Inauguration de la statue de M. Thiers, à Saint-Germain-en-Laye

Le 19 septembre 1880

François-Auguste MIGNET

DISCOURS

DE

M. MIGNET

Secrétaire perpétuel de l’Académie des sciences morales et politiques

Le 19 septembre 1880

 

C’est avec une émotion profonde que dans cette solennité, à la patriotique inauguration de la statue de M. Thiers, je prends la parole au nom l’Académie des sciences morales et politiques, dont M. Thiers a été un si illustre membre. Qu’il soit permis à celui qui a été plus de quarante ans le confrère de M. Thiers à l’Institut et pendant plus de soixante ans son ami, à celui qu’un âge plus avancé semblait appeler à ne pas lui survivre et qui a eu la tristesse de lui avoir survécu, d’apporter à sa chère et grande mémoire, avec le témoignage d’une longue amitié, l’hommage d’une vive admiration.

Je l’ai vu dans tous les temps et dans toutes les positions, jeune et vieux, obscur et célèbre, pauvre et puissant, et je l’ai toujours vu, laborieux et habile, ayant toutes les aspirations parce qu’il sentait en lui toutes les aptitudes, simple dans ses manières, généreux dans ses sentiments, pénétrant dans ses vues, ferme dans ses résolutions, avec le caractère le plus aimable, le cœur le plus ouvert, le génie le plus vif et le plus fécond. Passionné pour la vérité, il l’a toute sa vie cherchée avec ardeur ; dévoué à sa patrie, il l’a glorieusement servie durant un demi-siècle. L’amitié parlera ici de lui comme en parlera l’histoire. Elle dira, comme l’histoire, qu’il fut grand historien, éminent publiciste, orateur entraînant, homme d’État supérieur, chef habile de gouvernement et Français par excellence.

Historien de la Révolution, il en a montré avec éclat, dans ses récits rapides et émouvants, l’action régénératrice pour la France où elle s’est accomplie, la défense victorieuse contre l’Europe qui l’avait attaquée. Historien du Consulat et de l’Empire, il en a, dans un ouvrage immortel, qui contient les grandes explications et les hautes leçons de l’histoire, retracé en narrateur incomparable, apprécié en juge profond, les institutions civiles, les gloires militaires, les entreprises ambitieuses et les fautes politiques, à la fin aussi fatales à la grandeur de la nation généreuse qui les a souffertes qu’à la puissance du conquérant emporté qui les avait commises.

Publiciste judicieux autant qu’éclairé, il a toujours soutenu dans ses écrits les nécessités conjointes de la liberté et de l’ordre, de la liberté sans laquelle l’ordre conduit à l’oppression, de l’ordre sans lequel la liberté aboutit à l’anarchie. L’état social, sorti de la Révolution de 1789, et, à ses yeux, le mieux réglé d’après la justice, parce qu’il était le plus fondé sur l’égalité, l’eut pour constant défenseur, et contre les apologistes d’une société à jamais détruite, et surtout contre les théoriciens d’une société dangereusement chimérique.

Orateur politique de premier ordre, il a, dans le cours de sa longue carrière, avec le talent le plus assuré dans ses vives allures et le plus souple dans sa force, à l’aide d’une vue pénétrante et d’une raison lumineuse, en jetant d’abondantes clartés sur tous les sujets, en traitant avec une connaissance égale toutes les questions et toutes les affaires, il a déployé les ressources de son prodigieux esprit et de son éloquence incisive, dans les discours qu’il a prononcés à la tribune française et qui, réunis en un vaste corps d’ouvrage par les soins pieux et habiles de son illustre veuve et d’un ami dévoué, formeront un monument de plus élevé à sa glorieuse mémoire.

L’ardent orateur ne se séparait pas chez lui du ferme politique. M. Thiers avait les plus rares qualités de l’homme d’État. Sa prévoyance égalait sa clairvoyance. Doué du grand sens qui fait exactement connaître, de la forte volonté qui fait sûrement agir, il unissait à la justesse du coup d’œil la décision du caractère. Il voyait vite ce qu’il fallait penser de chaque chose et ce qu’il fallait faire en chaque occasion. Dans les diverses situations où l’État se trouvait placé, il apercevait nettement le but qu’il était utile d’atteindre et trouvait les moyens pour y arriver. Résolu dans l’action où il savait prendre les mesures décisives et veiller à leur exécution, il était calme dans le péril, n’éprouvant ni presse ni trouble, évitant de son mieux les embarras et n’en faisant jamais.

