Rapport sur les concours de l’année 1850

Le 8 août 1850

Abel-François VILLEMAIN

RAPPORT SUR LES CONCOURS DE L’ANNÉE 1850.

DE M. VILLEMAIN,
SECRÉTAIRE PERPÉTUEL DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE,

Le 8 août 1850

 

 

MESSIEURS,

L’Académie doit au public ami des lettres les motifs de son jugement sur quelques-uns des travaux qui les honorent, sur ceux du moins qu’elle désigne par les récompenses dont elle est dépositaire. Le premier de ces prix, celui qui, par une disposition particulière, peut s’attacher plusieurs années de suite au même ouvrage, n’a donné lieu cette année à aucun examen nouveau. Nul ouvrage historique dans les conditions du concours n’était présenté ; et le grand prix fondé par le baron Gobert pour le morceau le plus éloquent d’histoire de France est maintenu aux Considérations sur l’histoire de France, de M. Augustin Thierry. L’Académie a regardé seulement comme un titre de plus à la durée de cette exception éclatante le travail non terminé que vient de publier M. Augustin Thierry, l’Introduction à la collection des monuments inédits de l’histoire du tiers état en France. Il lui a paru que l’intention du généreux fondateur n’était pas trompée si le privilège qu’il a préparé pour le talent et l’indépendance qu’il a voulu lui assurer ont permis à l’auteur de poursuivre une telle œuvre, à travers tous les obstacles de la souffrance et tous les changements du sort.

Incomplète encore, mais allant déjà des communes barbares de la Gaule romaine envahie jusqu’au règne de Louis XIV, cette introduction est l’énergique et savant résumé des progrès de la civilisation en France, et de cette promotion graduelle du pays longtemps puissante par sa gradation même, de cette succession d’efforts commencés dans les premiers rangs, suscités dans tous, et concourant de toute part à la grandeur commune ; et enfin de l’action croissante que prenait ce tiers état qui serait un jour la France, et aurait à la régir et à la défendre. Dans la justice de l’auteur envers le passé, dans sa ferme espérance, dans le sentiment d’unité française dont il anime tout son discours, dans le sujet même de ce discours, dans ce fonds national partout pressenti, et qui s’élève sans cesse sous l’influence de la royauté laborieuse, il y a comme la suite, l’ensemble et la conclusion entrevue des travaux de M. Augustin Thierry sur notre histoire. Espérons qu’il achèvera, en portant cette impartiale analyse jusqu’à 1789 et au delà et, dès à présent, honorons ce courage d’esprit qui, du milieu de la cécité et de l’immobilité presque entière du corps, fait sortir l’œuvre nouvelle d’une science si exacte, et d’une pensée si vivante et si libre. L’Académie maintient également à l’Histoire de la France sous Louis XIII, par M. Bazin, le second prix obtenu par un ouvrage qui, dans plus d’un autre concours, aurait eu la première place.

Parmi les nombreux ouvrages présentés aux prix Montyon, l’Académie a dû distinguer d’abord quelques écrits d’un ordre plus philosophique où la pensée morale a pour but la vérité abstraite, et pour instruments l’érudition et la science. Un de ces ouvrages, qu’elle n’a jugé qu’en partie, et dont elle n’adopte que l’intention principale et les nobles déductions, se propose de concilier deux puissances trop souvent séparées l’esprit d’investigation scientifique et la foi spiritualiste. Cette intention est celle qui, de Descartes à Newton, à Euler et à leurs disciples immédiats, inscrivait sur toutes les recherches de science le beau nom de philosophie naturelle. L’auteur du nouvel ouvrage, pour dire à notre siècle la même vérité, appelle son travail Philosophie spiritualiste de la nature. Initié par une forte étude aux sciences physiques, les prenant à leur degré actuel de précision sévère et quelquefois encore de hardiesse conjecturale, ne négligeant aucune observation, ne s’effrayant d’aucune idée, il s’attache à démontrer que, découvertes et systèmes, laborieuse conquête de l’analyse, ou téméraire intuition de la pensée, tout aboutissait ou pouvait être invinciblement ramené à cette vérité suprême qui a précédé et formé le monde, et qu’enfin la nécessité de Dieu éclatait d’autant plus que la lumière des sciences était plus grande.

