Réponse au discours de réception d’André-Hercule de Fleury

Le 23 juin 1717

Jean-Baptiste-Henri de VALINCOUR

RÉPONSE de M. de VALINCOUR alors Directeur de l’Académie, au Difcours prononcé par M. de Fleury ancien Evêque de Fréjus, Précepteur du Roi, le jour de fa reception.

 

MONSIEUR,

La mort de M. de Callieres nous a privez d’un Académicien dont le mérite avoit paru dans plufieurs emplois illuftres, & que fon amour pour les Lettres, & fon affiduité à nos exercices avoient rendu fort cher à l’Académie : elle en confervera long-tems la mémoire, mais elle n’a pas délibéré long-tems fur le choix de fon Succeffeur.

 

Nous n’étions encore occupez que du jufte regret que nous a caufé fa perte : déjà la Cour & la Ville vous avoient défigné pour la réparer.

 

Et lorfque dans le tems prefcrit pour nos Affemblées, tous les fuffrages fe font trouvez réunis en votre faveur ; nous avons moins fongé à faire un nouveau choix, qu’à confirmer celui que le Public avoit fait avant nous, & qui nous étoit annoncé par une approbation univerfelle.

 

Mais la place que vous rempliffiez fi dignement auprès du Roi, vous donnoit encore de nouveaux droits fur celle que vous venez remplir aujourd’hui parmi nous.

 

Elle femble vous avoir été tranfmife à titre de fucceffion par ces grands perfonnages qui l’ont occupée avant vous, & qui étoient chargez comme vous d’une éducation d’où dépendoit le bonheur de l’Etat.

 

Deftiné à cultiver dans le cœur & dans 1’efprit de notre jeune Monarque, les vertus & les grandes qualitez qui commencent à briller en fa perfonne, & qui doivent être un jour les fources de la félicité publique ; il étoit bien jufte que vous vinffiez quelquefois inftruire de leurs progrès une compagnie fi capable de leur donner de juftes louanges.

 

Nous efpérons auffi, MONSIEUR, qu’étant admis dans le Sanctuaire des Mufes, vous ferez entendre au Roi qu’elles attendent de lui la même protection, dont, à l’exemple de Charlemagne & de François premier, fon Augufte Bifayeul les a toujours honorées.

 

Si les Mufes ont befoin de la protection des Rois, les plus grands Rois ne laiffent pas de devoir quelque chofe aux Mufes. Ce font elles qui ont jetté les fondemens de la Société civile, & qui ont appris aux premiers hommes à refpecter les premiers Rois.

 

Il ne faut point pour cela les chercher fur le Parnaffe, ni en faire des Déeffes : les Mufes en effet ne font autre chofe que les différens moyens dont la raifon s’eft toujours fervie pour s’infinuer dans l’efprit des hommes, tantôt par la fimplicité du difcours, ou par la majefté de l’éloquence ; tantôt par la fublimité de la Poëfie, ou par les charmes de la Mufique.

 

Mais fans rappeller ici les merveilles d’Amphion & d’Orphée, ni tant d’autres fictions ingénieufes fi chéres aux Grecs, qui ont toujours été des enfans, comme un Prêtre d’Egypte le reprochoit à Solon ; ne font-ce pas les Poëtes qui ont appris les premiers aux peuples qu’ils doivent regarder les Rois comme les images vivantes de la Divinité, & aux Rois qu’ils doivent fe regarder eux-mêmes moins comme les Maîtres que comme les Péres & les Pafteurs de leurs Peuples. Ce font les Poëtes qui ont dit les premiers que chaque particulier doit toujours être prêt à fe dévouer pour le Public, & que l’obligation de mourir pour fa patrie eft le feul Oracle qu’il faille confoler quand il s’agit de la défendre. Ce font eux enfin qui les premiers ont cité les hommes aux actions généreufes de la Guerre, & aux travaux pénibles de l’Agriculture, dont même ils ont donné d’utiles préceptes. Et les Hiftoriens marquant avec foin l’origine & l’établiffement des Loix & des Coûtumes de chaque pays, & tenant un Regiftre fidéle des actions bonnes & mauvaifes, qui méritoient d’être tranfmifes à la poftérité, donnerent lieu aux Philofophes de déterminer les bornes du jufte & de l’injufte, & de faire voir en quoi confifte la difformité du vice & la beauté de la vertu.

 

Les Orateurs & les hommes d’État inftruits par les Philofophes & par les Hiftoriens, commencérent enfuite à joindre les régles de la Morale aux rafinemens de la Politique, & dans le Cabinet des Rois, ou dans les Affemblées, des Peuples, ils fçurent par des raifons folides appuyer des confeils falutaires, & montrer les différens avantages & les droits différens de la Paix & de la Guerre.