Ces puissantes facultés, il les a mises autant qu’il l’a pu et que les autres le lui ont permis, à la disposition de la France, qui n’a pas eu de conseiller plus prévoyant, de serviteur plus dévoué. Après avoir cherché, plus de quinze ans, à établir le gouvernement du pays par le pays sous la monarchie représentative de 1830 ; après avoir victorieusement combattu pour les principes et les arrangements de la société moderne que menaçaient des idées fausses et de dangereuses utopies, sous la République agitée de 1848 ; après avoir, sous le second Empire, revendiqué avec force les libertés nécessaires et tenté, avec courage, de prévenir des guerres fatales, M. Thiers fut appelé, en 1871, à sauver son pays des ravages de l’invasion et des calamités de l’anarchie.

Ses services ne furent jamais plus grands. Nommé par vingt-sept départements membre de l’Assemblée souveraine élue dans une situation presque désespérée, il fut choisi comme chef du gouvernement par cette Assemblée qui, divisée sur tout, mais alors unanime sur lui, le chargea de tirer la France de l’abîme où tant de malheurs l’avaient fait tomber. Le bon citoyen accepta et l’habile politique se mit à l’œuvre. Son âme était désolée des afflictions de la patrie, mais son esprit, dont les nécessités multipliaient les ressources, son caractère, dont les difficultés augmentaient la résolution, s’appliquèrent à réparer les désastres de la France. Il le fit au milieu de contradictions qu’il fallait souvent surmonter, de révoltes que tout d’abord il fallut vaincre. En moins de deux ans et demi, son génie fécond et sa volonté énergique l’aidèrent à accomplir cette tâche douloureuse et compliquée.

La paix fut conclue, l’armée réorganisée, l’insurrection domptée, l’unité rétablie dans l’État, la confiance raffermie dans les esprits, les finances relevées à un degré inouï par le succès sans exemple de deux emprunts de plus de 5 milliards, le territoire national racheté des mains de l’étranger que d’habiles négociations en firent sortir deux ans avant l’époque fixée par les traités. Pacificateur et libérateur de la France, M. Thiers aurait voulu lui rendre un dernier service en y constituant la République à laquelle il conseillait d’être conservatrice pour être durable. Mais l’Assemblée lui ayant retiré sa confiance au moment où il la méritait le mieux, M. Thiers se démit du pouvoir qu’il avait si patriotiquement exercé et rentra dans la retraite avec une conscience satisfaite et une sereine dignité.

Si, après l’œuvre accomplie, on s’est montré ingrat dans l’Assemblée, le pays est resté reconnaissant envers le grand citoyen qui avait su le sauver et qui venait de recommander la République à la France et la sagesse à la République. À la mort de M. Thiers, un immense deuil public attesta par la vivacité du regret la grandeur de la perte. Des hommages universels furent rendus à ses services et à sa mémoire. Des villes en très grand nombre et dans toutes les parties de la France, voulurent, à l’envi, décorer leurs rues ou leurs places de son nom. Des statues durent être érigées en son honneur : l’année dernière à Nancy, où reconnaissance des départements de l’Est a consacré un beau monument au libérateur du territoire ; aujourd’hui à Saint-Germain, où le grand patriote est venu rendre dernier soupir en écrivant ce magnifique manifeste, témoignage immortel de ses libérales pensées et de ses prévoyantes recommandations ; l’année prochaine à Marseille, qui s’honore d’avoir donné le jour à un aussi glorieux serviteur de l’esprit humain et de la France ; plus tard Versailles, où sa statue sera placée dans ce musée de l’histoire.

Ces éclatants hommages de l’affection nationale et les œuvres impérissables d’un infatigable génie transmettront jusqu’à la plus lointaine postérité les services et la gloire de M. Thiers.