Cette vue constante, le grand travail de l’auteur, son effort pour faire entrer dans le nombre des vérités applicables de nouvelles séries de faits et d’idées, la gravité de sa conviction et de ses études, tout commandait l’attention pour cet ouvrage d’un savant jeune homme. On pouvait regretter qu’il n’eût pas, à l’exemple de Fontenelle, de Mairan, de Bailly et d’autres plus récents, entouré toujours d’une vive clarté le passage des faits scientifiques dans le domaine commun de l’intelligence. On pouvait croire que le progrès de la science se marquerait par la netteté croissante du langage. Mais à nos yeux déjà, réserve faite de quelques points peu accessibles ou contestés par les maîtres, il restait dans les belles considérations de l’auteur sur l’ordre général du monde, dans sa réfutation de quelques théories étrangères, dont l’idéalisme excessif devient un matérialisme nouveau, dans le rapport cherché entre les réalités de la science et les vérités non moins certaines de la psychologie, entre ces vérités et les instincts du cœur, il restait dans les prémisses dans quelques développements et dans la conclusion de l’ouvrage, un grand titre à l’estime, et un service rendu aux lettres et à la jeunesse. C’est là ce que couronne avec confiance l’Académie. L’auteur est M. Henri Martin doyen de la Faculté des lettres de Rennes.

Un autre travail plus visiblement rapproché de l’objet dit concours, la Morale sociale, par M. Garnier, professeur de philosophie à la Faculté des lettres de Paris, a également obtenu les suffrages de l’Académie. Aucune des questions que le titre de l’ouvrage rappelle ne manque sous la plume facile de l’auteur. On peut même s’étonner qu’il ait encore étendu un sujet si vaste, en y comprenant l’étude des diverses formes de gouvernement et des théories politiques. Dans un livre entier de son ouvrage, sous le titre d’Organisation du pouvoir, il touche des questions qui ne tiennent pas à la morale, ne sont pas résolues par elle, et qu’on juge imparfaitement, si on ne compare tous les faits. Ainsi, dans la monarchie représentative d’Angleterre, dans son aristocratie durable et renouvelée, dans sa chambre des communes, où tant de puissance pour la réforme s’unit à la stabilité, il a méconnu ce que devinait Montesquieu, ce qu’un siècle a constaté depuis, et ce que dira l’avenir sur la force de ce gouvernement qui avance sans tomber, et se modifie sans s’altérer. Il s’est exposé de même, en jugeant les États-Unis d’Amérique, à blâmer avec trop peu de fondement quelques règles de leur constitution, et, par exemple, à prendre une précaution pour un défaut de logique, et un correctif calculé du suffrage universel pour une inconséquence. Enfin, dans son examen rapide des constitutions successives de notre patrie, bien des choses peuvent être contestées ; mais là, du moins on reconnaît toujours, avec l’étude attentive des lois, le sens patriotique de l’auteur et sa modération courageuse.

