-LETTRES

Le vendredi 7 octobre 1892.

ACADÉMIE FRANÇAISE

DISCOURS

DE

GASTON BOISSIER

DIRECTEUR DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE

 

MESSIEURS,

Celui auquel nous rendons les derniers devoirs fut un génie puissant et complexe. Il réunissait des qualités qui ne semblent pas toujours s’accorder ensemble : c’était à la fois un philologue et un artiste, un théologien, un poète, un historien, un philosophe, et partout au premier rang. Les corps savants auxquels il appartenait parleront de ces aptitudes diverses Il est naturel que l’Académie Française regrette surtout en lui le grand écrivain ; c’est donc à l’écrivain que je dois, en son nom, rendre hommage.

Il a consacré un livre merveilleux, le plus beau peut-être qu’il ait écrit, à nous raconter sa jeunesse. Nous savons dans quel milieu il a grandi, à quelle école son talent s’est formé. Dans une petite ville de Bretagne, loin du monde et du bruit, puis à Paris, dans des sanctuaires bien fermés, parmi des hommes graves, gens d’une autre époque, conservateurs pieux des anciennes traditions, il a fréquenté d’abord les écrivains de l’antiquité et de notre XVIIe siècle, ensuite il s’est livré à l’étude de la Bible, et, pour la mieux goûter, il a voulu la lire en sa langue. II avait vingt-deux ans, son esprit s’était mûri à cette discipline austère, quand, par une brèche entr’ouverte, les idées modernes pénétrèrent dans cette âme, qui jusque-là s’était nourrie du passé. Elle en fut toute imprégnée en un moment. Il est facile d’imaginer à quel point l’initiation fut rapide quand on se souvient qu’en 1849 il avait achevé d’écrire l’Avenir de la Science, qui le contient tout entier. Cependant le choc ne fut pas assez fort pour tout renverser. De cette éducation isolée et particulière il lui resta beaucoup. Il ne put jamais se faire entièrement à ce monde où il était entré si tard et déjà formé. De là viennent chez lui ces contrastes et ces mélanges qui nous déconcertent d’abord, puis nous enchantent. Son scepticisme, quand il doute, est toujours un peu teinté de foi : un certain respect tempère ses plus grandes violences ; on sent qu’il y a deux hommes qui vivent en lui, l’homme ancien et l’homme nouveau, et qu’ils se con­tredisent sans se combattre. C’est par là surtout qu’il ne ressemble à aucun autre ; c’est ce qui fait, je crois, une partie de l’originalité de son œuvre.

L’autre lui est venue des études scientifiques qui avaient occupé sa jeunesse. Ce n’est pas la coutume que les artistes et les poètes débutent par être des philologues ; quand on s’est une fois jeté dans les recherches ardues de l’érudition on n’en sort pas aisément : M. Renan a passé sans effort de l’érudition à la littérature, ou plutôt il les a toujours mêlées ensemble. Ce bagage énorme de connaissances minu­tieuses, qu’il avait amassé, n’a jamais embarrassé sa marche ; c’est une merveille de voir comme il en porte légèrement le fardeau. Il leur doit cette abondance d’aperçus nouveaux, ces perspectives ouvertes de tous les côtés, qui semblent agrandir les sujets qu’il traite, ce flot de comparaisons et d’images qui colorent son style, et qui font par moment de ce grand prosateur presque un poète.