 

Voilà ce qu’a produit parmi les hommes le commerce des Mufes, ou pour parler plus exactement, l’étude des bonnes Lettres. Voilà ce que les Rois ont tant d’intérêt de protéger & de faire fleurir dans leurs États, s’ils font touchez du bonheur de leurs Sujets, & fenfibles autant qu’ils le doivent être à l’intérêt de leur propre gloire.

 

Pour un fimple particulier, c’eft une vertu que de méprifer la gloire, & d’aimer à être ignoré des hommes, dans le tems même où il fait les actions les plus dignes de leurs louanges.

 

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Mais les Rois continuellement expofez aux yeux & au jugement de tout l’Univers, font à cet égard dans une obligation bien différente ; & c’eft un devoir pour eux que d’agir toujours d’une maniére propre à s’attirer de la gloire & des louanges, quoiqu’il ne leur foit jamais permis d’en faire le motif, ni la récompenfe de leurs actions. Dès que la providence choifit un homme pour commander aux autres, & qu’elle met entre fes mains le bonheur ou le malheur de ceux qu’elle a foumis à fes rodres, il devient dans ce moment refponfable de fes actions, de fes penfées, de fes paroles, en un mot de toute fa réputation, non feulement à tous les hommes de fon fiécle, mais aux hommes de tous les fiécles à venir.

 

Dès-lors il doit fonger à fe faire des témoins refpectables & dignes de foi, qui puiffent inftruire la poftérité de fa juftice, de fon courage, de fon amour pour fes peupàles, & de l’ufage qu’il aura fait de l’autorité  qui lui a été confiée. Car c’eft dans ces témoignages éternels, & non fufpects, & non dans de fades & de frivoles éloges que confifte la véritable gloire des Rois : & par où peuvent-ils fe les affûrer après les avoir méritez, fi ce n’eft par le foin qu’ils prennent de faire fleurir les Lettres dans leurs Etats ?

 

Quel intérêt n’a donc point notre Monarque de leur donner de bonne heure des marques de fa protection, lui qui doit fournir un jour à leurs nobles travaux une fi glorieufe matiére ! Nous admirons déjà dans fes moindres actions des graces pleines de majefté, & un amour pour la juftice qui eft le principe de toutes les autres vertus.

 

Quels fentimens d’humanité ! quelles larmes précieufes quand il a fallu marquer fa tendreffe & fa reconnoiffance ! quel plaifir à faire du bien ? & quelle crainte ne témoigna-t’il pas d’en perdre une occafion le jour qu’on lui dit que fa préfence alloit fauver la vie à un homme condamné à la mort !

 

Déjà comme le jeune Alexandre, il a charmé par fa fageffe, non pas les Ambaffadeurs du grand Roi ; mais un grand Roi lui-même, qui après s’être inftruit comme Ulyffe des mœurs & des coûtumes de tant de peuples différens, eft venu rendre un jufte hommage au mérite naiffant du jeune Louis.

 

Heureufes donc les Lettres à qui notre Prince offre déjà tant de vertus à célébrer, mais qu’il me foit permis de le dire, heureux le Prince qui prend poffeffion d’un grand Empire dans un tems où les Lettres y font fi foriffantes.

 

Que la ftupide ignorance qui s’approche fi hardiment du trône des Rois, ne dife plus que les Lettres & les Sciences ne font bonnes dans un Etat qu’à fournir aux gens oififs d’inutiles amufemens.

 

Elles font devenues agiffantes & laborieufes dans notre fiécle, & n’y font eftimées qu’autant qu’elles rendent les hommes ou plus vertueux ou plus capables de remplir leurs devoirs dans toutes fortes d’états & de conditions.

 

Le foin que vous avez pris, MESSIEURS, de porter notre Langue à fa perfection, en a fait la Langue Univerfelle de tous les Siécles, de tous les Pays, de toutes les Sciences, & de tous les Arts.

 

L’Eloquence de la Chaire & celle du Barreau ne parlent plus que pour perfuader & pour inftruire des Auditeurs qui ne fe laiffent plus éblouir par de vaines paroles, & qui n’ont plus d’attention que pour les chofes qui peuvent les rendre ou plus fages ou plus heureux.

 

La Poëfie reprenant des fentimens dignes de fa premiére origine, entreprend aujourd’hui de confondre l’impiété d’Epicure par les mêmes armes dont on avoit abufé pour l’établir, & dans les miracles de la nature qu’elle explique avec des graces nouvelles, fait voir toute la fageffe & toute la majefté de celui qui en eft l’auteur. Elle nous a donné des Odes où la nobleffe du ftyle fe joint à la pureté de la Morale : des Satires qui vengent le bon fens outragé dans des Ouvrages ridicules ; des Tragédies &égales ou fupérieures à celles d’Euripide & de Sophocle, où la vérité triomphe, où le vice eft condamné, & dont quelques-unes ne font pas indignes de la majefté de l’Ecriture qui en a fourni les fujets.