Toutefois, c’est en dehors des systèmes de gouvernement et d’organisation constitutionnelle, c’est dans les vues de l’auteur sur la société domestique et civile que l’Académie a cherché le caractère de l’ouvrage. Là, sans doute, se rencontre aussi la question politique, mais celle qui tient aux racines mêmes de toute agrégation humaine, à la propriété, à la famille, aux premiers éléments d’équité et de liberté, celle enfin qui faisait définir l’homme par un philosophe un être politique, c’est-à-dire, sociable. En reconnaissant à la propriété pour principe et pour cause d’extension le travail depuis le travail de la guerre jusqu’à celui du commerce et des arts, l’auteur montre la transmission de cette propriété aussi nécessaire et aussi juste que son origine. Car l’acquisition immédiate serait mal garantie et moralement peu précieuse, sans le droit de transmission qui assure la famille. Cet enchaînement des devoirs et des prévoyances de la terre, les conditions morales de la famille, l’éducation qui vient à son aide, les principes enfin de l’homme formé pour la société civile, les obligations qu’elle lui impose et les appuis qu’elle lui donne, tel est le sujet que résume l’auteur avec un mélange de raisonnements justes et de faits bien choisis. La section de son ouvrage où il traite de l’éducation offre particulièrement ce mérite. Sur une question tant discutée, il n’innove pas ; mais il expose dans un langage intéressant et calme le but de l’enseignement, sa destination morale avant tout, sa puissance très-grande pour prévenir et même pour réformer. Parcourant tous les degrés, toutes les formes d’instruction qui conviennent chez un grand peuple, depuis la plus nécessaire jusqu’à la plus complète, il montre quelle place doit toujours y conserver l’étude de ces vérités philosophiques qui prouvent à la raison ce que la religion enseigne au cœur. L’homme ainsi préparé, il l’introduit dans cette société où tant d’efforts sont à faire pour n’être pas inutile. Ces efforts, il voudrait les accroître encore en demandant pour tout emploi public des conditions d’épreuve qui représentent ce qu’exigent de labeur le noviciat et le progrès de la réputation dans les professions libres. Sans discuter ce principe dont tout changement politique proclame la nécessité et dérange un peu l’application, on y reconnaît l’honorable pensée du livre étendre à tout soin délégué par l’État les scrupules de la morale privée, et élever encore cette morale par le sentiment de l’honneur public et du devoir envers l’État. C’est ce dessein bien marqué et bien rempli que l’Académie approuve dans l’ouvrage de M. Garnier.

Un autre travail tout philosophique a paru également digne du prix d’utilité morale c’est un examen sévèrement méthodique de l’opinion d’Aristote sur le problème qui importe le plus à l’humanité, ou plutôt sur la certitude la plus consolante pour elle. L’auteur a pensé qu’il ne fallait pas laisser à la doctrine sceptique l’avantage qu’elle a pu tirer de quelques paroles douteuses d’un si grand homme, ou de quelques fausses interprétations de ses disciples. Il lui a semblé que ce génie analogue à la science moderne par l’observation et l’étendue devait être revendiqué comme un des premiers témoins de l’étude intérieure de l’âme, et de sa puissance à constater elle-même son immortelle nature. Profitant pour cette recherche des difficultés mêmes qu’elle offrait, c’est-à-dire, des vues si variées d’Aristote, de la grande diversité de ses ouvrages, de cette attention infinie qui va des classifications du monde matériel aux catégories du raisonnement, et de la métaphysique à la législation positive et à la poésie, il a partout détaché et finement saisi ce qui, de près, de loin, directement ou par induction, touchait à cette haute question de la spiritualité humaine ; et il a su, par un effort habile, rétablir à nos yeux, sous le nom moderne de Psychologie d’Aristote, la démonstration éparse dans le travail de ce grand esprit remontant par degrés de la matière végétative, de la matière animée et sentante, de l’âme sensitive à l’entendement pur, à l’abstraite et immortelle pensée, dans l’homme d’abord, puis en Dieu. Et cette étude, il l’a reproduite avec une simplicité rigide, comme sa conscience d’érudit et de penseur, sans digression, sans ornements, se refusant même quelques-unes de ces grâces austères de la beauté grecque, quelques-uns de ces traits d’imagination et de lumière semés par intervalle dans le style d’Aristote, et qu’il aurait pu recueillir. Mais il a voulu, dans l’exposition des actes de l’entendement pur, en imiter le procédé sévère, et ne donner à son langage d’autre éclat et d’autre passion que la vérité. Enfin, à cette restauration de l’antique il a fait succéder, sous la forme la plus précise, le supplément de la science moderne. Après la pensée d’un homme, il a résumé le travail des siècles, faisant d’autant mieux ressortir la grandeur de cette pensée, que tant de siècles et de lumières nouvelles n’y ont pas beaucoup ajouté. Et maintenant, si cet écrit est celui d’un jeune homme, si c’est, dans l’origine, un essai destiné pour les épreuves de l’enseignement classique, il n’en doit pas être moins précieux pour nous ; et on aime à penser que l’ouvrage où un point important de la philosophie ancienne est mieux traité, plus complètement éclairci qu’on ne l’avait fait encore, et où la première des vérités naturelles et sociales trouve un digne interprète, est en même temps un témoignage de l’élévation actuelle des études françaises. L’auteur est M. Waddington-Kastus, professeur agrégé de philosophie.

