Funérailles de M. Émile Augier

Le 28 octobre 1889

Jules CLARETIE

FUNÉRAILLES DE M. ÉMILE AUGIER

MEMBRE DE L’ACADÉMIE

Le lundi 28 octobre 1889.

DISCOURS

DE

M. JULES CLARETIE
MEMBRE DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE
ADMINISTRATEUR GÉNÉRAL DU THÉÂTRE-FRANÇAIS

AU NOM DE LA COMÉDIE-FRANÇAISE

 

 

MESSIEURS,

Au nom de la Comédie-Française, je salue dans Émile Augier un de ceux qui, parmi les plus grands, l’ont le plus profondément aimée et le plus glorieusement servie. D’autres ont dit éloquemment quelle irréparable perte viennent de faire le théâtre et les lettres. Notre deuil à nous est plus intime et plus amer peut-être la mort entre en notre logis, elle nous prend vraiment un des nôtres, un de ceux qui, nous consacrant leur existence, nous ont apporté la renommée et la vie.

Émile Augier, depuis ses débuts jusqu’à sa dernière heure, nous appartint presque tout entier. Il se sentait chez lui parmi les ancêtres. Il était de la Maison, il était de la famille. Il pouvait sourire, en passant, aux plus illustres. Il n’était pas seulement leur héritier, il était leur continuateur.

On peut dire qu’il nous avait voué sa pensée. Peu de jours avant sa mort, M. Alexandre Dumas allait le voir. Ces deux hauts esprits s’aimaient, s’estimaient. Ils n’étaient rivaux que comme deux frères d’armes qui combattent pour la même mère.

Émile Augier demanda :

— Que fait-on à la Comédie-Française ?

— On applaudit, cher ami, puisqu’on vous joue ! Pendant quarante-cinq ans, on a toujours, chez nous, applaudi Émile Augier. Il y a quarante-cinq ans que la Comédie-Française a dit au débutant, qui était un maître « Votre place est ici ! »

Le 13 mai 1844, le second Théâtre-Français représentait la Ciguë et dans la séance du comité qui suivit, M. Émile Augier remerciait les sociétaires du « droit d’entrée » que lui donnait spontanément la Comédie-Française. Il avait été trop modeste en n’apportant point son œuvre aux comédiens de la rue Richelieu. Mais ce chef-d’œuvre, écrit sur un cahier d’écolier, tantôt au crayon, quand le poète allait rimant par les bois, tantôt à l’encre, lorsqu’il continuait son œuvre chez lui, Émile Augier le destinait au théâtre de la jeunesse, et ce fut à l’Odéon qu’il l’offrit. La Comédie ne tarda, pas à s’en emparer et, onze jours après la première représentation d’Un Homme de bien, le 29 novembre 1845, cette fleur d’Attique fut transplantée d’une rive à l’autre. Dès lors, l’auteur de la Ciguë nous resta. Son œuvre, presque tout entière, il la donna à la Comédie-Française. D’autres théâtres eurent leur large part de son génie; le plus pur nous arriva ou nous revint, et l’Aventurière, Gabrielle, Philiberte, le Gendre de M. Poirier, ces œuvres dont la prose rappelle la langue de Molière et dont le vers a le tour gaulois de celui de Regnard, marchent de pair, de- puis longtemps, avec les comédies hautes et charmantes du répertoire.

À l’histoire du théâtre en France, à ce théâtre contemporain que l’étranger a bien raison de nous envier, car il n’y a pas son égal au monde, Augier a ajouté une page immortelle. Une de mes ambitions eût été de décider le maître à nous donner une comédie nouvelle. Je lui disais avec quelle fierté dévouée nous offririons cette bonne fortune au public. « Non, me répondait-il, j’ai essayé, commencé. À quoi bon ? J’aime mieux coucher sur le champ de bataille et m’endormir sur un succès. » Ce succès, c’était le drame des Fourchambault, son dernier triomphe.