 

Que fi nous n’avons pas été plus heureux pour le Poëme épique, que les Romains pour la Tragédie, nous avons du moins le plaifir de voir Homere devenu François, parler notre Langue, comme s’il avoit été élevé à l’Académie, & par là fe réconcilier avec des perfonnes de grand mérite, qui n’avoient d’autres défauts à lui reprocher que d’avoir écrit tant de merveilles dans une Langue qui n’étoit pas la nôtre.

 

L’Hiftoire offre tous les jours des fecours nouveaux à ceux qui veulent s’y inftruire par rapport à la Guerre, à la Politique, aux Loix & aux Coutumes de l’État, & aux véritez mêmes les plus importantes de la Religion. L’Hiftoire Eccléfiaftique n’a plus rien d’obfcur, & la tradition des Eglifes Orientales jufqu’à préfent inconnue aux plus Sçavans hommes, nous eft suffi familiére que celle de nos propres Eglifes. La Médecine, l’Anatomie & la Chimie font tous les jours de nouvelles découvertes qui font auffi-tôt rendues utiles à tous les hommes dans cette Hiftoire qu’on peut appeller l’Hiftoire de la nature, & qui fait tant d’honneur à noftre Nation & à notre fiécle.

 

L’Algébre même & la Géométrie du haut de leurs fpéculations les plus abftraites font defcendues dans les boutiques & dans les ateliers : elles y dirigent les Arts utiles à la vie, elles montent fur les Vaiffeaux dont elles ont déterminé la conftruction, elles en calculent la route, elles vont aux extrémitez du monde perfectionner l’Aftronomie & la Géographie, & ouvrir de toutes parts de nouveaux chemins au Commerce.

 

Voilà, M0NSIEUR, l’état où fe trouvoient les Lettres lorfque le Roi eft parvenu à cette glorieufe fucceffion, dont j’ofe dire qu’elles ne font pas une partie méprifable ; & nous voyons avec joie qu’elles n’ont point à craindre les malheurs qu’elles ont fouvent éprouvez à la fin des Régnes les plus floriffans.

 

Elles font fous la direction du chef de la Juftice, qui leur rend aujourd’hui avec ufure tout l’honneur qu’elles lui ont fait dans fa jeuneffe, & de qui l’on peut dire, comme du vieux Caton, qu’il n’auroit jamais aimé les belles Lettres avec tant d’ardeur, s’il n’eût reconnu que pour ceux qui en fçavent faire un bon ufage, l’étude des Lettres eft l’étude de la vertu même.

 

Que n’ont-elles point à efpérer de ce grand Prince que fa naiffance, les Loix du Royaume &. le confentement unanime de la Nation rendent le légitime Dépofitaire de l’autorité Royale, & qui étant chargé du poids de toutes les affaires du Royaume, a voulu fe réferver encore le foin particulier d’une de nos Académies !

 

Les Mufes n’ont pas attendu qu’il fût le Maître des graces pour l’appeller leur Protecteur, il fe fouvient encore qu’il leur doit les plus douces heures de fa vie ; & pendant qu’il dérobe à fon repos ces heures pénibles qu’il donne aux foins de l’État, il regrette peut-être ces momens paifibles qu’il pouvoit donner aux Sciences & aux beaux Arts, & qui lui en ont acquis une connoiffance fi furprenante.

 

Mais ce qui a rempli toute l’Europe d’une jufte admiration ; c’eft un changement bien différent de celui que Ciceron admiriît dans cet illuftre Sénateur, qui n’étant jamais forti de Rome où il avoit été élevé dans l’embarras des affaires civiles, devint un grand Capitaine à force de lecture & de réflexion durant la navigation qu’il fit pour aller joindre fon armée.

 

Le Prince dont je parle n’a pas même eu le loifir de la réflexion, ayant donné toute fon application à la guerre qui lui a acquis tant de réputation & de gloire, n’ayant jamais pu donner aux affaires aucuns de ces momens fi glorieufement employez ailleurs : à peine s’eni trouve-t-il chargé pour le bien du Royaume, que dans l’inftant même il les pénétre avec la même facilité que s’il les avoit gouvernées toute fa vie. Rien n’eft obfcur pour lui ; rien n’échappe à fa prévoyance & à fon exactitude. Puiffe-t-il pour récompenfe de fes nobles travaux avoir la jufte fatisfaction de faire tout le bien qu’il défire : & puiffent les malheurs de l’État, fuites néceffaires des longues guerres, ne mettre pas encore long-tems des obftacles infurmontables aux fages projets qu’il forme pour le bonheur des peuples.

 

Les Lettres ne trouvent pas deux Protecteurs moins favorables dans ce grand Prince & dans cette illuftre Maréchal qui font auprès de la facrée perfonne du Roi ; ils fçavent combien elles font néceffaires aujourd’hui pour fon éducation, & combien elles feront un jour utiles pour fa gloire.

