Funérailles de M. Octave Feuillet

Le 31 décembre 1890

Alfred MÉZIÈRES

INSTITUT DE FRANCE.

ACADÉMIE FRANÇAISE.

FUNÉRAILLES DE M. OCTAVE FEUILLET

MEMBRE DE L’ACADÉMIE

Le mercredi 31 décembre 1890.

DISCOURS

DE

M. MÉZIÈRES

DIRECTEUR DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE.

 

MESSIEURS,

L’Académie française est cruellement frappée. Elle perd un écrivain qui pendant quarante-cinq ans a honoré les lettres par la dignité de son caractère aussi bien que par la beauté de son talent. Depuis les temps lointains où notre confrère avait pour collaborateur Paul Bocage, son camarade du lycée Louis-le-Grand, depuis Échec et Mat, joué en 1846, et la Vieillesse de Richelieu, jouée en 1848, quelle existence bien remplie que celle de M. Octave Feuillet, quelle continuité de travail et de succès ! Presque toutes les années voient éclore un roman, une comédie ou un drame, accueillis par la faveur publique. C’est la Petite Comtesse, c’est le Roman d’un jeune homme pauvre, Sybille, Monsieur de Camors, Julia de Trécoeur, le Sphinx, le Journal d’une femme, la Morte, Chamillac, Honneur d’artiste qui enchantent tour à tour les imaginations.

Les scènes et proverbes publiés dans la Revue des Deux Mondes révélèrent tout d’abord les qualités personnelles de l’écrivain : le respect de la langue, le goût des analyses délicates, un sentiment poétique et élevé des conditions de la vie, une préférence marquée pour les existences choisies, pour ce qu’il y a de meilleur et de plus noble dans la nature humaine. La morale toujours sensible, même lorsqu’elle se dissimule, y est relevée par une pointe de malice spirituelle. La touche sobre et discrète indique un goût très sûr en même temps qu’une main très légère.

Un peu plus tard, M. Octave Feuillet accentua sa manière ; pour éviter le reproche de fadeur, il mit en scène des caractères plus vigoureux et des passions plus vives. Ses personnages eurent des vices et furent au besoin capables de crimes; mais cet esprit souverainement distingué, élégant en toutes choses, ne s’abaissa jamais à peindre les natures grossières. Il maintint ses criminels dans les hautes sphères de la société, au milieu des raffinements du luxe, dans un monde où le langage reste poli lors, même que les mœurs se dépravent. Il sait et il montre ce que l’extrême civilisation peut produire de corruption; mais tout ne périt pas dans le naufrage, il sauve du moins la correction des formes et le souci des bienséances.

Les femmes lui en ont su un gré infini ; il a été pendant bien des années leur favori. Elles aimaient ces histoires passionnées, ces aventures amoureuses, où les entraînements de leur sexe étaient décrits dans une langue exquise, avec émotion, avec attendrissement ; où la veille même des chutes et le lendemain des défaillances résonnaient encore les grands mots de loyauté, d’honneur et de respect. Elles se sentaient comprises, pénétrées jusqu’au plus profond d’elles-mêmes par un poète qui ne les livrait pas aux défaites vulgaires, mais qui cherchait souvent dans la générosité de leur nature le mobile et l’excuse de leurs passions.

Aussi bien, quoiqu’il fût plein de pitié pour elles, M. Octave Feuillet ne les ménageait pas. Il ne laissait pas leurs fautes impunies ; après avoir peint les transports et les ivresses de l’amour, il conduisait celles qui ont trop aimé par le chemin inévitable du désespoir et de la mort. La petite comtesse ne survivra pas à l’idée du déshonneur; en lançant son cheval dans la mer du haut de la falaise, Julia de Trécoeur échappe à l’obsession et au péril imminent de l’inceste. Une autre ensevelira dans la neige sa honte et ses remords. Une autre, en pleine jeunesse, en plein épanouissement de sa beauté et de son triomphe, s’empoisonnera sur la scène pour ne pas prolonger le sup­plice de la trahison. Toutes portent au cœur, dans les sou­venirs de leur éducation, dans les traditions de leur famille et de leur race, dans les replis de leur conscience le châtiment inexorable de leurs faiblesses.

