Funérailles de M. Thiers

Le 8 septembre 1877

Ustazade SILVESTRE de SACY

INSTITUT DE FRANCE.

ACADÉMIE FRANÇAISE.

DISCOURS

DE M. SILVESTRE DE SACY

MEMBRE DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE

PRONONCÉ AUX FUNÉRAILLES

DE

M. THIERS

Le samedi 8 septembre 1877.

 

MESSIEURS.

Au milieu du deuil qui couvre en ce moment le pays tout entier, permettez à l’Académie française, si cruellement frappée par la mort d’un cher et illustre confrère, de faire éclater devant vous sa propre douleur et de déplorer l’immense et irréparable perte que lui inflige cette mort, aussi peu attendue, aussi peu prévue que si elle était prématurée.

Après M. de Lamartine, après M. Berryer et M. Guizot, M. Thiers disparaît à son tour. Quel vide ne va-t-il pas laisser parmi nous, lui, un des plus haut placés et des plus anciens dans cette glorieuse légion d’hommes de cœur et de talent qui ont répandu sur ces cinquante dernières années un si pur et un si durable éclat !

M. Thiers, nous le savons bien, Messieurs, était avant tout un homme politique. De bien autres titres que des titres purement littéraires recommandent et immortaliseront sa mémoire, nous sommes loin de l’oublier. Avec vous, avec toute la France, nous pleurons en lui l’homme d’État, qui, dans des jours de désolation et de ruine, ne désespéra pas de la patrie ; le libérateur de notre sol envahi ; le citoyen intrépide qu’aucune fatigue, aucun dan­ger, aucune souffrance morale ou physique ne pouvaient retenir lorsqu’il s’agissait de porter secours à l’indépendance nationale menacée ou de défendre et de sauver en un moment suprême la société en péril ! Mais, vous aussi, Messieurs, ne vous associez-vous pas à notre douleur et à nos regrets, et ne venez-vous pas sur cette tombe rendre avec nous un dernier et solennel hommage à l’écrivain qui vous a si souvent émus et charmés, à celui que l’on a pu justement appeler notre historien national, à l’orateur que son éloquence a placé au premier rang parmi les plus fameux des anciens et des modernes ?

Dieu me garde pourtant, Messieurs, de vous arrêter longtemps sur des appréciations littéraires que ne me permettent ni le lieu ni le moment. Les deux grandes histoires de M. Thiers, qui ne les connaît pas ? Davisquel coin si reculé de l’univers ne les a-t-on pas lues et ne les lit-on pas encore ? L’Histoire de la Révolution française, l’œuvre de la jeunesse de M. Thiers, le coup d’essai qui fit tout de suite de son nom un nom populaire, rapide et brillante improvisation, pleine de mouvement, de feu et de passion aussi, mais d’une passion qu’excusent et qu’ennoblissent, même lorsque l’on peut croire qu’elle s’égare, les plus généreux sentiments, l’amour de la France, l’amour de la liberté, une foi inébranlable dans l’avenir ouvert à l’humanité par ces principes de justice et d’égalité dont nous avons pavé le triomphe si cher ! L’Histoire du Consulat et de l’Empire, le chef-d’œuvre de l’écrivain mûri par l’expérience et par la réflexion, le résultat de longues et d’immenses recherches dont l’auteur seul a senti la peine sans qu’elles aient pu refroidir jamais l’ardeur de son âme et de son talent, colossal et vivant tableau où, à côté des opérations de la guerre mises avec une clarté merveilleuse sous les yeux du lecteur, se déroulent toutes les questions qu’embrasse la politique extérieure et intérieure, diplomatie, finances, administration, législation civile et religieuse, car tout alors était à refaire ! Draine, enfin, le plus émouvant des drames qui, après avoir commencé par tant de prospérités et de victoires, finit sur le rocher de Sainte-Hélène par un héroïque martyre ! Quelque jugement que l’on puisse porter sur certaines parties de ces grands ouvrages, ils ne périront pas ! Le patriotisme et le talent de M. Thiers y ont mis cc principe de vie qui, après avoir fait leur succès auprès des contemporains, leur assure auprès de la postérité une immortelle durée !

Et l’orateur, Messieurs, vous l’avez vu pour la plupart, vous l’avez entendu à la tribune ! Ne vous semble-t-il pas, en ce moment même, qu’un jour, demain, vous le reverrez et vous l’entendrez encore ? Que pourrait-on vous en dire qui ne restât bien au-dessous de vos propres souvenirs ? Quelle heureuse et brillante facilité de parole, soit que M. Thiers eût le temps de préparer ces grands discours où il n’oubliait rien, soit qu’un incident imprévu, une impatience, une juste indignation, la nécessité de répondre tout de suite, le précipitât à la tribune et lui inspirât, comme j’en ai été le témoin, quelques-uns de ses plus beaux morceaux oratoires ! Quelle clarté dans les discussions d’affaires les plus épineuses et les plus arides, et, par-dessus tout, quel bon sens un bon sens si persuasif que, revêtue de ses couleurs et de son apparence, l’erreur même pourrait séduire jusqu’aux sages !