L’Académie, sans établir de gradation entre des mérites plus divers qu’inégaux décerne à chacun de ces ouvrages une médaille de trois mille francs.

Ce concours appelait d’autres écrits, ceux qu’a demandés surtout M. de Montyon, des lectures instructives et faciles des enseignements populaires. L’Académie a voulu accueillir à ce titre quelques noms honorés dans les lettres. Une femme dont la jeunesse fut inspirée du talent poétique, et qui a fait des vers qu’on n’oubliera pas, Mme Desbordes-Valmore, a publié, sous le titre des Anges de la famille, quelques touchants récits où se retrouve un heureux naturel de langage.

Le même mérite, avec une nuance de finesse dans la leçon, distingue quelques contes moraux composés par une femme dont l’esprit délicat s’était montré dans des romans et des œuvres de goût applaudies au théâtre. En écrivant les Soirées des jeunes personnes, Mme de Bawr, par la grâce et la brièveté, rend aimables les avis les plus sévères. Ses deux premiers récits surtout ont un charme qui plairait à de difficiles lecteurs.

A ce nom se mêle un nom nouveau. Sous le titre : Liberté, Égalité Fraternité, ramenant à l’Évangile ces termes de la loi politique, Mme de Challié, née de Jussieu, les commente avec cette élévation de langage que le respect de la vérité inspire à une âme jeune et sincère. Cet écrit est le noble gage d’un talent qui s’annonce.

Un livre très-élémentaire fait avec supériorité, l’Enseignement pratique dans les écoles maternelles honore le zèle et l’esprit distingué de Mme Pape, née Carpentier, qui avait déjà publié sur l’institution des salles d’asile un excellent essai couronné par l’Académie.

Paul Morin, par Mme Monmerqué, un recueil où des actes de vertu et de sages conseils sont heureusement rappelés dans les entretiens d’un instituteur, a paru un ouvrage utile, écrit avec art sous des formes simples.

L’Académie décerne à chacun de ces ouvrages une médaille de deux mille francs, et elle souhaite que des esprits élevés par l’étude des lettres s’occupent de cet enseignement populaire où l’imagination peut tant pour la raison.

L’Académie, sur les libéralités du même fondateur, avait ouvert un concours pour l’œuvre dramatique qui réunirait le mieux l’intention morale à la poésie. Tel avait été déjà, il y a quarante ans, l’objet d’un de ces prix décennaux institués au milieu des splendeurs et du silence de l’Empire. Mais alors, quand celui qui voulait honorer l’intelligence, sans l’affranchir, eut établi solennellement ces épreuves et ces prix offerts à toute œuvre d’imagination, de science, d’art, de philosophie, d’érudition historique ou littéraire que désignerait l’Institut, le jugement préparé avec tant d’éclat ne put être prononcé. Quelques-uns des poëmes déclarés dignes du prix déplaisaient au souverain. D’autres ouvrages désignés pour d’autres prix déplaisaient à des opinions puissantes. Une grande controverse remplaça le triomphe attendu, et la question indécise se perdit plus tard dans le changement du monde. Peut-être en effet, sur ces œuvres d’art que le talent adresse à la pensée publique est-il trop difficile de rendre des jugements, non pas seulement vrais, mais consentis de tous. Peut-être cette intention de se porter arbitre de toutes les concurrences du génie, et de décerner la plus personnelle et la plus enviée de toutes les gloires, dépassait-elle même un si grand pouvoir. Aussi de cette pensée d’un concours universel il n’est resté que l’institution de quelques prix autorisés par l’État et dans ce nombre celui que l’Académie décerne à l’art dramatique.