 

Le premier inftruit lui-même fous les yeux du grand Roi qui lui a tranfmis avec fon fang l’amour de la juftice & de la vertu formé par ces préceptes, honoré de fa confiance & de fa tendreffe joint à de fi grands avantages, un efprit orné de toutes les connoiffances convenables à fon rang, & un cœur rempli des fentimens les plus refpectables.

 

L’autre ayant été élevé avec fon Maître, toujours tendrement attaché à fa perfonne, & dont on peut dire, comme d’Epheftion, qu’il aimoit Alexandre, & que les autres aimoient le Roi. Il a vieilli dans les périls & dans les honneurs de la guerre : il fçait jufqu’où va l’amour des François pour leur Prince, & dans le récit qu’il fera au Roi de tant de fervices importans que de fi fidéles Sujets ont rendus à l’Etat aux dépens de leurs biens, de leur fang & de leur vie, il lui apprendra la plus belle partie de notre Hiftoire.

 

Pour vous, MONSIEUR, qui avez toujours aimé les Lettres, il feroit inutile de chercher à vous mettre dans leurs intérêts, vous leur devez cet agrément & cette politeffe, qui joints à la douceur naturelle de votre efprit, vous gagnèrent le cœur de tout le monde dès que vous parûtes à la Cour.

 

Elles ont été vos compagnes fidelles dans cette extrémité du Royaume, qui étant devenue l’objet de vos devoirs devint bientôt celui de votre tendreffe. Elles vous ont fervi à rendre fenfibles & touchantes les inftructions que vous y donniez à ces peuples que vous regardez encore comme vos enfans, & qui vous regarderont toujours comme leur pere.

 

Ils n’oublieront jamais ces jours malheureux ou ils fe virent livrez à la difcrétion d’un Ennemi à qui ils n’avoient rien à oppofer que leurs larmes & la charité de leur Evêque. Votre préfence les raffûra, votre zèle & le talent que vous avez de perfuader infpirérent la douceur à celui qui avoit les armes à la main, & vos libéralitez réparèrent abondamment les defordres que caufe toujours le paffage d’une armée qui ne trouve point de réfiftance.

 

Faites donc entendre au grand Prince que vous inftruifez, que les Lettres ne font pas un fi fimple ornement de l’efprit, & qu’elles font encore plus néceffaires à un Roi pour fçavoir commander qu’à fes Sujets pour fçavoir obéir.

 

Dans un Etat bien policé, chaque particulier eft fuffifamment averti de fes devoirs ; fes amis, fes ennemis, les Loix, les Magiftrats ne lui permettent pas de les oublier, ni de rien entreprendre qui y foit contraire. Les Rois feuls font privez de ces utiles fecours.

 

Dès que l’âge prefcrit par les Loix les met en poffeffion du pouvoir fouverain, les confeils, les remontrances, la juftice, la raifon même n’ont plus fur eux d’autre pouvoir que celui qu’ils veulent bien leur donner : comme il eft plus utile de chercher à leur plaire qu’à les inftruire, les Courtifans moins attentifs à les fervir qu’à fe fervir d’eux, applaudiffent à tout ce qu’ils difent, trouvent jufte tout ce qu’ils veulent, la trifte vérité difparoît par le foin continuel qu’on a de l’éloigner ; & le Prince à qui elle eft chere ne fçauroit plus la retrouver que dans les livres où il a appris à la chercher durant fa jeuneffe, feul azile dont elle ne peut être chaffée par l’impofture, & où la flaterie ne fçauroit la déguifer.

 

Que les bons livres foient donc chers à notre Prince, puifqu’ils doivent un jour lui être fi néceffaires ; qu’il s’accoutume de bonne heure à les regarder comme de fages Confeillers & comme fes amis les plus fidéles.

 

Qu’il fe fouvienne que fon augufte Bifayeul fi libéralement pourvu par la nature de tous les talens qu’elle peut donner à un homme né pour commander aux autres, a pourtant fenti plus d’une fois qu’il manquoit de ceux qui ne fçauroient être acquis que par l’étude.

 

Alexandre au milieu de fa gloire, fe plaignit de n’avoir pas appris à paffer un fleuve à la nage. LOUIS au milieu de la fienne a regretté de n’avoir pas appris la Langue Latine, & a fait des efforts louables, mais toujours inutiles, à un certain âge pour réparer cette perte.

 

C’eft à vous, MONSIEUR, que la France fera un jour redevable d’avoir rempli l’efprit du Roi de toutes les connoiffances qui lui font néceffaires & qui contribueront à le rendre fuivant nos vœux le modéle des bons Rois, le pere de fes peuples & l’objet éternel de leur amour.