Il était donc parfaitement préparé, armé de toutes pièces, quand il commença d’écrire. Aussi fut-il, dès ses premiers essais, un écrivain remarquable et remarqué. Mais, s’il plaisait aux autres, il ne se contentait pas lui- même ; à ce fonds, qui lui venait des études de sa jeunesse, il voulut toujours ajouter : comme tous les esprits vigoureux, il sentait le besoin de se renouveler sans cesse. Avec les sujets nouveaux qu’il abordait son talent semblait se rajeunir. L’histoire, qu’il entreprit bientôt d’écrire, lui fournit l’occasion de joindre à ces exposés de doctrine où il excellait des récits, des paysages, des portraits, et ce savant, ce polémiste, ce critique se trouva être du premier coup un peintre incomparable. Il ne lui a pas suffi de nous laisser, sur les Origines du Christianisme et l’Histoire d’Israël, deux belles œuvres, qui dureront autant que notre turc ; arrivé à la maturité du talent, à la plénitude de la gloire, il a tenté une évolution nouvelle et hardie : il lui a plu de se livrer à tous les caprices de sa pensée et de mettre à son imagination la bride sur le cou. Révolté contre ces conventions hypocrites qui imposent à l’homme grave un sérieux continu, il s’est donné le plaisir de semer ses entretiens et ses allocutions, toujours pleines d’un sens profond, d’élans de gaieté imprévus ; il a osé par moments rêver tout haut devant nous. L’entreprise était téméraire dans un pays où le goût est si timide, où l’on a tant peur du ridicule, où il est à la mode de se défier de ce qui est nouveau tout en se moquant de ce qui est ancien. Mais M. Renan s’était mis de bonne heure à l’école de la Grèce ; il avait visité pieusement Athènes, et adressé à « la déesse aux yeux bleus », qui habite l’Acropole, une prière dont on se souvient. Il faut croire que la déesse écouta favorablement son adorateur, puisqu’elle voulut bien lui accorder, avec l’aimable souplesse du génie grec, ce don charmant d’égayer la gravité par un sourire, et lui permettre de nous rendre quelquefois une image des fantaisies ailées du divin Platon.

Ce qu’il faut le plus admirer dans ces tentatives audacieuses de M. Renan, c’est qu’elles n’ont jamais rien coûté à la pureté et à la netteté de son style. Personne n’a parlé de nos jours un français plus savant à la fois et plus simple, plus limpide, plus sincère, à travers lequel s’aperçoive mieux la pensée. Un grand écrivain n’est tout à fait maître de la langue dont il se sert qu’à la condition de ne pas lui faire violence. Si l’on veut être trop impérieux avec elle, comme un cheval de sang, elle s’effarouche et regimbe. Mais quand on la connaît à fond, qu’on en ménage la nature et les instincts, et qu’on sait la conduire, elle obéit en esclave et se prête à tout. M. Renan la domine en la respectant ; il n’a jamais eu besoin de la torturer pour lui faire exprimer en perfection les subtilités de ses pensées, les nuances de ses sentiments, les finesses de son ironie. Il la plie sans effort à tous ses usages ; c’est la langue de tout le monde, et pourtant il excelle à la faire sienne. À tous ceux qui pré­tendent aujourd’hui que le français est trop pauvre pour rendre leurs impressions et leurs idées, qui veulent l’en­combrer de mots nouveaux, qui brisent à plaisir les cadres de notre vieille phrase, je ne vois qu’une réponse à faire : il faut leur demander de lire une page des Souvenirs de jeunesse ou des Dialogues philosophiques.

Voilà pourquoi les livres de M. Renan ont trouvé tant de lecteurs. Ils ont pénétré partout où l’on se sert encore de notre langue, et tous ceux qui les ont lus, sans distinction de secte ou d’école, les ont admirés. Le théologien, chez lui, a soulevé et soulèvera longtemps des discussions violentes : on n’en peut pas être surpris, et lui-même savait bien qu’en s’aventurant au milieu des polémiques religieuses il mettait le pied dans la région des tempêtes ; mais sur l’écrivain tout le monde s’accorde : personne ne conteste que, dans la seconde moitié de ce siècle, il n’y en a pas eu de plus grand. Aussi tous ceux qui ont quelque souci des lettres françaises ont-ils applaudi aux récompenses extraordinaires que la nation lui décerne. Nous étions accoutumés jusqu’ici à les voir réservées pour d’autres gloires. Il semblait vraiment que ce n’était pas servir son pays que de l’éclairer, de l’instruire, de l’illustrer par de beaux ouvrages ; et pourtant il y a deux siècles, au milieu d’une société aristocratique, Racine osait déjà dire que « quelque différence que, pendant leur vie, la fortune mette entre les écrivains et les plus grands héros, après leur mort, cette différence cesse, et que la postérité fait marcher de pair l’excellent poète et le grand capitaine ». Cette vérité, qui dut alors paraître un paradoxe, reçoit aujourd’hui une solennelle confirmation. Soyons fiers, Messieurs, de ce spectacle qui nous est donné, et que nous ne connaissions guère, d’un grand écrivain, qui n’a rien fait qu’écrire, traité comme un grand capitaine. Ce n’est pas Renan seul, c’est toute la littérature qu’on honore en ce moment par l’éclat de ces funérailles triomphales.