Dans le choix qu’elle a fait de deux ouvrages, dans le premier rang qu’elle donne à l’un, dans la part d’honneur qu’elle réserve à l’autre, il n’y a pas oubli d’autres ouvrages lus avec intérêt ou représentés avec succès. Ce que l’Académie n’a pas approuvé dans ces ouvrages laisse place à toute l’estime du talent, et ce qu’on peut y louer fait pressentir assez de force pour que les auteurs ne doivent être nommés ici que lorsqu’ils pourront être proclamés. Tragédie ou comédie, drame classique ou de forme irrégulière, imitation de Sophocle ou de Shakspeare, noblesse soutenue de langage ou libre mélange de tous les tous, l’art est infini dans sa variété ; et ce n’est au nom d’aucune forme particulière qu’il faut le borner ou l’avertir. Son indépendance est complète, son droit d’invention illimité. Mais sous toutes les formes qui lui sont loisibles, à travers toutes les libertés qu’il peut prendre, il est poursuivi de certains principes de justesse et de vraisemblance, de certaines nécessités de la raison poétique qui viennent, non d’Aristote ou de Racine, mais de la nature, et qui subsistent et commandent en proportion de l’absence de toute règle convenue et de toute tradition impérieuse, à peu près, s’il est permis d’appliquer à l’imagination ce qu’on peut dire des peuples ; à peu près comme il arrive à un grand peuple qui, plus il est libre, plus il a rejeté tous les jougs, hormis celui de son universelle volonté, plus il a besoin de prévoyance et de calme, de sagesse et de force avec lui-même et avec les autres.

Telle est maintenant la première et la dernière condition de l’art dramatique dans l’indépendance absolue dont il jouit : point d’entraves, rien d’arbitraire dans les formes de l’art, mais rien de faux dans l’invention ; point d’unités de temps ou de lieu, mais le bon sens et la vraisemblance ; point de bienséances artificielles, mais la grandeur vraie de l’histoire ou la peinture vraie ou bien choisie de la vie commune ; en un mot, une plus grande sévérité, un plus grand effort, parce qu’il y a plus de liberté. C’est en ce sens que l’Académie a dirigé son choix. Elle a préféré les ouvrages qui se rapprochaient de cette idée simple. Ainsi, dans une comédie morale par l’intention et d’un effet puissant au théâtre, la comédie de Gabrielle, par M. Émile Augier, sans approuver l’exagération d’un rôle secondaire et quelques autres défauts accessoires, elle a reconnu le talent et elle en a aimé l’usage. En mettant sur la scène, après tant d’autres, une crise de la vie domestique, l’avoir élevée à la poésie par l’honnêteté de l’âme et là où souvent la leçon n’avait été que moqueuse et l’exemple de la séduction plus dangereux qu’instructif, avoir rendu la leçon grave et la séduction ridicule, ce n’était pas un mérite vulgaire. Quelques bienséances peuvent avoir été négligées mais bien des traits de nature ont été fortement saisis. En partageant inégalement les torts, en montrant ceux que peut se donner une vie même laborieuse et dévouée, et ceux où peut tomber une imagination déjeune femme laissée sans défense, l’auteur a rendu la hardiesse du sujet qu’il a choisi vraisemblable, et il a tiré du seul contraste des caractères le nœud et le dénoûment du drame. Écrivant avec naturel et du style de la bonne comédie, il a su parfois y mêler, dans le personnage de la femme et dans celui de l’honnête homme, du mari, du père, quelques accents plus hauts, animés de grâce poétique et d’éloquence. C’était assez pour faire une œuvre d’art et pour mériter la distinction proposée.