Émile Augier restait donc volontairement dans la retraite, contemplant ses œuvres passées sur les affiches comme ces généraux qui regardent sur les drapeaux les noms étincelants de leurs victoires ! La dernière fois qu’il est venu dans cette vieille Maison qu’il avait remplie de sa gloire, c’était pour assister à la lecture, à ce qu’on appelle « la collation » des rôles de Maître Guérin. Avec ce continuel souci du mieux qui agitait cet homme de conscience et d’art, il avait corrigé, raccourci sa comédie. Il voulait juger de l’effet qu’elle produisait ainsi. Il sortit tout heureux après cette sorte d’épreuve, non pas qu’il fût satisfait de son œuvre la vanité est le lot des impuissants mais parce que cette lecture le reportait d’un quart de siècle en arrière, au temps de ses grandes batailles, de ses victoires dramatiques, de ses satires politiques et sociales qui furent la passion de notre jeunesse les Effrontés, le Fils de Giboyer, Maître Guérin. « C’est singulier, me disait-il après cette lecture, on ne vieillit pas ! En écoutant Got, tout à l’heure, il me semblait l’entendre en 1864 ; j’avais vraiment vingt-cinq ans de moins »

On ne vieillit pas !... Il jugeait la créature humaine d’après la création de son génie, le cher grand homme ! Non, l’œuvre n’avait pas vieilli. Elle était encore ce qu’elle sera toujours fière, vaillante et forte. Mais l’auteur s’en allait chancelant, nous disant « à bientôt » et nous laissant à tous le douloureux pressentiment de la séparation. Il disait au revoir et jamais il ne devait revenir prendre sa place à cette avant-scène d’où il avait si longtemps, si souvent, conduit au feu ses soldats dévoués…

Ce fut un premier deuil pour la Comédie-Française que ces répétitions où le maître, à nos côtés, laissait sa place vide. On ne commençait pas le travail du jour sans se demander : « Comment va-t-il ? Viendra-t-il aujourd’hui ? Quand viendra-t-il ?... » Et ses interprètes, le cœur serré d’angoisse, allaient, après chaque répétition, porter au chevet du malade les nouvelles de la veille, les espoirs de succès du lendemain. Et lui, accueillant, calme, résigné, souriant, recevait doucement le bruit lointain de cette sorte de gloire posthume. Non, il ne devait pas venir et ce fut, le soir de cette suprême victoire, sa chère compagne, courageuse et dévouée comme toujours, qui lui porta l’écho de ces derniers applaudissements.

Nous lui avons donné, du moins, une suprême joie. Joie douloureuse, car il avait la nostalgie de son œuvre et de sa Maison ; il voulait revoir encore sa pièce, qu’il n’avait pas écoutée depuis tant d’années. « Je vais mieux, m’écrivait-il, un jour de cet été. Je vais marcher, et ma première visite sera pour vous. J’ai hâte de revoir la Comédie-Française! »

Vous la revoyez, mon cher Maître, fidèlement groupée autour de vous, non plus, hélas pour entendre de votre voix sonore, mâle et franche, comme votre théâtre, comme votre cœur, la lecture de quelque chef-d’œuvre : — mais pour vous apporter le tribut de sa reconnaissance, l’hommage de son dévouement, l’expression de sa douleur…

Ils sont tous là, vos soldats d’habitude ceux de la première et de la dernière heure, ceux qui vous ont aimé comme ils vous admiraient, et leur glorieux doyen, votre vieil ami, vous eût dit après moi, si la tristesse poignante qui l’étreint lui eût permis de parler, ce que je vous dis au nom de tous : « Émile Augier, notre cher et vénéré maître, nous garderons précieusement, parmi nos trésors, l’héritage de votre gloire et nous sommes fiers de veiller sur votre œuvre ! Œuvre généreuse comme votre âme, limpide comme notre langue, chaude comme le vin et le sang de la Gaule, durable comme nos classiques, éternelle comme celles que vous avez aimées et qui vous pleurent : — les Lettres Françaises et la Patrie ! »