J’ajoute un dernier trait, Messieurs, celui qui est le caractère propre des grands esprits et des vrais talents, la simplicité. Jamais homme n’eut plus d’horreur que M. Thiers des grands mots et des phrases ambitieuses.

L’effet, il ne le cherchait que dans la force de ses raisons et dans la persévérance avec laquelle il les présentait sous tous leurs aspects, jusqu’à ce que la démonstration fût irrésistible et complète. Chaque orateur a son génie particulier ; toute comparaison entre des hommes qui n’ont pas poursuivi le même but par les mêmes moyens serait injuste et défectueuse ; M. Thiers a été le premier dans son genre, et ce genre était excellent !

Tant d’objets divers proposés à l’activité de M. Thiers n’épuisaient pas le feu secret qui brûlait dans son âme et lui laissaient encore bien du temps et de l’attention de reste pour se livrer à l’attrait naturel qui le portait vers tout ce qui est grand et beau. Les arts, il les aimait avec passion. Aucune fatigue ne lui coûtait pour aller voir un tableau ou une statue, aucune dépense pour les acquérir si c’était possible. Jeune ou vieux, il aurait été les chercher au bout du monde.

Les lettres, il en faisait sa plus douce distraction, la lecture le délassait et le consolait de tout, en choisissant beaucoup, il est vrai, et avec une sévérité de goût et de préférence qui allait peut-être jusqu’à l’intolérance. Virgile et Cicéron parmi les anciens, Cicéron, son idole, et auquel il sacrifiait sans hésiter jusqu’à Démosthène ; Racine, Bossuet et Voltaire, parmi nos grands écrivains français ; c’était là qu’il revenait toujours dans ses aimables et charmantes conversations du soir, lorsque la politique le laissait un peu respirer.

L’écrivain descendu de son cabinet de travail, ou l’orateur de la tribune, redevenait bien vite, dans ce salon où l’on était si gracieusement accueilli, le’ plus spirituel et le plus piquant des causeurs, sans que l’esprit coûtât jamais rien au bon sens. Inépuisable en traits ingénieux et en anecdotes que lui fournissait son immense lecture ou ses propres souvenirs. M. Thiers aimait qu’on l’écoutât : il savait écouter les autres et leur laissait volontiers la liberté de leurs opinions et de leurs goûts, d’autant plus facile à prêter l’oreille à leurs raisons, qu’une fois sa conviction faite, elle était inébranlable et qu’il ne craignait guère qu’on l’en fît changer ; au total, Messieurs, le meilleur, le plus bienveillant, le plus simple des hommes, lorsqu’une courte passion ne l’agitait pas ; sans fiel dans le cœur, sans rancune profonde, et toujours prêt à rire le premier de ses grandes colères d’un jour ou d’un moment.

D’ailleurs, le plus fidèle et le plus tendre des amis, et digne, à ce titre seul, d’être aimé à son tour comme il l’a été, comme il l’est encore, hélas ! par cet autre lui-même, par ce compagnon inséparable de toute sa vie, grand historien et grand écrivain aussi, par ce cher et vénéré confrère qui nous reste et dont nous voudrions bien, si c’était possible, adoucir l’amère douleur par nos tendres et respectueuses sympathies !

Hélas ! Messieurs, le coup qui a frappé mortellement M. Thiers a été si soudain et si foudroyant qu’il ne lui a pas même laissé le temps de dire un dernier adieu, de tendre une dernière fois la main à celle qui, unie bien jeune au sort de M. Thiers, après lui avoir donné pendant une si longue suite d’années les preuves les plus touchantes d’un dévouement et d’une affection admirables, ne le quittant jamais, partageant avec le même courage et la même sérénité ses bons et ses mauvais jours, veillant sur lui avec un œil d’épouse, je dirais presque de mère, n’a pu, dans ce dernier et à jamais cruel moment, que lui fermer ces yeux qui ne la voyaient plus et pleurer avec désespoir sur son lit de mort ! Une autre, bien digne aussi de la plus respectueuse compassion, une sœur de Mme Thiers, l’ornement il y a quelques jours encore de cette aimable maison, de ce salon aujourd’hui vide et désolé, peut seule par son affliction même consoler l’affliction de la malheureuse veuve et lui faire trouver encore, avec le temps, quelque douceur dans la vie.

M. Thiers n’est pas seulement pleuré de ses parents et de ses amis, il l’est de tous ceux qui l’approchaient et des plus humbles serviteurs de sa maison. N’avais-je pas raison de vous le dire tout à l’heure : M. Thiers était bon !

Pour moi, vous me pardonnerez, Messieurs, d’ajouter ici, en mon nom personnel, un mot, un seul mot. Appelé assez récemment par M. Thiers lui-même dans sa familiarité, je l’ai vu de près et je l’ai aimé. Il me traitait en ami, et c’est en ami que je le pleure en ce moment. Bien peu d’années sans doute me sont encore réservées ; mais, tant que ce cœur battra, rien n’en arrachera le souvenir que M. Thiers y a laissé !