Un autre ouvrage, cependant moins éprouvé par le succès au théâtre, a fixé aussi les suffrages de l’Académie, et lui a paru mériter une récompense détachée du prix. C’est le drame de la Fille d’Eschyle, par M. Autran, réminiscence gracieuse plutôt que forte imitation de l’art antique, mélange d’harmonie et de vers négligés, d’intentions heureusement nouvelles et de situations trop connues. Il a semblé à l’Académie, malgré les défauts de l’ouvrage, que cet effort d’un homme de talent vers la simplicité devait être honoré, et qu’il était bon de montrer comment un souffle d’Athènes pouvait encore animer, en la réglant, notre liberté théâtrale. Rien de moins complexe que la fable de l’auteur, quoiqu’elle renferme presque une double action. Le poëte Eschyle dans sa vieillesse, accusé de sacrilège par le grand prêtre, au fils duquel il a refusé sa fille, est défendu devant l’Aréopage par le jeune Sophocle, aimé d’elle. Au moment où il va récompenser son sauveur en l’acceptant pour fils, il est vaincu par lui au concours de poésie dramatique dans les fêtes d’Athènes. Sous le poids de cette défaite, accrue par une dérision populaire, dont Aristophane nous a gardé plus d’un exemple, il se bannit loin de sa patrie et de son vainqueur, emmenant sa fille dévouée avec désespoir à son infortune. Tel est le sujet que le poëte a fondé à demi sur l’histoire. De nobles pensées et parfois de beaux vers, qui font excuser la témérité d’avoir prêté des sentiments et tout un langage à ces grands génies qu’on a peine à traduire, l’enthousiasme de l’art, l’instinct de l’émulation poétique vraiment senti, et élevé à un sérieux de passion que le poëte n’eût pas éprouvé peut-être dans la peinture de douleurs plus tragiques, mais plus loin de son âme, ce sont là des causes d’intérêt que nulle critique sévère ne pouvait détruire. L’Académie a voulu honorer cet ouvrage. En décernant la plus grande part du prix à l’auteur de la comédie de Gabrielle, M. Émile Augier, elle décerne une médaille de trois mille francs à l’auteur du drame de la Fille d’Eschyle, M. Autran et elle l’invite à chercher dans le grand art des anciens une inspiration qui convient à son talent, et qui doit l’élever en le rendant plus pur.

L’Académie avait à décerner cette année le prix fondé par M. de Maillé Latour-Landry, pour l’encouragement du talent littéraire. Elle a désigné un jeune écrivain qui donne plus que des espérances, M. Lacaussade, traducteur bien inspiré d’Ossian, poëte lui-même dans quelques souvenirs de son ciel natal des Antilles, et critique instruit avec goût.

En dehors de ces fondations successives, libre témoignage de l’intérêt que l’esprit français porte aux lettres, il reste à proclamer un prix dont vous allez juger tout à l’heure. L’Académie avait proposé, dans l’éloge de madame de Staël, un juste hommage et une grave étude. Il n’y avait pas seulement à considérer ce rare talent, cet esprit très-divers et la constante unité de ce noble cœur partout apparaissait l’histoire du temps, depuis les espérances sans limites de 1789 jusqu’à l’Empire et à la Charte, cet épisode guerrier et cette station apparente d’une révolution reprise tant de fois. Le nom de madame de Staël par de généreux principes et des protestations courageuses, s’était mêlé à tout ce qu’on avait conçu et cherché de grand depuis un demi-siècle. Près des réalités les plus formidables, l’anarchie, la conquête, la dictature, elle avait représenté pour une grande part le travail de la pensée spéculative et gardé l’honneur de la pensée indépendante. Pour la juger, pour la louer, il fallait, sans agrandir avec effort ce qu’elle avait noblement osé, mesurer d’un œil libre ce qui s’était élevé au-dessus d’elle et au-dessus de tout et n’avait pas dominé son âme.