Ainsi le veut le romancier ; sans l’ombre de pédantisme, mais avec une résolution très arrêtée, il ramène tout ce qu’il compose à une pensée morale, Pour lui, la beauté de la vie réside dans l’ordre, dans le respect de la loi, dans l’accomplissement du devoir. Le souci de l’art, le besoin d’exciter l’intérêt l’obligent à varier ses effets, à nous présenter des personnages corrompus en même temps que des personnages honnêtes. Mais, s’il suivait le penchant de son cœur, il peindrait surtout des existences bien remplies, ordonnées et heureuses. Il a commencé par là; il n’a jamais été plus près du naturel que dans le Village et dans le Roman d’un jeune homme pauvre. Comme il revient volontiers à sa première manière ! que de fois il a représenté avec amour, avec une poésie pleine de charme et d’émotion quelque bel intérieur de province, la destinée paisible de gens qui vivent au même lieu, dans un vieux château, sous l’œil des portraits de leurs ancêtres, retenus sur place par la fidélité aux souvenirs, par le respect du passé !

La fidélité aux souvenirs, le respect du passé, voilà les mots qui résument le mieux la vie intérieure de notre regretté confrère. Cet esprit charmant et souple, ce peintre des élégances et aussi des perversités parisiennes s’applique à lui-même une règle de morale inflexible. Il n’oublie rien de la foi de sa jeunesse, il n’abandonne aucune amitié, il n’adore aucun soleil levant. Quoiqu’il-soit resté étranger à la politique, quoique la littérature et l’art aient absorbé tout son temps, il se range ostensiblement du côté des vaincus le lendemain de leur .défaite. Il n’est courtisan que du malheur. Le 4 septembre 1870 fait de lui un fidèle de l’Empire. Non qu’il préfère par principe cette forme de gouvernement à une autre, il se souvient seulement des bienfaits reçus, Bibliothécaire de Fontainebleau, accueilli dans l’intimité .de l’empereur et de l’impératrice, il ne veut conserver ni le traitement ni la pension qu’il doit à leur libéralité. M. Thiers, son confrère à l’Académie française, le ministre de l’instruction publique d’alors, qui allait aussi devenir un des nôtres, ont beau l’en prier. Il refuse avec fermeté, il est touché et reconnaissant de l’insistance; niais il y a là pour lui une question de conscience, il entend ne rien devoir à ceux qui ont remplacé ses bienfaiteurs.

Telle fut cette âme exquise, pleine de délicatesses et de fiertés. À ceux qui sentent ainsi, la vie n’épargne pas les occasions de souffrance. Quel contraste entre le rêve d’un Poète, entre le tour d’esprit d’un chevalier et la brutalité des choses ! Malgré les soins constants dont il était entouré, malgré le dévouement d’une compagne admirable dont il ne parlait jamais qu’avec attendrissement, M. Octave Feuillet a beaucoup souffert. Il échappait par moments aux étreintes de la réalité en se réfugiant dans le monde romanesque -qu’habitaient ses héros, il vivait de leur vie idéale parmi les spectacles que s’offrait à elle-même son imagination poétique, il recomposait des sociétés évanouies, il en créait de nouvelles pour se tromper et pour se distraire. Puis après ce grand effort venaient les heures d’abattement, de tristesse, de dégoût. Ceux qui vivaient auprès de lui passaient une partir de leur temps à essayer de lui rendre le courage et la confiance. Ses scrupules d’écrivain, de mari, de père, se partageaient et déchiraient son âme.

Tantôt, avec son inquiétude de la forme, avec son amour de la perfection, il se reprochait de ne plus retrouver en écrivant les grâces aimables de la jeunesse ; tantôt les devoirs de famille prenaient dans sa pensée les proportions d’un tourment et d’une angoisse. La mort de son fils aîné fut pour lui un coup terrible. Nous le vîmes depuis lors décliner. L’esprit restait étincelant, mais le cœur était brisé, le corps défaillant.

L’idée de la mort était depuis longtemps familière à M. Octave Feuillet. Sous le coup de cruelles souffrances, il en parlait comme d’une éventualité prochaine. Il se coucha souvent, convaincu qu’il ne se relèverait pas.

Il s’y résignait pour lui-même avec la foi, avec les espérances d’un chrétien. Il ne s’en affligeait que pour les siens. Quand l’heure suprême arriva dimanche soir, il était prêt, il reçut les consolations de la religion, il fit ses adieux sans faiblir.

Il n’avait jamais douté de la miséricorde divine, il offrit à Dieu une âme sereine, épurée encore par de longues épreuves. Il laisse à Mme Feuillet, à son digne fils un nom glorieux, une mémoire sans tache ; aux lettres françaises, des œuvres qui ne périront pas. Quant à nous, Messieurs, nous pleurons en lui un parfait galant homme, le plus distingué et le plus honoré des confrères, le plus sûr des amis.