À ce côté politique venait se joindre un autre intérêt plus durable : la gloire de l’écrivain, son empire à lui, son influence sur les choses d’art et dégoût, et par elles, comme par la liberté même, son action favorable à la dignité de l’homme, ce qu’avait fait en cela madame de Staël ce qu’elle avait reçu des littératures étrangères, ce qu’elle tenait de son âme, le caractère de son génie enfin mélange rare et presque égal d’imagination et de sagacité critique et par là même puissant interprète d’une critique nouvelle, et créateur à son tour dans la philosophie des lettres et le sentiment du beau.

Dans presque tous les discours adressés à l’Académie, cette part du sujet a été trop peu saisie ; le talent même de plus d’un concurrent éprouvé s’est égaré dans des digressions de polémique et d’histoire générale. Cette brièveté, qui est souvent un conseil de prudence, toujours une règle de l’art, a été négligée ; et on a fait de longs mémoires pour n’avoir pas su composer un discours. Sur dix-neuf ouvrages présentés au concours, et presque tous marqués de cette faute, deux ouvrages où elle est évitée avec goût, et remplacée souvent par des qualités supérieures, ont fixé tout l’intérêt de l’Académie. Dans le discours inscrit sous le numéro la, et portant pour épigraphe : « La gloire ne saurait être pour une femme qu’un deuil éclatant du bonheur, » l’auteur analyse quelques côtés de l’âme de Mme de Staël avec une élévation métaphysique et une délicatesse de sentiments et de vues qui auraient fait vivement souhaiter que toutes les parties de l’ouvrage se soutinssent au même degré. Ce discours, qui n’obtient que l’accessit, mais annonce un talent d’un ordre distingué, est de M. Elme Caro, professeur de philosophie au lycée d’Angers.

La plupart des mérites que demandait le nom de Mme de Staël à célébrer, ont paru réunis dans le discours inscrit sous le n° 14, et portant pour épigraphe cette parole d’elle : « Le génie ne doit servir qu’à manifester la bonté suprême de l’âme. » Dans ce discours, médité avec un savoir exact et une raison élégante, la biographie et l’histoire bien comprise, les peintures piquantes de la société, et quelques idées justes et graves en politique, la fine intelligence des caractères et cette affectueuse admiration qui fait mieux sentir les secrets d’une noble nature, sont mêlées habilement. Malgré quelques lenteurs, l’ouvrage intéresse toujours. La louange bien choisie y paraît servir seulement à la vérité des principes ; et d’utiles leçons sortent de cette étude sur une des plus hautes intelligences et des plus généreuses âmes qui aient commencé avec éclat pour ce siècle l’œuvre laborieuse qu’il poursuit encore. L’auteur de ce discours que vous allez entendre en partie, est M. Henri Baudrillart, déjà désigné avec honneur par un éloge de Turgot.

L’Académie, après cet heureux exemple, ne doit pas négliger de ramener l’admiration de nos jeunes écrivains sur les grandes renommées encore récentes, sur les talents originaux qui touchent à notre époque, et lui parlent encore par des sympathies et des souvenirs que n’a point effacés ce renouvellement si rapide du monde. Elle propose, pour sujet du prix d’éloquence à décerner en 1852, l’Éloge de Bernardin de Saint-Pierre, élève de Rousseau, précurseur de Chateaubriand, et gardant sa gloire à lui entre ces deux grands noms.

Pour le prix de poésie à décerner en 1851, l’Académie a choisi une des bonnes œuvres de notre temps, si fécond en pensées charitables. Elle propose pour sujet la Colonie de Mettray, sachant bien que le talent, inspiré par le spectacle de nos jours, saura, comme l’a fait à l’étranger plus d’un poëte philanthrope, dégager des misères et des dégradations de la vie l’élément divin qu’elle renferme, et montrer ce qu’il y a de beau dans cette rédemption morale des âmes commencée ici-bas, et dans cette vertu de l’éducation qui vient encore à temps pour transformer tant il lui est facile d’éclairer et de prévenir !